Chronique de la quinzaine - 14 août 1871

Chronique n° 944
14 août 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août 1871.

Non certes, nous le savions bien depuis longtemps, les gouvernemens libres ne sont pas une tente dressée pour le sommeil. Le repos absolu n’est fait ni pour les monarchies constitutionnelles, ni pour les républiques. Qu’est-ce donc lorsqu’il s’agit d’un état qui n’est ni la république définitive ni la monarchie, et dont on pourrait dire, comme Frédéric II disait de la Prusse, qu’il y aurait à « décider cet être ? » Pour tous les régimes, et plus encore assurément pour celui dont « l’être » n’est pas « décidé, » la vie de tous les jours a des conditions laborieuses. Les passions commencent par se heurter avant d’en venir à se réconcilier, si elles se réconcilient jamais. Tous les intérêts s’agitent et tourbillonnent avant d’être ramenés par la force des choses à la mesure d’un intérêt public supérieur. Les pouvoirs eux-mêmes portent leurs différends devant l’opinion. La paix, la sécurité qu’on poursuit sont le prix d’un effort permanent et de transactions incessantes, quelquefois péniblement préparés. Il faut en prendre son parti, c’est la condition inévitable ; on n’a pas le temps de dormir et de se livrer à de longs rêves de quiétude, quand on vit avec la liberté, la souveraineté nationale et le suffrage universel, lorsqu’on est au lendemain des plus formidables crises nationales, en face des problèmes qui naissent de cet ébranlement qui passionnent et divisent nécessairement tous les esprits. La politique est toujours un combat, elle l’est plus que jamais aujourd’hui, à cette heure étrange et indécise où rien n’est défini, où tout est en question, où les impatiences, les impétuosités particulières, les mouvemens irréfléchis n’ont d’autre correctif et d’autre frein que le sentiment de la nécessité des choses. Notre vie actuelle est ainsi faite, et il ne faut ni s’en étonner ni s’en alarmer, à la condition pourtant qu’on ne se livre pas avec trop de complaisance à l’imprévu et à l’inconnu pourvu qu’on veuille garder jusqu’au bout, avec quelque sang-froid, un peu de cette bonne volonté et de ce patriotisme qui ont dénoué jusqu’ici bien des difficultés.

Qu’est-ce que notre histoire depuis quelques semaines ? C’est en définitive l’histoire d’une série de conflits qu’il ne faut ni exagérer ni diminuer, qui ne sont point assurément sans gravité par eux-mêmes et qui s’aggravent encore de toutes les incertitudes d’une situation précaire, des efforts un peu impatiens qu’on tente aujourd’hui pour sortir de ces perplexités au risque d’un conflit de plus venant couronner tous ces conflits et d’une crise nouvelle ajoutée à tant d’autres crises. Le fait est qu’il y a eu un moment où tout est devenu occasion de débats entre certaines fractions de l’assemblée, ou, si l’on veut, entre un certain esprit régnant dans l’assemblée et le gouvernement, on avait tout l’air de ne plus être d’accord sur rien et d’aller un peu au hasard. On ne s’entendait pas sur le principe de l’indemnité demandée pour les départemens qui ont le plus cruellement souffert de l’invasion ; on ne s’entendait pas sur la décentralisation, au dernier instant on se heurtait sur cette loi des conseils-généraux, menacée tout à coup d’être arrêtée au passage avant de recevoir la consécration définitive de la troisième lecture. Les questions d’organisation militaire suscitaient d’intimes et sérieuses divergences. On était encore moins d’accord sur les affaires de finances, dont la commission du budget s’occupe avec une laborieuse et persévérante fermeté. Les nouveaux impôts proposés par le gouvernement sur les matières premières ont été dès l’abord la plus grosse difficulté, de sorte que, tout compte fait, il y avait autant de dissentimens que de questions agitées dans l’assemblée ou les commissions. Oui, sans doute, c’est une situation singulière, un peu irritante peut-être par momens, moins grave cependant au fond que dans les apparences, par cette raison bien simple que, si on différait sur des détails, même sur des questions de direction, on s’entendait toujours sur le point essentiel, sur ce qui domine tout le reste ; on s’entendait sur la nécessité de ne pas se brouiller, de ne pas laisser dégénérer des différends d’opinion en rupture politique ouverte. À vrai dire, chacun était dans son rôle, l’assemblée en maintenant son autorité et en défendant ses œuvres sans avoir la moindre envie d’affaiblir le gouvernement, le pouvoir exécutif en cherchant à sauvegarder ce qu’il croyait juste et utile sans prétendre imposer à l’assemblée le désaveu de ce qu’elle avait fait ou de ce qu’elle pensait. Au-dessus de toutes les divergences secondaires, il y avait de part et d’autre le sentiment d’une solidarité supérieure que les circonstances imposent plus que jamais, et qu’on ne peut abandonner à la merci des incidens. C’est ce qui sauvait tout, et en réalité qu’est-il advenu déjà de quelques-uns de ces conflits ? Il a suffi d’un peu de bonne volonté pour les dénouer. On ne s’est point encore entendu, il est vrai, sur l’article essentiel des propositions financières du gouvernement, ni même sur les conditions de l’organisation militaire ; on a du moins déblayé à demi le terrain en se mettani d’accord sur l’indemnité des départemens envahis, sur la loi des conseils-généraux. C’est un commencement. Maintenant cette union laborieusement maintenue en détail va-t-elle être reperdue et compromise d’un seul coup par la motion qui vient de se produire, et qui propose une sorte de constitution sommaire avec le chef actuel du pouvoir exécutif comme « président de la république » pour trois ans ? Ce qu’on a fait pour des questions relativement secondaires sans doute, mais encore assez sérieuses, hésiterait-on à le faire dans une circonstance où plus que jamais l’esprit de conciliation doit avoir le dernier mot ? Voilà ce qui s’agite depuis trois jours au milieu des émotions les plus vives suscitées par cette proposition qui devait venir, que tout le monde pressentait plus ou moins depuis quelque temps, et qui a eu l’étrange fortune de ressembler à un coup de théâtre inattendu.

Cette prorogation ou cette transformation du pouvoir exécutif domine tout aujourd’hui évidemment. D’ici à très peu de jours, la question sera décidée souverainement par l’assemblée nationale, qui a prononcé l’urgence, et ce qu’il y a de singulier, ce n’est pas cette idée même de fixer des pouvoirs mieux définis entre les mains de celui qui depuis six mois est l’illustre personnification de la France, c’est qu’on en soit arrivé là par le chemin qu’on a suivi. La vérité est que la proposition Rivet, puisque c’est M. Rivet qui lui a donné son nom, a eu l’air de sortir de ce fourré de conflits qui se sont multipliés depuis quelque temps, qui en dépit de toutes les métamorphoses constitutionnelles restent l’exacte et vive expression des rapports de l’assemblée et du gouvernement. Où en sont aujourd’hui tous ces conflits ? Quelques-uns sont heureusement dénoués, disions-nous, d’autres sont encore en suspens, tous ont été soutenus avec une certaine vivacité. Et d’abord un des premiers points sur lesquels on a fini par s’entendre, c’est la question de l’indemnité aux départemens qui ont souffert, qui souffrent encore de l’invasion prussienne.

Cette question douloureuse, aussi délicate que douloureuse, un des représentans des Vosges l’avait soulevée, l’assemblée l’avait visiblement prise à cœur, la commission nommée par l’assemblée se prononçait pour le principe absolu de l’indemnité, et au dernier moment M. Buffet, qui ne se prodigue pas d’habitude, mettait au service d’une cause faite pour exciter un intérêt universel une parole serrée et habile. Le gouvernement résistait cependant, il ne déclinait pas pour l’état l’obligation de venir en aide à ceux qui ont porté plus que tous les autres le poids des luttes nalionales, à ceux qui ont été les premières victimes de l’invasion ; il refusait seulement de reconnaître, même au malheur, un droit qui pourrait avoir les plus étranges conséquences. Les défenseurs de la cause des départemens envahis avaient le beau rôle, nous n’en disconvenons pas, puisqu’ils plaidaient pour le malheur ; le gouvernement avait le rôle ingrat en paraissant disputer des dédommagemens trop justifiés, et pourtant, faut-il le dire ? c’est le gouvernement qui avait raison. M. Thiers possède entre tous cet immense et précieux mérite d’avoir le sentiment le plus vif du bien de l’état ; il se regarde comme le représentant de l’intérêt public, de cet « intérêt profond et silencieux » qui ne crie pas, qui ne fait pas de bruit, et il le défend avec cette opiniâtreté qu’il appelait un jour d’un autre nom en la recommandant aux ministres des finances. M. Thiers, en paraissant dur cette fois, n’était pas moins dans la vérité et dans les devoirs de son rôle.

Au fond, que demandait-on ? S’agissait-il de secourir libéralement, surtout prochainement, ceux qui ont souffert, tout le monde était prêt, M. Thiers était le premier à offrir les moyens d’alléger les infortunes accumulées par l’invasion. S’agissait-il de donner à ce secours, aussi large que possible, aussi immédiat que possible, le caractère d’une dette revendiquée au nom de la solidarité nationale, comme on le disait, ici on allait sans y prendre garde au-devant des difficultés les plus épineuses, on soulevait des problèmes qu’on semblait ne pas même soupçonner, rien n’est assurément plus facile que de remuer les âmes au spectacle de toutes les misères des populations foulées par l’étranger, de faire vibrer tous les sentimens de sympathie et de solidarité nationale en racontant ces scènes navrantes de malheureux qui voient leurs enfans fusillés par l’ennemi, leur foyer incendié, leurs champs ravagés. Qui donc resterait insensible à ces cruelles infortunes, et voudrait affaiblir le devoir de ceux qui n’ont pas été atteints envers ceux qui ont plus particulièrement souffert de la guerre ? Seulement il faudrait y songer un peu plus avant de fomenter les divisions entre les départemens qui ont eu le mauvais sort d’être envahis et ceux qui ne l’ont pas été. Il y a un danger auquel on ne prend pas garde : c’est le danger de tout confondre, d’invoquer des raisons de sympathie que personne ne peut contester à l’appui d’un droit devant lequel on est obligé de s’arrêter, et M. Buffet lui-même, avec ses habiles subtilités, avec ses distinctions entre ce qui serait acceptable comme indemnité nationale et ce qui ne le serait plus comme secours national, M. Buffet n’a pas pu arriver à une conclusion sérieusement politique. Il a plaidé avec chaleur une cause gagnée d’avance ; il n’a pas indiqué un moyen pratique de résoudre cette question douloureuse.

Si c’est une dette stricte et légale qu’on réclame de l’état, qui lui aussi aujourd’hui peut certainement compter parmi les pauvres, comme le dit M. Thiers, cette dette n’existe pas seulement au profit de ceux que la guerre a laissés dans la détresse, elle existe aussi au profit des riches, qui n’ont pas besoin d’une indemnité ; mais ce n’est point encore ce qu’il y a de plus grave. Si l’état est responsable de tout, sait-on où l’on va ? On fait une véritable révolution dans le droit public et dans les conditions de la guerre ; on excuse d’avance tous les ravages des envahisseurs. À leurs yeux, les particuliers ne sont plus rien et n’ont plus aucun droit, puisqu’ils sont sûrs d’être indemnisés, puisque c’est l’état qui doit payer les dommages. Et comme à la guerre l’objet essentiel est d’affaiblir la puissance ennemie, on peut tout se permettre : plus on aura détruit de biens particuliers, plus on aura affaibli l’état lui-même, sur qui retombe toute la responsabilité. À ce compte, les Prussiens auraient eu raison dans leurs exactions, ils auraient pu en faire encore davantage en se disant qu’ils allaient laisser un ou deux milliards de plus à la charge du budget de la France. Le malheur de telles questions, c’est d’être portées devant le public, lorsqu’elles devraient rester sous un voile, être résolues dans un sentiment d’équité nationale et de prudence supérieure. On n’a point discuté le droit, il est vrai, on en a trop dit encore, et on aurait bien mieux fait de commencer par oÙ l’on a fini, par une transaction. Puisqu’on était d’accord sur la nécessité d’apporter un soulagement aussi efficace que possible aux départemens envahis, à quoi bon tout le reste ? Pourquoi ces discussions au moins bizarres pour savoir si on appellerait cela une « indemnité » ou un « secours » ou une « somme ? » Les malheureux en sont bien plus avancés ! On a fini fort heureusement par laisser de côté toutes ces subtilités, on a voté 100 millions pour les départemens envahis, et voilà du moins une question réglée sans que les rapports de l’assemblée et du gouvernement en restent atteints.

Un autre conflit très pacifiquement dénoué, c’est celui qui s’est élevé un peu tard au sujet de la loi des conseils-généraux, qui n’avait plus qu’à subir répreuve de la troisième lecture. — Que le gouvernement n’eût qu’une médiocre sympathie pour cette loi, on aurait bien pu s’en douter. M. Thiers n’est point un décentralisateur, il ne l’a jamais été, il ne le sera jamais, et il ne s’en cache pas. M. Lambrecht, de son côté, n’a pas montré, comme ministre de l’intérieur, un enthousiasme des plus vifs pour une réforme que l’initiative parlementaire peut revendiquer tout entière. Jusqu’au dernier moment néanmoins on s’était borné à des objections de détail, à l’expression de quelques scrupules, lorsque tout à coup, à la veille de la troisième lecture, scrupules et objections ont pris une forme plus accentuée. On a failli presque se brouiller à propos de décentralisation. Le sentiment de la chambre était trop prononcé et s’était trop obstinément attesté par une série de votes pour qu’on pût espérer l’arrêter. On a négocié, on s’en est tenu aux moyens diplomatiques, et ici encore fort heureusement l’esprit de conciliation a eu raison de toutes les divergences. Le pouvoir exécutif a eu le bon goût de ne pas trop demander à l’assemblée, l’assemblée à son tour a eu le bon goût de ne pas tout refuser au pouvoir exécutif, et en fin de compte la loi a été enlevée à une majorité considérable, bien entendu sans le concours de la vieille gauche, qui a soin de se tenir en garde contre toute témérité de libéralisme.

En quoi consistent les modifications qui ont été le gage de la paix entre l’assemblée nationale et le gouvernement ? Elles atténuent peut-être la loi dans quelques-unes de ses dispositions sans en altérer l’esprit. La présidence des commissions départementales sera déférée au doyen d’âge au lieu d’être dévolue à l’élection. Les préfets ne sont point entièrement étrangers aux délibérations de ces commissions : ils gardent une part de la tutelle administrative ; ils interviennent dans le concert qui peut s’établir entre plusieurs départemens pour certaines mesures d’intérêt commun. Qu’on ne s’effraie pas trop, les préfets restent et resteront encore les préfets beaucoup plus qu’on ne le croit, et, si hardie que paraisse au premier abord cette réforme si contestée, elle n’ira pas de si tôt jusqu’à transformer les mœurs administratives françaises. Si quelque chose peut altérer ces mœurs, déjà singulièrement faibles, ce serait beaucoup moins la loi nouvelle que des motions comme celle qui s’est produite, et qui proposait de faire des commiissions départementales des corps rétribués. Il y a une école qui a trouvé jusque dans la chambre un étrange organe, un député radical de Toulon, et dont l’idéal est une démocratie salariée ; à ses yeux, le salaire est la condition essentielle de l’égalité politique. Quand les commissions départementales seront payées, on ne tardera pas sans doute à réclamer une rémunération pour les conseils-généraux eux-mêmes. Après les conseils-généraux, il faudra aussi que les conseils municipaux aient bientôt leur salaire, et nous ne savons pas en vérité si le démocratique conseil municipal de Lyon n’a pas déjà pris les devans. Puis enfin nous tous, citoyens électeurs, qui avons à nous déranger pour porter notre vote, nous demanderons à être payés pour remplir nos fonctions : il faut bien que tout le monde vive. Et c’est ainsi qu’on prétend arriver à former des mœurs libres, c’est à-dire des mœurs viriles, façonnées par le dévonment aux intérêts publics, par l’active et indépendante énergie de Tinitiaiive individuelle ! Pour nous, toute réflexion faite, nous ne pouvons réussir à voir dans le salariat des fonctions électives ni une condiiion d’égalité, ni un signe de virilité, ni même une garantie d’indépendance ; nous n’y voyons qu’un acheminement direct vers la servilité, une satisfaction grossière jetée aux ambitions subalternes et besogneuses. La loi nouvelle de décentralisation a refusé de consacrer ce progrès tout césarien ; ce n’est point apparemment pour cela qu’elle aura une bien fâcheuse influence sur nos destinées ! À la dernière heure, un des plus honorables membres de l’assemblée, M. de Treveneuc, aurait voulu ajouter à la loi un supplément tout politique, et il a développé son projet dans le meilleur langage, d’un accent net et loyal, en homme qui se souvenait du 2 décembre. M. de Treveneuc proposait d’insérer dans la loi que, si la représentation nationale venait à être dissoute par un acte de violence, les présidens des commissions départementales se réuniraient aussitôt pour prendre en main la direction des affaires publiques. Hélas ! notre histoire est remplie des attentats de la force, bien faits pour justifier de telles propositions. Des violences, il y en a eu dans tous les temps, et il est certain qu’elles n’auraient pas eu toujours un succès si facile, s’il avait existé des pouvoirs désignés pour relever sur un point quelconque la légalité humiliée. Seulement la proposition de M. de Treveneuc avait un caractère tout politique, elle a été réservée, et la loi est restée de son côté avec son caractère essentiellement administratif.

Voilà donc encore une question réglée et une difficulté de moins. Malheureusement il en reste toujours assez de ces conflits pour entretenir l’humeur militante dans les sphères parlementaires et officielles, pour faire une vie laborieuse au gouvernement et à l’assemblée. Ces conflits existent, soit ; mais enfin, puisque d’autres conflits ont été pacifiquement dénoués avec un peu de bonne volonté, pourquoi ceux-ci ne finiraient-ils pas de la même façon ? Cette œuvre perpétuelle de transaction nécessaire, qu’est-ce autre chose après tout que la pratique de la liberté, avec ses embarras et ses fatigues, si l’on veut, mais aussi avec ses sûretés et ses garanties, que gouvernement et assemblée ont aujourd’hui un égal intérêt à maintenir ?

Le danger de ces conflits est moins dans ce qu’ils sont par eux-mêmes que dans l’impression de maladive incertitude qu’ils entretiennent, qu’ils propagent, et qui finit par créer autour des pouvoirs publics une sorte d’atmosphère de crise. Dès qu’on aperçoit à l’horizon un nuage, une mésintelligence, on croit voir un orage menaçant près d’éclater, et c’est là sans doute ce qui a donné naissance à cette dernière et décisive proposition qui a reparu tout à coup comme pour résumer toutes les questions dans une seule question, toutes les crises dans une seule crise. Cette motion de prorogation des pouvoirs de M. Thiers, que M. Rivet a présentée à l’assemblée, et devant laquelle tout s’efface momentanément, elle a fait déjà beaucoup de bruit, elle en fera encore, elle soulèvera toutes les contradictions, et on finira cependant par trouver une combinaison faite pour rallier une majorité suffisante, parce que personne ne peut songer à ébranler ce qui existe, parce que, s’il y a des nuances diverses d’une même pensée, tout le monde est d’accord pour reconnaître en M. Thiers la haute et nécessaire personnification de la situation actuelle. S’il ne s’agissait que de donner une confirmation nouvelle, toute personnelle, à l’autorité de celui qui est depuis six mois sur la brèche pour défendre le pays contre tous les dangers, la question n’existerait même pas, ou elle serait déjà tranchée. La difficulté est dans la manière dont tout cela se présente. Au fond, de quoi s’agit-il ? en quoi consiste cette proposition Rivet, qui a jeté l’émoi dans le monde parlementaire ? Elle peut se résumer en quelques traits. Les pouvoirs de M. Thiers sont prorogés pour trois ans avec le titre nouveau de président de la république. Si d’ici à trois ans l’assemblée décidait qu’elle doit se dissoudre, M. Thiers conserverait la présidence jusqu’à la constitution d’une assemblée nouvelle, qui à son tour aurait à prononcer sur l’organisation du pouvoir. Jusque-là, M. Thiers exerce toutes les prérogatives essentielles du gouvernement, choix des fonctionnaires, représentation diplomatique, nomination et révocation des ministres, qui restent responsables devant l’assemblée. C’est une ébauche ou un commencement de constitution ; mais ce n’est pas tout. À peine M. Rivet avait-il présenté son projet que d’un autre coin de l’assemblée partait une seconde motion qui propose d’attester la confiance que la chambre et le pays mettent toujours dans la sagesse et le patriotisme de M. Thiers en confirmant et en renouvelant les pouvoirs qui lui ont été confiés à Bordeaux. Voilà la question telle qu’elle s’est posée devant l’assemblée, telle qu’elle reste encore. Le travail de la commission qui sera nommée consistera évidemment à fondre ces nuances diverses de la proposition Rivet et de la proposition Adnet pour arriver à un vote qui exprime à peu près la pensée générale en donnant une certaine fixité au pouvoir, en l’entourant de quelques garanties de plus.

Puisque la question a été soulevée, il n’y a plus qu’à la résoudre en donnant aux intérêts, au travail, au crédit, la satisfaction qu’ils demandent, en évitant surtout de laisser ouvrir une crise nouvelle qui ne pourrait que mettre le pays en péril. Il ne faut pas cependant se faire illusion et se hâter de croire qu’on remédie à tout par un vote, qu’il y a une grande différence entre l’état actuel dont M. Adnet demande le maintien et l’ordre nouveau que M. Rivet propose de créer. Oui sans doute, trois ans de pouvoir, c’est de la stabilité, c’est le provisoire fixé, si l’on veut ; mais enfin qu’y a-t-il de changé essentiellement dans notre situation ? Elle est à peu près la même ; elle n’est pas plus à l’abri des petites tempêtes de tous les jours et de l’imprévu des événemens. Les conflits mêmes qui ont peut-être suggéré ou encouragé la pensée d’une prorogation de pouvoirs, ces conflits n’existent pas moins, et se reproduiront évidemment plus d’une fois encore parce qu’ils sont dans la nature des choses, parce qu’il n’y a pas moyen d’éviter ces chocs d’opinions sur les questions les plus difficiles d’administration ou de gouvernement. Allons plus loin : l’assemblée, en donnant des pouvoirs pour trois ans, no se dessaisit en aucune façon de sa souveraineté ; qui peut l’empêcher d’user de cette souveraineté ? qui peut enchaîner ses résolutions ? Elle n’est liée après tout, que par des considérations d’intérêt public qui peuvent toujours changer, ou par le respect de sa propre volonté. Tout cela veut dire qu’en dehors de toutes les conditions de fixité qu’on peut imaginer pour se créer l’impression de la durée et de la stabilité, la meilleure garantie est encore dans cette bonne volonté mutuelle, dans cet esprit de conciliation qu’il faut toujours invoquer. Tout tient à cette bonne intelligence nécessaire que rien au fond n’a pu affaiblir jusqu’ici, qu’il serait plus que jamais dangereux de rompre. On peut trouver à la rigueur qu’il était inutile de donner à la prorogation une espèce de caractère constitutionnel ; puisque c’est fait, il est bien évident qu’il faudrait un certain courage pour prendre la responsabilité d’un refus qui nous rejetterait dans l’inconnu. S’il est dans l’assemblée quelqu’un qui ose tenter l’aventure, il y regardera à deux fois à l’heure suprême et décisive du vote, et la droite elle-même fera sûrement œuvre de raison en ne refusant pas son concours à la prorogation d’un régime dont l’existence après tout est liée à l’existence de l’assemblée.

Ce qu’il y a d’étrange en cette affaire, c’est que tout le monde en vérité paraît se mouvoir en dehors de la sphère de ses opinions et de ses tendances. Au premier abord, c’est le parti conservateur qui aurait dû être le plus favorable à la prorogation, et c’est dans les rangs du parti conservateur qu’il a semblé se manifester le plus d’hésitation. C’est la gauche qui aurait dû hésiter, et c’est elle qui a montré le plus d’impatience, qui soutient le plus vivement la prorogation après l’avoir appelée de ses vœux. En réalité, la gauche n’a vu qu’une chose, c’est qu’on allait faire un pas de plus vers la république définitive, que le chef du pouvoir exécutif s’appellerait désormais le président de la république. C’est fort bien ; seulement la gauche n’a point vu qu’en donnant le signal d’une apparence de dérogation au pacte de Bordeaux, en faisant un pas en dehors de cette convention de paix entre les partis, elle risquait d’ouvrir de ses propres mains la porte à des entreprises constituantes d’un autre genre. L’assemblée ne la suivra pas sans doute dans cette voie, elle ne cherchera pas à profiter de la circonstance pour reconstituer le pays à sa manière ; mais, si elle le tentait, que pourrait dire la gauche ? La vérité est que cette question de la prorogation ou de la consolidation temporaire des pouvoirs actuels a été engagée un peu au hasard ; elle n’a point été prise dans son vrai sens et pour ce qu’elle devait être. Il y avait, ce nous semble, un point de départ nécessaire de toute combinaison. De quelque façon qu’on juge les choses, nous sommes dans le provisoire, et dans ce provisoire ce qui domine tout, ce qui devrait être la raison de tout, c’est la présence de l’ennemi sur notre sol, c’est l’occupation étrangère. Tout devait découler de là ; il devait être entendu que, tant qu’il y aurait l’ennemi dans nos provinces, rien de définitif ne pourrait être fait, que M. Thiers et l’assemblée, unis par la plus noble des solidarités, restaient chargés de la grande œuvre de la délivrance du pays, et que le jour où le dernier soldat allemand serait parti, la France, rendue à sa pleine et souveraine liberté, prononcerait sur ses destinées définitives. Alors la prorogation prenait une sorte de grandeur, elle devenait le mandat du péril public et de la délivrance nationale. Ce n’était plus un provisoire ordinaire, c’était le gouvernement de la nécessité, trouvant dans les circonstances mêmes qui l’avaient produit sa légitimité, sa raison d’être et sa limite. On aurait pu agir ainsi, on ne l’a point fait ; l’essentiel aujourd’hui est de ne point laisser traîner ces discussions irritantes, de ne point prolonger le provisoire dans le provisoire, et surtout de se dépouiller de toute prévention pour donner à ce pouvoir transformé ou prorogé qui va s’établir la base libérale et conservatrice sur laquelle il doit s’appuyer, s’il veut gouverner utilement.

Qu’on la tranche donc au plus vite cette question de pouvoir, qui depuis quelque temps se traîne dans le demi-jour des combinaisons des partis, et qui, par la façon dont elle a fait explosion au dernier instant, a eu un peu l’air de venir jeter un défi à l’imprévu ; qu’on la tranche une bonne fois aussi bien qu’on le pourra, et qu’on revienne à ce travail patient et pratique qui reste après tout la vraie mission de l’assemblée et du gouvernement. Si cette crise qui vient d’éclater doit avoir pour conséquence de simplifier la situation, il n’y a rien à dire, tout sera pour le mieux ; assemblée et gouvernement n’auront plus qu’à reprendre leur œuvre interrompue, qui n’en sera pas plus facile, mais qui dans tous les cas sera débarrassée de ces incertitudes dont on se faisait un fantôme. Après comme avant la crise, il n’y a pas moins à réorganiser le pays, à recomposer l’équilibre de ses finances aussi bien que ses forces militaires, sa puissance morale aussi bien que sa fortune matérielle. C’est une reconstitution précédée d’une liquidation nécessaire, et cette liquidation, ce sont les commissions parlementaires qui la font par l’enquête qu’elles poursuivent sur les événemens de la dernière année. Autant qu’on en puisse juger par les premières révélations qu’on a laissées échapper, elle sera utile, instructive, cette enquête, conduite jusqu’ici avec une impartiale sévérité. Nous avons besoin de tout savoir sur les hommes et sur les choses ; nous avons besoin de voir clair dans cet effroyable gâchis de nos affaires au temps du siège, dans nos malheurs, dans ces opérations où ont été englouties des armées. Ce qui s’est passé à Metz, à Sedan, à Paris, sur la Loire, dans l’est, à Tours, à Bordeaux, c’est tout cela qui doit être exposé avec une énergique et inflexible sincérité, non certes pour alimenter une curiosité vulgaire, mais pour montrer au pays ce qu’il lui en coûte de se livrer à ceux qui le perdent par une coupable impéritie, et à ceux qui viennent le perdre un peu plus encore en prétendant le sauver. Déjà les documens se multiplient, surtout pour les affaires militaires, et le livre que vient de publier M. le général Chanzy, sur la deuxième armée de la Loire, est certes un des plus intéressans, un des plus précieux de ces documens.

On peut suivre maintenant la marche de cette campagne des armées de province, qui s’ouvrait avec un éclat modeste, quoique réel, à Coulmiers, pour finir si tristement dans l’est et sur la Mayenne. Ce n’est pas tant la faute des chefs militaires, quoiqu’ils n’eussent pas tous certainement le même feu, la même expérience ; ce n’est pas trop non plus la faute des soldats, quoiqu’ils fussent bien peu organisés, bien peu disciplinés. Il faut en venir à la vraie cause de nos désastres en province. Cette cause éclate dans les pages du général Chanzy, qui s’est montré, quant à lui, un si énergique et si habile capitaine. Que voulez-vous ? les chefs militaires n’étaient rien, M. Gambetta était tout ; c’est lui qui commandait et qui prétendait décréter la victoire. Vainement les généraux lui représentaient qu’il était dangereux d’aller se jeter sur toute l’armée allemande en avant d’Orléans ; l’ordre était formel, on se battait, et l’armée de la Loire était coupée en deux. Le général Chanzy, livré à lui-même et se battant avec la plus héroïque opiniâtreté pendant quatre jours, avait beau demander qu’on fît au moins une démonstration sur la Loire, on lui répondait que c’était impossible. Lorsque, tardivement informé de la marche de Bourbaki sur l’est, il démontrait le danger de ce mouvement et suggérait d’autres opérations qui auraient porté toutes les armées sur Paris, on lui répondait en vantant beaucoup son plan, mais en se faisant un mérite d’en avoir un meilleur. Lorsque enfin le général Chanzy rappelait que le général Trochu avait fixé la date du 20 janvier comme dernière limite de la résistance de Paris, on lui disait, et ceci est grave, qu’il ne fallait pas tenir compte des indications du général Trochu, qu’on avait d’autres renseignemens. Et le grand stratégiste qui prétendait ainsi conduire nos armées était homme à prendre Épinay sur la route d’Étampes pour Épinay près Saint-Denis, tout comme dans une autre circonstance il prenait Bar-sur-Seine pour Bar-le-Duc ! Voilà où nous en étions. Si M. Gambetta conduit ses campagnes parlementaires comme il a conduit ses campagnes militaires, la gauche peut se mettre sous ses ordres pour marcher à la victoire.

M. Gambetta ne nous croirait pas, si nous lui disions un mot bien vrai, bien sincère, et cependant ce serait son intérêt de nous croire. L’ancien et éphémère dictateur de Bordeaux n’est point à coup sûr dénué d’un certain souffle, d’une certaine ardeur entraînante, d’une assez grande vigueur d’imagination. Malheureusement, il l’a bien montré, il ne sait des affaires que ce qu’en sait un avocat qui a feuilleté son dossier ; il est trop souvent exposé, en politique comme dans les affaires militaires, à prendre Bar-le-Duc pour Bar-sur-Seine, et, puisqu’il avait récemment la bonne fortune d’être à Saint-Sébastien, il aurait dû y rester encore, il aurait dû y passer un an pour apprendre ce qu’il ne sait pas et mettre ses connaissances au niveau du rôle qu’il ambitionne. S’il ne se livre pas à ce travail, il risque fort d’être un agitateur vulgaire, — un type assez réussi et infécond d’une certaine médiocrité bruyante et prétentieuse. Il est peut-être fait pour un autre rôle, s’il le veut. Ah ! quand on regarde derrière soi au courant de cette terrible année, comme on s’aperçoit vite de l’immense part que la médiocrité et l’incapacité ont eue dans nos malheureuses affaires, depuis ce jeune dictateur qui veut conduire des armées jusqu’à tous ces préfets de la dictature, complices de toutes les factions ! La médiocrité, elle est partout dans ce triste monde révolutionnaire, elle se montre en vérité jusque dans le crime. Voyez ces procès qui se déroulent devant les conseils de guerre de Versailles : ils sont là quelques-uns, tout heureux d’avoir été des personnages, et qui semblent ne pas même soupçonner la portée de leurs actions. Ce sont des criminels vulgaires qui ont tenté l’incendie de Paris, qui ont massacré des otages, et ils en sont à discuter, sur des banalités de procédure. C’est à laisser croire qu’ils ne se doutaient pas de ce qu’ils faisaient. L’intelligence chez eux semble au niveau du sens moral. Et voilà le monde dont Paris a subi un instant la domination ! Il est bien temps, on en conviendra, d’effacer les traces de ces médiocres et lugubres exhibitions, de remettre de l’ordre dans les esprits comme dans les rues, de raviver partout le sentiment d’un idéal supérieur, afin de pouvoir de nouveau montrer au monde la France, la vraie France, telle qu’elle a été, telle qu’elle doit être.

Oui franchement, il est temps que dans ce malheureux pays si éprouvé tout reprenne enfin un caractère sérieux, et c’est pour cela qu’il est utile d’en finir avec toutes ces discussions qui mettent le pouvoir en doute, afin que M. Thiers, mieux affermi aux affaires, puisse organiser avec autorité, avec efficacité, le gouvernement qui convient à la France. Le chef du pouvoir exécutif avait déjà commencé, même avant la dernière crise, en appelant au ministère des affaires étrangères M. de Rémusat, qui depuis la révolution s’était dérobé à la vie publique. Certes nul n’est mieux fait pour représenter le pays que cet homme d’élite, qui réunit la supériorité de l’esprit et l’honneur du caractère. Pour la France et pour l’Europe elle-même, M. de Résumsat est l’écrivain éminent, l’ancien député toujours fidèle à ses convictions libérales, l’homme familier dès longtemps, par une sorte de tradition, avec tous les intérêts publics. Il prend assurément dans une heure difficile la direction des affaires extérieures de notre pays ; il recueille un lourd et cruel héritage. Il était, comme M. Thiers, d’un temps où la France était prospère et heureuse entre les nations ; il la retrouve humiliée, démembrée et réduite à se relever des plus horribles désastres, à refaire ses relations diplomatiques avec tout le reste ; mais, dans cette œuvre difficile, il porte ce qui peut le mieux aider au succès : un patriotisme inviolable et la certitude de faire honorer la France dans sa personne.

CH. DE MAZADE.

C. BULOZ.