Chronique de la quinzaine - 14 août 1897

Chronique n° 1568
14 août 1897


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août.


Depuis l’assassinat du Président Carnot, rien n’égale en horreur l’impression qui a été causée en Europe, ou plutôt dans tout le monde civilisé, par celui de M. Canovas del Castillo. L’anarchisme a fait une nouvelle victime. Le coup a été dirigé d’une main sûre par un homme inconnu ; on n’est pas encore bien certain de connaître son nom ; il sort de la foule obscure, armé d’un revolver comme il aurait pu l’être d’un couteau ou d’une bombe ; il a visé M, Canovas comme il aurait pu, d’après ses propres déclarations, en viser un autre, le général Polavieja par exemple, de même qu’il aurait pu diriger son arme meurtrière sur la foule anonyme entassée dans un théâtre, ou sur une procession. Tout cela s’est vu.

On cherche, par une curiosité qui n’est pas vaine, à se rendre compte de l’état intellectuel et moral qui peut provoquer de pareils crimes, et on est étonné autant qu’effrayé de la prodigieuse simplicité de ces cerveaux où, dans une ombre épaisse, se détache et surgit une idée, une seule, toujours la même, idée de vengeance par le sang. Vengeance de quoi ? On serait souvent bien en peine de le dire. De quoi Caserio voulait-il se venger en assassinant M. Carnot ? L’assassin de Santa-Agueda a pu répondre d’une manière un peu plus précise à cette question : il voulait venger ses frères de Montjuich. Qu’est-ce que Montjuich ? Une prison où sont enfermés les complices de l’attentat de Barcelone. C’est à Barcelone qu’une bombe, on s’en souvient, a été jetée au milieu d’une procession. N’est-il pas naturel qu’un acte aussi monstrueux ait amené une répression rigoureuse ? Certes, même dans une répression ayant ce caractère, il est des limites que l’humanité interdit de dépasser : rien ne permet de dire qu’on en soit sorti, et les récits fantaisistes que les anarchistes ont fait courir à ce sujet ont été démentis par des témoignages directs et formels. M. Canovas del Castillo a été sans doute un homme énergique : mais il était par-dessus tout un homme éclairé, d’un esprit élevé, d’une âme généreuse et largement ouverte à tous les sentimens qui font l’honneur de notre fin de siècle. A qui fera-t-on croire qu’il ait renouvelé les pratiques d’une époque de barbarie ? Non, assurément. Mais une légende sinistre a été faite de toutes pièces ; elle a été répandue dans les milieux où elle devait le plus facilement et le plus aveuglément être acceptée ; au moment même où M. Canovas tombait sous une balle meurtrière, elle était propagée à Paris même, dans une réunion publique ; elle y suscitait des cris de colère et de vengeance. L’assassin de Santa-Agueda a déclaré qu’il n’avait pas de complices, et peut-être a-t-il dit la vérité. Le meurtre qu’il a commis ne suppose pas nécessairement un complot. En attendant qu’il fît d’autres victimes, il a pu être lui-même celle du milieu particulier où il vivait. On a vu, dans tous les temps et dans tous les pays du monde, s’exercer des influences de ce genre sur des têtes d’autant plus violentes qu’elles étaient plus faibles. Une atmosphère surchauffée agissait sur toutes, jusqu’au moment où l’une d’elles venait à éclater. Alors un homme se levait et commettait un homicide, quelquefois même un suicide. Nous ne nions pas la responsabilité individuelle de l’assassin, mais la responsabilité principale n’est pas toujours dans l’instrument qui opère. Caserio a tué matériellement M. Carnot ; mais qu’est-ce que Caserio ? Angiolillo, — si tel est son nom, — a tué M. Canovas ; mais qu’est-ce qu’Angiolillo ? Figures rudimentaires, effacées, aux traits indistincts, confus et sommaires. En savent-ils beaucoup plus long que le couteau ou le pistolet dont ils se servent ? Ils ont l’inconscience et malheureusement la puissance d’un élément déchaîné. Dans un monde où ils se trouvent mal, ils accusent tout le monde de leur souffrance, et ne connaissent que le meurtre comme remède. Grâce à la propagande mystérieuse de l’exemple, ils constituent, au moment de l’histoire où nous sommes, un incontestable danger social. Ils ont versé le plus noble sang à Saint-Pétersbourg, à Lyon, à Santa-Agueda. Ils ont essayé d’en répandre sur d’autres points encore. Peu importent leurs noms individuels : ils s’appellent tous l’anarchie.

C’est le côté général par lequel la brusque tragédie de Santa-Agueda intéresse le monde entier : elle touche l’Espagne d’une manière plus directe et plus intime. Aujourd’hui qu’il n’est plus, et que l’atrocité de sa mort a fait taire autour de lui l’esprit de parti, tout le monde rend justice à M. Canovas. Il a été incontestablement un des citoyens les plus éminens et les plus utiles de son pays. Parmi les hommes d’État espagnols, il occupait une place particulière, non pas qu’il fût supérieur à tous les autres par des qualités que quelques-uns d’entre eux possèdent peut-être à un même degré, mais parce qu’il avait quelque chose de plus pratique dans l’esprit, de plus net et de plus décidé dans l’exécution. Il ne s’embarrassait pas dans les théories et dans les systèmes, bien qu’il fût aussi habile qu’un autre à les inventer et à les exposer ; mais il savait s’en affranchir au besoin pour se montrer avant tout un homme d’action, résolu, courageux, obstiné, marchant à son but sans que rien pût l’en détourner. On le lui a reproché, nous lui en faisons un mérite. Il n’avait pas la mobilité de l’esprit espagnol : il savait, soit par l’expérience de l’histoire, soit par une disposition heureuse de sa nature, que la persévérance est la meilleure et la plus féconde des qualités politiques. La dernière fois qu’il a été appelé aux affaires, il s’est trouvé aux prises avec la plus grande difficulté que l’Espagne ait traversée depuis longtemps : elle n’en est pas encore sortie. Nous voulons parler de l’insurrection de Cuba et des Philippines. Il a eu bientôt pris son parti de la résistance, et ce n’est pas de cela que nous le félicitons, car tout autre homme d’État espagnol aurait fait de même à sa place ; mais, après avoir adopté un système, il s’y est tenu avec une fermeté et une vigueur que rien n’a pu ébranler. Des défaillances se sont produites autour de lui. Il s’est vu, pour des motifs que nous n’avons pas à juger, abandonné par plusieurs de ses amis. Un terrible assaut lui a été livré. Il s’est déclaré prêt à quitter le pouvoir si la Reine régente acceptait sa démission, mais il s’est refusé à rien changer dans sa manière de gouverner au dedans, de soutenir la lutte contre l’insurrection au dehors. La reine Christine lui a maintenu sa confiance, et il a vaillamment continué l’œuvre entreprise. Mais lui-même sentait que, dans cette lutte acharnée, ses forces s’épuisaient, et il disait volontiers que cette campagne politique serait pour lui la dernière. Il approchait de soixante-dix ans ; l’âge de la retraite lui semblait venu. Son seul désir était de couronner sa longue existence en maintenant Cuba et les Philippines sous la domination espagnole : il était prêt, après cela, à prononcer le Nunc dimittis.

Nous n’essaierons pas de prévoir quelles seront pour l’Espagne les conséquences de la disparition de M. Canovas. La reine perd incontestablement un de ses meilleurs conseillers ; il lui en reste d’autres entre lesquels elle aura à choisir ; nul encore ne peut dire quel sera son choix définitif. Il paraît peu probable que le pouvoir soit, au moins immédiatement, enlevé aux conservateurs : ce serait faire trop d’honneur au coup de pistolet d’Angiolillo. Le ministre de la guerre, général de Azcarraga, qui n’est pas seulement un habile administrateur militaire, mais encore un véritable homme politique, souple et conciliant, a été chargé de l’intérim de la présidence du conseil. On est heureux de constater, parce que cette constatation est à leur honneur, que tous les chefs de partis, soit du parti libéral, soit des groupes dissidens du parti conservateur, se sont mis aussitôt à la disposition du gouvernement pour l’aider à traverser les difficultés du premier moment. Les divergences d’hier se reproduiront sans doute demain : elles disparaissent du moins aujourd’hui, et un même sentiment de solidarité nationale unit tous les hommes de cœur autour d’un cercueil ensanglanté. Et qui sait si cette union ne survivra pas, pendant quelque temps, à la circonstance qui l’a fait naître ? Le plus grand hommage qui pourrait être rendu à M. Canovas, et celui auquel il aurait sans doute accordé le plus de prix, serait que ses successeurs, quels qu’ils fussent, suivissent sa politique dans ses lignes essentielles. Au reste, ce sont là choses d’Espagne. Nous attendons, en ce qui nous concerne, la décision de la Reine régente avec confiance, car nous avons trouvé les mêmes sympathies chez tous les ministères espagnols, et tous les ministères espagnols nous rendront la justice qu’ils ont trouvé les mêmes sympathies chez nous. C’est notre manière de respecter la liberté de nos voisins, comme ils respectent la nôtre. Le cruel événement qui vient de s’accomplir ne saurait qu’augmenter la force de ces sentimens réciproques entre deux pays qui ont éprouvé des douleurs analogues, et auxquels la différence de leurs institutions politiques ne fait oublier ni leur communauté de sang, ni la concordance générale de leurs traditions et de leurs intérêts.


Quelque confuse que soit, à certains égards, la situation de l’Espagne, celle de l’Orient l’est encore davantage. C’est là, surtout, que la difficulté d’arriver à une solution se manifeste dans toute son intensité. On est toujours à la veille de s’entendre ; il n’y manque presque plus rien ; les journaux annoncent que la paix est sur le point d’être signée ; ils fixent même le jour où elle le sera ; le jour annoncé arrive et la paix n’est pas signée. C’est comme un mirage qui reporte plus loin son illusion à mesure qu’on avance.

Que s’est-il passé depuis un mois ? La principale difficulté alors, sinon la seule, paraissait être dans la fixation de la frontière entre la Grèce et la Turquie. Naturellement, la Turquie voulait garder de la Thessalie la plus grande partie possible, sachant d’ailleurs fort bien qu’elle ne pouvait pas espérer la conserver tout entière. L’Europe, au contraire, qui avait pris en main les intérêts de la Grèce, maintenait le principe qu’un territoire chrétien ne pouvait pas retomber sous le joug ottoman, et elle ne consentait à accorder à la Porte qu’une simple rectification de frontière pour la mettre à l’abri des incursions de la Grèce, si par hasard cet infortuné pays obéissait une fois de plus aux tentations auxquelles il venait de succomber. Le sultan a usé alors de sa tactique ordinaire : il a tâté successivement tous les cabinets, tous les gouvernemens, tous les souverains, pour voir s’il ne trouverait pas quelque part un point faible et branlant. Il a cru un jour, d’après une réponse du gouvernement allemand mal comprise, qu’il rencontrerait peut-être de ce côté, bien que sous une forme très discrète, l’encouragement qu’il cherchait : l’empereur Guillaume ne lui a heureusement pas permis de persister longtemps dans cette erreur. Toutes les puissances ont été unanimes à maintenir la frontière qu’elles avaient fixée, et tout au plus ont-elles consenti, pour ménager l’amour-propre du sultan, à lui attribuer le long de cette ligne un certain nombre de villages sans importance, sous prétexte que la population y était koutzo-valaque. C’est alors que la paix a paru faite et que les agences de publicité l’ont annoncée. Mais c’est aussi cette fois qu’on avait compté sans l’empereur d’Allemagne qui, par un brusque mouvement tournant, après avoir posé avec tant de fermeté le principe de l’évacuation de la Thessalie, en a ajourné provisoirement l’exécution.

La question soulevée par lui était d’ordre purement financier. Il était d’ailleurs facile de prévoir qu’elle serait posée un jour ou l’autre, et si les chancelleries ne s’en étaient pas doutées, c’est qu’elles auraient négligé de lire les journaux. Depuis longtemps déjà, on se préoccupait publiquement de la difficulté où serait la Grèce pour contracter un nouvel emprunt, et encore plus, au moins dans quelques pays, de la situation qui serait faite à ses créanciers antérieurs, déjà si rudement éprouvés, dans le cas où leur créance viendrait à se confondre avec celle qui allait par surcroît peser sur elle. A Berlin surtout cette seconde préoccupation était et devait être prédominante, parce que la plus grande partie de l’ancienne dette hellénique était entre des mains allemandes. L’empereur Guillaume s’en est inspiré : il a demandé que des garanties fussent données aux créanciers de la Grèce, et plus spécialement à ses créanciers actuels, sous une forme que nous ne connaissons pas très bien et qui n’a peut-être pas été définitivement arrêtée, mais qui consistait surtout, dit-on, dans l’organisation d’un contrôle financier. La Grèce proteste naturellement contre tout contrôle étranger ; elle ne l’acceptera qu’à la dernière extrémité ; toutefois la question posée par l’empereur Guillaume était trop légitime, au moins dans son principe, pour pouvoir être éludée. Comme corollaire de ses observations, l’Allemagne demandait que la Turquie restât en possession, sinon de la Thessalie tout entière, au moins d’un nombre plus ou moins considérable de points stratégiques, jusqu’au moment où la Grèce aurait payé l’indemnité de guerre. Les précédens étaient conformes à cette manière d’opérer : ils devaient conduire à l’idée d’une évacuation successive et par échelons, au fur et à mesure qu’auraient lieu les versemens de l’indemnité. Tout cela était en quelque sorte fatal : ce qu’il y a peut-être de plus surprenant, c’est qu’on n’y ait pas songé plus tôt, et qu’on ait paru attendre pour cela que l’Allemagne attirât sur ce point délicat l’attention des puissances. Au fond, celles-ci savaient bien qu’il y avait là, pour la rapidité de leurs travaux, une pierre d’achoppement ; mais elles espéraient pouvoir la tourner si tout le monde voulait bien s’y prêter sans rien dire. Seulement l’Allemagne ne s’y est pas prêtée. On est alors entré dans une nouvelle période de négociations. Et, cette fois, aucun reproche ne peut être fait au sultan ; il n’y est pour rien ; il peut déclarer très haut qu’il n’est pas responsable du retard ; mais rien n’égale la joie intime qu’il en a certainement ressentie. Toute sa politique consiste à gagner, ou si l’on veut, à perdre du temps : pour lui c’est la même chose. Quelle n’a pas dû être sa satisfaction lorsqu’il a vu, au moment même où, acculé au pied du mur, il n’avait plus qu’à signer le traité de paix, l’Allemagne lui retirer la plume de la main et poser la question des créanciers de la Grèce !

Cette situation provoque des observations de deux ordres différens : les unes s’adressent à la Grèce, les autres à l’Europe.

Si l’intérêt de la Porte est de rester le plus longtemps possible en possession de la Thessalie, et, d’une manière plus générale encore, de maintenir en suspens tous les problèmes que les derniers événemens ont fait naître, il semble que celui de la Grèce soit tout opposé. Pour elle la temporisation est aussi mauvaise qu’elle est bonne pour la Porte, et elle ne doit pas avoir de plus pressante préoccupation que d’y mettre un terme. Nul ne sait, en somme, ce qui peut sortir de la confusion actuelle, si elle se prolonge encore pendant un certain nombre de semaines ou de mois. Des symptômes fâcheux se produisent sur certains points de la péninsule balkanique. L’état de la Crète, sur lequel nous allons revenir, n’est pas plus rassurant. Dans ces conditions, la Grèce ferait bien de songer que l’ennemi est à la porte de sa capitale et qu’il y a une souveraine imprudence à l’y laisser plus longtemps. Si des complications nouvelles se produisaient, leur premier effet serait de mettre Athènes sous le canon ottoman. C’est le danger militaire : le danger moral est encore plus pressant. Il consiste dans l’établissement d’un contrôle financier très étroit, qui mettrait les principales ressources de la Grèce à la discrétion de ses créanciers ou des gouvernemens qui les représentent. La Grèce n’a qu’un moyen d’y échapper, sinon d’une manière absolue au moins dans des proportions appréciables, c’est de payer dans le plus bref délai possible la plus grande partie possible de l’indemnité de guerre. Est-elle vraiment dans l’impossibilité radicale de le faire ? N’a-t-elle aucune ressource disponible ? N’est-elle pas en situation de s’en procurer rapidement si elle le désire, ou, pour mieux dire, si elle le veut ? C’est à elle de répondre. Quelques-uns de ses amis soutiennent qu’elle n’est pas financièrement aussi bas qu’on le croit, et qu’elle pourrait modifier profondément la situation en faisant des offres réelles et immédiates. S’il en est ainsi, son abstention et son silence sont inexplicables. On a dit de M. Ralli, le chef du cabinet actuel, qu’il était un second Gambetta : nous le félicitons de ne l’avoir pas cru. Mais nous le féliciterions encore plus s’il se rappelait qu’une gloire immortelle s’est attachée partout aux ministres qui ont hâté la libération du territoire, en éloignant de lui le poids de fer qui l’écrasait.

Quant à l’Europe, on ne saurait ni admirer, ni approuver la méthode qu’elle apporte dans le règlement des questions complexes qui lui sont soumises. Au lieu de les aborder, de les résoudre toutes à la fois et les unes par les autres, elle passe de la première à la seconde, de la seconde à la troisième, et ainsi de suite, jusqu’à épuisement complet. C’est ce qui cause aux spectateurs profanes tant de déceptions : lorsque tout semble fini, tout est à recommencer. Cela est particulièrement sensible en Crète. L’Europe, qui s’était déjà exposée à quelque ridicule dans les affaires de Crète, continue de faire tout ce qu’il faut pour ne pas y échapper. Il y a une disproportion regrettable entre les grands mots dont elle s’est servie pour dire qu’elle prenait la Crète en charge, qu’elle répondait de ses destinées, qu’elle l’enlevait désormais à l’action directe de la Porte, et les dispositions qu’elle a mises en œuvre pour rendre ce langage effectif. Elle n’a jamais rien fait à propos, et ce qu’elle a fait elle l’a toujours fait trop tard. Nous ne rappellerons pas l’expédition du colonel Vassos ; c’est de l’histoire ancienne. Cette faute, une fois commise, a été longue à réparer. Du moins, lorsque les troupes grecques sont parties, aurait-il fallu immédiatement, sans perdre un instant, s’occuper de l’organisation politique et administrative de l’île. Il y a eu là un moment admirable pour agir utilement et avec le moindre effort : la Grèce battait en retraite, et la Porte n’était pas encore assez libre pour rien entreprendre. Pourquoi ne l’a-t-on pas compris ?

Il serait injuste de dire que cette opportunité n’a été sentie par personne. M. Hanotaux s’est empressé de parler du choix d’un gouverneur, et même de suggérer une candidature qui semblait pouvoir mettre tout le monde d’accord. Malheureusement elle n’a pas eu ce résultat, ce qui aurait été peu grave si, au nom mis en avant on en avait substitué quelque autre, auquel la France se serait certainement ralliée. Mais, point ! on en est resté là, on n’a rien fait du tout. Rarement l’Europe a fait preuve d’une pareille imprévoyance, et rarement aussi le sultan s’est montré plus adroit. Il a envoyé en Crète Djevad Pacha. Le bruit en avait couru pendant quelques jours avant que la nouvelle fût confirmée. On affectait de ne pas y croire. On tenait à la Porte un langage menaçant. On lui laissait entendre que l’envoi en Crète d’un personnage ottoman aussi considérable ne serait pas toléré. Le sultan ne s’est pas laissé émouvoir, et il a envoyé Djevad comme commandant militaire en Crète. Grand émoi de la part des amiraux ! Ils se sont demandé d’abord s’ils devaient permettre à Djevad de débarquer : il était vraiment bien difficile de l’en empêcher. Ce n’était plus le colonel Vassos arrivant avec des troupes ennemies ; c’était un homme venant seul pour prendre le commandement des troupes turques qui sont en Crète au titre le plus régulier. Tout ce qu’ont pu imaginer les amiraux, afin de bien manifester leur mauvaise humeur, a été de faire une visite à Djevad-Pacha en petite tenue ; mais Djevad ne s’en est pas montré autrement mortifié et n’a même point paru s’en apercevoir. Grâce à la connaissance qu’il a du pays et de ses habitans, — peut-être aussi par l’emploi des moyens variés par lesquels on agit sur ceux-ci, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, — il s’est mis à jouer en même temps, avec une aisance parfaite, le rôle qui appartient au gouverneur ottoman, et celui que les amiraux européens se sont attribué sans avoir d’ailleurs à leur disposition aucune des ressources qui leur auraient permis de le remplir. Il a manœuvré entre les partis, s’efforçant de les apaiser, de les concilier, d’effacer les traces encore saignantes et fumantes des derniers événemens, tout cela au nom de son auguste maître, S. M. Abdul-Hamid. On en est là. Si l’Europe avait tenu ses promesses, si elle avait réalisé ses desseins, si elle avait donné un gouvernement et une administration à la Crète, la mission de Djevad-Pacha aurait été inutile au point de devenir impossible. Mais, par leur inconcevable inertie, les puissances ont laissé le champ libre au sultan, et celui-ci en a profité. Qui pourrait s’en étonner ?

L’abstention des uns, l’activité des autres, les continuelles distractions de ceux-ci, l’attention constante que ceux-là portent au développement d’une situation où ils interviennent toujours habilement, ne rendent pas pour l’avenir la situation plus facile. Le sens qui manque le plus au concert européen est celui de l’opportunité. Il y a, dans la plupart des questions, un moment psychologique où elles se résolvent presque toutes seules : l’Europe semble prendre soin de le laisser échapper toujours. Nous espérons qu’elle viendra quand même à bout de la tâche qu’elle a entreprise ; mais elle aura employé pour cela infiniment plus de force qu’il n’aurait été nécessaire. Le concert européen sera jusqu’au bout la machine de Marly de la diplomatie.


Nous aurions voulu parler avec quelques détails de l’échec final devant la Chambre des députés prussienne du projet de loi contre les associations. C’est une grande victoire pour le libéralisme allemand ; elle n’a été gagnée qu’à quatre voix de majorité, mais enfin elle a été gagnée, malgré l’insistance de M. de Miquel et la formidable pression qui a été exercée sur les nationaux libéraux. Ils y ont résisté héroïquement, à deux ou trois exceptions près, et ont réparé par là bien des soumissions et des complaisances passées. On ne saurait dire encore si le gouvernement se résignera à son échec, ou s’il cherchera à prendre sa revanche dans la session prochaine. Pour le moment les Chambres sont en vacances, et l’empereur, après sa croisière dans les mers du Nord, est en Russie où il rend à Nicolas II la visite de Breslau. Un autre sujet nous sollicite.


L’événement le plus important de ces derniers jours a été la dénonciation par l’Angleterre de ses traités de commerce avec la Belgique et l’Allemagne. Le premier de ces traités porte la date du 23 juillet 1862, le second celle du 30 mai 1865 : c’est donc un régime économique de plus de trente ans qui est, sinon condamné, — nous ne croyons pas qu’il le soit, et sur ce point l’opinion s’est un peu égarée chez nous, — au moins remis en question dans des circonstances assez délicates et pour un motif qui mérite d’attirer tout particulièrement l’attention. Ce motif tient à la politique impériale que, sous l’impulsion de M. Chamberlain, suit actuellement le gouvernement britannique, n’s’agit d’établir des liens plus intimes entre les colonies et la métropole, et quels liens peuvent l’être plus que ceux qui sont formés par les intérêts matériels ? Les négociations ouvertes entre le colonial office et les gouvernemens coloniaux, suivies de l’échange de vues qui a eu lieu à Londres au moment du jubilé de la reine, ont produit dès maintenant un résultat important en ce qui concerne le Canada. Le Canada a inauguré chez lui un régime douanier qui, si nous laissons de côté le chiffre même des tarifs, n’est pas sans analogie avec le nôtre, et peut-être faut-il reconnaître l’influence ou l’imitation de l’esprit français dans une innovation aussi contraire aux habitudes de l’esprit anglo-saxon. En deux mots, le Canada a établi chez lui le système du double tarif, du tarif général et d’un tarif de faveur : il offre ce dernier aux pays qui lui accorderont des avantages équivalons à ceux qu’il concède lui-même. Rien de plus simple que la manière dont il a établi son tarif minimum : il s’est contenté d’abaisser uniformément d’un quart tous les chiffres du tarif maximum. Cela fait, le Canada s’est tourné vers les autres puissances et il n’en a trouvé, pour le moment, que deux dont le libéralisme économique lui permît de leur attribuer ipso facto la jouissance de son tarif de faveur : ce sont l’Angleterre et la Nouvelle-Galles du Sud. L’Angleterre n’accorde et ne peut d’ailleurs, dans l’état de ses tarifs, accorder aucun avantage nouveau au Canada, mais le Canada en accorde à l’Angleterre un qui est très sensible, puisque le tarif des produits importés d’Angleterre au Canada sera abaissé d’un quart. C’est incontestablement un succès immédiat pour la politique impériale de M. Chamberlain, et un modèle qui sera proposé comme exemple aux autres colonies britanniques.

Mais à quel prix ce succès a-t-il été obtenu ? L’Angleterre a dû dénoncer ses traités de commerce avec l’Allemagne et la Belgique. Le premier, en effet, avait un article 7 ainsi conçu : « Les stipulations des articles 1 à 6 (ces articles se rapportent à ce qu’on appelle la clause de la nation la plus favorisée) s’appliqueront également aux colonies et possessions étrangères de Sa Majesté Britannique. Dans ces colonies et possessions, les produits des États du Zollverein ne seront pas sujets à des droits d’importation autres ou plus élevés que les produits du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, ou ceux de toute autre contrée. » L’article 15 du traité anglo-belge n’est pas moins explicite ; le voici : « Les produits d’origine ou de manufacture belges ne seront pas grevés dans les colonies britanniques d’autres ou de plus forts droits que ceux qui frappent ou frapperont les produits similaires originaires de la Grande-Bretagne. » Ces deux traités portent le caractère de l’époque où ils ont été signés. A ce moment l’Angleterre n’hésitait pas, comme on le voit, à conclure non seulement pour elle, mais pour ses colonies, sans se préoccuper de l’autonomie déjà très développée qui appartenait à un assez grand nombre d’entre elles, et des difficultés, des impossibilités même qu’elle devait rencontrer plus tard pour y faire respecter des engagemens qu’elle avait pris en leur nom. L’expérience l’a rendue sur ce point plus circonspecte. Des traités comme ceux de 1862 et de 1865 seraient aujourd’hui impossibles à faire, et quand ils existent on les supprime. L’Allemagne, comme on devait s’y attendre, n’a pas manqué de revendiquer auprès du gouvernement canadien les avantages que lui assurait celui de 1865, à quoi le Canada a répondu qu’il ne connaissait pas ce traité, que c’était là res inter alios acta, qu’il n’était pas lié par des engagemens pris sans sa participation, et que les produits allemands continueraient de payer les chiffres du tarif plein. Mais l’Angleterre, elle, ne pouvait pas tenir ce langage ; elle ne pouvait pas dire qu’elle ne connaissait pas le traité de 1865 et qu’elle n’était pas liée par ses stipulations, et dès lors elle s’est trouvée placée dans l’alternative, ou de renoncer aux avantages que le Canada lui offrait et à ceux qu’elle espérait certainement obtenir par la suite de ses autres colonies, ou de dénoncer son traité allemand. La Belgique, qui avait sans doute prévu que la seconde solution prévaudrait, avait essayé d’échapper à ses conséquences en n’adressant aucune réclamation au Canada ; mais évidemment l’Angleterre ne pouvait pas dénoncer un des traités sans l’autre, puisqu’ils portaient tous les deux une clause identique, et elle s’est résolue à les dénoncer conjointement.

On a dit qu’il y avait là, de sa part, l’indication d’une politique économique nouvelle : cela n’est pas exact, au moins pour aujourd’hui. Peut-être le développement de l’impérialisme amènera-t-il un jour l’Angleterre à renoncer à ses doctrines libérales, si elle accorde par exemple à ses colonies un traitement de faveur qu’elle n’accorderait pas aux autres pays, et si elle entre dans la voie des tarifs différentiels. Mais on n’en est pas encore là. Le Canada se contente du droit commun. Il y trouve des avantages suffisans pour concéder à la métropole un traitement privilégié. Il entend seulement que d’autres puissances, par suite d’arrangemens qu’elles ont pu prendre autrefois avec l’Angleterre, ne profitent pas du même privilège. Il y a pourtant lieu d’espérer que nous en profiterons pour notre compte, car nous avons avec le Canada un traité direct qui nous accorde chez lui le traitement de la nation la plus favorisée. Mais l’Allemagne et la Belgique n’avaient de traité qu’avec l’Angleterre, et l’Angleterre a jugé à propos de supprimer entre elle et ses colonies cette interposition de tiers importuns qui pouvait gêner l’intimité de leurs rapports présens et futurs.

Là est tout le caractère de la mesure qui vient d’être prise. Elle ne prouve pas du tout que le gouvernement anglais ait l’intention d’entamer une guerre de tarifs contre l’Allemagne et la Belgique. Loin de là ! il se montre disposé à leur faire des propositions en vue de conclure des traités nouveaux, et ces traités, à l’exception de la clause qui visait les colonies, ressembleront probablement beaucoup aux anciens. Mais ils seront difficiles à établir, et rien ne prouve mieux l’importance attachée en ce moment par l’Angleterre à sa politique impériale que la résolution qu’elle vient de prendre. On sait qu’il existe en Allemagne un parti très puissant, qui le devient même de plus en plus, et qui se prononce contre le principe des traités de commerce. Ses prétentions protectionnistes ne connaissent aucune mesure. Il demandait naguère la dénonciation de tous les traités. En voilà un, et non des moindres, qui se trouve dénoncé par ailleurs ; on peut s’attendre à ce que le parti agrarien combattra par tous les moyens son renouvellement. En tout cas, l’Allemagne s’est posé depuis quelque temps comme règle de ne faire que des traités dénonçables le 1er’ janvier 1904 : on voit combien peu durables sont les nouveaux arrangemens qu’on peut espérer de faire avec elle. Il est clair, au surplus, qu’en s’assurant à elle-même dans ses colonies des avantages qui n’appartiendront plus aux autres nations, l’Angleterre bénéficiera pour l’importation de ses produits dans une grande partie du monde d’une préférence qu’on cherchera à lui faire payer par des compensations prises ailleurs. Tout cela rendra les négociations futures pénibles et laborieuses entre l’Allemagne et l’Angleterre, et l’Angleterre n’a pu se faire aucune illusion à ce sujet. Mais en ce moment, l’intérêt de l’impérialisme prime tout ; il éblouit et peut-être aveugle-t-il tous les yeux. Ce n’est pas une question économique qui est posée, c’est une question politique. L’expérience seule dira si le nouveau système colonial de l’Angleterre, avec le contre-coup qu’il ne manquera pas d’avoir sur ses relations ultérieures avec telle ou telle puissance, lui rapportera ou lui coûtera davantage.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.