Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1893

Chronique n° 1471
31 juillet 1893


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet.

Le parlement, après le vote par le sénat du budget de 1894, a clôturé sa session ordinaire et le Journal officiel a aussitôt publié le décret fixant au dimanche 20 août les élections générales pour la prochaine chambre des députés, dont le mandat commencera au mois d’octobre et durera jusqu’au 31 mai 1898, c’est-à-dire exceptionnellement quatre ans et huit mois ; par suite d’une décision récente qui a pour but de reporter désormais, à l’époque de l’éclosion des roses, le renouvellement des législateurs qui, depuis une quinzaine d’années, se faisait au moment de la chute des feuilles.

La période électorale de vingt jours sera donc légalement ouverte à l’heure où paraîtront ces lignes, et les industries spéciales auxquelles la poursuite des suffrages, la fabrication du député, donne un surcroît de travail, seront dans leur premier coup de feu. Journalistes improvisés, colleurs d’affiches ou copistes de bandes, imprimeurs, marchands de vin et agens distributeurs de factums, entreront en campagne. Les programmes des candidats couvriront les murs, programmes initiaux, que leur auteur a médités depuis trois mois ou davantage, rédigés d’une plume calme, à tête reposée, non sans quelque forme littéraire et quelque recherche de style, selon les moyens de chacun. Pour les députés sortans, c’est l’occasion de vanter leur conduite, de mettre en relief leurs meilleurs votes et leurs projets de loi les plus populaires, ceux qui se rapportent exclusivement aux intérêts locaux ; car la masse des électeurs apprécie surtout les petits services qui les touchent directement : subventions, chemins de fer, augmentations de traitement, etc. C’est maintenant que le représentant particulariste a lieu de se féliciter d’avoir su plus d’une fois sacrifier le bien général du pays à ses points de vue de clocher, et d’avoir réclamé à grands cris des économies et des réformes nationales, en s’opposant énergiquement aux réformes et aux économies spéciales dont sa réélection aurait pu souffrir.

Quant au nouveau candidat, sa besogne est bien simple : il n’a qu’à blâmer indistinctement tous les actes de celui qu’il désire remplacer : ce n’est pas là ce qu’il fallait faire ; ou bien ce n’était pas le moment de le faire ; ou encore l’on aurait dû faire bien davantage, ou le faire tout autrement. En même temps commencent les attaques réciproques par la voie de la presse ; attaques d’abord courtoises ou du moins modérées. On y répondra de part et d’autre, dans une dizaine de jours, par de nouvelles affiches dont le ton sera plus vif ; et les circulaires se succéderont, plus ou moins nombreuses, plus ou moins aigres, selon la chaleur de la lutte, jusqu’à ces placards destinés à la journée du vote, — « Un dernier mot, » — Dont on couvrira le 20 août, à l’aube naissante, pour que l’adversaire n’ait pas le temps de répliquer, les surfaces lisses qui avoisinent le lieu du scrutin, dans les trente-six mille communes de France. C’est dans ces appels de l’heure suprême, écrits en phrases hachées où les rivaux jouent leurs derniers argumens, que l’on prodigue les plus ingénieuses combinaisons typographiques, et aussi, malheureusement, les plus gros mots du dictionnaire.

Mais chacun sait ce qu’il en faut croire et que ces énormes injures signifient simplement quelque divergence d’opinion. Les électeurs lisent placidement et votent de même, n’ignorant pas que cette prose de circonstance est la rançon de la liberté. De fait, ces quinze ou dix-huit cents candidats qui vont se traiter si mal et se prodiguer de fort vilaines épithètes, pour obtenir un des six cents sièges de la chambre, sont les meilleurs enfans du monde. Il y en a bien peu parmi eux qui verraient pendre leur prochain avec plaisir. Depuis longtemps, en effet, la situation politique de la France n’avait pas été aussi calme, et les élections avaient soulevé moins de passions sérieuses. Cette année, comme l’a dit très justement M. Casimir Perier dans son discours de congé, c’est au milieu de la paix et en présence des partis désarmés que la nation va exprimer sa volonté. Ce conflit pacifique des partis hostiles, auquel nous allons assister, n’est-ce pas la vie normale d’un peuple libre ? Cette agitation, que des esprits superficiels prennent pour du désordre, pourrait-elle être évitée autrement qu’en déchargeant les citoyens de toute responsabilité, en les condamnant à une minorité perpétuelle ?

Frappés aujourd’hui chez nous de l’état d’énervement du principe d’autorité, auquel la peur de l’absolutisme nous a conduits depuis la chute de l’empire, nous sommes tentés parfois de douter de la vertu du régime parlementaire, surtout en présence de l’Europe actuelle, où précisément trois souverains absolus, le tsar, le pape et le sultan, discrets dans l’omnipotence, tirent si bien parti de leur autocratie et mènent très adroitement leurs affaires temporelles et spirituelles. Seulement la vertu de ces trois gouvernemens réside tout entière dans trois hommes, et qui peut répondre de son successeur ? Chez nous, l’absence d’une majorité homogène et stable dans sa docilité a jusqu’ici empêché bien des réformes qui demandent quelque esprit de suite. C’est un lieu-commun, dans les conversations et les journaux, de se plaindre de l’absence d’hommes de gouvernement ; qu’on nous donne un Richelieu, un Pitt ou un Bismarck, avec les assemblées que nous avons eues depuis vingt-trois ans, ils ne seraient pas restés six mois au pouvoir ! Bien mieux, les principaux personnages qui ont dirigé depuis 1871, avec des qualités et des fortunes diverses, les destinées de ce pays, M. Thiers ou M. de Broglie, Gambetta ou Ferry, ont tous été renversés par des coalitions où leurs propres amis ont pris une part notable et jouaient même parfois le rôle principal.

Il est vrai que les artisans de leur défaite ont été les premiers à faire leur éloge ; c’est depuis longtemps la mode française ; comme disait jadis M. Guizot, on s’est repenti de la chute de la restauration peu de temps après le chant du coq. À cela le temps seul apportera remède, et les palinodies sont choses pardonnables à un siècle qui est plusieurs fois passé du despotisme à l’anarchie. Que l’on compare la situation présente à celle même d’il y a une douzaine d’années, et l’on verra quels progrès ont été réalisés dans la voie de l’apaisement, de la sagesse. La question de la forme du gouvernement est enterrée ; la république, avec plus ou moins d’enthousiasme, est acceptée de tous. La question religieuse est écartée. Ceux qui ont voté les lois, objet de tant de polémiques, veulent s’en tenir là et entendent maintenir le concordat, dans son esprit comme dans sa lettre. Il n’y a pas un mois que le retour aux mesures de proscription des ordres religieux, demandé par l’extrême gauche, était repoussé par le ministère et par la majorité de la chambre. Quant à ceux qui ont combattu ces lois de laïcisation avec le plus de violence, ils s’y soumettent aujourd’hui, en demandant seulement qu’on les applique dans un esprit de modération équitable. L’église elle-même les engage à remettre au fourreau l’épée qu’ils avaient tirée pour sa défense.

Restent les questions économiques et sociales, qui seront le sujet de discussions nouvelles dans la future chambre, mais sur lesquelles on est fort divisé dans le sein de chaque parti politique et qui offriront peut-être l’occasion de groupemens nouveaux. Quant aux questions diplomatiques, la France présente le modèle d’un accord, et l’on peut même dire d’une patriotique unanimité, qu’il s’agisse de l’orientation des alliances européennes, ou des entreprises coloniales jadis si contestées dans notre parlement, avec plus ou moins de fondement, par les oppositions de droite et de gauche.

Nous n’en voulons pour preuve que l’approbation donnée par les deux chambres, avant leur séparation, à la conduite énergique du ministre des affaires étrangères, dans le litige qui vient de se terminer entre la France et le royaume de Siam. On sait que la péninsule indochinoise est traversée du nord-ouest au sud-est par le Mékong. Ce fleuve, sortant du Tibet et de la Chine, sépare d’abord les États vassaux de la Birmanie anglaise des régions dépendantes du Tonkin. Puis il voit se grouper le long de son cours les principautés laotiennes qui, dans la suite des siècles et suivant les hasards des guerres, se sont trouvées alternativement placées sous la suzeraineté du Siam, leur voisin de droite, ou de l’Annam qui, à gauche, s’étend jusqu’à la mer. Enfin il entre dans le royaume du Cambodge, protégé de la France, et arrose de ses bouches nombreuses notre colonie de Cochinchine. Il forme ainsi un trait d’union gigantesque entre nos possessions septentrionales et méridionales de l’Indo-Chine.

C’est dans la partie moyenne du Mékong, dans le Laos, que les Siamois, profitant de notre indifférence et de notre faiblesse, avaient prétendu s’installer d’une manière définitive. Maîtres du cours du fleuve, ils avaient poussé leurs avant-postes si loin sur la rive gauche qu’il ne serait bientôt plus resté à nos protégés annamites qu’une étroite langue de terre le long de la mer de Chine, séparant ainsi les uns des autres les différens tronçons de notre empire colonial. Que le Siam fût tombé un jour, comme la Birmanie, sous le protectorat d’une puissance européenne, et celle-ci aurait pu s’établir en maîtresse, au cœur même de nos possessions du Tonkin, de l’Annam et du Cambodge, sur lesquelles elle aurait été tentée de mettre la main.

La possession de la vallée entière du Laos, ou tout au moins des territoires situés sur la rive gauche du Mékong, était donc indispensable à l’existence de l’Indo-Chine française, et la nécessité de leur occupation effective avait été sans cesse affirmée par tous ceux qui connaissent notre colonie. Les avertissemens n’ont pas manqué au gouvernement. Aucun des ministres qui se succédèrent au quai d’Orsay ne voulut prendre l’initiative d’une expédition militaire ; toute leur action se borna à un échange de correspondances. La mollesse dont nous avions trop longtemps fait preuve avait enhardi les Siamois à ce point qu’ils avaient pu s’installer à 40 kilomètres de Hué et menaçaient ailleurs de couper le Tonkin de l’Annam. Le gouvernement français ne pouvait tolérer plus longtemps de semblables envahissemens.

Au mois de mai dernier, M. de Lanessan fut invité à réunir les forces dont il pouvait disposer, à former des colonnes de tirailleurs annamites et à les diriger sur le Mékong avec ordre de refouler les postes siamois qu’elles trouveraient devant elles. Au cours de cette opération qui nous remit, sans rencontrer de résistance, en possession d’un territoire de près de 500 kilomètres, deux faits graves se produisirent. À Khône, les Siamois qui avaient évacué l’île essayèrent le lendemain de surprendre la garnison ; ils s’emparèrent du capitaine Thoreux et de quelques Annamites qui escortaient un convoi. Dès qu’il en eut été informé, M. Develle ordonna au représentant de France à Bangkok, M. Pavie, de faire savoir à la cour de Siam que, si cet officier et les Annamites ne nous étaient pas rendus, il avait ordre de quitter immédiatement son poste et que nous aviserions. Le gouvernement de Siam qui, par l’organe de son ministre à Paris, avait aussitôt protesté de ses regrets au sujet de cet incident, se décida, après avoir longtemps promené le capitaine Thoreux dans le Laos, à le remettre enfin, il y a peu de jours, aux autorités françaises.

Mais alors un autre fait, beaucoup plus grave, se produisit : le poste de Cammom, sur la rive gauche du Mékong, était occupé par un mandarin siamois. Celui-ci, sur l’injonction de notre résident, M. Luce, fut obligé d’abandonner ses fusils et de se diriger vers le fleuve pour se réfugier sur la rive droite. Il avait à craindre la vengeance des populations au milieu desquelles il devait passer et qui avaient eu à souffrir de ses exactions ; aussi un inspecteur de la milice, M. Grosgurin, l’accompagnait-il pour le protéger, en attendant que la question territoriale fût réglée par les deux gouvernemens. Lorsque le détachement arriva à Keng-Kien, M. Grosgurin tomba malade. Le mandarin en profita pour faire venir d’Houtène, localité située sur la rive droite du Mékong, une bande de Siamois armés. Une fois assuré d’avoir en main une force suffisante, le mandarin fit cerner la maison et, après avoir fait massacrer les quatorze miliciens qui la défendaient, il pénétra lui-même dans la chambre où M. Grosgurin était étendu et, d’un coup de revolver, il assassina dans son lit le malheureux inspecteur.

Ce fait, la cour de Siam n’a pas osé en contester l’atrocité ; elle s’est bornée à demander qu’on lui laissât le temps de prendre des renseignemens, de faire une enquête. C’est alors que, pour obtenir les réparations que nous étions en droit d’exiger, et pour régler la question du Mékong ainsi que d’autres questions pendantes, le ministère français plaça le Siam en présence d’une mise en demeure formelle, et envoya dans l’Indo-Chine M. Le Myre de Villers pour y faire valoir nos justes revendications. Le gouvernement anglais ayant résolu, sur ces entrefaites, de faire partir pour Bangkok plusieurs bâtimens de guerre, en vue de protéger ses nationaux, la France décida d’augmenter aussi ses forces navales. Les instructions de l’amiral Humann, qui les commandait, lui prescrivaient de n’engager aucune hostilité et même, tout en réservant les droits que nous tenons du traité de 1856, dont nous entendions nous servir à notre convenance, de ne pas passer la barre du Ménam, sauf le cas où nos vaisseaux seraient attaqués et forcés de répondre au feu de l’ennemi. Cette réserve était utile, car l’Inconstant et la Comète, arrivés le 13 juillet à l’embouchure du Ménam, y étaient accueillis par le feu des forts et des navires siamois. Nos marins, avec une admirable intrépidité, n’hésitèrent pas à franchir les barrages et les torpilles qui défendaient l’accès de la rivière, et, ne pouvant s’arrêter à Packnam, allèrent mouiller à Bangkok, en vue de la capitale.

Cette odieuse violation du droit des gens, consistant à recevoir, sans avis préalable ni sommation d’aucune sorte, nos navires à coups de canon, n’est pas le seul acte des Siamois qui puisse provoquer notre colère : le lendemain de cette funeste rencontre, un navire de commerce, un paquebot des messageries fluviales de Cochinchine, le Jean-Baptiste Say, qui avait échoué la veille et qu’on venait de renflouer à grand’peine, a été mis à sac par la population de Bangkok pendant que son équipage était maltraité avec la dernière sauvagerie. La dignité de la France et ses intérêts ne lui permettaient pas de patienter davantage ; notre gouvernement l’a compris et la chambre, à l’unanimité, a approuvé son attitude et lui a donné un blanc-seing pour les mesures qu’il conviendrait de prendre. Il ne s’agissait pas, ainsi que M. Develle l’a nettement établi, de porter atteinte à l’indépendance du Siam, mais seulement d’obtenir les indemnités qui nous sont dues pour le passé, et, pour l’avenir, les garanties nécessaires à la sûreté de nos possessions.

Le cabinet français a envoyé à Bangkok, à cet effet, un ultimatum portant sur l’évacuation par les Siamois de toute la rive gauche du Mékong, depuis le point où le fleuve sort du territoire chinois jusqu’à la limite septentrionale du Cambodge et sur le paiement d’une indemnité de 3 millions ; ou, à défaut d’argent, la remise, à titre de gage, de la perception des revenus publics dans les provinces de Battambang et de Siem-Reap (Angkor), limitrophes de notre colonie. Cette somme de 3 millions devait servir à payer les réparations pécuniaires de ceux de nos nationaux qui ont subi quelque préjudice de la part du Siam. Un délai de quarante-huit heures était accordé au gouvernement siamois pour faire connaître s’il acceptait ces conditions ; le prince Dewavongse, ministre des affaires étrangères du roi de Siam, commença par nous envoyer une réponse ambiguë qui ne pouvait nous satisfaire sur aucun point. Il était clair que ce personnage ne cherchait qu’à traîner les choses en longueur, suivant l’usage de l’extrême Orient, que nous avons déjà pu apprécier il y a une dizaine d’années, alors qu’un diplomate chinois négociait paisiblement à Paris, tandis que les troupes de son maître envahissaient le Tonkin. Notre ministre à Bangkok, M. Pavie, n’avait plus désormais qu’à se conformer aux instructions qui lui avaient précédemment été données. Il amena le pavillon de la légation et se retira à bord de l’un des navires français mouillés sur le Mékong. De son côté, le prince Valhana, ministre de Siam à Paris, recevait du quai d’Orsay ses passeports et se disposait à quitter la France.

On se demandait à quelles suggestions obéissait la cour de Bangkok, lorsqu’elle refusait de reconnaître les droits de l’Annam, sur les territoires de la rive gauche du Mékong, situés au nord du 18 degré de latitude. Pouvait-elle oublier à ce point les relations qui ont existé, jusqu’en 1884, entre l’Annam d’une part, et, de l’autre, les États Chans-Annamites et la principauté de Luang-Prabang qui lui payait tribut ? En revendiquant le territoire de cette principauté jusqu’à la rive gauche du Mékong, nous abandonnons au Siam les territoires de la rive droite ; ce qui est une satisfaction rationnelle aux droits que la cour de Bangkok peut, de son côté, faire valoir sur cette principauté laotienne. Dans ces conditions, l’ultimatum du 20 juillet était parfaitement acceptable, et l’on regrettait que le gouvernement siamois nous réduisît à entreprendre une expédition militaire, dont l’issue ne pouvait être douteuse, et dont les résultats eussent été d’autant plus désastreux pour lui qu’elle aurait été plus longue et plus coûteuse pour nous. Il est clair que l’opinion publique française se serait montré d’autant plus exigeante, lors du règlement définitif de ce litige, que nos sacrifices en hommes et en argent auraient été plus grands.

En attendant l’action militaire offensive, M. Develle avait notifié diplomatiquement aux puissances que les forces navales françaises allaient procéder au blocus de l’embouchure du Ménam. Une signification locale avait été faite en même temps à Siam, pour permettre aux navires de commerce, mouillés devant Bangkok, de prendre la mer avec leur chargement. Dans trois ou quatre jours, le blocus serait devenu effectif, suivant les règles du droit international, qui impose aux nations civilisées, pour qu’un investissement maritime soit reconnu valable, cette condition que le commandant croiseur soit en état de le faire respecter par tout bâtiment neutre, se présentant à la barre pour entrer dans le fleuve ou pour en sortir. Cette règle du blocus de fait, imposée aux belligérans pour qu’un investissement demeure légitime, l’amiral Humann eut été parfaitement en état de l’observer avec la flotte dont il dispose, composée d’un cuirassé, un croiseur, deux avisos et cinq canonnières.

Il est vrai que le blocus du Ménam, voie de transit considérable, par laquelle la navigation est très active, aurait exigé une surveillance beaucoup plus stricte que celle qui avait suffi, par exemple, l’année dernière, sur les côtes du Bénin, durant l’expédition du Dahomey ; mais l’étendue des côtes bloquées eût été, en revanche, beaucoup moins grande. D’ailleurs, ce blocus, préjudiciable au commerce européen plutôt qu’aux indigènes et au gouvernement siamois, n’eût pas été d’une très longue durée, parce que l’expédition à l’intérieur que nous préparions, et pour laquelle des troupes spéciales étaient déjà parties de France, eût changé, d’ici quelques semaines, la face des choses.

On espérait d’ailleurs que le jeune roi de Siam et ses ministres reconnaîtraient les inconvéniens qu’il y aurait pour eux d’épuiser les dernières chances de la lutte avec une puissance de premier ordre, qui ne rêve aucune conquête, mais qui est déterminée à faire respecter ses droits. Le roi actuel de Siam, très intelligent et très « moderne, » connaît l’histoire de son pays. Il sait qu’à plusieurs reprises depuis l’époque où nos relations ont commencé, sous Louis XIV, avec le royaume de Laos pour le délivrer de l’ingérence tyrannique des Hollandais, jusqu’à Louis-Philippe en 1840, où l’un des prédécesseurs du prince actuel nous appela à son aide, pour contre-balancer l’influence envahissante de la compagnie des Indes qui s’était emparée de plusieurs provinces, jadis parties intégrantes de cet empire, comme Tenasserim, le Siam n’a eu qu’à se louer de ses bons rapports avec la France. Nous ne retiendrons comme témoignage de ces relations cordiales, que ce traité conclu en 1856, sous Napoléon III, par lequel nous a été concédé le droit de faire remonter, dans le Ménam, nos navires de guerre jusqu’au mouillage de Packman. Il est vrai que, depuis cette date, beaucoup de faits sont survenus, qui ont modifié l’attitude du Siam envers nous, et que les appétits conquérans de la cour de Bangkok se sont éveillés.

Ces appétits ont-ils été excités par l’entourage européen du souverain régnant, dont le bras droit est un Belge, M. Rolin-Jacquemyns, homme de science, ancien député de Gand, ancien ministre de l’intérieur dans le cabinet libéral de M. Frere-Orban, pendant six années, et naguère fondateur à Bruxelles de l’Institut de droit international, qui, étant rentré dans la vie privée et ayant perdu sa fortune, accepta une situation en Égypte, dans les tribunaux mixtes, d’où il passa ensuite à Siam, comme ministre du roi ? Il semble qu’un pareil conseiller, fort au courant de la politique, et que ses anciens compatriotes s’accordent à nous représenter comme un soldat du droit et un esprit juste, devait être peu disposé à lancer son maître dans des aventures sans lendemain. D’autres personnages européens figurent à la cour du roi Koulalonkorn : un capitaine de vaisseau danois, dont le nom est français, sans avoir rien de commun avec le personnage historique qu’il rappelle, M. Duplessis de Richelieu, commande la flotte royale ; le directeur du port de Bangkok est un Allemand, M. Vil, et l’administration des postes et des chemins de fer est entièrement confiée à des fonctionnaires allemands en congé. Il est possible que la nationalité de ces derniers leur ait fait envisager avec plaisir les entreprises lointaines de la France, s’ils partagent les sentimens de quelques organes germaniques, qui n’auraient pas été fâchés de nous voir embourbés dans l’Hinterland siamois et se féliciteraient des rivalités franco-anglaises dans l’Asie orientale. Mais il n’est pas probable que ces agens secondaires aient eu une influence prépondérante.

En tout cas, le parti de la paix a fini par l’emporter à Siam, et le ministre de ce pays a fait savoir à M. Develle que son gouvernement acceptait sans restrictions notre ultimatum dans toute sa teneur. Ainsi se trouve pacifiquement terminé, grâce à la prudence de notre ministre des affaires étrangères, un conflit dont l’autorité française en Orient recueillera tout le bénéfice.

Il importe donc peu de savoir maintenant si, comme beaucoup de nos compatriotes seraient portés à le croire, Albion, — Toujours perfide, à l’œil méfiant de M. Prud’homme, — a cherché à brouiller les cartes à Siam, tout en affirmant à Londres sa ferme intention de ne pas intervenir dans le débat. Nous nous refusons pour notre part à admettre un seul instant cette hypothèse. Le langage de lord Dufferin à Paris, tel que nous l’a rapporté M. Develle, ceux de sir Ed. Grey à la chambre des communes, et de lord Roseberry à la chambre haute, en réponse aux interpellations de quelques ultra-chauvins de Westminster, ne doivent nous laisser aucun doute à cet égard. Certes, il ne manque pas, au-delà de la Manche, d’esprits malveillans toujours prêts à dénaturer la portée de nos actes ; il en est de même, de ce côté-ci du détroit, à l’égard des procédés d’annexion de l’Angleterre. Qui de nous n’a entendu dire que le gouvernement de Sa très gracieuse Majesté avait maintes fois profité de sa puissance, pour accabler de sa supériorité un État faible d’Afrique, d’Asie ou même d’Europe, comme lorsqu’il traitait il y a quelques années avec le Portugal ? N’a-t-on pas été jusqu’à prétendre que, lorsque les besoins de sa politique l’exigeaient, la Grande-Bretagne ne craignait pas de susciter contre elle-même des agressions bénignes, pour avoir occasion, en les réprimant avec énergie, de se créer des titres à la reconnaissance des populations qu’elle mettait, pour leur bien, dans sa poche ?

Pure exagération et folie que tout cela ! Autant vaudrait, plutôt que de croire à de pareilles fables, tenir pour vraie la boutade d’un humoriste français qui affirmait que le royaume-uni, pour étendre son domaine colonial, offrait de temps à autre à un petit peuple de lui vendre des coups de bâton, que naturellement le petit peuple refusait, qu’alors les Anglais lui déclaraient la guerre ; après laquelle le petit peuple, battu et éclairé sur ses véritables intérêts, consentait à acheter annuellement les coups de bâton à un prix double de celui auquel il les avait refusés d’abord. Ce sont évidemment là des incartades de presse, auxquelles de grandes nations ne doivent pas attacher d’importance. Au fond, la France et l’Angleterre, comme l’Allemagne, la Belgique et l’Italie, font toutes, dans ces contrées exotiques, œuvre civilisatrice et, plus qu’elles ne s’en doutent peut-être, œuvre désintéressée. Car tout pays soumis par l’une d’entre elles à l’action de l’Europe est tôt ou tard agrégé par ce seul fait à notre vie, incorporé au patrimoine de ce monde civilisé qui est notre patrie commune.

De pareilles œuvres, au regard de l’avenir, ne sont-elles pas plus nobles et plus fructueuses, malgré les piqûres passagères d’amour-propre qu’elles amènent, que les dissentimens implacables au sein de la vieille Europe, avec les sacrifices pécuniaires qu’ils exigent des peuples riverains, sacrifices dont l’augmentation récente de l’armée allemande vient de fournir un nouvel échantillon. Au XIXe siècle, le dieu de la guerre veut être gavé d’or, à défaut de sang, et il en consomme des quantités prodigieuses. L’armée de paix, dans un grand État actuel, atteint un effectif que jamais les États d’autrefois n’eussent imaginé pouvoir réunir en temps de guerre, lorsqu’ils achetaient les soldats au lieu de les prendre gratis. Le parlement, nommé le 15 juin, a voté la loi militaire le 15 juillet, à une majorité de 16 voix (201 contre 185), ainsi que nous le prévoyions il y a un mois. La discussion a été courte. Après une séance consacrée à l’audition d’un discours de l’empereur, plein d’une grandeur religieuse, — évidemment Guillaume Il est convaincu qu’il remplit une mission providentielle et qu’il rend un signalé service à « son peuple, » comme il peut, suivant l’antique esprit féodal, nommer la nation allemande, en envoyant cinquante mille jeunes soldats de plus sous les drapeaux, — après la nomination du président, M. de Levetzow, remis en possession du fauteuil qu’il avait quitté au mois de mai, le Reichstag a commencé immédiatement ses travaux.

L’empereur, recevant les membres du bureau, avait fait remarquer qu’en France les demandes de crédit pour l’armée ne rencontrent jamais d’opposition ; il avait fait ressortir la rapidité avec laquelle, disait-il, on avait voté à Paris la loi concernant les cadres. L’exemple n’était pas bien choisi peut-être, puisque notre loi des cadres est restée plus d’un an dans les cartons, et que, dans le dernier rapport de M. Mézières, qui a précédé le vote final, elle n’est plus apparue que comme l’ombre d’elle-même, fort différente du projet primitif. Au contraire, huit jours ont suffi à Berlin pour les trois lectures du projet de M. de Caprivi, tel qu’il avait été amendé par M. de Huene. Les mêmes orateurs que nous avions entendus, il y a deux mois, sont remontés à la tribune pour y refaire à peu près les mêmes discours : MM. de Manteuffel, pour les conservateurs, de Kardorff pour le parti de l’empire, Rickert pour les ralliés de l’union libérale, et Jazdzewski pour les Polonais, autres ralliés ceux-là, qui ont su tirer habilement parti de leur voix, ont parlé en faveur de la loi militaire. MM. le comte Hompesch au nom du centre, Bebel au nom des socialistes et Richter au nom du parti progressiste, bien réduit, mais ferme encore sur ses ruines, ont motivé les répugnances que leur inspirait l’augmentation demandée.

Suivant la coutume, et chacun pour les besoins de sa cause, les amis du pouvoir ont représenté la France et la Russie comme très fortes, très riches, très dangereuses ; les orateurs de l’opposition les ont peintes, au contraire, sous les couleurs les plus noires, très pauvres, très divisées, très faibles. On affirmait que l’acceptation du projet de loi serait subordonnée, par quelques hésitans, aux engagemens que prendrait le ministère sur l’irrévocabilité du service de deux ans que l’on va établir. Il n’en a rien été ; le comte Caprivi s’est borné à déclarer, sans se compromettre, que « les gouvernemens confédérés, dans le cas où le service de deux ans ne rencontrera pas des obstacles insurmontables et qu’il est impossible de prévoir dès à présent, ne reviendront pas en 1899 au service de trois ans. » De leur côté, les députés antisémites, qui, par leur nombre, sont aujourd’hui devenus un appoint intéressant de la majorité, avaient fait savoir qu’ils ne voteraient la loi que si le ministère s’engageait à proposer un impôt sur les opérations de Bourse. Ils l’ont votée, mais le chancelier, ou plutôt M. Miquel, ministre des finances de Prusse, qui vient de joindre à son portefeuille la trésorerie impériale, ne s’est engagé à rien.

Le Reichstag s’est contenté d’autoriser les dépenses qu’entraîne l’adoption du système nouveau, — 90 millions de francs pour cette année et 30 millions pour les suivantes, — sans s’occuper des recettes destinées à y faire face. La recherche des impôts à créer sera l’affaire des ministres confédérés, qui se réuniront à cet effet à Francfort dans le courant du mois d’août.

De ce que la loi militaire ait été si aisément enlevée à Berlin, il ne s’ensuit pas que l’Allemagne y soit en majorité favorable. Par un curieux effet de découpage des circonscriptions, les partis ne sont nullement représentés au Reichstag en proportion de leur importance. Les progressistes, qui ont encore près d’un million de voix n’ont pas le tiers du chiffre des députés conservateurs qui pourtant n’atteignent guère à plus de la moitié de leurs suffrages. Les socialistes, qui ont moitié moins de députés que le centre, ont cependant un nombre égal et même plus élevé d’électeurs. Le parlement de l’empire se trouve donc dans cette situation, dont on a vu ailleurs plus d’un exemple, mais qui n’en est pas moins anormale et périlleuse à la longue, de n’être nullement l’exacte expression du suffrage universel dont il tient ses pouvoirs. Il faut aussi remarquer que la majorité du 15 juillet, en faveur de la loi, vient surtout de la Prusse. Presque en bloc, l’Allemagne du Sud a voté contre : en Bavière, on compte plus des quatre cinquièmes des députés dans l’opposition ; en Wurtemberg, on en compte 14 sur 17. C’est là un fait inquiétant pour les directeurs de la politique au-delà du Rhin, et ils feront bien de n’user qu’avec circonspection de la majorité actuelle.

Le même conseil aurait pu être donné pour d’autres motifs au gouvernement de Belgrade, s’il ne s’était désintéressé tout d’abord, avec bien trop de timidité, de la campagne fâcheuse où le parlement serbe s’est engagé. Il s’agit du procès intenté, par la majorité radicale actuelle, à l’ancien ministère libéral présidé par M. Avakoumowitch. Après le coup d’État accompli au mois d’avril parle jeune roi Alexandre, coup d’État accueilli en Europe, comme on s’en souvient, avec une réelle faveur, puisqu’il rendait la parole au pays, des élections avaient eu lieu pour la Skouptchina. Les libéraux qui ne s’étaient maintenus aux affaires que par des coups de parti, annulant les élections et ne souffrant à la chambre qu’un petit nombre d’adversaires, furent contraints de reconnaître leur impuissance et n’osèrent même pas affronter la lutte. M. Rislitch, l’ancien régent, ayant décidé l’abstention de ses partisans, sous le prétexte que les libéraux devaient en ce moment éviter tout conflit, la nouvelle Skouptchina ne s’est composée que de 119 radicaux et de 11 progressistes contre un seul membre du parti libéral.

Jusqu’à ces derniers temps, le ministère et la quasi-unanimité de la chambre, fermement unis, avaient fait un judicieux usage de leur pouvoir. Le rappel de la reine Nathalie, qui avait eu d’ailleurs le bon sens de n’en point profiter et de se contenter de la réparation honorable à laquelle elle avait droit, la suppression de la censure sur les journaux, l’éloignement de M. Paschitch, président de l’ancien cabinet radical, qui représentait les doctrines exagérées du pan-serbianisme, et que l’on avait pourvu de la légation de Saint-Pétersbourg, tous ces actes du cabinet Dobritch indiquaient l’intention de suivre, à l’intérieur comme à l’extérieur, une ligne prudente et réservée. Les rancunes de la chambre actuelle n’ont pas permis d’y persévérer ! Lorsqu’un journal radical de Belgrade lança cette idée des poursuites contre l’ancien ministère, même lorsque la Skouptchina, dans son adresse en réponse au discours du trône, émit un vœu dans ce sens, on pouvait supposer que la jeune Serbie ne suivrait pas ses aînées de l’Occident dans des erremens qui rappellent les heures tristes de leur vie nationale, et qu’elle n’ouvrirait pas, en reprenant possession d’elle-même, une ère de haines indéfinies.

Cependant plus de 100 membres, sur 134, se sont prononcés pour cette mesure. Vainement M. Garachanine, l’un des anciens proscrits de cette dictature que l’on poursuit, qui ne passe pas au demeurant pour une âme ultra-sentimentale, a montré que la raison d’État, invoquée par les radicaux, loin de commander des représailles, imposait au contraire, dans l’intérêt de la paix publique, l’oubli mutuel des fautes commises ; la chambre a nommé une commission de douze membres, chargée de diriger le procès et dont le premier acte a été de consigner dans leur demeure chacun des ministres incriminés. Quant au cabinet actuel, il paraît aujourd’hui déterminé à s’opposer à l’action directe de la commission contre les ministres, il menace de démissionner et le roi le soutient dans une résistance que nous serons heureux de voir persister. La juridiction exceptionnelle que l’on prépare en effet, la qualité des prévenus, qui ont agi au nom et en vertu de l’autorité royale elle-même, représentée alors par la régence, la situation inextricable où la justice et la légalité apparente vont se trouver face à face, tout concourt à créer une procédure révolutionnaire que les maîtres d’aujourd’hui peuvent avoir à regretter un jour.


Vte G. d’AVENEL.


LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

Le ministre des finances, interrogé au sénat dans les derniers jours de la discussion du budget sur les premiers résultats de la loi frappant d’un impôt les opérations de Bourse, a répondu que le rendement pour le premier mois d’application avait été très satisfaisant et que l’impôt, selon toute vraisemblance, donnerait plus que le montant pour lequel il avait été inscrit au budget de 1894, soit 7 millions. Il est ainsi avéré que, malgré toutes les doléances, il se fait encore sur le marché de Paris d’assez importantes opérations de Bourse ; la spéculation a le champ libre et un certain genre d’opérations seulement se trouve entravé, celui des négociations de pur jeu roulant sur les petites primes pour le lendemain ou sur l’échelle établie sur des différences infinitésimales de cours.

Toutefois un ralentissement des affaires est manifeste ; un grand nombre de valeurs, qui étaient autrefois l’objet de négociations régulières à terme, ne se cotent plus qu’au comptant, où même on ne voit que rarement figurer leurs prix. La spéculation a successivement abandonné les actions des chemins étrangers, Autrichiens, Lombards, Nord de l’Espagne, Saragosse, ses valeurs favorites d’antan, puis toutes les actions de nos grandes compagnies de chemins de fer, sauf peut-être le Lyon et le Nord, puis les valeurs industrielles, sauf le Suez, enfin les titres de tous les établissemens de crédit. Ce dernier marché est absolument abandonné, les transactions y sont des plus insignifiantes, le public ayant peu de goût pour ces titres et la spéculation ne les connaissant plus comme élémens possibles de combinaisons. Où est le temps que les actions de la Société générale, du Crédit mobilier espagnol, de la Banque des pays autrichiens et de tant d’autres banques étaient achetées ou vendues chaque jour par centaines ?

Les spéculateurs ont encore abandonné l’amortissable et le 4 1/2 pour 100 ; ils ne s’occupent plus que de la rente 3 pour 100, de quelques fonds étrangers comme l’Italien, l’Extérieure, l’emprunt russe d’Orient en roubles crédit, le Turc, et, accidentellement, d’un petit nombre de valeurs, comme la Banque ottomane, le Rio-Tinto, les mines De Beers. Même les fonds d’États comme les rentes or de Russie, le 4 pour 100 de Hongrie, l’Unifiée et la Privilégiée d’Egypte, le Portugais 3 pour 100, l’Argentin 5 pour 100, la Priorité, l’obligation Douanes et l’obligation consolidée de Turquie, ne fournissent plus d’aliment qu’aux petites opérations du comptant. Inutile d’ajouter que les obligations de nos grandes compagnies de chemins de fer, par l’impassibilité sereine de leurs cours, n’ont jamais sollicité, maigre leur admission aux négociations à terme, l’attention des spéculateurs.

Même pour les valeurs dont ceux-ci s’occupent le plus habituellement, notre marché subit souvent l’impulsion des places étrangères plus qu’il ne dirige lui-même le courant. C’est de Berlin que viennent les oscillations décisives sur le rouble et l’emprunt d’Orient ; les prix des obligations helléniques, des fonds brésiliens et argentins sont déterminés à Londres, et de même ceux des De Beers et Rio-Tinto. Nous n’exerçons guère notre initiative que sur le 3 pour 100 français, trois ou quatre de nos valeurs locales, et deux ou trois fonds. Extérieure, Italien et Turc.

La vérité est donc qu’il se fait encore des opérations de Bourse sur le marché de Paris, mais que le terrain sur lequel évolue la spéculation va se rétrécissant chaque année, et qu’en ce moment, en pleine morte-saison, et l’impôt aidant, il s’en fait moins que ne le voudraient ceux qui sont attachés à l’industrie des affaires financières. Même sur la rente française, on se demande s’il y a encore de la spéculation. Autrefois, à chaque liquidation mensuelle, on voyait s’engager à propos de la réponse des primes ou du cours de compensation de véritables combats entre haussiers et baissiers. Les uns et les autres s’étaient livrés, tout le mois, à de profonds calculs sur la probabilité de certains événemens, bons ou fâcheux, et sur la portée de leurs conséquences éventuelles. À grands coups de crayon, ils avaient déprimé, puis relevé le niveau des cours ; puis, lorsqu’approchait l’heure du règlement des comptes, le jeu devenait plus serré, le combat plus acharné, les coups plus violens. Aujourd’hui il n’y a plus d’adversaires en présence les uns des autres. La race des grands vendeurs a disparu ; la hausse continue du 3 pour 100 en a eu raison jusqu’au dernier. D’un côté on voit le trésor intéressé au maintien des plus hauts cours de la rente, les grands banquiers, haussiers par profession et par tempérament, les institutions de crédit qui ont dû se faire rentiers, ne pouvant plus vivre de l’escompte, la Caisse des dépôts qui va redevenir bientôt le grand acheteur ; de l’autre un petit, très petit groupe de spéculateurs qui en temps ordinaire n’osent agir, mais se hasardent encore de temps à autre, lorsque surgit un événement qu’ils jugent dangereux, à passer de faibles ordres de vente.

Mal leur en prend, et ils feraient mieux de s’adonner à quelque autre honnête métier. Ils n’ont pas plus tôt passé leurs ordres, en baisse naturellement, que la rente est déjà relevée, la grande armée de l’ordre ayant détaché à la rescousse une simple escouade ; l’événement fâcheux n’est plus qu’un événement sans portée, et nos timides vendeurs sont étranglés. C’est ainsi que, même avec l’affaire du Siam, le 3 pour 100 n’a fléchi qu’un jour à 97.50 et s’est relevé dès le lendemain à 97.85.

Les fonds étrangers ont été presque tous faibles et terminent en baisse la quinzaine. Le marché de Londres a éprouvé un ébranlement sérieux et ne s’en est pas encore remis. Des pertes énormes ont été subies sur les fonds sud-américains, les titres miniers, les actions de chemins de fer de l’Amérique du Nord, les rentes helléniques, espagnoles, etc. Les valeurs yankees ne se cotent pas sur notre marché, mais on peut juger du désarroi au Stock-Exchange par les différences de cours de quelques-unes des valeurs se négociant sur les deux places. L’Argentin 5 pour 100 a baissé depuis le 15 de 322 à 314, le 5 pour 100 hellénique de 220 à 186, le Rio-Tinto de 875 à 365, la mine De Beers de 422 à 405 après 390.

À Berlin, le rouble est en réaction sur la décision prise par le gouvernement de Saint-Pétersbourg d’appliquer, à partir du 1er août, aux importations d’Allemagne le tarif maximum russe. Le conseil fédéral allemand a aussitôt voté des représailles et voici la guerre douanière allumée. Le rouble a reculé de 215 à 212, l’emprunt d’Orient de 68.80 à 67.50. L’Italien a perdu d’abord une unité pleine, de 87.82 à 86.75, sous la double action de la hausse du change à 108 et de la disparition complète de la monnaie divisionnaire d’argent en Italie ; ce fonds s’est ensuite relevé à 87.50.

L’Extérieure a baissé jusqu’à 61.75 ; elle a repris aussitôt à 62.25. M. Gamazo a enfin obtenu des Cortès le vote du budget. Le change, après avoir dépassé 20 pour 100, a été ramené à 19.75 pour 100.

Le revirement en hausse s’est accusé principalement sur le 3 pour 100 français dans la journée du 29, lorsque furent publiées les dépêches concernant la soumission définitive, et sans conditions, du roi de Siam, à notre ultimatum. La rente, dans cette journée, a été portée par des achats continus de 97.85 à 98.15 ; l’Italien atteignit 87.60 et l’Extérieure 62.65. Parmi les autres fonds d’État, les variations ont été moins significatives. Le Hongrois a été recherché presque jusqu’à 94, l’emprunt d’Orient, après avoir fléchi de plus d’une unité à 67.50, s’est rapproché de 68, les valeurs turques ont été bien tenues, les obligations helléniques se sont arrêtées dans leur déroute un peu au-dessous de 200. À Londres, les dispositions sont devenues moins moroses après la liquidation ; toutefois, les inquiétudes relatives au marché de New-York subsistent, et le marché monétaire accuse quelques symptômes d’une tension prochaine ; d’importans envois d’or d’Angleterre aux États-Unis ont déjà été annoncés.


Le Secrétaire de la rédaction, gérant,

J. BERTRAND.