Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1871

Chronique n° 943
31 juillet 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet 1871.

Il est encore bien des esprits qui ne peuvent se faire au régime sous lequel nous vivons, et qui à la première occasion éclatent en impatiences. La réflexion les retient, l’instinct les emporte parfois. Ils passent leur temps à mettre d’accord leurs idées, qui vont au-delà de l’ordre de choses actuel, et leur patriotisme, qui s’incline devant la nécessité. C’est ainsi que s’expliquent peut-être ces légères recrudescences, de plus en plus rares d’ailleurs, où se réveillent comme dans un éclair ces questions de république et de monarchie qu’on est convenu de laisser dormir, et qui se déchaînent de temps à autre à l’improviste, ne fût-ce que dans une discussion sur la validité d’une élection. Un instant tous ces mots de guerre retentissent, la querelle a l’air de s’enflammer, c’est l’effet de l’impatience ; aussitôt on court se remettre à l’abri sous la protection du pacte qu’on s’est fait une loi de maintenir, c’est la réflexion qui reprend son droit. Le pacte de Bordeaux, c’est notre constitution. Assurément, on ne peut dire le contraire, ce régime qui pèse aux impatiens et à tous les partisans de la logique à outrance, ce régime est une nouveauté un peu étrange dans l’histoire des gouvernemens ; il n’a pu naître que dans des circonstances extraordinaires, et parce qu’il a trouvé tout à propos pour le personnifier un homme offrant les garanties d’un esprit supérieur et d’une grande expérience, d’un patriotisme dévoué et d’un libéralisme conservateur. Il a quelque peine à se définir lui-même, et il aurait tout au plus un nom, s’il ne s’appelait avant tout la France. Il ne faut pas cependant l’oublier, ce régime a pour lui, aujourd’hui comme hier, la force de la nécessité : il est la défense du pays devant l’étranger, la sauvegarde de ce qui nous reste d’ordre intérieur, et, tel qu’il est depuis qu’il existe, il a suffi pour créer ces conditions visibles d’apaisement où la vie commence à renaître, où de vieilles proscriptions ont pu être abrogées sans péril, où assemblée et gouvernement sont à coup sûr moins préoccupés de multiplier les causes de division que de s’unir, de se ménager, même quand ils ne sont pas d’accord.

C’est un régime provisoire, soit ; connaît-on beaucoup de régimes définitifs qui auraient pu faire en si peu de temps ce qu’a fait ce régime provisoire par la seule autorité du bon sens, du patriotisme et de la persuasion ? Il y a quelques mois à peine, la France était accablée sous le poids des plus horribles infortunes, au point qu’on en était à se demander comment elle pourrait se relever, d’où elle pourrait tirer l’effroyable rançon qu’on lui imposait le couteau sur la gorge. Elle n’est point encore relevée à sa juste hauteur sans doute ; elle a du moins trouvé des ressources, elle a vu renaître son crédit par cet emprunt dont le prodigieux succès avait été si habilement ménagé, qui a été une victoire pour celui qui l’avait préparé comme pour le pays. Il n’y a pas si longtemps encore, les passions de parti se jetaient avec une ardeur jalouse sur certaines questions dont elles exagéraient la gravité. Il semblait que, si l’on ouvrait la porte aux princes des anciennes familles royales, si on touchait aux lois d’exil, tout devait être en combustion le lendemain. Les lois d’exil ont disparu, les princes sont revenus, ils ont pu respirer l’air de la France et vivre de la vie de tout le monde ; il n’y a point eu, que nous sachions, la moindre révolution. Ce qui était une question n’en est plus une, et la république ne s’en trouve pas plus mal. Il y a mieux, M. le comte de Chambord lui-même a pu en pleine France, dans son château de la Loire, publier son manifeste sur le drapeau blanc ; il est venu en France sans apparat, sans faste d’aucune sorte : il s’est retiré simplement. Qu’en est-il résulté ? Pas même l’ombre d’une agitation, — preuve infaillible de cet état d’apaisement mêlé, si l’on veut, de lassitude, où peuvent se passer le plus tranquillement du monde des faits qui eussent été considérés autrefois comme des dangers publics, qui auraient mis toutes les polices en campagne. Ce n’est point sans doute que dans la situation de la France tout soit également inoffensif et rassurant. Quand on voit les incendies se succéder dans certaines villes, à Nancy, à Bourges, ailleurs encore, à la suite des incendies de Paris, on est porté à se demander si ces sinistres sont l’œuvre du hasard, ou s’ils ne sont pas l’implacable réalisation de quelque plan mystérieux et diabolique destiné à entretenir l’agitation. Quand on observe certains symptômes, on se dit involontairement qu’il y a des passions qui ont été vaincues sans être découragées, et que le gouvernement entendrait singulièrement son devoir, s’il montrait quelque faiblesse après avoir été obligé de livrer la plus sanglante bataille. Oui, sans doute, on ne peut s’y tromper, il y a des passions qui vivent encore dans certaines sphères ; mais dans la masse du pays ce qui domine, c’est le désir ardent du repos, c’est le besoin de voir se régulariser et se consolider cette paix relative qui a fait d’incontestables progrès depuis deux mois, qui est l’œuvre d’un régime de patriotique et libérale prudence, et à laquelle tout le monde a contribué, le chef du pouvoir exécutif par ses directions, son initiative et son habileté, l’assemblée nationale par son esprit d’abnégation et sa bonne volonté.

Cette assemblée en effet, cette assemblée elle-même est assurément des plus modérées. Elle a un mérite qui a singulièrement servi à la paix publique dans les circonstances actuelles : en tout ce qui est politique, elle sait se contenir et même oublier presque, quand il le faut, qu’elle est le pouvoir prépondérant, l’image vivante de la souveraineté nationale. Elle sait prudemment résister aux tentations de la toute-puissance, et, jusque dans ses relations journalières avec le gouvernement, elle n’abuse point de ses droits les plus incontestés, elle n’en use même pas toujours ; elle s’abstient avec un soin scrupuleux de tout ce qui pourrait avoir l’air de provoquer des crises ou des conflits inutiles, et véritablement jamais assemblée politique n’a vu s’agiter dans son sein moins d’ambitions et de compétitions de pouvoir. Voyez effectivement ce qui se passe : à coup sûr, l’assemblée nationale n’a aucun enthousiasme pour le ministère, oh ! pour cela non, elle n’aime pas le ministère ; elle fait des exceptions pour quelques-uns des membres du cabinet, comme M. Lambrecht ; pour d’autres, elle n’a que le goût le plus médiocre, cela est certain, cela saute aux yeux, et, pour tout dire, elle n’a pas absolument tort, car enfin, parmi ces ministres que rassemblée n’aime guère, il en est qui après une expérience suffisante pourraient désormais quitter le pouvoir sans laisser un vide sensible dans la direction des affaires publiques. Le malheur de quelques-uns des ministres d’aujourd’hui, c’est de plier sous le poids des événemens auxquels ils ont participé, ou de paraître ne pas comprendre la gravité de la mission que la plus impérieuse nécessité leur impose. Ils sont des ministres ordinaires et très ordinaires dans des circonstances extraordinaires, voilà leur faute. Ils n’ont visiblement aucune étincelle de l’inspiration virile et passionnée qui devrait aujourd’hui diriger des hommes dans l’œuvre de la régénération morale et de la reconstitution du pays.

Quoi donc ! direz-vous, M. Jules Simon n’est-il pas un ministre plein de feu et de zèle ? Il vient de faire une tournée à Brest et à Cherbourg ; il est allé visiter les insurgés de Paris retenus sur les pontons, il a étudié leurs dossiers, il s’est attendri peut-être. Nous sommes charmés d’apprendre que M. Jules Simon a trouvé le temps d’aller à Cherbourg et à Brest inspecter les pontons, et puisqu’il est en si bonne humeur d’activité pour les choses qui ne le regardent pas, il ne serait pas inutile qu’il déployât cette même activité dans l’administration de l’instruction publique, qui le regarde un peu plus. Quand M. Jules Simon s’occuperait de l’enseignement, où tout est à faire, au lieu de s’occuper des pontons, il n’y aurait que moitié mal, et il serait sans doute alors un ministre un peu plus accrédité. Tout ceci veut dire que l’assemblée n’a certes pas toujours tort dans ses défiances, et cependant elle n’a cessé d’observer la plus grande réserve, elle n’a eu recours à aucun de ces procédés par lesquels les parlemens font la vie difficile à un cabinet, elle n’a laissé échapper aucun vote d’impatience ou d’ennui. Que quelques-uns des ministres songent à se retirer et aient remis leur démission au chef du pouvoir exécutif, cela même se passe en dehors des sphères parlementaires. L’assemblée n’y est directement pour rien, et si elle avait à dire son mot, ce n’est pas M. Jules Favre seul, ce n’est même pas peut-être M. Jules Favre le premier qu’elle rendrait à une retraite qu’il a si bien méritée, et que d’autres ont méritée autant que lui. Les ministres qui ont toute sorte de titres à se retirer peuvent se faire illusion, ils peuvent se figurer qu’on les poursuit pour leurs opinions, pour leur passé, pour le rôle qu’ils ont joué au 4 septembre ; non, ils tomberaient, s’ils tombaient, parce qu’ils ne répondent plus aux nécessités d’une situation nouvelle. L’assemblée n’a rien fait pour hâter leur chute, elle a montré à leur égard le désintéressement le plus complet, et elle serait bien plus désintéressée encore, si la petite crise qui se déroule à petit bruit depuis quelques jours à Versailles devait se borner à la retraite de M. Jules Favre.

est vrai, et c’est là précisément un des traits curieux du régime actuel, il est vrai, soit dit sans offenser personne, que les ministres ne comptent guère, et que tout ce qui se fait en politique depuis six mois se noue par-dessus leur tête entre M. Thieis et l’assemblée. Quand M. Thiers veut faire sentir son action, il ne se sert pas d’intermédiaire, il va droit à l’assemblée, et il lui parle ce langage éloquent, sensé, habile, persuasif, qui la laisse toujours charmée. Quand l’assemblée elle-même a une opinion décidée, elle sait bien que c’est au chef du pouvoir exécutif qu’elle doit s’adresser. M. Thiers et l’assemblée, ce sont là les deux vraies forces de la situation faite à la France, et ce qui achève de caractériser le régime actuel, c’est que les relations de ces deux forces, de ces deux pouvoirs si l’on veut, n’ont d’autres règle, d’autre mesure qu’une sagesse commune. On a eu déjà plus d’une fois la pensée de régulariser ou de préciser ces relations en leur assurant du moins une certaine durée, en les mettant à l’abri des instabilités quotidiennes. On semble y revenir aujourd’hui par l’idée d’une proposition qui conférerait à M. Thiers un pouvoir plus permanent, proportionné sans doute à l’existence de l’assemblée elle-même. Ira-t-on jusqu’au bout de ce projet, remis à jour tout à coup ? cette combinaison se lie-t-elle à une modification ministérielle ? a-t-elle été conçue en prévision des vacances prochaines que l’assemblée veut se donner ? Rien n’est assurément plus naturel que de vouloir donner une certaine stabilité à des conditions de gouvernement nécessaires, rien n’est plus politique que de chercher à maintenir au pouvoir la sagesse et l’habileté, quand on a eu la bonne fortune de les trouver réunies dans un homme qui est l’honneur de son pays.

On peut essayer de résoudre ce problème ; il ne faut pas cependant se faire illusion : ce ne sera pas aussi facile qu’on le croit, par cette raison bien simple qu’en l’absence de toute constitution définitive c’est toujours l’esprit de bonne conduite et de bonne volonté qui règne et gouverne en dehors de toutes les combinaisons momentanées qu’on s’impose. Le nom pourra changer, la situation restera à peu près la même, en ce sens que demain comme hier elle reposera sur le concours permanent, nécessaire, toujours renouvelé des deux forces que les circonstances ont rapprochées pour le bien du pays. Au point où nous en sommes, on conçoit aussi peu l’assemblée sans M. Thiers que M. Thiers sans l’assemblée. C’est l’alliance de ces deux forces qui nous a rendu ce que nous avons de paix publique, qui a ramené la sécurité, la confiance, l’illusion de quelque chose de définitif dans le provisoire. C’est par l’alliance de ces deux forces que la France peut reprendre une attitude devant l’étranger, renouer des relations et se remettre à suivre avec fruit pour elle-même, peut-être aussi avec utilité pour d’autres, tous ces mouvemens qui s’accomplissent en Europe, en Allemagne comme ailleurs. C’est par l’alliance de ces forces enfin et seulement par cette alliance qu’elle peut arriver à résoudre tous ces problèmes qui deviennent chaque jour plus pressans, qui sont la condition première de sa renaissance parmi les peuples, la réorganisation de son armée, la réorganisation de ses finances, la réorganisation de tout ce qui peut renouveler sa puissance intérieure en rouvrant les sources de sa vitalité politique et morale.

Que M. Thiers et l’assemblée ne soient pas toujours d’accord dans la recherche des moyens les plus propres à réaliser cette œuvre de réformation nationale, ce n’est point certainement impossible, et il faudrait bien de la naïveté pour n’avoir point prévu d’inévitables conflits d’opinions. Non, M. Thiers et l’assemblée ne sont pas toujours d’accord, ils ne s’entendront pas toujours, et ils ne doivent pas moins rester unis. On fera ce qu’on a fait ces jours derniers, lorsque l’assemblée, paraissant disposée à faire peser sur le pays tout entier l’indemnité des dommages causés aux départemens envahis, s’est trouvée en présence du chef du pouvoir exécutif défendant les intérêts du trésor. On a pris quelques jours, et on trouvera sans doute une transaction. Ce qui est bien clair, c’est qu’il y a un certain nombre de questions dont la solution est désormais urgente, impérieuse ; il n’y a plus de temps à perdre.

La réorganisation de nos forces militaires est surtout une de ces questions qui s’imposent d’elles-mêmes. Depuis quelques mois, toutes les opinions ont pu se produire, toutes les polémiques sont ouvertes, tous les systèmes ont plaidé leur cause, sans parler des faits qui ont de leur côté un langage assez éloquent. Une commission parlementaire s’est livrée au travail le plus consciencieux et le plus approfondi. Aujourd’hui la décision ne peut plus être ajournée, d’autant plus qu’on semble s’être mis d’accord sur le principe même du service obligatoire. Le principe admis, tout n’est point fini certainement, mais du moins on a fait un grand pas, on a un point de départ fixe, et on peut s’engager dans cette œuvre laborieuse, difficile, patriotique, de la réorganisation de l’armée. Une discussion prompte, suivie d’une solution définitive, aurait l’avantage de dissiper toutes les incertitudes, de mettre fin à une foule de polémiques très vives, très bien intentionnées, nous n’en doutons pas, mais qui ne sont peut-être pas toujours profitables à l’esprit militaire. Certes, dans l’étude de ce grand problème de l’organisation de notre armée nouvelle, les rapports que M. le colonel de Stoffel adressait autrefois de Berlin au gouvernement impérial, et qu’il rassemble aujourd’hui, sont un des documens les plus utiles et les plus saisissans. Ces rapports, où éclate le pressentiment attristé de nos désastres, montrent d’avance ce qui manquait à la France, ce qui faisait la supériorité de la Prusse ; ils sont l’analyse passionnée et lumineuse de l’inégalité de ces forces qui allaient s’entre-choquer, et ils sont inséparables de l’histoire de cette guerre, conduite avec une impéritie que M. de Persigny avoue aujourd’hui, après avoir été entreprise par l’imprévoyance. Nous nous demandons seulement par quelle étrange inspiration M. le colonel Stoffel a cru devoir ajouter à ces rapports une préface amère et désespérée qui incrimine tout, le présent, l’avenir comme le passé. Si M. le colonel Stoffel dit vrai, que reste-t-il debout en France, et que peut-on espérer encore ? Rien en vérité. Qu’on soit sans illusion et sans faiblesse pour les infatuations populaires comme pour les fautes des hommes, rien de mieux ; mais enfin ce n’est point sous cette inspiration désespérée qu’on peut se mettre utilement à réorganiser notre armée, et ce n’est point dans cet esprit que l’assemblée abordera la grande discussion qui s’approche.

Les affaires financières ne sont pas moins pressantes pour le moment que la réorganisation militaire. Il faut combler les déficits créés par la guerre, assurer le service des intérêts des emprunts devenus nécessaires, proportionner en un mot nos ressources à nos charges nouvelles. Le gouvernement, on le sait, a proposé un certain nombre d’impôts dont le plus grave est un droit de 20 pour 100 sur l’entrée des matières premières. Si M. Pouyer-Quertier était seul à proposer cette taxe, ce ne serait rien encore ; mais ici M. Thiers apparaît comme la terrible arrière-garde de son ministre des finances. Or la commission du budget résiste jusqu’ici à cette proposition, dans laquelle elle voit, non sans raison, une menace pour le commerce français. Il faut cependant combler ce déficit béant. Les uns proposent une taxe sur les produits fabriqués, d’autres reviennent plus que jamais à l’impôt sur le revenu ; mais l’impôt sur le revenu implique à son tour un remaniement presque complet de notre système tributaire, et c’est ainsi que les problèmes s’agrandissent. La commission du budget est encore à l’œuvre, et tout ce qu’on peut dire, c’est qu’elle porte dans l’étude de ces épineuses affaires de finances un esprit qui, pour être indépendant, ne se prêtera pas moins aux transactions nécessaires.

Une des questions les plus graves, les plus délicates peut-être, et où éclate avec le plus d’ingénuité l’esprit à la fois conservateur et novateur de cette assemblée versaillaise chargée de remettre la France sur le chemin du salut, c’est cette question de l’organisation des conseils-généraux ou de la décentralisation, qui vient d’être agitée pendant quelques jours. La loi de décentralisation, due à l’initiative parlementaire, a été votée à une seconde lecture, — une réforme dont on parlait depuis si longtemps se trouve presque accomplie. Y aura-t-il à la dernière heure, à l’épreuve suprême et définitive de la troisième lecture, quelque revirement provoqué par une intervention plus ou moins directe du chef du pouvoir exécutif ? Ce qui est clair, c’est que l’assemblée tient à son œuvre, c’est que la majorité, formée d’ailleurs en dehors de tout esprit de parti, a enlevé la victoire au pas de charge, sans se laisser détourner par les oppositions ou les malveillances qui cherchaient à lui faire peur de ses témérités novatrices. On peut dire en effet que la loi nouvelle est bien l’expression des tendances les plus intimes de cette masse parlementaire, de cette armée qu’on ne sait trop comment définir, puisqu’elle compte des soldats dans tous les camps, dans la jeune gauche comme dans la droite, mais qui porte certainement dans les affaires publiques un grand fonds de bon vouloir, du libéralisme, de la sincérité, une sorte de hardiesse involontaire et pas du tout de préjugés. Le vote qui tranche une si grosse question est presque audacieux, nous en convenons, la discussion a été des plus intéressantes, bien plus intéressante que beaucoup d’autres discussions qui font plus de bruit ; elle a révélé des talens réels, de vrais orateurs, jeunes ou anciens, partisans ou adversaires de la réforme nouvelle, M. Ernoul, M. Achille Delorme, M. Émile Lenoel, M. Raoul Duval, M. Ernest Duvergier de Hauranne, sans parler du spirituel et impétueux patriarche de la décentralisation, M. Raudot, et sans oublier M. Léonce de Lavergne, qui n’a pas peu contribué à décider le succès de la loi par deux courtes allocutions d’une netteté familière et incisive. Tout le monde a donné dans la bataille, et en fin de compte la décentralisation a triomphé de toutes les résistances, des honnêtes scrupules du ministre de l’intérieur, M. Lambrecht, de l’hostilité très vive de M. Ernest Picard, qui se croyait peut-être encore ministre, ou qui espère le redevenir, des velléités autoritaires d’une fraction de la gauche, de ce que nous appellerons la vieille garde de la gauche, car la vieille gauche, on le sait bien, n’a plus aucune répugnance pour la centralisation et pour l’autorité plus ou moins illimitée des préfets dès qu’elle compte pouvoir s’en servir.

Au fond, de quoi s’agit-il ? La lutte est engagée entre ceux qui veulent le maintien de ce qui a existé jusqu’ici, de cette fameuse institution préfectorale de l’an VIII, assez légèrement modifiée par les circonstances, et ceux qui croient le moment venu d’introduire dans le vieil organisme administratif un esprit nouveau par l’extension des droits des assemblées départementales, par la réalisation progressive de tout ce qui peut conduire au gouvernement du pays par le pays. Il se peut sans doute que, malgré tous les soins de la commission et de son zélé rapporteur, M. Waddington, la loi nouvelle ne soit point des plus parfaites. Il se peut qu’il y ait de l’inconnu dans cette expérience qui va se faire, qu’on ne voie pas au juste encore ce qui sortira de ce déplacement de pouvoirs, de cet agrandissement de la sphère d’action des assemblées départementales, de ce droit d’émettre des vœux sur des questions qui, sans se confondre avec la politique, y touchent de très près, de cette institution nouvelle d’une délégation semi-permanente du conseil-général, placée auprès du préfet pour le contrôler, pour concourir avec lui à l’administration des intérêts locaux. Ce sont là des nouveautés, plus modestes qu’on ne le dit, assez sérieuses encore, nous n’en disconvenons pas ; mais quoi ! valait-il mieux ne rien faire, et pouvait-on même ne rien faire ? Suffisait-il de revenir à la vieille routine et de reprendre le vieil instrument en se promettant d’en jouer mieux ? C’est tout simplement une illusion.

Le fait est que dans ces désastres qui ont éclaté sous nos pas, que nous n’avons pas su voir venir, la France a subi ce qu’on peut appeler d’un mot aussi cruel que juste une faillite, une faillite administrative autant que militaire et diplomatique, et qu’il ne s’agit plus de réformes plus ou moins séduisantes selon l’expression qui a été employée ; il s’agit de tout refaire, parce que tout nous a manqué : voilà la vérité. La centralisation administrative, lorsqu’elle a été, non pas précisément créée, mais reconstituée et adaptée à un ordre nouveau au commencement du siècle, la centralisation a été sans nul doute un bienfait ; elle a été l’instrument le plus énergique et le plus efficace pour cimenter l’unité nouvelle de la France. En réalité, la centralisation a péri à la longue par son excès même, parce que l’esprit qui l’avait produite et qui l’a fait vivre s’est épuisé, et il n’est plus resté qu’un mécanisme dénué d’une fécondité réelle. Au jour du péril, on l’a bien vu, cette centralisation démesurée s’est trouvée n’avoir produit que la désorganisation, c’est-à-dire qu’au moment où le système devait manifester avec le plus d’énergie son efficacité, il a laissé éclater son impuissance. Les préfets de l’empire s’en sont allés, les préfets de M. Gambetta sont venus : qu’ont-ils fait de plus ? Ils se sont servis du même instrument ; ils ont été un peu plus despotes que les autres, ils le seraient encore à l’occasion, et il faudrait en passer par là. Le mot le plus terrible qui ait été dit est certainement celui qu’un jeune orateur, M. Ernoul, laissait échapper l’autre jour en pleine assemblée : « ne sentez-vous pas qu’en France les extrémités sont froides ? » L’omnipotence stérile des administrateurs amenant la décadence de toute initiative dans le pays, le « froid aux extrémités, » voilà le dernier et redoutable résultat. Est-ce que vous croyez qu’en présence d’un tel mal il suffise de remettre la main sur la vieille machine et de recommencer une si cruelle histoire administrative ? Une réforme, prudente si l’on veut, mais dans tous les cas assez sérieuse pour devenir un stimulant énergique, s’imposait de toute nécessité, et la loi nouvelle ne fait en définitive rien de plus que d’essayer cette réforme en tempérant la prépondérance administrative par la coopération des assemblées locales, des délégations des conseils-généraux. C’est là sa raison d’être et sa légitimité.

Après cela il est bien entendu qu’on ne peut, qu’on ne doit rien faire qui puisse porter atteinte à l’unité nationale. Ce n’est point certes le moment d’affaiblir la France, de diminuer ses moyens d’action. M. Ernest Picard nous permettra de lui dire qu’il a défendu une cause gagnée d’avance dans tous les esprits, et qu’il s’est donné à peu de frais un air d’homme d’état revendiquant les conditions essentielles de tout gouvernement. De tous ceux qui acceptent les réformes nouvelles, pas un ne les eût votées, s’il avait entrevu ces anarchiques et désastreuses confusions de pouvoirs que l’ancien ministre de l’intérieur s’est plu à évoquer comme un spectre dont nous ne saisissons pas bien la couleur, s’il avait pu avoir la crainte sérieuse de toucher à l’unité de la France, à cette « robe sans couture » dont on a parlé. L’anarchie, hélas ! elle est toujours possible, et pour bien d’autres causes, sans que la modeste mesure d’indépendance laissée à des assemblées départementales y soit pour rien. Franchement il ne faut point exagérer ainsi. En quoi l’unité nationale est-elle menacée, parce que les conseils-généraux auront quelques droits et quelques pouvoirs mieux définis, parce que, de concert avec le préfet, ils disposeront de quelques subventions ou de quelques fonctions exclusivement rétribuées par le département, parce qu’il y aura auprès des préfets des commissions élues qui régleront l’ordre dans lequel s’exécuteront certains travaux de voirie, qui surveilleront l’emploi de certaines sommes affectées aux départemens ? Après comme avant la loi, les conseils-généraux ne sont pas moins enfermés dans des attributions d’où ils ne peuvent sortir sans s’exposer à voir leurs délibérations annulées par un simple décret. Ils ne peuvent nullement gaspiller et épuiser la fortune publique, comme on l’a dit, puisque la loi annuelle des finances fixe la limite dans laquelle ils ont la faculté de s’imposer, et qu’ils ne peuvent emprunter sans une autorisation législative. Après comme avant la loi, les préfets ne restent pas moins les représentans du pouvoir central, les exécuteurs des lois, les gardiens de l’ordre public, les chefs politiques des départemens. Rien ne peut se faire sans eux et autrement que par eux. Ils sont l’exécutif des départemens, comme le chef du gouvernement est l’exécutif de l’assemblée et de la France.

Oui, dit-on, mais il y aura des conflits entre les préfets et les conseils-généraux ou les délégations départementales. C’est fort possible, il y aura des conflits comme il y en a toujours là où règne une certaine liberté ; ces conflits s’apaiseront, comme ils s’apaisent presque toujours, sous l’influence d’une nécessité de concorde, ils deviendront de plus en plus rares à mesure que les mœurs publiques se formeront, et à la dernière extrémité le gouvernement garde toujours comme garantie à l’égard des conseils-généraux le droit de suspension temporaire par décret ou de dissolution par voie législative. Que faut-il de plus ?

L’intérêt essentiel de la puissance publique peut et doit rester intact, rien n’est plus évident. Le jour où le gouvernement parle au nom de la France et de l’assemblée qui représente la nation, il faut qu’il soit partout obéi, c’est encore moins douteux. La loi nouvelle ne change rien à cela. Avouons-le cependant, il est bien vrai qu’elle peut avoir certaines conséquences. Il peut en résulter par exemple que les préfets ne puissent plus être absolument ce qu’ils étaient trop souvent. Par cela même qu’ils cesseront d’être de petits dictateurs, qu’ils n’auront plus à leur service tous ces moyens d’action, faveurs, subventions, emplois, à l’aide desquels ils se flattaient de faire marcher leur département comme un régiment, surtout un jour d’élections, il faudra qu’ils suppléent à ce qu’ils n’auront plus par l’ascendant moral, par l’autorité personnelle. Ils auront à compter avec la représentation indépendante de l’esprit et des intérêts d’un département. Il faudra qu’ils se créent en quelque sorte leur situation, qu’ils gagnent l’influence par leur aptitude, par la considération qu’ils devront mériter, s’ils veulent rester à la hauteur du rôle politique qu’on leur confie. On verra peut-être un peu moins de ces administrateurs de hasard envoyés du nord au midi, du midi au nord, et qui n’ont aux yeux des populations d’autre titre que d’être M. le préfet. Quand même les préfets seraient obligés d’être capables et actifs, où serait le grand mal ? Il peut résulter aussi de la loi nouvelle une autre conséquence un peu plus haute encore et peut-être plus délicate, c’est que les ministres eux-mêmes soient tenus de ne point être trop dépaysés dans leurs fonctions, de ne plus se borner à laisser marcher toute seule une machine qu’ils trouvent tout organisée. Ce n’est pas tout d’être ministre ; il est évident qu’aujourd’hui, en présence d’une situation si complètement transformée, le choix des fonctionnaires de tout ordre associés au gouvernement est une chose grave. Les circonstances d’ailleurs sont devenues assez difficiles et assez laborieuses pour exiger des redoublemens d’activité, une énergie croissante d’initiative. Quand même les ministres se croiraient obligés de mettre un peu plus d’attention qu’ils ne le font quelquefois dans le choix des fonctionnaires, préfets ou autres, qu’ils envoient en province, et quand même ils nous montreraient un peu plus souvent par des actes ostensibles qu’ils se préoccupent de tout ce qu’ils ont à faire, où serait encore le grand mal ? Qu’en eût pensé M. Picard lorsqu’il était au ministère ? Est-ce parce que la loi de décentralisation n’existait pas qu’il a fait un usage si éclatant de la puissance administrative mise un moment entre ses mains ? Si la loi de décentralisation, en créant des conditions plus difficiles, plus rudes, si l’on veut, devait réveiller chez tous ceux qui sont ou qui passent ao pouvoir une activité nouvelle avec le sentiment d’une responsabilité agrandie, ce serait déjà quelque chose, et ce ne serait encore qu’une partie de ce qu’on peut en attendre.

L’utilité, l’efficacité de cette loi, si elle doit en avoir une, si elle ne doit pas passer comme tant d’autres lois, ce sera surtout de préparer, de contraindre le pays à s’occuper de ses propres affaires. Nous ne nous exagérons pas trop sans doute l’influence de la réforme accomplie en ce moment par l’assemblée. Elle est certainement des plus modérées, cette réforme ; elle ne produira, selon toute apparence, ni les merveilles que les uns en attendent, ni les cataclysmes qui troublent l’imagination de M. Ernest Picard ; mais enfin, telle qu’elle est, elle peut contribuer à développer à la longue, par la pratique, par une expérience incessante des choses, un certain sens de la responsabilité, qui par malheur manque presque absolument en France. Ne connaissez-vous pas cette éternelle histoire ? En France, on est électeur, on vote, on ferait une révolution plutôt que de se laisser ravir ce droit souverain, et on semble ne point se douter que ce vote est une chose sérieuse, que si on se livre à ses fantaisies, si on nomme un mauvais député, un mauvais conseillergénéral, un mauvais conseiller municipal, on en supportera d’une façon ou d’une autre les conséquences. Pendant vingt ans, on a nommé tous les députés qu’il a plu à l’empire de proposer. On aurait dit que cela ne regardait pas les électeurs ; il paraît au contraire que cela les regardait, puisqu’ils en paient très positivement les frais aujourd’hui, et s’ils s’étaient dit plus tôt qu’il s’agissait de leurs affaires, ils n’en seraient pas là. Des élections municipales viennent de se faire à Paris, elles se sont achevées hier, et on s’est encore passé la fantaisie de quelques nominations au moins étranges dans les circonstances. Imagine-t-on cependant rien de plus grave pour les Parisiens, rien qui touche plus directement à leurs intérêts ? La question qui se débattait pour eux dans ces élections était de savoir comment se fera une désastreuse liquidation financière dont ils porteront le poids, et si le gouvernement peut trouver assez de garanties dans Paris pour y rentrer bientôt. C’est ce sentiment très net, très positif, que la pratique des institutions locales peut contribuer à réveiller, en même temps qu’elle peut aider à former des hommes pour la vie publique, à stimuler toutes les saines activités, à développer l’habitude des affaires, à préparer même des caractères.

Ainsi se forment les mœurs publiques. M. le ministre de l’intérieur, qui avec son esprit conciliant voudrait bien faire la part de la réforme, mais qui s’en effraie comme membre du gouvernement, M. Lambrecht disait l’autre jour : « C’est l’assemblée nationale qui doit être la gardienne des libertés du pays. » Oui, c’est dans l’assemblée que les libertés se décrètent ; mais c’est un peu partout qu’elles se préparent, c’est dans les institutions indépendantes répandues à la surface du pays qu’elles se pratiquent, c’est par les mœurs qu’elles deviennent une réalité et qu’elles se consolident. Sait-on pourquoi la liberté politique a été toujours si exposée en France ? C’est parce qu’elle n’était qu’au sommet, tandis que nous restions, comme l’a écrit un jour M. le duc de Broglie, « une nation réduite à fronder, à critiquer, à regarder faire en se croisant les bras, » incomplètement associée aux embarras et à la responsabilité des choses. Il faut changer de voie, l’avenir est à ce prix, et voilà pourquoi la loi sur les conseils-généraux est une des réformes les plus décisives, à la condition pourtant qu’elle sera prise au sérieux par le gouvernement et par le pays.

La France a certes pour le moment assez à faire sans se jeter dans les aventures. L’assemblée elle-même vient de s’en apercevoir tout récemment, comme aussi elle a montré une fois de plus ce qu’il y a de dangereux à livrer les questions les plus délicates de politique extérieure à la merci de toutes les impressions. L’assemblée a voulu avoir sa discussion sur les affaires de Rome, elle l’a eue ; en est-elle beaucoup plus avancée ? Si nous en étions encore à tout voir à travers le prisme de l’éloquence, assurément on ne pourrait qu’être satisfait. M. l’évêque d’Orléans a plaidé éloquemment la cause de Rome, M. Thiers a fait un de ces discours où il sait si bien concilier toutes les hardiesses et les devoirs de réserve qui sont dans sa position. Malheureusement il ne s’agit plus seulement d’éloquence, quoique l’éloquence soit encore une force ; il s’agit de nos intérêts les plus pressans et les plus pratiques. Que pouvait-on espérer de ces pétitions qui étaient l’objet de la discussion et qui demandaient à la France de relever la cause du pouvoir temporel du pape, de reprendre Rome à l’italie pour la rendre au pontife ? Ne voyait-on pas que pour un résultat impossible on s’exposait à provoquer dans l’assemblée des manifestations de nature à nous susciter des difficultés, qu’on pouvait créer de singuliers embarras au gouvernement lui-même ? On ne demandait pas la guerre pour le pouvoir temporel ; non, on demandait une intervention diplomatique. Une intervention diplomatique ! et avec qui ? Quelle est la puissance qui n’a pas reconnu les événemens accomplis en Italie ? Et d’ailleurs que signifie une intervention diplomatique qui est bien sûre de ne pas réussir, à moins qu’elle n’ait l’arrière-pensée de devenir plus active ? Il a fallu toute l’habileté de M. Thiers pour ramener cette situation à sa vérité pratique, et il avait d’autant plus de mérite que lui, un vieux défenseur du pouvoir temporel, il était obligé de se rendre à la puissance des choses. Il n’a pas caché qu’on ne devait rien lui demander qui fût propre à compromettre la politique de la France. Tout ce qu’il a promis, c’est de défendre l’indépendance religieuse du pape dans une situation qu’il n’a pas faite. C’est sous le bénéfice de ces explications qu’on a voté le renvoi des pétitions au ministre des affaires étrangères, en s’en remettant au patriotisme et à la prudence du chef du pouvoir exécutif.

Et maintenant quelle différence y a-t-il entre ce renvoi au ministre des affaires étrangères et l’ordre du jour qui avait été d’abord proposé avec la même attestation de confiance, qui avait été accepté par M. Thiers lui-même ? Au fond, il n’y en a aucune, puisque les deux motions ratifiaient les déclarations de M. Thiers. Seulement c’est M. Gambetta qui a failli tout gâter ; il a voulu intervenir comme chef de parti, mettre sa griffe sur l’ordre du jour, et du coup il l’a tué sous lui. En faisant la même chose, la majorité a voulu la faire autrement. Et voilà comment M. Gambetta a gagné sa première victoire parlementaire en rentrant dans la politique !

CH. DE MAZADE.




CORRESPONDANCE

Nous avons reçu trop tard la lettre suivante pour l’insérer dans notre dernier numéro.

Versailles, le 12 juillet 1871.

 Monsieur le directeur,

Le numéro du 1er juillet 1871 de votre Revue contient un article de M. le capitaine de vaisseau Aube, intitulé le 20e Corps d’armée, dans lequel les opérations du 15e corps que j’avais l’honneur de commander sont étrangement présentées, et où je suis personnellement l’objet de ses attaques.

J’ai l’honneur de vous prier d’insérer dans votre plus prochain numéro la réponse suivante, qui expose les faits sous leur véritable jour.

Je ne suis pas étonné que M. Aube se serve contre moi de la maxime nouvelle, qui a cours aujourd’hui parmi les personnes inexpérimentées dans l’art de la guerre, « qu’on doit toujours et quand même marcher au canon. »

Le 9 novembre 1870, la 1re  division du 15e corps a marché pendant quatorze heures au canon de Coulmiers, bataille qui ne devait être livrée que le 11, ce qui aurait permis à cette division d’arriver sur les derrières de l’ennemi. Mais cette fraction du 15e corps était libre de ses mouvements, et son devoir était de faire tous ses efforts pour remplir son importante mission.

Le 28 novembre au contraire, cette même division, étendue sur un front de 30 kilomètres, puisque ses éclaireurs, le corps Cathelineau et la légion bretonne, combattaient le même jour à Courcelles avec le 20e corps, gardait les quatre défilés qui conduisaient d’Étampes, Pithiviers et Montargis sur Orléans.

La possession d’un seul de ces défilés par l’ennemi aurait isolé l’aile droite du reste de l’armée et coupé le centre de ses communications avec Orléans.

Dans ces conditions, la 1re  division ne quitta pas ces importantes positions, et attendit, pour envoyer du secours à une armée de 63,000 hommes qui manœuvrait régulièrement pour se rapprocher d’elle, que ce secours fût nécessaire et par conséquent demandé. Elle le fit aussitôt avec la plus grande diligence, en dirigeant sur Chambon, aux ordres du général Crouzat, 7,000 hommes et 3 batteries d’artillerie, devant opérer sur le flanc droit de l’ennemi et soulager le 20e corps, sans affaiblir trop sensiblement la situation qu’elle avait à sauvegarder.

Si, le 3 décembre, la 1re  division quitta ses positions, c’est qu’elle avait reçu du commandant en chef, à quatre heures cinquante minutes du matin, le télégramme suivant :


« Général en chef à général Des Pallières. — Chilleurs par Loury.

« Revenez dès aujourd’hui et le plus tôt possible reprendre vos positions anciennes de Saint-Lyé et de Chevilly, avec toutes les forces possibles, en ne laissant que ce qui est nécessaire pour garder la forêt.

« Le mouvement en avant fait par le général Chanzy, soutenu par vos 2e et 3e divisions, n’a pas réussi. Ordre est donné d’occuper les anciennes positions devant Orléans. »

« D’AURELLE. »


Ce jour même, nous devions marcher en avant ; à quatre heures cinquante minutes du matin, tous les ordres étaient expédiés en ce sens ; il fallut donner des instructions nouvelles, et comme, à l’exception des quatre artères défendues par la 1re  division, toutes les routes de la avaient été rendues impraticables, on dut diriger par Orléans et Cercottes sur Chevilly le convoi, le parc du corps d’armée et l’artillerie de la division qui devaient nous y rejoindre.

Le 20e corps fut en même temps prévenu de ce mouvement.

L’ennemi s’étant naturellement présenté devant nous au jour, comme nous l’avaient fait pressentir ses mouvemens dans la nuit, je dus, avant de me lancer avec mon disponible sur Chevilly, assurer à mes convois une avance assez grande pour qu’ils ne pussent être atteints par la cavalerie prussienne. Dans ces conditions, je laissai l’ennemi prendre minutieusement toutes ses dispositions, ne pouvant, avec 11,000 hommes et 5 batteries, avoir la prétention de faire échec à environ 45,000 hommes et 14 batteries qui étaient devant moi.

J’avais d’ailleurs le devoir de lutter juste le temps utile pour que l’ennemi, devenu plus circonspect, ne nous serrât pas d’assez près pour nous empêcher de nous dérober et d’arriver à temps à l’endroit désigné, suivant les desseins du général en chef qui, seul, avait la responsabilité de l’ensemble des mouvemens.

Je commençai l’attaque vers dix heures et demie et me mis en retraite avec mon infanterie aussitôt que je n’eus plus une roue de rechange pour mes pièces, ce qui ne fut pas long. Je dus même laisser un canon sans roues et un caisson qui sauta au début de l’action; mais le mouvement réussit, et le lendemain matin les 26,000 hommes de la division et la cavalerie du corps d’armée étaient au nouveau poste désigné par le général en chef dans la nuit, après avoir combattu et marché pendant vingt-quatre heures sans repos.

C’est cette division qui fournit plus tard au général Bourbaki, après les désastres d’Orléans, les 10,000 hommes avec lesquels il constitua la réserve de l’armée de l’est.

Quant à la scène dans laquelle le commandant Aube dispose mes paroles de façon à me présenter au public comme un officier-général ignorant et présomptueux, tandis qu’il y remplit, lui, un rôle plein de clairvoyance, voici ce qui arriva.

Comme je devais opérer de concert avec le général Crouzat, je fus le voir; il réunit ses officiers-généraux pour me les présenter. M. Aube, qui servait comme général de brigade auxiliaire dans la 2e division du 20e corps, en prit occasion pour faire sur la situation une sortie des plus inattendues et, je dois dire, des plus démoralisées.

Si on réfléchit à la nature de nos troupes, à leur mauvaise situation matérielle et par suite morale, au peu d’expérience d’un certain nombre parmi les officiers-généraux qui les commandaient, on comprendra l’imprudence et l’inopportunité d’un pareil langage dans la bouche d’un officier du grade de M. Aube, appartenant à la marine, à un corps aussi sérieux et qui a rendu de si réels services. Je fus nécessairement obligé de combattre de pareilles opinions, mais je le fis dans des termes tout autres que ceux qu’il met dans ma bouche, et je me retirai indigné, témoignant au général Crouzat ma surprise qu’il n’eût pas mis cet officier à la disposition du ministre de la guerre. Sa réponse fut qu’il venait de lui transmettre la démission du grade de général de brigade de M. Aube,

Telle est, monsieur le directeur, la réponse que je crois devoir faire aux commentaires de celui qui s’intitule « l’un des soldats obscurs et les plus ignorés de cette désastreuse campagne, »

Je ne veux pas sonder les motifs qui l’ont fait sortir volontairement de cette obscurité, pour présenter au grand jour de la publicité de votre Revue ses appréciations malveillantes sur les généraux qui ont commandé l’armée de la Loire, Je dédaigne les attaques personnelles, mais il était de mon devoir de rétablir la vérité des faits qu’il a dénaturés.

Recevez, monsieur le directeur, l’expression de mes sentimens les plus distingués,

G. DES PALLIERES,

Inspecteur-général adjoint des troupes de la marine,

Ex-commandant du 15e corps d’armée,

questeur de l’assemblée nationale.


Les convenances et les usages nous faisaient un devoir de communiquer la réclamation de M. le général Des Pallières à l’auteur de l’étude publiée dans notre n° du 1er juillet. Voici sa réponse :


Paris, le 19 juillet 1871.

Monsieur le directeur,

Je n’ai rien à répondre à la lettre que vous venez de recevoir, si ce n’est que j’ai dit la vérité, que je maintiens mes assertions, et surtout que le seul motif de mon travail a été de dire, comme toujours, la vérité, parce qu’elle est pour moi l’unique voie de salut qui reste à notre malheureuse patrie.

Veuillez agréer, etc.

TH. AUBE.



ESSAIS ET NOTICES.

LES IMPURETÉS DU SOL ET DES EAUX.


Il y a quelques mois, la malle de l’Amérique du Sud apportait la nouvelle que la population de la ville de Buenos-Ayres, — la mal nommée, — était décimée par la fièvre jaune. On sait aujourd’hui que la terrible épidémie qui a donné un si cruel démenti à la renommée de salubrité de ce pays n’était pas la fièvre jaune, mais un mal tout particulier, causé par les émanations du sol. A Buenos-Ayres on n’a point d’égouts; le sol s’y imprègne directement de toutes les déjections qui représentent les résidus de la vie organique et de la vie sociale. Cette incurie séculaire a fini par se venger : on a semé la pourriture, on récolte la fièvre.

C’est l’occasion de rappeler des recherches fort importantes qui ont contribué à mettre en lumière le rôle que le sous-sol joue dans la production des épidémies et des maladies endémiques. Il est une contrée où cette influence a pu être étudiée d’une manière très complète, dans des conditions qui se sont considérablement modifiées avec le temps : c’est la région des Landes de Gascogne, Le sable de la Lande ressemble à celui du littoral de la mer, il est blanc, mêlé de quelques grains noirs dans lesquels on rencontre le peroxyde de fer et l’oxyde de manganèse. Les eaux du ciel l’ont lavé pendant des siècles, de sorte qu’il ne renferme plus rien d’immédiatement soluble; mais à la profondeur moyenne de 1 mètre au-dessous de la surface on trouve intercalée dans l’épaisseur de ce sable une couche pierreuse, compacte, imperméable, qui est un réservoir de matières organiques. Cette espèce de tuf, d’un brun-rouge foncé, appelé alios[1], ne se rencontre que dans les landes proprement dites, il n’existe ni dans les marais, ni sur les rives des étangs, ni dans les dunes, même celles qui sont couvertes de broussailles et ombragées de forêts séculaires. L’alios ne cède qu’à la pioche, mais il est d’une consistance assez variable suivant les régions où on le prend; en quelques endroits il se délite à l’air en se desséchant, ailleurs il est assez dur pour être employé comme pierre à bâtir. Quant à la composition chimique de cette assise inférieure, c’est du sable agglutiné par un ciment rouge de nature organique qui doit sa couleur à une faible proportion d’oxyde de fer hydraté.

M. Fauré, de Bordeaux, qui a beaucoup étudié le tuf des Landes, a reconnu dès 1847 que la matière à laquelle est due l’adhérence des molécules siliceuses est un sédiment végétal abandonné par les eaux qui pénètrent dans le sol. Cette matière, en se solidifiant, a formé un réseau imperméable qui retient les eaux pluviales à une faible profondeur au-dessous de la surface; elles y croupissent, se chargent des principes solubles de l’alios, ainsi que des produits de la décomposition des végétaux qu’elles baignent, et vont empoisonner les puisards d’où la population landaise tire l’eau pour ses usages domestiques. Les eaux du sous-sol des Landes, examinées par M. Fauré, étaient pauvres en sels minéraux; en revanche, elles renfermaient des matières organiques en proportion vraiment effrayante. On admet qu’une eau n’est pas insalubre et peut être déclarée potable lorsqu’elle contient, en matières salines, 60 centigrammes seulement; et, en matières organiques, pas plus de 1 centigramme par litre[2]. Or les analyses de M. Fauré ont révélé la présence de 10 et de 20 centigrammes de substances organiques dans quelques-unes des eaux souterraines des Landes, tandis que les matières minérales s’y trouvaient dans la proportion de 20 à 80 centigrammes par litre (de 2 à 4 dix-millièmes). Voici quelques exemples, que nous rapprochons de l’analyse d’une eau très pure, celle de la Garonne, à Castets, et de l’analyse d’un puits dont l’eau est très insalubre :


Matières minérales. Matières organiques
(dans 1 litre).
Garonne, à Castets 0gr,145 0gr,003
Reims, puits de l’Hôtel-Dieu 0,420 0,142
Sous-sol des Landes. Le Parpt 0,380 0,186
« Le Buch 0,574 0,217
« (Saint-Vivien 0,821 0,022

Ces eaux des landes offraient une couleur jaune-brun plus ou moins foncé, quelquefois légèrement verdâtre, elles avaient une odeur et une saveur marécageuses qui disparaissaient en partie par l’ébullition, après le dépôt d’un sédiment floconneux ayant les caractères de l’albumine végétale. L’eau bouillie pouvait se conserver en bouteille un mois et plus sans altération, tandis que quatre ou cinq jours suffisaient pour amener à la putréfaction celle qui n’avait pas bouilli. Cette eau pouvait être considérée comme la cause principale des fièvres paludéennes qui ont été si longtemps endémiques dans cette région de la France.

Les choses sont bien changées aujourd’hui depuis que les Landes ont été transformées en vastes pinèdes par l’introduction systématique du pin maritime. Voici comment M. Faye, en les revoyant à trente ans d’intervalle, décrit ses impressions dans une note qu’il a lue l’été dernier à l’Académie des Sciences. « Ces vastes plaines, dit-il, que j’ai vues désertes et dont les bruyères servaient à nourrir misérablement quelques troupeaux de moutons surveillés de loin par des pasteurs à échasses, sont couvertes aujourd’hui de riches semis de pins maritimes; mais ce qui n’a pas changé, c’est la couche imperméable d’alios... L’influence de cette couche invisible sur la condition des habitans des Landes a été grande. En maintenant les produits de la décomposition végétale dans la couche supérieure d’un sol presque sans pente, l’alios a fixé pendant des siècles la fièvre intermittente dans ces pauvres contrées où, de plus, une nourriture presque antédiluvienne, le pain sans levain (cruchade), a conservé longtemps comme une dernière trace des maladies préhistoriques. Aujourd’hui les fièvres ont disparu, on ne parle plus de la sinistre et mystérieuse pellagre, et l’alios ne fait guère sentir désormais ses effets que sur les racines pivotantes des pins, qu’il force à se transformer en racines traçantes. » Comment ce résultat peut-il s’expliquer ? C’est ce que l’on comprendra en remontant aux causes mêmes qui ont donné naissance au tuf des Landes. M. Faye a pu les étudier à fond pendant les travaux de nivellement dont il était chargé en 1837 et qui ont nécessité de nombreux sondages.

La couche d’alios se rencontre à une profondeur d’environ 1 mètre, elle offre une épaisseur variable, mais généralement assez faible, et recouvre elle-même une couche indéfinie de sable identique à celui de la surface. Lorsqu’on pratique en été un trou dans le sol en s’arrêtant à l’alios, on y voit apparaître un peu d’eau jaune à peine potable ; mais si l’on perce le tuf, on trouve immédiatement au-dessous une eau abondante et limpide. On réussit aujourd’hui à conserver à cette eau inférieure sa limpidité en recouvrant de ciment les parois des puits jusqu’à l’alios, de manière à empêcher les infiltrations latérales. Il existe donc en été une nappe d’eau souterraine dont le niveau atteint la couche de concrétions pierreuses. En hiver au contraire, et au commencement du printemps, le sol presque horizontal des Landes est comme une éponge imprégnée d’eau pluviale. Sous l’influence du soleil, cette eau s’évapore en été jusqu’à la profondeur de 1 à 2 mètres, qui s’accorde avec le niveau général des étangs et marais de la contrée. L’alios semble donc marquer l’étiage des eaux du sous-sol ; il matérialise en quelque sorte le niveau de la basse marée souterraine. Les racines des végétaux de la lande ne séjournent pas dans l’eau stagnante pendant une moitié de l’année sans subir une décomposition partielle, dont les produits sont entraînés de haut en bas lors de la retraite des eaux à l’approche de l’été. Pendant la stagnation périodique de l’étiage, les sédimens organiques se déposent et cimentent les grains de sable, et ces dépôts renouvelés pendant des siècles ont fini par former la couche de tuf dont l’existence semblait si difficile à expliquer. Dans les marais, l’alios ne peut pas se former, parce que les eaux ne se retirent pas dans le sol ; il manque également dans les dunes boisées, parce que l’eau qui tombe du ciel n’y séjourne pas : elle s’écoule incessamment soit vers la mer, soit vers les marais de l’intérieur. Dans ces dunes, les longues racines des pins descendent à une grande profondeur sans rencontrer d’obstacle. L’alios ne prend naissance que dans les plaines où les pluies d’hiver produisent une nappe d’eau souterraine forcée de baisser verticalement sur place et de rester périodiquement en stagnation à un niveau fixe. La présence de la matière ferrugineuse dans le ciment aliotique peut être expliquée par l’action que, d’après M. Spindler, la pourriture des plantes exerce sur les oxydes de fer. Ce chimiste a constaté que, sous l’influence des racines en décomposition, le peroxyde de fer se modifie et devient attaquable par les acides qui se dégagent ; le fer des grains noirs, désormais soluble, est entraîné par les eaux, et c’est là l’origine de la coloration ocreuse de l’alios. M. Daubrée a rattaché à la même action chimique des végétaux la formation du fer limoneux dans les lacs de Suède. Les eaux d’infiltration, devenues ferrugineuses par l’action des plantes, s’accumulent dans les lacs et y déposent à la longue un minerai très riche. On rencontre aussi ce fer limoneux dans quelques marais des Landes, par exemple dans ceux de Mimizan, qui ont été autrefois exploités.

L’influence funeste de la couche imperméable d’alios, qui forme le sous-sol des Landes, a été aujourd’hui neutralisée par des rigoles très nombreuses et peu profondes qui favorisent l’écoulement des eaux. Les bruyères et les herbes qui pourrissaient sur place ont été chassées par les pins maritimes, dont les racines, peu altérables, ne produisent plus de dépôts putrescibles. Avec les produits de la fermentation végétale, ont disparu les fièvres qui affaiblissaient la race de ce pays. Le drainage a été le meilleur et le plus sûr des remèdes.

M. Faye a tiré de ces faits une généralisation qui paraît tout à fait justifiée par l’expérience. Le sous-sol doit jouer un rôle capital dans le développement de certaines maladies. « Partout, dit M. Faye, où il existe à 0m,75 ou 1 mètre de profondeur un sous-sol imperméable, on rencontre la fièvre intermittente, si le sol est contaminé par la pourriture végétale, et des fièvres de nature typhoïde, s’il est contaminé par la pourriture animale. Ce dernier point est établi à mes yeux par une longue expérience personnelle. » Chaque fois en effet qu’en visitant un établissement scolaire M. Faye apprit que les affections muqueuses ou typhoïdales y revenaient périodiquement, il constata aussitôt, par l’étude du sol, l’existence d’une couche supérieure infectée, reposant sur un sous-sol imperméable ; et réciproquement, chaque fois qu’il trouva un pareil sous-sol avec des couches supérieures contaminées par des puisards ou des fosses non étanches, il eut à constater le retour périodique de l’épidémie. Le rapport de cause à effet qui existe entre certaines conditions du sol et le développement des fièvres de nature diverse semble donc établi, par ces observations, d’une manière indiscutable. Le remède est ici tout indiqué : empêcher autant que possible les fermentations dans le sol et assurer l’écoulement des eaux par des opérations de drainage. Les pluies se chargent alors de laver le sol, au lieu de l’imprégner de germes dangereux.

Ce qui vient d’être dit est encore confirmé par les observations très curieuses qui ont été faites à Munich depuis un certain nombre d’années. Cette ville, quoique située à plus de 500 mètres au-dessus du niveau de la mer dans un pays réputé salubre, est visitée assez fréquemment par d’effrayantes épidémies de typhus dont l’apparition a quelque chose de mystérieux. Pendant longtemps les médecins ont fait de vains efforts pour découvrir un lien quelconque entre cette maladie et les agens atmosphériques qui peuvent exercer une action sur le corps humain. Le baromètre, le thermomètre, l’hygroscope, la girouette, furent questionnés, mais aucun de ces instrumens ne put révéler la cause des oscillations bizarres du fléau qui venait périodiquement décimer la population. On se mit alors à accuser les puits. Pour en éliminer l’influence, la ville fut, dès 1860, pourvue d’une eau de source d’excellente qualité ; mais, comme pour railler l’impuissance des hommes, le typhus revint la même année avec un redoublement d’intensité, et les quartiers qui étaient alimentés par l’eau de source furent aussi maltraités que ceux qui buvaient encore l’eau des puits. Il était donc manifeste que la cause déterminante des retours du typhus ne devait être cherchée ni dans les agens atmosphériques, ni dans l’eau potable. Restait le sous-sol. C’est M. Pettenkofer qui eut l’idée de rattacher les phénomènes typhoïdes à l’influence du sous-sol, et en particulier aux marées des eaux souterraines.

Ce chimiste a suivi pendant plus de dix ans les mouvemens de l’eau dans le sol de Munich et de quelques autres localités, et il a constaté que l’étiage du lac souterrain offre des variations considérables d’une année à l’autre et même parfois dans l’espace de quelques semaines ; les différences de niveau peuvent aller à plusieurs mètres. La comparaison de ces variations avec celles de l’épidémie typhoïde, écrites en regard, a révélé la marche concordante des deux phénomènes. Toutes les fois que le niveau des eaux souterraines est tombé d’une manière sensible, le typhus a présenté une recrudescence marquée, et on le voit diminuer aussitôt que les eaux remontent. Dans son Journal de Biologie, M. Pettenkofer a publié en 1868 une carte qui renferme les courbes de la mortalité causée par le typhus à Munich, celles de l’eau tombée et celles de l’étiage moyen des eaux souterraines pour chaque mois pendant douze ans, de 1856 à 1867. Il suffit de jeter un coup d’œil sur ces tracés pour reconnaître immédiatement l’étroite ressemblance des oscillations du lac souterrain et de celles de l’épidémie. Si l’on cherche des yeux l’étiage le plus bas qui ait été observé depuis 1856, on le trouve en regard de l’épidémie la plus terrible qui fût constatée dans le même espace de temps : c’est celle de l’hiver de 1857-1858. L’épidémie la plus intense après celle-ci a été l’épidémie de 1865-1866 ; elle répond au second minimum de l’étiage. Cette coïncidence des minima relatifs de l’étiage et des maxima relatifs de la mortalité subsiste encore pour l’hiver de 1863-1864, pour 1862 et pour 1861. On peut faire la preuve inverse et chercher à quelle époque a eu lieu l’étiage le plus élevé de la nappe souterraine ; on le rencontre en 1867, c’est-à-dire dans l’année où le typhus offrit la moindre intensité depuis 1857, le nombre des cas de décès se réduisant alors à 96. Le parallélisme frappant des deux courbes nous force presque à supposer qu’il existe entre l’étiage des eaux souterraines et le développement du typhus une relation de cause à effet. Comme ce n’est pas assurément la recrudescence de l’épidémie qui fait baisser les eaux, il faut bien que ce soit la retraite des eaux qui ravive l’épidémie.

On peut encore se demander de quelle manière s’exerce l’influence de ces eaux dont le sous-sol est imprégné. Il est constant que les maladies que l’on attribue à l’action des miasmes se développent de préférence dans les lieux dont le sol est formé par des terrains d’alluvion légers et poreux. Ces terrains absorbent sans cesse des détritus organiques susceptibles de se décomposer sous l’influence de la chaleur et de l’humidité. L’expérience nous apprend aussi que les endroits marécageux, les plaines exposées à de fréquentes inondations et couvertes d’une riche végétation, favorisent éminemment l’éclosion des miasmes, tandis que les régions dont le sol est formé par une roche compacte jouissent généralement d’une immunité assez complète. En rapprochant tous ces faits bien connus, on ne tarde pas à reconnaître que la condition essentielle du développement des miasmes est la présence de matières organiques putrescibles qui se trouvent alternativement exposées au contact de l’air et de l’eau. Cette condition est remplie par un sol poreux où l’eau offre de fortes variations de niveau dans le voisinage de la surface. En montant brusquement, cette eau produit une sorte d’inondation souterraine ; en se retirant, elle laisse au-dessus d’elle un marais chargé de substances fermentescibles que l’air, en pénétrant dans la terre, vient envelopper à mesure que l’eau les abandonne. Ce marais n’est point accessible au vent, qui pourrait en balayer les émanations ; c’est un foyer de décomposition dont les produits vont s’accumuler à la surface du sol. Les surfaces de contact que les matières décomposables présentent tour à tour à l’air et à l’eau sont multipliées à l’infini par les interstices des cailloux et des grains de sable qui forment un terrain léger. Supposons par exemple que le terrain soit composé de globules d’un diamètre moyen de 2 millimètres ; en descendant jusqu’à la profondeur de 1 mètre, leur surface totale développée surpasserait trois mille fois la surface libre du sol. C’est assez dire quel doit être l’effet pernicieux de la dissémination des matières organiques dans un sol poreux. Il est encore possible que la température du sous-sol ait quelque rapport avec l’apparition des épidémies. À Munich, le typhus se déclare généralement vers la fin ou bien au commencement de l’année (en décembre, janvier, février) ; c’est l’époque où la température atteint un maximum (11 degrés) à la profondeur de 7 ou 8 mètres, car elle met six mois à pénétrer aussi loin dans le sol.

Quelques auteurs pensent que le choléra dépend également d’influences telluriques. Ils allèguent que cette maladie n’exerce pas ses ravages dans des localités à sol rocheux et compacte ; qu’elle décime des villages bâtis dans un creux entre deux montagnes, sur un sol formé de détritus, tandis qu’elle épargne les hameaux voisins bâtis sur le roc ; mais il ne faut pas se laisser aller à l’attrait des théories simples qui nous persuadent d’accepter souvent des analogies hasardées pour des faits. Dans le cas où l’influence des eaux souterraines est bien prouvée, on conçoit la possibilité d’en régler l’étiage par des moyens artificiels, comme on règle les cours d’eau à l’aide d’écluses, et d’en empêcher les variations trop brusques dans l’intérêt de la santé publique.

La cause prochaine de ces influences telluriques doit être sans doute cherchée dans les êtres microscopiques, — infusoires et champignons, — qui se développent par la pourriture des matières mortes. C’est par là que ces phénomènes touchent à ceux qui sont dus aux miasmes des marais ordinaires. Ces derniers ont été beaucoup étudiés depuis quelque temps ; nous ne citerons, parmi les travaux qui s’occupent de ce sujet, qu’une note très intéressante du docteur Balestra, qui a été communiquée à l’Académie des Sciences il y a un an. En examinant au mi- croscope les eaux des Marains-Pontins, celles de Maccarebbe et d’Ostie, le physiologiste italien les a trouvées remplies d’infusoires de tous les types et de microphytes granulés, parmi lesquels le plus remarquable était une petite algue dont la forme rappelle de loin le cactus peruvianus. Cette plante se rencontre dans les eaux en proportion de leur degré de putréfaction, avec une foule de spores transparentes d’un jaune verdâtre, dont il faudrait aligner un millier pour faire 1 millimètre, et qui sont accompagnées de sporanges (vésicules) environ vingt fois plus gros. La petite algue surnage à la surface de l’eau, elle y produit comme des taches d’huile. Elle se développe rapidement dans l’eau chargée de détritus végétaux et exposée au soleil ; mais il suffit d’y verser quelques gouttes d’une solution d’acide arsénieux, de sulfite de soude ou, mieux encore, de sulfate de quinine, pour voir sous le microscope les infusoires mourir, l’algue et les spores s’étioler et s’affaisser. M. Balestra a constaté de plus que ces spores sont disséminées dans l’air des marais ; il les a trouvées en quantité dans la rosée qui se dépose sur un verre froid. L’air de Rome et des environs les contient en proportions variables selon la saison ; elles sont abondantes vers la fin du mois d’août, et surtout le jour qui suit la fin des pluies. Tout concourt à prouver que ces spores donnent naissance à la petite algue déjà mentionnée, et qu’elles représentent le principe miasmatique des Marais-Pontins. La petite algue ne se développe que sous l’influence d’une humidité modérée, — d’une pluie faible, d’une rosée nocturne ou d’un brouillard ; cela explique la recrudescence des fièvres intermittentes à Rome en août et septembre. L’action manifeste que les sels de quinine et les autres fébrifuges exercent sur les spores explique encore l’effet de ces spécifîques sur l’organisme humain. En présence de faits de cette nature, il serait difficile de nier que les miasmes sont quelque chose de matériel, de tangible, voire même de vivant ; ce sont des germes que le vent colporte et qui épuisent l’organisme aux dépens duquel ils se développent.

Il est difficile de dire comment s’exerce l’action délétère de l’eau marécageuse ou souillée par des matières animales, lorsqu’elle sert de boisson ; mais cette action existe, elle est incontestable. Parent-Duchâtelet produisait sur des chiens les symptômes du typhus en leur faisant manger de la viande en décomposition. Bien des rapports ont été faits par des commissions compétentes sur les effets nuisibles de la pollution des rivières dans lesquelles on déverse des résidus de fabriques et des eaux d’égout. Il est certain qu’en aval de toutes les grandes villes l’eau est horriblement insalubre. On a cru pendant longtemps que les matières organiques mêlées aux eaux d’une rivière s’oxydaient au contact de l’air, et qu’ainsi la rivière s’épurait complètement après un parcours d’une certaine longueur. Il n’en est rien. Les expériences récentes d’une commission anglaise, dont le rapporteur a été un chimiste célèbre, M. Frankland, ont démontré qu’il n’y a pas dans tout le royaume-uni de cours d’eau assez long pour rendre possible la destruction des matières organiques par l’oxygène de l’atmosphère. La marche d’une rivière ne peut exercer qu’une influence matérielle par le dépôt d’une grande quantité d’impuretés organiques ou minérales en suspension dans l’eau, et qui gagnent le fond, entraînées par leur poids. C’est cette clarification qui a fait croire à l’amélioration rapide des eaux courantes ; mais la matière qui est dissoute ne s’élimine que très difficilement, et ce qui se dépose donne à la rivière un lit de boue. La Seine reçoit chaque jour à Paris 260, 000 mètres cubes d’eaux sales, et ce flot vaseux a pour effet d’encombrer chaque année le fleuve de 120, 000 tonnes de dépôts solides, sans parler de l’altération chimique de l’eau. Au lieu d’infecter les rivières par les déjections des villes, il faudrait utiliser les eaux d’égout pour l’irrigation des prairies, car l’agriculture perd ce qui est de trop pour la santé publique. Heureusement cette question commence à préoccuper sérieusement les hygiénistes.

L’habitant des villes paie bien cher les avantages dont il jouit, si la terre qu’il foule et l’eau qu’il boit l’empoisonnent lentement ; mais ce n’est là que le châtiment de notre incurie. Nous apprenons à nos dépens qu’enterrer n’est pas anéantir et que noyer n’est pas détruire. Nous nous croyons débarrassés à peu de frais de ces immondices qui nous gênent, elles remontent, revenans implacables, du fond de la terre et des eaux sous les traits hideux de la maladie.


C. Buloz.
  1. Serait-ce le mot espagnol aliox (marbre)?
  2. Grimaud de Caux, les Eaux publiques.