Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1897
31 juillet 1897
Les Chambres se sont enfin séparées ; le gouvernement a déclaré close la session ordinaire de 1897. Cette session a été agitée et laborieuse ; on ne peut pas dire qu’elle ait été complètement inutile. Sans doute, il y a eu beaucoup de temps mal employé ; l’opposition radicale et socialiste a fait tout ce qui dépendait d’elle pour qu’il y en eût encore davantage ; elle a multiplié les interpellations stériles dans l’espoir, toujours déçu, d’en trouver finalement une qui serait mortelle pour le ministère ; il a fallu prendre des mesures exceptionnelles pour assurer à la Chambre au moins trois ou quatre jours de vrai travail par semaine, et on a rejeté pour cela toutes les interpellations sur le samedi. Grâce à cette résolution, que la majorité a prise à la demande de M. Méline et à laquelle elle s’est ensuite exactement conformée, elle a pu voter deux lois importantes, la loi sur les sucres et la loi sur le renouvellement du privilège de la Banque de France. Ce ne sont pas là, évidemment, des lois de réforme, et nous reconnaissons même volontiers que la première n’était qu’une loi d’expédient, mais elles étaient nécessaires, indispensables et urgentes, et il y a eu des sessions plus mal remplies. Enfin, les Chambres ont voté, avant de se séparer, un dégrèvement de l’impôt foncier sur lequel nous aurons à revenir.
On parle sans cesse de réformes, on assure que le pays en veut, qu’il les réclame, qu’il les attend avec impatience. Rien n’est moins démontré que cette affirmation. Le pays, dans son bon sens, ne paraît pas, lorsqu’on le regarde ou qu’on le consulte, en proie à la même fièvre de mouvement et d’agitation que le monde politique. Il travaille, il économise, pendant que ses représentans plus ou moins fidèles s’ingénient à lui faire toujours de nouvelles promesses, auxquelles il commence à ne plus ajouter beaucoup de confiance. Il croit sans doute qu’il y a, en toutes choses, des améliorations à opérer ; mais les grandes réformes dont on l’entretient depuis si longtemps et qui ont été, entre les divers partis ou fractions de partis, l’objet d’une surenchère désordonnée, le laissent de plus en plus sceptique. Ces réformes, sans cesse annoncées et jamais réalisées, doivent toutes se faire dans le domaine financier. Aux yeux d’une assez grande partie de la population, elles se réduisent à des termes très simples : ne plus payer du tout d’impôts et en accumuler toute la charge sur les autres. Voilà une réforme ! Si on pouvait l’accomplir, elle serait incontestablement sentie par tout le monde, par ceux qu’elle allégerait et par ceux qu’elle frapperait, et si elle faisait des mécontens, elle ferait aussi des satisfaits. Mais est-elle possible ? Si elle ne l’est pas, les promesses qu’on a prodiguées aboutiront inévitablement à une grande déception. Rien n’est plus dangereux que de faire sonner pendant plusieurs années de suite ce mot de réformes aux oreilles des contribuables, et de se trouver en fin de compte réduit à l’impuissance. Tout notre système d’impôts a été mis en question depuis quelque temps ; toutes les assises en ont été ébranlées ; toutes ont résisté. Lorsqu’on a comparé les systèmes nouveaux que, sous le nom de réformes, on opposait au système actuel, on s’est aperçu qu’on ne pouvait que perdre au change et que ce qui existait valait encore mieux que ce qu’on proposait. C’est ainsi que chaque prétendue réforme réunissait aussitôt contre elle une coalition formée parfois des élémens les plus divers, et toujours triomphante. Tantôt les radicaux proposaient l’impôt général et progressif sur le revenu, et ils rencontraient contre eux le centre et la droite. Tantôt le gouvernement modéré, le gouvernement de M. Méline, piqué de la même tarentule et se croyant obligé, lui aussi, de faire des réformes, proposait l’impôt sur la rente, et il était obligé de reculer devant la coalition des radicaux et de la droite, ainsi que devant l’ébranlement et le désarroi d’une partie du centre. Tous les partis ont successivement échoué sur ce même banc de sable. D’où cela vient-il, sinon de ce qu’il n’y a pas, en ce moment, de réformes considérables à opérer ? Ceux qui soutiennent le contraire se trompent, et ils trompent le pays en se trompant eux-mêmes. Est-ce à dire qu’il n’y ait rien à faire ? Eh ! non ; nous l’avons dit et nous le répétons : il y a toujours à améliorer certaines parties de l’instrument dont on se sert, quelque bon qu’il soit. Ces perfectionnemens de détail, le gouvernement et les Chambres d’aujourd’hui sont capables de les réaliser, à la condition qu’ils veulent bien borner là leur effort. S’ils essaient de faire davantage, ils n’aboutissent, comme on l’a vu, qu’à des avortemens. C’est, au surplus, une très fausse conception politique, paradoxale et pernicieuse, que celle qui consiste à croire que le meilleur des gouvernemens est celui qui change le plus de choses autour de lui. Le meilleur gouvernement est celui qui se sert le plus habilement de ce qu’il a, qui sait le mieux utiliser les moyens dont il dispose, qui promet le moins et qui tient le plus. Il semble, en vérité, à entendre ce qui se dit, à lire ce qui s’écrit, que l’humanité soit condamnée au mouvement perpétuel, et que les ministères, pour mériter de vivre, doivent proposer et faire réussir des réformes à jet continu, sans trêve ni repos, sans un moment de relâche ou de répit. N’est-ce donc rien pour un gouvernement que de bien gouverner, avec fermeté, avec prudence, avec mesure ? N’est-ce donc rien pour une administration que de bien administrer, en appliquant des règles éprouvées par l’expérience et en les modifiant peu à peu pour les adapter aux besoins nouveaux ? N’est-ce donc rien que de veiller au développement normal de la vie nationale, de le favoriser, de le rendre à la fois plus large et plus sûr ? N’est-ce donc rien que de surveiller nos intérêts au dehors, de manière que, dans l’évolution ininterrompue des choses, aucun ne soit compromis ou sacrifié ? Un gouvernement qui s’imposerait cette tâche, et qui saurait la remplir, ne nous paraîtrait pas si méprisable. D’autres pays s’en accommodent et s’en trouvent bien.
Le groupe socialiste n’est pas très nombreux à la Chambre, mais il y est actif, bruyant, envahissant ; il a quelques orateurs de talent ; il s’occupe de tout ; aucune question ne paraît lui être étrangère, et, bien qu’il n’en ait encore résolu aucune, il a la prétention d’apporter au monde un idéal supérieur grâce auquel elles se résoudront toutes, un jour, avec une extrême facilité. Il faut entendre parler M. Jaurès de cet idéal, encore trop élevé pour le commun des hommes, il veut bien l’avouer, et auquel il n’est pas arrivé lui-même d’un seul coup. Sa parole devient lyrique, elle se perd dans les nues ; on ne comprend pas très bien ce qu’il dit, quelquefois même on ne le comprend pas du tout ; mais cela a grand air et on est intéressé tout de même. Il ne manque à M. Jaurès que la précision, qui est bien quelque chose en politique, mais on ne peut pas tout avoir. Des hauteurs où il est monté, il regarde un peu en pitié le vieux programme radical. Il ne le renie pas, certes ! et à quoi bon ? Seulement cela lui paraît mesquin, presque indifférent, et en somme un peu puéril. Ce n’est point par là qu’il faut, à son gré, aborder les problèmes qui s’imposent en ce moment à l’activité humaine, on y perdrait du temps et des forces qui peuvent et qui doivent être beaucoup mieux employées. Il est convaincu que lorsque la révolution sociale sera faite, lorsque la propriété sera supprimée, lorsque le collectivisme régnera sur la terre, les petites questions qui ont si fortement passionné le parti radical, pour lesquelles il a livré tant de combats, auxquelles il s’est si ingénument acharné, seront résolues par la force même de la logique. Les choses se passeront comme dans une guerre où, lorsqu’il a réussi à prendre la position capitale, tout le reste tombe en un clin d’œil à la discrétion du vainqueur. La nature immanente le veut ainsi. En cela M. Jaurès n’a certainement pas tort, et sa victoire, s’il venait à la remporter, révolutionnerait tant de choses importantes qu’il deviendrait aisé d’en changer en même temps de plus petites : c’est à peine si on y ferait attention. L’attitude qu’il a prise et que ses amis ont adoptée avec lui se justifie donc très bien. Ils ont imposé leur programme aux radicaux, en les obligeant à ajourner le leur ; et c’est à quoi les radicaux ont dû se plier, parce que, sans les socialistes, ils ne peuvent rien. Ils se sont résignés à faire le jeu de ces derniers, non sans arrière-pensée peut-être, mais avec une humble soumission. On peut regarder les scrutins de la Chambre ; les noms des radicaux se confondent toujours avec ceux des socialistes ; et assurément cette association ne s’est pas formée en vue de faire triompher le programme radical, puisque nous venons de constater qu’il a été presque complètement abandonné, sinon comme mauvais en soi, au moins comme inopportun et « vieux jeu ». Il faut autre chose aujourd’hui, on veut à tout prix du nouveau. Tout le monde sait qu’il n’y en a pas en politique et que, par exemple, il n’y a rien de plus ancien que les revendications socialistes, nous disons même de plus antique ; mais on prend facilement pour neuf ce qui n’a pas servi depuis longtemps. Les générations qui se succèdent ignorent ce qu’ont fait leurs devancières, et celui qui le leur rapporte passe à bon marché pour un grand inventeur. Le programme radical est usé ; le programme socialiste a tout l’attrait de la nouveauté.
Ce programme, M. Jaurès a tenu à l’exposer à la Chambre dans une de ses parties essentielles, avant qu’elle se séparât. Il lui a fallu pour cela trois séances. Comme il s’agissait d’une interpellation, ces séances se succédaient de semaine en semaine, et l’interpellateur a parlé trois samedis de suite. Il a rencontré un contradicteur non moins éloquent que lui, et plus ferme, plus précis, plus condensé, mieux documenté, surtout plus sensé, dans la personne de M. Paul Deschanel. Ç’a été une belle joute oratoire : M. Deschanel y a obtenu le plus brillant succès de sa carrière. La Chambre a ordonné l’affichage de son discours. S’il n’y avait là qu’un échange de paroles sonores, nous nous contenterions de relater le fait, et nous passerions outre mais il y a plus assurément, et il vaut bien la peine de s’y arrêter un moment.
M. Jaurès s’est assigné une très grande tâche. Jusqu’à ce jour les socialistes avaient particulièrement et presque exclusivement opéré dans les milieux ouvriers. C’est là qu’ils avaient cru trouver le sol le mieux approprié à la semence qu’ils espéraient y voir germer. Ils avaient peu de confiance dans le paysan, ou, pour être plus exact, ils n’en avaient aucune. Le paysan, soit qu’on le prit isolément et comme individu, soit qu’on le prît en masse et comme multitude, paraissait être réfractaire à l’Évangile des temps prochains. Les écrivains socialistes s’exprimaient sur lui dans les termes les plus durs ; on aurait cru entendre les prophètes de l’Ancien Testament lorsqu’ils maudissaient Israël et jetaient sur lui l’anathème : nous en reproduisons plus loin quelques traits. M. Jaurès a préféré s’exprimer dans des termes presque poétiques, mais au fond sa pensée est la même que celle des principaux publicistes de son parti. Il estime avec eux que l’âme du paysan est endormie depuis des siècles, inconsciente, presque hébétée, et qu’il faudra longtemps pour la tirer de l’engourdissement où elle est tombée. Ces rénovations ne se font pas en quelques semaines, et il y faut plus d’un discours. Aussi M. Jaurès les multiplie-t-il. Il est comme Moïse frappant le rocher à coups redoublés, avec la différence que le rocher, au moins jusqu’ici, reste insensible et que la source en lui profondément cachée ne commence pas encore à couler. M. Jaurès a une profusion d’images pleines de magnificence pour donner à ses auditeurs la sensation de cet état particulier qui l’étonné, l’irrite, mais ne le décourage pas. Quelque lourde que soit la torpeur appesantie sur l’âme du paysan, il ne se juge pas incapable de la dissiper et il a bravement entrepris d’être l’enchanteur merveilleux qui réveillera cette autre Belle au bois dormant. Il compte pour cela sur son éloquence qui, répercutée par les mille échos de nos campagnes, secouera le paysan de son long sommeil et l’en fera sortir en sursaut. Il se trompe sans doute, et nous l’espérons bien. Il se trompe d’abord sur le paysan qu’il croit endormi, alors qu’il est parfaitement éveillé et avisé, et peut-être aussi sur sa rhétorique qui peut intéresser les lettrés, mais qui manque de la simplicité et, si on nous permet de le dire, de la bonhomie nécessaire pour faire impression sur l’homme des champs. À supposer d’ailleurs que M. Jaurès eût raison, et que les populations rurales fussent aussi arriérées d’esprit qu’il l’imagine, ce serait une raison de plus pour leur présenter des idées simples, nettes, facilement saisissables, et il s’en faut de beaucoup que tel soit le caractère de celles qu’il leur a servies ; c’est à peine si, avec une extrême attention, la Chambre a réussi à s’en rendre compte ; encore a-t-il fallu pour cela, surplus d’un point, la traduction de M. Deschanel. M. Jaurès, dans un des passages de son discours qui ont été jugés les plus éloquens, a parlé de clochers ou de « loches qui étendent sur la campagne leurs ondulations infinies, « et tandis, a-t-il dit, que la cloche chrétienne propageait en vain dans l’horizon fermé le vaste ébranlement de la pensée antique et du rêve oriental, le tocsin de détresse et de ruine, sonnant sur les grandes plaines, a réveillé pour la première fois le paysan à des pensées plus hautes et à de plus larges soucis. » Le tocsin de détresse et de ruine, c’est M. Jaurès lui-même qui s’est chargé de le faire entendre. Il ne doute pas que son bourdonnement sonore ne résonne à l’oreille du paysan d’une manière plus pénétrante que la cloche chrétienne qui propage dans un horizon de plus en plus fermé et désert ce qu’il appelle le rêve oriental. Une cloche n’est qu’une cloche, même lorsqu’elle s’intitule un tocsin ; elle ne vaut que par ce qu’elle annonce. Rêve pour rêve, nous craignons que le rêve de M. Jaurès, quoique occidental, ne reste plus confus que l’autre. La cloche chrétienne appelle le paysan à un enseignement qui a au moins le mérite d’être clair. Celui de M. Jaurès est un sermon aussi ; il en a jusqu’à la forme extérieure, jusqu’à cette mélopée chantante qui n’a pas toujours pour résultat de tenir bien éveillé ; mais certainement il n’est pas clair, et cela suffit pour l’empêcher de prévaloir.
Oh ! non, il n’est pas clair, et comment le serait-il ? Comment pourrait-il l’être ? M. Jaurès a parlé (beaucoup de ce qu’il appelle « la propriété paysanne », mais il n’a pas réussi à la définir ; et il y avait un très bon motif pour cela : c’est qu’il est, avec tout son parti, radicalement contraire à la propriété prise en elle-même, qu’elle soit grande ou qu’elle soit petite. Comment pourrait-on être socialiste, comment pourrait-on être collectiviste et reconnaître en même temps la propriété comme légitime ? Le fond même du système est l’attribution à la collectivité, c’est-à-dire à personne spécialement et à tous indistinctement, de ce qu’on appelle les moyens de production, et la terre, — puisqu’il ne s’agit que d’elle aujourd’hui, — est à coup sûr le moyen de production par excellence. Elle doit donc cesser d’appartenir à tels ou tels individus, pour tomber dans le fonds commun sur lequel chacun de nous a des droits égaux et qui doivent rester tels. Le jour où ils cesseraient de l’être, on retomberait dans le régime capitaliste, c’est-à-dire dans un régime où quelques-uns détiennent plus qu’il ne faut pour le strict entretien de leur existence individuelle.
Les socialistes usent et abusent de ce mot de régime capitaliste, et ils lui donnent parfois des acceptions assez différentes. À notre tour, essayons de préciser. Ou le système n’a aucun sens, ou il a celui-ci : — dans la nationalisation intégrale des moyens de production nul n’a droit, sur ces moyens, qu’à ce qui lui est indispensable pour produire la quantité adéquate à ses besoins personnels. S’il produit davantage, soit parce qu’il a accaparé une quantité trop considérable de terre, soit parce qu’il a su en tirer un meilleur parti que ses voisins, ce qu’il a pris en trop, ce qui ne sert pas directement à sa propre consommation est un capital, chose condamnable, chose maudite, mais heureusement chose saisissable et taillable à merci. Assurément, ce sens attribué au mot capital n’est pas tout à fait celui que lui donnent les économistes ; mais il faut s’entendre, et pour cela adopter provisoirement la langue de nos adversaires.
Telle est la notion fondamentale du socialisme. Les socialistes français n’y renoncent point ; mais comme ils sentent très bien la résistance qu’ils rencontrent dans le bon sens de nos paysans, qui sont le plus souvent de petits propriétaires, ils se sont demandé s’ils ne pourraient pas, au moyen d’une équivoque, accommoder les principes de l’école, de leur école, avec un état de fait dont ils sont bien forcés de tenir compte, ne fût-ce qu’à titre transitoire. Et alors, ils ont imaginé une combinaison bâtarde, paradoxale, sophistique, dont la logique et la probité des socialistes allemands sont indignées comme d’une escobarderie, mais qui leur paraît convenir, pour eux, aux nécessités de la situation. La grande propriété, ils la condamnent sans merci ; ils y voient une création intolérable du régime capitaliste ; mais ils affectent de faire grâce à la petite. Celle-ci survivra ; elle a droit de survivre, à les entendre, et pourquoi ? Parce que, si on la réduit à des limites suffisamment étroites, elle peut être considérée comme l’appropriation exacte entre les mains d’un individu de l’instrument de production qui est nécessaire à son entretien. Ne voit-on pas tout de suite, disent-ils, que cela ne viole aucun principe ? Ce n’est pas empiéter sur la masse commune que d’en distraire exactement la quantité dont on a besoin pour vivre, pourvu qu’on ne la dépasse pas. Et voilà comment les socialistes français, M. Jaurès, M. Millerand, M. Chauvin, — nous ne parlons que de ceux qui sont plus ou moins intervenus dans la discussion récente, ne fût-ce que par leurs interruptions, — prétendent mettre d’accord leur tactique avec leur doctrine. Ils se proclament très haut les vrais, les seuls défenseurs de la petite propriété, de la toute petite, de la plus petite propriété possible. Ils lui accordent tout, excepté pourtant le droit de grandir. Le jour où elle grandit, elle devient coupable. En revanche, elle peut multiplier à l’infini, et M. Jaurès souhaite, en effet, qu’elle le fasse au détriment de la propriété plus étendue, qui doit disparaître. Il livre la propriété actuelle, grande ou moyenne, en pâture à l’avidité du paysan et c’est par ce grossier appât qu’il espère le séduire. Reste à savoir si la propriété, telle qu’il l’entend et qu’il la façonne à son gré, mérite encore de s’appeler ainsi. C’est ce que nie M. Deschanel, et ce que nous nions avec lui. « Que, dans votre société nouvelle, vous me laissiez ou non, dit M. Deschanel, mon lopin de terre, à moi petit propriétaire, le caractère de mon droit, la valeur de mon titre n’en seront pas moins changés, car il ne peut pas y avoir deux droits de propriété différens, un pour la grande et un pour la petite. Le droit n’est pas une question de chiffre. Je serai peut-être encore propriétaire de fait, mais seulement en vertu d’une concession de la puissance publique, en vertu de votre bon plaisir. Je ne serai plus qu’un « sous-propriétaire » ou un « usufruitier » ; je dépendrai désormais d’une autre volonté que la mienne. » Dans ce système, quoi qu’en dise M. Jaurès, la propriété est atteinte, non pas seulement dans son étendue, mais dans son essence. J’ai un bail provisoire, toujours révocable. Je ne suis pas le maître de la terre qui m’est concédée. Il peut y avoir possession précaire, il n’y a pas propriété. Et il faut, vraiment, ne pas connaître le paysan français pour croire qu’il se fera sur ce point une minute illusion. Pourquoi, en effet, tient-il si fortement à la terre ? Si c’était uniquement pour y puiser les moyens de vivre, il aurait le choix entre ce moyen et beaucoup d’autres qui se présenteraient également à lui. S’il cherchait seulement sa subsistance, bientôt sa préoccupation serait satisfaite et son ambition trouverait ses bornes. Mais la terre, dans sa pensée, dans son rêve, si M. Jaurès préfère cette expression, est le meilleur et le plus sûr instrument de son indépendance. Il le préfère à tous les autres, parce qu’il y trouve plus de fixité et de solidité. Il y trouve surtout un autre avantage : c’est que cette terre, qu’il perd si rarement lorsqu’il a réussi à se l’approprier, il peut toujours l’étendre, en acquérir plus encore par son travail et par son économie. Ce qui en fait à ses yeux le prix inestimable, c’est qu’elle devient la doublure même de l’homme. Elle donne la mesure de son activité laborieuse. Elle s’accroît en même temps que la famille augmente ; elle assure sa sécurité dans l’avenir. Rêve si l’on veut, mais rêve très pratique, et que le paysan fait très distinctement. Que de peines, que de soins, que de patience et de constance pour arriver à arrondir son champ, à le laisser à ses enfans plus grand qu’il ne l’a reçu de son père ! Cette espérance est ce qui soutient, encourage, stimule ses efforts.
Et, puisqu’il s’agit d’organisation sociale, quel est le meilleur rapport à établir entre l’homme et les moyens de production, si ce n’est celui qui le pousse à tirer de ces moyens tout ce qu’ils peuvent effectivement produire ? L’Évangile a dit qu’il y aurait toujours des pauvres parmi nous, et cette parole, dans sa tristesse, est probablement vraie ; mais il faut aussi qu’il y ait des riches, parce que l’existence des riches comporte pour chacun la possibilité de le devenir lui-même, ou du moins d’améliorer de plus en plus sa situation. Quelle autre prime à donner au travail que celle-là, et s’il n’y a pas d’avantage à travailler, pourquoi le ferait-on ? Serait-ce dans l’intérêt de la collectivité ? Chimère de le croire ! Les essais qui ont été tentés en ce genre ont tous misérablement échoué. La conception socialiste repose sur la méconnaissance absolue de l’homme et des ressorts qui le font agir. Elle lui enlève tous les motifs qu’il a eus jusqu’ici de travailler, parfois sans consulter ses forces, depuis la première lueur du jour jusqu’au crépuscule, avec obstination, avec acharnement, parce qu’il travaillait pour lui et pour les siens, et qu’il était d’ailleurs assuré de trouver dans la loi la protection dont il avait besoin pour rester maître des produits de son travail. Sans doute, des abus peuvent se produire dans la poursuite, dans l’accaparement de la propriété, et aussi dans le travail excessif imposé à ceux qui n’ont pas encore atteint l’âge où l’on est vraiment libre ; mais il y a des lois pour les combattre. Ce n’est pas ces abus que nous défendons en défendant la liberté et la propriété. Nous disons seulement que si on supprime l’une et l’autre, on aura supprimé du même coup la raison d’être du travail. À l’homme travaillant le plus qu’il peut, on aura substitué l’homme travaillant le moins qu’il pourra. Il travaillera juste ce qu’il faudra pour assurer sa subsistance, pas davantage, et pourquoi travaillerait-il davantage, puisque l’État socialiste ou collectiviste le priverait des produits de son travail dès que ces produits dépasseraient une certaine quantité ? Le principe même du progrès disparaîtrait dans le monde, que les sophistes auraient créé à l’encontre de son premier auteur. Les propriétaires, les tout petits propriétaires auxquels on ferait provisoirement grâce, se considéreraient comme les serfs de la terre, de la glèbe qu’on leur aurait concédée ou imposée comme un véritable lit de Procuste, inextensible par lui-même, et qui leur interdirait d’étendre eux aussi leurs facultés au delà de la mesure commune et moyenne adoptée par la nouvelle bureaucratie. Ils ne seraient que les fonctionnaires de la terre, appliqués à faire le moins de travail possible. En vérité, ce rêve pèse sur l’imagination ; il nous ramènerait bientôt sous une autre forme à la barbarie primitive ; c’est pourtant celui que, par une trompeuse équivoque, M. Jaurès propose à nos paysans. Il leur permet d’être propriétaires, il leur promet qu’ils le seront ; il ne leur dit pas dans quelles limites et dans quelles conditions. Avant tout, il ne faut pas les effrayer. Et M. Millerand, qui n’est pas un moindre docteur que M. Jaurès, et qui a beaucoup plus de précision dans les idées, écrivait naguère, en vue de la prochaine campagne électorale : « Avant tout, — c’est une formule que je ne crains pas de rabâcher, — ayons peur de faire peur. Libre à d’aucuns de railler notre prudence. Je crois qu’elle est sagesse. » Elle serait très sage, en effet, si elle portait les socialistes à n’avoir que des principes qu’ils puissent avouer, et non pas à dissimuler ceux qu’ils ont.
Nous disions tantôt que cette tactique des socialistes français était loin d’avoir l’approbation des socialistes allemands. Ceux-ci sont plus loyaux avec ce qu’ils regardent comme la science, et aussi avec les populations rurales auxquelles ils se proposent de l’appliquer : il est vrai qu’ils n’ont pas devant eux ces masses profondes de paysans propriétaires avec lesquels MM. Millerand et Jaurès sont bien obligés de composer ou de ruser. L’un d’eux et des plus considérables, puisqu’il s’agit d’Engels, le principal disciple et le confident de Karl Marx, s’exprime ainsi : « Nos amis français sont les seuls, dans le monde socialiste, à tenter d’éterniser, non seulement le petit propriétaire paysan, mais le petit fermier qui exploite le travail étranger… Si l’on veut maintenir la petite propriété d’une façon permanente, on tente l’impossible, on sacrifie les principes, on devient réactionnaire. » Il est vrai que M. Jaurès pourrait répondre qu’il n’a pas précisément l’intention d’établir un tel état de choses « d’une façon permanente », et il invoquerait à ce sujet certaines phrases de son discours qui, dans leurs périodes habilement cadencées et équilibrées, réservent l’avenir tout en faisant au présent des concessions jugées inévitables. Il est à croire, en effet, que les paysans propriétaires, lorsqu’ils seraient réduits aux conditions que nous avons exposées plus haut, ne tarderaient pas à se dégoûter d’une propriété purement nominale. Ce morcellement indéfini, aboutissant à des parcelles infinitésimales et immuables, les amènerait bientôt à un état de renoncement propre à toutes les soumissions. À ce point de vue, la tactique de nos socialistes pourrait trouver grâce auprès des Allemands s’ils n’étaient pas aussi doctrinaires ; mais ils le sont, et ils ne parviennent pas à se pénétrer des bienfaits de la méthode française.
Les socialistes tiennent des congrès qui ressemblent aux conciles de la primitive Église. C’est là que se forme le catéchisme orthodoxe, lentement et non sans contradictions. Il y a eu le congrès d’Erfurth, le congrès de Marseille, le congrès de Breslau, d’autres encore que M. Deschanel connaît merveilleusement et qu’il invoque à propos. Le programme d’Erfurth avait été, paraît-il, intransigeant ; le congrès de Marseille a été, au contraire, très transigeant, et c’est là que les socialistes français, à la veille des élections dernières, ont arrêté leur programme d’action. Ils étaient parvenus à séduire Liebknecht qui, revenu en Allemagne, a exposé leurs idées au congrès de Breslau, mais sans aucun succès comme on peut le croire. « Si l’on adopte le programme agraire défendu par Liebknecht, s’écria le docteur Kautsky, directeur de la Neue Zeit et l’un des principaux disciples de Marx, il faut abroger le programme d’Erfurth, qui dit que la petite propriété est vouée à la ruine, tandis que le programme agraire promet aux paysans, non seulement la conservation de leurs biens, mais encore la consolidation et l’extension de leur patrimoine par des mesures législatives et administratives empruntées à l’arsenal du socialisme d’État… Quelles classes devons-nous protéger à la campagne ? Les journaliers, les domestiques, non le petit paysan qui est le plus ferme appui de la propriété. Nous ne les gagnerons pas, ces petits propriétaires ; nous ne les sauverons pas de la ruine. Nous devons leur dire : « Votre situation est désespérée. » Ne craignons pas de proclamer des vérités désagréables au risque de nous aliéner des sympathies. » Tel n’est pas, on l’a vu, l’avis de M. Jaurès. Il dit bien aux petits propriétaires que leur situation, telle qu’elle se comporte actuellement, est désespérée ; il les représente comme dévorés peu à peu par la grande propriété, et il a soutenu qu’ils étaient destinés à disparaître prochainement si les choses continuaient à marcher comme elles marchent ; mais il a ajouté qu’il les sauverait de leur ruine ; il s’en est fait fort, il n’a demandé que dix ans pour cela. Le docteur Schippel avait répondu par avance, au congrès de Breslau : « On ne peut cependant pas favoriser les mesures réactionnaires pour gagner les paysans !… Les compagnons éprouvés du parti ne se laisseront pas entraîner par un pareil manque de loyauté. Je n’aurais jamais cru possibles de pareilles propositions au sein de notre parti. Évidemment, nous voulons gagner les paysans, mais nous voulons les gagner, non comme propriétaires, mais comme dépossédés. Nous devons leur dire : « L’avenir vous dépossédera, vous ne serez plus propriétaires ! « J’avais le droit d’avertir nos jeunes compagnons de ne pas se laisser entraîner à ce charlatanisme. Les gens dont les affaires vont mal sont fort enclins à s’adresser aux faiseurs de miracles ; mais tâchons de ne pas laisser prendre le dessus, dans notre parti, à de déloyaux charlatans. » Et le docteur Schippel, de plus en plus virulent, traitait ses adversaires de « danseurs de corde » et de « dresseurs de pièges à paysans ». Les uns veulent prendre les paysans par la violence, les autres par la douceur, mais tous, au fond, tendent au même but. Au reste, Karl Marx, le prophète du parti, s’est prononcé sur la question, et nous devons reconnaître qu’il l’a fait avec autant de bon sens que de force. Il a prévu la conception des socialistes français et il l’a condamnée. « Ce régime de petits cultivateurs indépendans, dit-il, travaillant pour leur propre compte… n’est compatible qu’avec un état de la production et de la société éternellement borné. L’éterniser, ce serait décréter la médiocrité en tout : il doit être, il est anéanti. Le progrès fait disparaître le paysan, ce rempart de l’ancienne société. » Le paysan, voilà l’ennemi ! Sous la phraséologie dont quelques-uns enveloppent leurs sentimens, on sent, contre lui, le mépris et la haine, et parfois des cris de colère font explosion. « À qui est-il permis, écrit M. Jules Guesde, d’ignorer que les ruraux, les pagani, ou païens d’autrefois, ont toujours et partout été les derniers soutiens du passé contre le présent et surtout contre l’avenir ? Impossible d’indiquer un seul progrès accompli dans quelque ordre que ce soit qui ne l’ait été contre la masse paysanne, qu’il a fallu en quelque sorte violer pour l’amener à se laisser féconder. »
Nous empruntons toutes ces citations au discours de M. Deschanel : on ne saurait trop les reproduire. Mais la place nous manque pour étudier dans son ensemble des questions aussi vastes et aussi complexes ; nous ne pouvons que les indiquer superficiellement. Ce que nous avons voulu seulement relever dans la propagande de M. Jaurès et de ses amis, c’est la tentative la plus considérable qui ait été faite jusqu’à ce jour pour entraîner les paysans dans le mouvement socialiste. Cette propagande ne nous paraît pas sérieusement à craindre : il faut pourtant lutter contre elle par la parole, par la plume, et aussi par des améliorations apportées à la condition même des paysans. M. Deschanel a tracé très largement tout un programme de réformes à réaliser : le développement des syndicats agricoles y occupe la place principale. Le gouvernement a estimé que, dans les circonstances présentes, il convenait de faire pour la petite propriété rurale quelque chose d’immédiatement profitable et tangible, et il a proposé de dégrever le quart de l’impôt foncier sur les propriétés non bâties. C’est 25 millions environ supprimés de nos recettes. Une telle mesure soulève assurément des critiques au point de vue financier, et même économique ; mais peut-être était-elle politiquement nécessaire. Le gouvernement et la commission du budget ont varié sur la meilleure manière d’opérer le dégrèvement et d’en user. Le gouvernement proposait à l’origine la suppression des prestations en nature ; la commission préférait que le dégrèvement vînt en atténuation des charges des budgets communaux ; la Chambre les a mis d’accord en adoptant un autre système, qui dégrève entièrement les cotes inférieures à 10 francs et partiellement les petites cotes immédiatement supérieures, et qui ne s’occupe pas de ce qu’on peut appeler l’incidence du dégrèvement. Nous n’entrons pas dans le détail du système. La Chambre l’a accepté à la quasi-unanimité de ses membres : jamais majorité n’a été plus formidable. Les socialistes, qui venaient de se proclamer les défenseurs de la petite propriété paysanne, ne pouvaient pas lui refuser le cadeau qu’on lui faisait, et qui la fortifiait. Nous craignons qu’ils n’aient été les dupes de leur prétendue habileté, et que leurs confrères allemands n’aient plus que jamais raison contre eux. Qui trompe-t-on ici, ou qui se trompe ? À notre avis, la petite propriété est le plus solide des remparts contre le socialisme, et c’est en elle qu’il trouvera, dès ses premiers pas, son point d’arrêt sur la terre de France. Les socialistes espèrent allécher le paysan à leurs idées en le flattant et en l’abusant. Le paysan prendra ce qu’on lui donnera et ne se laissera ni séduire ni tromper.
Cette dernière mesure a été prise tout à la fin de la session et incorporée au vote des quatre contributions directes. La Chambre s’est séparée après son vote. Cette fois encore, nous ne disons pas que ce soit une grande réforme qu’elle ait faite, mais enfin c’est quelque chose. Une diminution du quart de l’impôt foncier sur la feuille de contributions que reçoivent annuellement les petits propriétaires ruraux n’est pas un fait négligeable, et cela vaut bien pour eux tous les discours de M. Jaurès. Cela compte aussi dans le bilan de la session qui vient de se terminer. Que cette session ait été peu féconde, soit : elle l’a été, pourtant, plus que les précédentes, et surtout plus que celle où, sous l’inspiration des socialistes, un ministère radical était au pouvoir. Le pays fera la comparaison.
Le Directeur-gérant
F. BRUNETIERE.