Chronique de la quinzaine - 13 juillet 1897

Chronique n° 1566
13 juillet 1897


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




13 juillet.


Au moment où nous écrivons, nous n’oserions pas dire encore d’une manière tout à fait certaine que le parlement va se séparer et entrer en vacances ; mais nous l’espérons. On assure que le gouvernement a pris le parti de le lui proposer, et le gouvernement lui a fait accepter des choses plus difficiles. La Chambre a mené à bien une œuvre utile, et c’est beaucoup, pendant sa session d’été : elle a renouvelé le privilège de la Banque de France ; mais il lui a fallu pour cela un temps si long qu’il ne lui en reste plus pour autre chose. Le ministère avait eu tort de lui demander de discuter et de voter une réforme fiscale au moment de l’année où nous sommes arrivés ; il a bien fait d’y renoncer. Rien ne sert de courir, il faut partir à temps : la Chambre n’est pas partie à temps, et elle est d’ailleurs hors d’état de courir. Elle est mûre pour les vacances. Qu’on les lui donne ! Elle reviendra au mois d’octobre après avoir pris l’air du pays, ce qui est pour elle un très bon régime, auquel elle devrait se soumettre plus souvent. Jamais elle n’a eu un plus grand besoin de se détendre les nerfs et de renouveler ses forces pour la session d’automne, session redoutable qui, durera moins de trois mois, et dont voici fa table des matières, ou, si l’on veut, l’ordre du jour : réformes fiscales, budget, affaire de Panama ! Et nous ne parlons pas des surprises.

Affaire de Panama ! Qui aurait cru qu’elle devait renaître une fois de plus de ses cendres refroidies ? Le pays en est fatigué, lassé, écœuré. Il n’y croit plus. Il assiste avec une indifférence sceptique et narquoise à l’essai de galvanisation auquel on la soumet. Il a perdu confiance, même dans les commissions d’enquête parlementaires, et il n’attend pas plus de celle d’aujourd’hui qu’il n’a obtenu des précédentes. Pourquoi l’avoir troublé dans le calme où il commençait à rentrer ? Que s’est-il passé de nouveau, pour justifier la reprise d’un vieux mélodrame déjà bien usé ? Peu de chose, en vérité. Arton a été arrêté, et, au bout de sept ou huit mois pendant lesquels il a tenu le juge d’instruction dans la disette, il a jugé le moment venu de lui faire quelques dénonciations. Oh ! bien maigres, ces dénonciations, et qui n’avaient d’ailleurs rien d’imprévu, car les noms auxquels elles se rapportent avaient déjà été imprimés dans presque tous les journaux. Les révélations d’Arton n’ont eu jusqu’ici qu’un résultat, qui a été de permettre à quelques-uns des suspects de s’expliquer et de prouver leur innocence : d’autres restent en cause. La Chambre ne pouvait faire autrement que de s’occuper de la question, puisqu’elle s’occupe de tout. Le plus simple pourtant, le plus sage, le plus prudent, le plus conforme surtout aux principes généraux de notre droit public aurait été de laisser l’affaire entre les mains de la justice et de se désintéresser de ses conséquences. La Chambre en a bien eu le sentiment. Elle a compris qu’il y aurait de sa part quelque chose de monstrueux à poursuivre une enquête parlementaire à côté de l’instruction judiciaire déjà commencée, et parallèlement à celle-ci. Elle s’est rendu compte de la réserve qui lui était imposée. Aussi a-t-elle décidé, le 29 mars dernier, qu’elle respecterait l’indépendance du pouvoir judiciaire… pendant trois mois, pas davantage. Il faut le dire à sa décharge, elle était convaincue que l’instruction ouverte serait close avant l’expiration de ce délai d’un trimestre, et tout, en effet, le faisait croire ; mais M. Le Poittevin s’est arrangé de telle manière qu’il en a été autrement. L’heure fixée d’avance pour la nomination d’une commission d’enquête a sonné avant que l’instruction judiciaire fût terminée, et la Chambre, esclave de sa propre horloge, n’a pas cru pouvoir se dispenser de s’exécuter. On croirait lire un de ces fabliaux du moyen âge où l’esprit du mal arrive à la minute fatidique et réclame l’accomplissement de la promesse qui lui a été faite, sans tenir compte d’aucune des circonstances extérieures.

Pourquoi ne pas dire qu’il y a eu un peu de niaiserie de la part de la Chambre à se soumettre avec une docilité muette à la décision qu’elle avait prise trois mois auparavant, alors qu’elle montre souvent une si facile désinvolture à se dégager d’autres résolutions non moins solennelles, qu’elle rompt dès qu’elle s’en trouve gênée ? La situation, le 29 juin, était exactement la même que le 29 mars. L’instruction judiciaire était toujours pendante. Il n’y avait aucun bon motif pour faire trois mois plus tard ce qu’on n’avait pas cru pouvoir faire trois mois plus tôt. Pourtant on l’a fait, et la Chambre a tiré d’elle-même, comme un dangereux prolongement de ses pouvoirs, cette commission d’enquête qui l’inquiète aujourd’hui et qui s’efforcera de l’opprimer demain. Espérons qu’elle n’y parviendra pas. L’opinion, nous l’avons dit, est excédée du panamisme. Au surplus, elle ne croit pas qu’une commission parlementaire soit le meilleur et le plus sûr instrument pour découvrir la vérité. Si la justice ordinaire se trompe quelquefois, la justice politique se trompe bien plus souvent encore, et c’est même un abus des mots que de lui donner le nom de justice. L’esprit de parti, les hostilités personnelles, les passions, les rancunes, les ambitions s’y donnent librement carrière, et c’est ce qui d’avance frappe de discrédit l’œuvre d’une commission composée de députés, dès qu’elle sort de son rôle et qu’elle exagère son mandat. Or la commission nouvelle a essayé plusieurs fois déjà de sortir de son rôle, et elle a de tout de suite étendu et dénaturé son mandat en décidant qu’elle s’emparerait, sous prétexte de les étudier et de projeter sur elles une vive lumière, d’autres affaires encore que de celle de Panama. La Chambre ne lui a donné aucun droit de ce genre ; n’importe, elle se l’attribue. Elle a compris sa tâche d’une manière si large et si vaste qu’il lui sera impossible de la remplir et de l’achever en temps opportun. Dix mois à peine nous séparent des élections générales : il en a déjà fallu davantage à M. le juge d’instruction, et il n’a pas encore réussi à se faire une opinion définitive, après en avoir traversé plusieurs. La commission sera-t-elle plus clairvoyante et plus rapide, ou seulement plus entreprenante et plus hardie ? Elle s’est assigné une besogne infiniment plus considérable que celle dont M. Le Poittevin n’est pas encore venu à bout. Ce que nous en avons dit montre que nous avons peu de confiance en elle ; mais son effort, dans sa stérilité, aura peut-être l’avantage qu’on n’aura plus la fâcheuse idée de le recommencer. Si la commission Vallé échoue, évidemment c’est fini. Si elle ne réussit pas à ranimer, non pas même les passions dès maintenant éteintes, mais l’intérêt qui languit, mais l’attention qui se détourne, personne ne le tentera plus. On se résignera enfin à laisser le pays tranquille avec cette affaire de Panama, qui lui a déjà coûté si cher et qui ne peut lui rien rapporter. La commission ressemble à ces gens d’affaires qui cherchent dans les vieilles causes jugées ou classées quelque détail encore inaperçu, ignoré, caché, peut-être méprisé, et qui partent de là pour pousser les plaideurs à faire de nouveaux frais. On réussit une fois, deux fois, dans ce genre d’exercice ; mais comme le public ne change pas, sa patience finit par s’épuiser. Si nous n’en sommes pas encore là, nous n’en sommes pas bien loin.

Depuis plusieurs semaines, une crise ministérielle, ou plutôt gouvernementale sévit en Allemagne. Elle a produit quelques changemens de personnes, et on affirme qu’elle en produira encore, car on ne la juge pas terminée. Mais l’empereur Guillaume ne se presse point. Il se presse si peu que, dans tout autre pays que le sien, on aurait peine à vivre pendant si longtemps dans l’obscurité et dans l’ignorance dont s’accommodent ses sujets. A dire vrai, ils commencent à montrer quelque nervosité, et déjà, dans le Reichstag lui-même, par la bouche de M. Richter, puis dans les journaux, surtout dans ceux des États du centre et du sud, des critiques et des plaintes se sont produites. On se demande où on est, on se demande où on va. Mais il s’en faut de beaucoup que l’opinion montre les exigences qu’elle aurait sans doute partout ailleurs, et, au prix de quelques grondemens de mauvaise humeur qui se font entendre tantôt sur un point, tantôt sur un autre, l’Allemagne assiste avec une remarquable patience à l’évolution politique où il a plu à l’empereur de l’engager. Il y a toutefois dans les esprits un peu d’inquiétude, mêlée à quelque étonnement, et il serait difficile de ne pas éprouver ce sentiment à voir l’extrême mobilité à laquelle sont soumis les hommes et les choses dans un pays où on s’était habitué, au contraire, à la durée et presque à la pérennité des uns et des autres. L’empereur Guillaume, depuis qu’il est monté sur le trône, a fait une étrange consommation de ministres, et ce n’est guère qu’en France qu’on pourrait trouver l’exemple d’une aussi prodigieuse instabilité : à lui seul, il a les caprices de tout un parlement. Et nous ne parlons pas seulement des ministres de second ordre. Guillaume vise volontiers à la tête ; c’est elle qu’il frappe et qu’il change : après le prince de Bismarck, le général de Caprivi ; après le général de Caprivi, le prince de Hohenlohe ; et déjà ce troisième chancelier du nouveau règne paraît menacé et condamné. Tout le monde s’attend à ce qu’il soit bientôt remplacé ; seulement, on ne sait pas encore par qui. Plusieurs noms ont été prononcés, et les imaginations se donnent carrière. Quanta l’empereur, après avoir tout ébranlé, après avoir changé de-ci et de-là quelques-unes des pièces maîtresses de son édifice gouvernemental, il part pour les mers du Nord, emportant vers les brumes norvégiennes son plan secret qui n’est peut-être pas encore tout à fait formé, et sur lequel il a besoin de méditer encore avant de l’accomplir dans toutes ses parties. On ne lui reprochera pas de ne pas prendre le temps de la réflexion. Quant aux commentaires auxquels reste exposée son œuvre incomplète et boiteuse, il ne paraît s’en préoccuper en aucune manière. Il est, il se sent le maître, et il le montre bien.

Plusieurs ministres ont déjà été remplacés : il est vrai qu’un d’entre eux, M. de Stephan, ministre des postes, était mort. Toute la singularité du changement est dans le choix de son successeur. L’empereur a jugé que l’homme le plus apte à bien remplir les fonctions de ministre des postes était un militaire, et il a jeté son dévolu sur le général de Podbielski. Celui-ci a déclaré qu’en bon soldat il ne connaissait que sa consigne, qui était d’obéir toujours : en conséquence, il a pris sans sourciller la direction des postes de l’Empire, et nous ne doutons d’ailleurs pas qu’il ne s’en tire tout comme un autre. N’importe : même sous un gouvernement parlementaire, où il est parfois si difficile de deviner pourquoi tel ministre a été affecté à tel ministère, on s’émerveillerait de la fantaisie d’une pareille nomination. Mais, après s’en être étonné, il n’y a plus rien à en dire, et il n’en est pas de même des autres. nominations qui ont été faites. Avant d’en venir à celles qui ont un caractère tout particulièrement politique, disons que le ministre de la marine, l’amiral Hollmann, a été remplacé par l’amiral Tirpitz. Ce dernier, qui a toute la confiance de l’empereur Guillaume, est le véritable auteur du plan de réformes maritimes que son prédécesseur avait soumis au Reichstag avec si peu de succès. Sa nomination montre que l’empereur n’abandonne rien de ses projets. Il a supporté avec une bruyante impatience l’opposition qu’il a rencontrée dans le parlement. Son irritation s’est même traduite au grand jour, sous des formes différentes, avec une extrême vivacité. Il faut croire qu’il ne se tient pas pour battu, et qu’il cherchera une occasion, ou seulement un moyen de prendre sa revanche. La conception particulière qu’il a de son rôle de souverain, conception qui n’est pas exempte d’un certain mysticisme, le prédispose mal à s’incliner devant les résistances d’un parlement.

Mais c’est surtout le départ de M. le baron Marschall, ministre des affaires étrangères, et de M. de Bœtticher, à la fois ministre de l’intérieur du gouvernement impérial et vice-président du ministère d’État prussien, qui donne à la crise sa signification véritable. Ils ont été remerciés l’un et l’autre à la suite d’incidens divers, simples prétextes à l’exercice de la volonté impériale en réalité, leur disgrâce tient à des causes profondes et déjà anciennes, et c’est avec eux tout un système qui s’en va, non pas sans retour peut-être. Il semble que l’empereur fasse des essais successifs de gouvernement ; s’ils ne réussissent pas à son, gré, il ne s’y obstine pas, et cherche volontiers autre chose. Il revient même en arrière sans faux amour-propre. Il se juge évidemment trop haut pour éprouver ce sentiment mesquin, et en cela on ne peut que l’approuver. Les hommes, même les plus grands, même les plus dignes, ne sont entre ses mains que des instrumens dont il use et qu’il change suivant les transformations mystérieuses de sa pensée. La manière dont il a congédié le prince de Bismarck faisait pressentir qu’il ne s’arrêterait pas, à l’égard des autres, à des scrupules exagérés, et c’est ce qui est arrivé. Il a voulu inaugurer, en arrivant au pouvoir, une politique moins rude, plus modérée, plus tempérée, plus libérale que celle du chancelier de fer. Il a même laissé percer, à ce moment, des tendances vers un certain socialisme, auquel il n’a d’ailleurs pas réussi, même au moyen de la conférence de Berlin, à donner un caractère tant soit peu précis. Le chancelier de Caprivi a été l’homme de cette période de générosité, qui a été courte, et à laquelle en a succédé une autre, dont le caractère est plus difficile à déterminer, période de transition sans doute, où la pensée souveraine a continué d’évoluer, et à laquelle a présidé modestement le prince de Hohenlohe. C’est un esprit sage et pondéré que le prince de Hohenlohe ; mais c’est avant tout un parfait, nous dirions presque un grand serviteur. Il s’est conformé à la volonté de son maître ; il l’a exécutée avec exactitude et docilité, sans y apporter peut-être cette chaleur particulière que donne une conviction forte. Le vieux chancelier n’est pas un homme d’élan et d’enthousiasme : il est d’ailleurs douteux que l’empereur puisse en supporter longtemps un de ce tempérament auprès de lui. Quoi qu’il en soit, le prince de Hohenlohe est menacé à son tour, et on a parlé, dans ces derniers temps, de lui adjoindre un vice-chancelier destiné, suivant toutes les vraisemblances, à recueillir bientôt sa succession. Cette combinaison n’a pas eu de suite immédiatement : peut-être le prince ne s’y est-il pas prêté, et il est en somme un trop grand personnage, il a rendu trop de services dans des situations diverses, il a dans le monde germanique tout entier une situation trop importante, pour que sa personne ne soit pas l’objet de quelques ménagemens. Néanmoins on persiste à croire que ce qui ne s’est pas fait se fera, et que les jours du prince de Hohenlohe, en tant que chancelier de l’Empire, sont comptés. Mais que faut-il voir dans ce nouveau changement, qui n’est sans doute que différé ? Est-ce un pas en avant ou un pas en arrière que l’empereur se propose de faire ? Sur ce point, tout le monde est d’accord : il s’agit d’un pas en arrière, d’un retour aux pratiques ultra-conservatrices, vers les partis les plus réactionnaires de l’Empire, ou plutôt de la Prusse ; et il est possible que ce nouveau cours seconde manière ait aussi son influence sur la politique étrangère. On peut, en effet, considérer dès maintenant M. le baron Marschall comme remplacé par M. Bernard de Bulow, qui a été chargé de l’intérim de ses fonctions.

Ici, toutefois, gardons-nous d’exagérer. On a beaucoup dit que M. le baron Marschall était au gouvernement un élève et presque un legs de M. de Caprivi, et que cette origine pesait sur lui. Il a donné, dans des circonstances délicates, bonne opinion de son caractère, et il a mérité l’estime et la confiance de l’Europe par quelques-unes des qualités qui avaient, en effet, distingué l’ancien chancelier ; mais rien ne permet de dire que ce soit pour des motifs de cet ordre qu’il a été remercié. La vérité est qu’il a été la victime du procès Tausch, ce procès dont nous avons raconté les péripéties premières et dont nous n’avons pas donné la conclusion : d’autres préoccupations étaient alors venues à la traverse. On n’a pas oublié la charge à fond que M. le baron Marschall a faite contre la police politique, et contre son représentant, le commissaire de Tausch. Il se sentait depuis longtemps enveloppé d’une nuée d’intrigues, à travers laquelle il avait fini par distinguer nettement la main de Tausch. Qu’y avait-il derrière Tausch lui-même ? On ne le saura jamais très bien. Il y avait, en tout cas, une institution que le gouvernement allemand regarde comme indispensable à sa sécurité, dont il connaît, mais dont il excuse les faiblesses, voire les plus coupables, jetant soigneusement un manteau sur elles afin de les cacher. M. Marschall avait audacieusement déchiré ce voile. On avait alors aperçu très distinctement les turpitudes de Tausch et de toute sa bande ; mais, en condamnant ces honteuses pratiques, on se demandait si M. Marschall avait été bien inspiré en les exposant au grand jour. Contre toutes les attaques secrètes dont il se sentait entouré, menacé et trop souvent atteint, soit dans sa personne, soit dans celle de ses subordonnés, il avait voulu, suivant sa propre expression, se réfugier dans la publicité. Il a été autrefois magistrat ; il a parlé peut-être ce jour-là en magistrat plus qu’en diplomate, en honnête homme assurément, mais en honnête homme qui ne modère pas et ne gouverne pas son indignation. Il en est résulté l’arrestation de Tausch, l’ouverture d’une instruction nouvelle, finalement un nouveau procès qui a été aussi émouvant que le premier. Nous n’en rappellerons pas les curieux incidens : il suffit de dire que la police politique en est sortie flétrie, mais que Tausch a été acquitté. Dès le premier moment, au ton même des interrogatoires et d’après la physionomie de l’audience, il était clair que ce résultat avait été préparé, machiné d’avance, et qu’il serait atteint à tout prix. Dans ce duel accepté, provoqué même par lui avec un policier de basse moralité, M. Marschall était vaincu. Il était sacrifié, non pas à Tausch, mais à la police d’État. Avant même que la sentence fût rendue, il demandait et obtenait un congé pour raison de santé. Son rétablissement devait être trop lent pour lui permettre de reprendre ses fonctions, et, afin que personne ne s’y trompât, l’empereur appelait de Rome M. de Bulow, son ambassadeur auprès du roi d’Italie, et lui confiait l’intérim de l’office des affaires étrangères. Quelle part faut-il attribuer, dans la disgrâce de M. Marschall, à l’incident que nous venons de rappeler, et quelle part à la politique générale, il serait bien difficile de le dire avec précision : rien ne prouve que la seconde soit la plus considérable. M. Bernard de Bulow a été, pendant plusieurs années, secrétaire d’ambassade à Paris, et il y a laissé les meilleures impressions. C’est un homme dans la force de l’âge, auquel on s’accorde à attribuer beaucoup de mérite, et qui est cloué d’une grande distinction personnelle. Puisque M. le baron Marschall devait quitter le ministère des affaires étrangères, le choix de M. de Bulow doit être bien accueilli. Rien n’autorise à croire qu’avec lui la politique extérieure de l’empire sera nécessairement modifiée.

Mais il n’en est pas de même de la politique intérieure : si elle ne doit pas être changée, elle sera certainement accentuée dans un sens beaucoup plus énergique, et déjà le parti bismarckien relève la tête et montre une satisfaction qu’il affecte d’ailleurs de laisser déborder. Il est vrai qu’après avoir décidé de conserver, au moins provisoirement, le prince de Hohenlohe à la tête de la chancellerie impériale, et après avoir chargé M. de Bulow de l’intérim des affaires étrangères, l’empereur Guillaume les a envoyés l’un et l’autre faire une longue visite au prince de Bismarck. Cette démarche a évidemment son importance : toutefois l’empereur en a déjà fait plus d’une, il en a même fait de personnelles auprès du vieux chancelier, sans que la politique générale s’en soit depuis visiblement ressentie. Nous avouerons, si l’on veut, qu’aller lui-même voir M. de Bismarck n’est pas tout à fait la même chose que de lui envoyer ses ministres, et qu’il peut y avoir dans ce second fait une intention de déférence encore mieux caractérisée que dans le premier. Ce n’est pourtant pas là que nous recherchons et que nous trouvons le symptôme le plus significatif de la situation. Il y a quelques semaines, le gouvernement a déposé un projet de loi sur le droit de réunion et d’association dont l’histoire est particulièrement instructive. C’est l’année dernière que ce projet avait été promis au Reichstag impérial, à la suite d’un procès qui avait mis en relief la nécessité de remanier la législation existante. Il s’agissait alors d’autoriser l’affiliation des associations locales et l’institution de comités représentatifs : c’était une loi libérale qui avait été annoncée et que le Reichstag attendait. Le Reichstag attend toujours ; il n’a encore rien vu venir ; en revanche, le Landtag de Prusse a vu déposer devant lui un projet bien différent de celui sur lequel on avait compté.

Pourquoi ce projet, tel qu’il est, a-t-il été présenté au Landtag prussien et non pas au Reichstag allemand ? C’est parce que le Landtag a une majorité sur laquelle on faisait plus de fond pour accepter et pour voter le premier une loi dont l’esprit réactionnaire et policier a causé une surprise et une révolte générales. L’émotion a été très vive dans l’Allemagne tout entière ; elle l’a été même en Prusse. Le projet, en effet, par un de ses articles, autorise bien le groupement des associations politiques, mais, groupées ou non, il les met toutes sous la main de la police qui reste libre de les dissoudre lorsqu’elle les juge dangereuses pour la sûreté de l’État ou pour l’ordre public. Il en est de même des réunions ; elles sont autorisées, certes, mais le commissaire de police pourra les disperser lorsqu’il le jugera à propos. En tout état de cause, il est interdit aux personnes mineures d’y assister. Il suffira donc qu’il y ait dans une réunion publique un jeune homme qui n’aura pas sur lui le moyen de justifier de l’âge de vingt et un ans pour qu’elle soit ou qu’elle puisse être dissoute. Il y avait longtemps qu’une législation aussi draconienne, et surtout aussi arbitraire, n’avait pas été proposée à une assemblée délibérante. Qu’est-il arrivé ? Bien qu’il ne fût pas saisi de la question, le Reichstag allemand s’en est emparé : il a voté une motion qui tend à établir la liberté d’association dans tout l’Empire. Nous disons seulement qu’elle tend à l’établir : comme le vote du Reichstag met en cause la constitution elle-même, il aurait besoin de la consécration du Conseil fédéral, et assurément il ne la recevra pas. On a dit, en conséquence, que le Reichstag avait fait une manifestation purement platonique. Platonique tant qu’on voudra : il n’en reste pas moins une démonstration morale dont il serait difficile de contester la valeur. De son côté, qu’a fait le Landtag prussien, dans lequel le gouvernement avait mis toutes ses préférences ? Il se compose, on le sait, de deux Chambres, celle des députés et celle des seigneurs. La première qui, dans le fond de l’âme, désavoue le projet tout entier, a eu l’insigne faiblesse d’en voter une partie, celle qui interdit aux mineurs de vingt et un ans l’accès des réunions publiques. Ce sont les nationaux-libéraux, les éternels complaisans du gouvernement quel qu’il soit, qui ont fait la majorité. Ils ont cru sans doute que le projet ainsi réduit, ainsi émasculé, n’avait plus d’importance et qu’il perdait tout caractère dangereux. Peu importait au ministère. Une fois voté par la Chambre des députés, le projet devait aller devant la Chambre des seigneurs, et là, le ministère était bien sûr de faire rétablir les articles supprimés. Il y a réussi effectivement, et sans grande peine : la Chambre des seigneurs s’est contentée de dire que la loi nouvelle ne s’appliquerait qu’aux associations et aux réunions socialistes. Encore une équivoque. Ainsi, la situation actuelle est la suivante : conflit entre les deux Chambres du Landtag de Prusse, conflit entre le gouvernement et la Reichstag. On ne saurait en imaginer une plus compliquée. L’empereur a jugé sans doute que son gouvernement, tel qu’il est aujourd’hui constitué, était trop faible pour soutenir une lutte aussi difficile. Il obéit de plus en plus à la pression des agrariens, auxquels il vient d’accorder la suppression de la Bourse libre des blés, et à celle des grands industriels si bien représentés auprès de lui par le baron de Stumm. Sous cette influence combinée, il s’engage dans des voies nouvelles, et il a jugé, non sans raison peut-être, que pour y marcher d’un pas ferme il avait besoin de s’entourer d’un personnel nouveau. C’est de là qu’est sortie la crise.

L’homme dont le nom a été d’abord dans toutes les bouches est M. de Miquel, ministre des finances de Prusse : il est trop connu pour que nous ayons besoin de faire son portrait. C’est ce que Napoléon appelait un jacobin converti : il aimait ce genre d’auxiliaires, sachant qu’on pouvait beaucoup leur demander et beaucoup en obtenir. Personne d’ailleurs ne peut contester la haute capacité de M. de Miquel. Depuis quelque temps déjà on savait que l’empereur avait les yeux sur lui et on lui prédisait les plus hautes destinées : on a cru un moment que ces prédictions étaient sur le point de se réaliser, et peut-être leur réalisation est-elle seulement différée. Il n’était question de rien moins que de nommer M. de Miquel vice-chancelier, et de le charger particulièrement des affaires intérieures de l’Empire. Peut-être, comme nous l’avons dit, le prince de Hohenlohe ne s’est-il pas prêté à cette combinaison qui le diminuait trop ; peut-être s’est-il refusé à servir de couverture à M. de Miquel, jusqu’au moment où celui-ci, après s’être emparé de la réalité du pouvoir, en assumerait aussi toute l’apparence extérieure ; peut-être d’autres idées sont-elles venues à l’esprit de l’empereur : quoi qu’il en soit, la coupe qui s’approchait des lèvres de M. de Miquel s’en est subitement éloignée. On reste convaincu que le prince de Hohenlohe ne conservera pas bien longtemps ses hautes fonctions, mais on n’ose plus prévoir quel sera son successeur. Le principal changement dans le ministère a consisté dans le départ de M. de Bœtticher, ministre de l’intérieur de l’empire allemand et vice-président du ministère d’Etat prussien. C’était, comme on le voit par ses doubles fonctions, un personnage très important que M. de Bœtticher. Il avait été autrefois très dévoué à M. de Bismarck ; il l’avait été depuis à M. de Caprivi ; il l’avait été ensuite au prince de Hohenlohe, et il ne l’aurait pas été moins à un autre chancelier. On s’accorde à lui reconnaître les mérites du fonctionnaire idéal. Pourquoi donc est-il remercié ? Est-ce parce que le parti bismarckien ne lui avait jamais pardonné ce qu’il appelait une trahison, et qu’on a voulu donner à ce parti un gage de complaisance ? Est-ce parce qu’il ne s’était pas montré de taille à soutenir au Reichstag les assauts des orateurs de l’opposition, et en particulier de M. Richter ? Il a été appelé à un autre poste et remplacé. Mais, bien que sa succession ne fût pas précisément celle d’Alexandre, elle a été coupée en deux dans des conditions assez bizarres, puisqu’on en a donné une partie à M. le comte de Posadowsky et une autre à M. de Miquel. M. de Posadowsky, actuellement secrétaire d’État à la trésorerie impériale, devient ministre de l’intérieur, ou, pour employer les termes du protocole, secrétaire d’Etat à l’office impérial de l’intérieur. A la vice-présidence du ministère prussien est nommé M. de Miquel, qui a pu un moment espérer beaucoup mieux, et qui n’a pas encore lieu d’en désespérer.

L’opinion allemande est un peu troublée en présence de tous ces changemens, et l’opinion européenne cherche quelquefois, sans trop y parvenir, à en deviner le sens véritable. Lord Salisbury, dans un discours récent, a laissé échapper une de ces boutades dont il est coutumier, et qui aura sans doute été plus agréable à Friedrichsruhe qu’à Berlin.

Nous ne parlerons pas aujourd’hui des affaires d’Orient, sinon pour dire, ce qu’on voit de reste, qu’elles marchent avec une lenteur de plus en plus regrettable. Tout paraissait en bonne voie il y a quinze jours ; tout est encore en suspens aujourd’hui. Le sultan a opposé, paraît-il, des résistances soudaines aux propositions que l’Europe n’a, pas encore présentées comme des volontés formelles. Nous restons convaincus que l’accord final se fera de manière ou d’autre, parce que personne ne veut le renouvellement de la guerre, ni la Grèce qui aurait tout à en craindre, ni la Porte qui n’aurait rien de substantiel à en espérer, ni l’Europe qui n’a laissé se produire le premier duel que parce qu’elle était sûre de pouvoir l’arrêter lorsqu’elle jugerait le moment venu. La Porte cédera dès qu’elle aura reconnu que la volonté de l’Europe est vraiment unanime ; mais elle n’a pas eu, jusqu’à ces derniers jours, la sensation suffisamment nette de cette unanimité, et aux propositions qui lui avaient été faites elle a opposé des contre-propositions. C’est peut-être de sa part une simple manière de gagner du temps. Le bruit a couru qu’Abdul-Hamid avait été secrètement encouragé dans cette attitude par une puissance qu’on ne nommait pas, mais qui ne pouvait être que l’Allemagne, et le gouvernement allemand s’est si bien senti désigné par la rumeur générale qu’il a jugé à propos de se défendre dans une note officieuse communiquée aux journaux. Le principal, ou, pour mieux dire, le seul argument qu’il donne pour faire croire à son parfait accord avec les autres puissances est que son intérêt est là. Soit ! Lord Salisbury déclare à son tour que toutes les puissances agissent loyalement de concert, et il faut le croire. Pourtant, il fait un retour en arrière ; il se rappelle qu’en 1878, dans des circonstances qui ressemblaient par quelques points à celles d’aujourd’hui et qui en différaient par d’autres, les négociations avec la Porte avaient une tout autre allure et marchaient d’un pas singulièrement plus rapide. Sans doute, une armée russe s’était arrêtée aux portes de Constantinople ; elle n’avait qu’à faire un pas de plus pour heurter les murs de Sainte-Sophie, et cette menace suffisait pour amener le gouvernement turc à composition. Mais, dit-il en outre, « le prince de Bismarck présidait à Berlin : s’il présidait encore, les choses iraient différemment. » S’il est vrai que l’empereur Guillaume soit disposé à donner une revanche au parti bismarckien, on voit qu’il a des alliés très empressés à l’étranger. Peut-être ne les cherchait-il pas. Peut-être s’en serait-il passé. A trop se rapprocher de la politique de M. de Bismarck, on risque de réveiller des souvenirs et de faire naître des comparaisons : l’empereur y a-t-il suffisamment songé ?


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.