Chronique de la quinzaine - 31 août 1871

Chronique n° 945
31 août 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août 1871.

Où va-t-on et que pense-t-on faire ? Est-ce que la terre française aurait cessé tout à coup d’être foulée par l’étranger ? Est-ce que nous en aurions fini avec nos dettes, avec l’occupation allemande, avec toutes ces misérables suites d’une guerre néfaste, ou, mieux encore, est-ce que depuis une année nous n’aurions fait qu’un mauvais rêve qui, en se dissipant aujourd’hui, nous permettrait de revenir sans danger et sans crainte à la liberté de nos agitations et de nos querelles ? On serait presque tenté de se poser ces questions, rien qu’à voir ces confusions, ces incohérences, ces conflits, qui envahissent de nouveau notre politique, qui dénotent tant de passion et si peu de mémoire. Non, franchement, tout ce que nous voyons depuis quelques jours, ce qui se passe à Versailles, comme dans certaines régions de la France, n’est ni beau, ni rassurant, ni même digne d’une nation qui, avec le sentiment de son malheur, peut garder la virile espérance de se relever, de refaire sa fortune perdue.

On avait pourtant paru d’abord avoir conscience du fléau vengeur qui nous frappait ; on s’était dit ou on avait eu l’air de se dire que l’épreuve était dure, mais qu’elle devait être pour nous le commencement de la sagesse, que ce n’était plus le moment de se livrer à de vaines disputes de partis au milieu des ruines publiques accumulées par la guerre étrangère et aggravées encore par la guerre civile, qu’il n’y avait plus désormais pour tous qu’une seule pensée et un seul but, la grande blessée à guérir, la France de tous les Français à reconstituer, à remettre en honneur aux yeux du monde. On avait compris la suprême nécessité d’une trêve nationale de toutes les opinions devant l’ennemi et devant le malheur, et cette trêve décorée du nom de pacte de Bordeaux, on la mettait sous la sauvegarde du patriotisme de l’assemblée et de M. Thiers. Tout ce qu’on pouvait dire, on l’a dit cent fois, on le répète encore tous les jours, à tout propos, et on ne l’oublie pas moins dès qu’on est à l’action, ou, si on ne l’oublie pas, on fait tout comme si on l’oubliait. À peine est-on sorti d’une crise, on se sent aussitôt repris du goût des aventures et du danger ; on éprouve le besoin redoutable et singulier de mettre à la loterie de l’imprévu le peu de stabilité qui nous reste. Il y a quatre mois que la paix définitive est faite avec l’Allemagne ; il y a trois mois que nous avons échappé aux fureurs de la guerre civile, et à quoi sert le peu d’ordre matériel que nous avons ? On en revient déjà aux bonnes habitudes, aux disputes meurtrières des partis, aux luttes de pouvoir, aux propositions toujours nouvelles pour agiter le pays, aux évaporations turbulentes, et même, qui le croirait ? aux gaîtés publiques pour célébrer des anniversaires qui ont le douloureux inconvénient de nous rappeler de lamentables défaites. Oui, il y a pour le moment en province des patriotes qui songent à se réjouir, et il est trop vrai que depuis quelque temps il y a dans l’assemblée de Versailles des partis qui sont fatigués de vivre en paix, qu’on croirait toujours prêts à se jeter les uns sur les autres, comme on l’a dit un peu rudement, qui semblent sans cesse occupés à se défier.

S’il se présente quelqu’une de ces questions de réorganisation nationale qui devraient plus que jamais pacifier et réconcilier les esprits, qu’on ne devrait aborder qu’avec un sentiment de patriotisme supérieur à tous les préjugés de partis, et s’il y a quelque point difficile, délicat, soyez sûr qu’on laissera de côté tout ce qui pourrait rapprocher les opinions pour se jeter aussitôt sur ce qui peut les passionner et les diviser. On s’accuse réciproquement de manquer à ce pacte de Bordeaux que tout le monde invoque, et que chacun se réserve d’interpréter à son profit. La droite se déchaîne contre la gauche et assure que c’est elle qui fait tout le mal ; la gauche à son tour, la gauche toujours innocente, ne manque pas d’accuser la droite et ses arrière-pensées. Le gouvernement, réduit à chercher un équilibre qui fuit sans cesse, ne sait plus trop au juste dans quels rapports il se trouve avec l’assemblée, et l’assemblée de son côté a quelque peine à dégager de son sein troublé une majorité qui puisse devenir une force de gouvernement. Les récriminations se multiplient, les relations s’aigrissent et les situations s’enveniment, si bien que le pays lui-même, indécis et inquiet, courant après un repos qu’on ne lui donne pas, finit par ne plus savoir où il en est. C’est notre histoire, aussi douloureuse que véridique, et cependant il faut bien toujours en revenir là ; ce n’est pas seulement un mauvais rêve que nous avons fait, les Prussiens sont bien réellement à Saint-Denis, et quand ils ne seront plus à Saint-Denis, ils seront encore à Reims et dans l’est. Quand nous aurons versé entre leurs mains le troisième demi-milliard qu’on s’occupe de rassembler aujourd’hui pour avoir au moins la liberté des environs de Paris, il y aura encore un quatrième demi-milliard à leur compter avant le 1er mai de l’année prochaine, et, ces deux premiers milliards payés, il y aura encore trois milliards à donner avant que l’occupation étrangère cesse de peser sur notre territoire, sur notre honneur et sur notre liberté. Voilà la vérité vraie auprès de laquelle tout le reste pâlit singulièrement. C’est là l’idée fixe, la préoccupation obstinée qui devrait rester la souveraine inspiratrice de nos résolutions, de toutes les combinaisons de notre politique. Est-ce qu’il y a une droite et une gauche, est-ce qu’il est permis de se livrer à toutes ses fantaisies dans un pays qui subit la suprême infortune de ne pas s’appartenir tout entier à lui-même, de demeurer, ne fût-ce que pour un temps limité, sous la surveillance de ceux qui lui ont infligé l’amertume de la défaite ? Porro unum est necessarium, c’est le mot éternel de ceux qui ont l’étranger dans leur foyer.

On ne s’en souvient pas assez, et c’est parce qu’on ne s’en souvient pas qu’on arrive presque sans y songer à des situations comme celle où nous sommes, à cette situation étrange, confuse, où depuis quinze jours se déroule une crise qui tient tout en suspens, qui n’a fait que se compliquer d’incidens nouveaux à mesure qu’elle s’est prolongée, et dont le dénoûment même ne peut avoir la vertu de dissiper toutes les incertitudes. Cette crise, on le sait bien, elle est née d’une proposition imaginée par M. Rivet et ses amis pour donner au pays une certaine stabilité au milieu de ses instabilités, pour fixer à demi notre provisoire, et qui a eu d’abord malheureusement un tout autre effet que celui qu’on s’était promis ; mais en vérité, il ne faut pas se le dissimuler, à voir les irritations, les susceptibilités, les froissemens, les violences qui ont fait explosion comme à un signal de combat, il est évident que la crise devait éclater un jour ou l’autre. Elle couvait, elle se préparait ; alors il vaut tout autant qu’elle ait éclaté sur cette question au lieu de continuer à peser sur nous comme un orage lointain et grondant qui menace toujours. Le malheur est que cette question a été engagée un peu au hasard et sans qu’on se rendît bien compte de ce qu’on faisait ; elle ne s’est pas présentée comme elle devait se présenter, elle a eu l’air de prendre des détours ; elle a trop ressemblé, contre l’intention des auteurs de la proposition, à une tentative longuement, patiemment combinée pour trancher ou éluder des problèmes qu’on ne pouvait aborder de front, pour enlever une victoire ou une demi-victoire sur quelqu’un.

Rien n’était assurément plus légitime, plus patriotique que de prendre des mesures contre l’imprévu des crises quotidiennes, de chercher un peu de terrain stable et solide pour y planter deux tentes, celle de l’assemblée et celle du pouvoir exécutif ; seulement il fallait aller droit au fait, il fallait se placer sur le seul terrain où l’on puisse trouver la stabilité relative qu’on recherche justement. C’était et c’est toujours notre pensée que la première chose à faire eût été de se mettre en face de la situation de la France. Cette situation, elle est tristement et cruellement saisissante. Quel est aujourd’hui l’intérêt supérieur de la France, celui qui domine tous les autres ? C’est trop évidemment l’intérêt de sa délivrance. Tant que l’exécution des conditions de la paix n’est point complète ou suffisamment assurée et manifestement attestée par la retraite de notre ennemi d’hier, la France reste nécessairement dans le provisoire, et elle ne peut même songer à se donner une constitution définitive, parce qu’elle n’est pas libre, parce que le gouvernement qui naîtrait dans ces circonstances porterait éternellement la marque de cette origine. Dès lors la solution se dégageait toute seule. Soit par une interprétation plus explicite du pacte de Bordeaux, soit par un pacte nouveau, si l’on veut, il devait être entendu que, jusqu’à la libération définitive de la France, l’assemblée et M. Thiers restaient chargés de la direction de nos affaires, de l’œuvre commune d’affranchissement. C’était une alliance simple, naturelle et indissoluble, parce qu’elle reposait sur une nécessité nationale. Qu’il y eût des dissentimens entre le chef du pouvoir exécutif et l’assemblée dans le travail de réorganisation qui est à peine commencé, qu’il y eût parfois des difficultés inévitables naissant d’un état certes fort irrégulier, c’est possible ; mais il y a des momens où il n’est pas permis de subir la tyrannie des dissentimens secondaires, des petites difficultés ou des mouvemens de mauvaise humeur. L’assemblée ne pouvait plus désormais, sans danger pour elle-même comme pour le pays, porter la main sur une situation créée dans un intérêt national, et M. Thiers lui-même n’avait plus le droit de se retirer, d’offrir sa démission. Assemblée et pouvoir exécutif étaient liés, ils étaient obligés de s’entendre, et dans cette combinaison de nécessité publique acceptée sincèrement le pays pouvait trouver le degré de sécurité auquel ses malheurs lui donnent le droit de prétendre. Voilà ce qu’était, ce que devait être, à nos yeux, cette prorogation des pouvoirs. Elle voulait dire que l’assemblée et M. Thiers étaient moralement obligés de maintenir jusqu’au bout une alliance formée dans le péril public ; elle signifiait la prédominance de l’intérêt national sur tous les autres intérêts. Et qu’on remarque d’abord que cet arrangement avait au moins le mérite d’écarter bien des difficultés.

Le danger de s’écarter de cette idée supérieure, c’était au contraire de tout remettre en doute. Dès qu’on semblait, ne fût-ce qu’un instant et en apparence, laisser de côté l’œuvre nationale pour tenter une œuvre politique et jusqu’à un certain point constitutionnelle, pour donner le premier pas à des questions de prérogative, on risquait de raviver, de multiplier les divisions au lieu de les éteindre, et c’est ce qui n’a pas manqué d’arriver. Les passions se sont donné rendez-vous autour de cette proposition Rivet ; l’esprit de parti s’est réveillé, les uns ont soutenu la proposition parce qu’ils y voyaient une affirmation nouvelle, quoique indirecte, de la république, les autres l’ont combattue précisément pour la même raison. Le nom de M. Thiers s’est trouvé nécessairement engagé dans la mêlée des partis, les rapports du chef du pouvoir exécutif et de la chambre se sont bientôt ressentis du travail croissant des animosités déchaînées. Quelle a été la conséquence ? C’est cette série d’incidens qui se sont succédé depuis quinze jours, c’est cette discussion irritante sur la dissolution des gardes nationales devenant comme le dangereux préliminaire de la discussion sur la proposition Rivet, c’est la commission se faisant visiblement l’organe des susceptibilités d’une partie de l’assemblée, et n’acceptant la proposition qu’en la transformant, en l’entourant de réserves, en la réduisant à une sorte d’acte de condescendance sans conviction vis-à-vis du pouvoir exécutif. La conséquence, c’est enfin la revendication presque hautaine du pouvoir constituant pour la chambre en réponse à des propositions de dissolution au moins intempestives venues d’une fraction de la gauche, et comme accompagnement de la prorogation consentie pour M. Thiers. Tout cela est certainement assez grave, et crée une confusion qui est devenue un véritable orage le jour où la discussion publique s’est ouverte, pas plus tard qu’hier. Le bulletin de ce premier jour de bataille est l’affirmation nette et claire par l’assemblée de son droit constituant, et comme l’accord s’est fait entre la commission et le gouvernement sur l’ensemble de la proposition Rivet telle qu’elle est sous sa forme nouvelle, le résultat définitif peut sembler écrit dans ce premier vote.

Il restera toujours clair qu’on s’est engagé dans une épreuve assez périlleuse ; il est évident qu’il y a de vives excitations de partis dans l’assemblée, et pour tout dire, la majorité n’est pas plus que la gauche à l’abri de ces passions ardentes qui font parfois oublier le seul but auquel nous devions tendre de toutes nos volontés. Ce qu’il y a de plus grave en tout cela, c’est une certaine disposition à l’hostilité à l’égard de M. Thiers, même en lui donnant raison quelquefois, même en lui conférant les pouvoirs demandés pour lui. Il faut cependant aller au fond des choses. Que veut-on faire ? que croit-on possible ? Y a-t-il quelque part aujourd’hui en France les élémens d’un pouvoir exécutif autre que celui qu’exerce M. Thiers ? Si on le croit, il faut le dire et surtout le montrer, car, pour nous, nous ne le voyons pas, et M. Léonce de Lavergne, qui avec une irritation contenue a donné toutes les raisons possibles de voter contre M. Thiers, ne paraît pas voir plus que nous comment on pourrait remplacer le chef actuel du gouvernement. Si on pense au contraire que les services rendus par M. Thiers sont la garantie des services qu’il peut rendre encore, que son expérience des affaires, sa renommée européenne, la confiance qu’il inspire au pays, doivent le fixer dans la position où l’ont porté les événemens, alors la pire des politiques serait assurément d’avoir toujours l’air de se révolter contre son ascendant et de le subir en même temps. Que M. Thiers ait ses vivacités, que l’autre jour, dans cette discussion sur les gardes nationales, il se soit laissé aller à l’impétuosité de ses impressions, nous ne le nions pas ; il faut bien cependant avouer aussi que ce n’est pas commode de gouverner quand on se sent en face de certaines hostilités à peine déguisées, toujours prêtes à éclater, et, pour prendre cette discussion même sur la garde nationale, au fond, M. Thiers avait certainement raison. Une assemblée, si souveraine qu’elle soit, ne peut pas imposer à son gouvernement l’obligation de dissoudre des gardes nationales instantanément, sans tenir compte des circonstances, des considérations d’ordre public, et l’assemblée elle-même l’a si bien reconnu, qu’elle a fini par accéder à un amendement laissant une certaine latitude au gouvernement. Qu’on prenne cette proposition Rivet et l’œuvre de la commission. L’éminent rapporteur, M. Vitet, dans ce langage élevé qui lui est familier, a sûrement atténué autant qu’il l’a pu l’âpreté des opinions. Il n’est pas moins vrai qu’on sent cette âpreté, on voit que la commission marche à contre-cœur. Encore une fois, si la commission croyait devoir résister, elle devait résister ouvertement ; si elle croyait utile, patriotique de céder, elle pouvait au moins céder de bonne grâce et ne pas imposer à M. Thiers l’obligation d’envoyer d’avance sa carte à l’assemblée quand il jugerait nécessaire de se faire entendre. Donner et retenir n’est pas précisément une bonne politique.

Là, par exemple, où la commission a été parfaitement nette, c’est dans l’affirmation du pouvoir constituant de l’assemblée. C’est évidemment une manière de relever un défi, de répondre à cette campagne qu’on semble entreprendre aujourd’hui justement pour contester ce pouvoir et pour provoquer une dissolution prochaine de l’assemblée. La chambre actuelle est-elle destinée à exercer le droit constituant qu’elle revendique ? Qui pourrait le dire ? Cela peut dépendre de bien des circonstances ; mais ce qui n’est point douteux, c’est que l’assemblée possède ce droit par cela même qu’elle est la personnification de la souveraineté nationale, et nous nous demandons comment M. le général Faidherbe a pu fonder sa démission sur ce que la chambre s’attribuait des pouvoirs que les électeurs ne lui avaient point donnés. Oui, nous nous demandons comment d’autres orateurs aujourd’hui, après M. le général Faidherbe, peuvent jeter dans un débat ces subtilités théoriques, et nous n’en trouvons qu’une raison bien évidente, c’est que la chambre actuelle ne répond pas à leurs vues. Cela ne suffit pas tout à fait. Comment ! il s’est trouvé un jour où la France accablée par l’ennemi, n’ayant d’autre gouvernement qu’une dictature improvisée dans une heure d’insurrection, s’est vue appelée à faire un acte souverain, à nommer une assemblée, et à cette assemblée elle n’a donné d’autre droit que le triste droit de signer la paix avec la Prusse ! Le pays a songé à limiter d’avance l’action de ce pouvoir qu’il dégageait de ses entrailles sanglantes ! Mais à ce compte l’assemblée n’avait pas le droit de créer un gouvernement, puisque rien n’est plus constituant que de faire un gouvernement ; elle n’avait pas le droit de proclamer la république même en fait, puisque c’est là encore une manière de constitution provisoire. Qu’on mette en doute l’opportunité d’exercer ce droit dans toute son extension, c’est une autre question ; ici on pourrait s’entendre. Le reste n’est qu’une subtilité déguisant un calcul de parti.

Quant à la dissolution, ce n’est plus une affaire de théorie constitutionnelle, c’est une question toute politique, et si on y réfléchissait un instant, tout le monde serait d’accord, parce que le premier intérêt national aujourd’hui est assurément d’éviter toutes les occasions de crises publiques. A-t-on bien songé aux conséquences de ce mouvement que l’extrême gauche encourage dans l’espoir bien évident que des élections nouvelles lui donneront le pouvoir ? Fort bien ; on décrète aujourd’hui que l’assemblée se dissoudra le 1er mai prochain ; on ne s’y méprend pas sans doute, c’est une période de six mois d’agitation, c’est le travail ralenti, c’est le crédit suspendu ou menacé, et tout cela pendant que chaque jour nous avons à préparer un peu de notre rançon ! Allons plus loin : le rêve de M. Gambetta et de ses amis est devenu une réalité. Les élections ont donné la majorité à l’extrême gauche, qui a désormais la direction de nos affaires. C’est alors que la question s’aggrave. Croit-on que l’Allemagne n’attendra pas d’abord l’issue des élections qu’on demande, et que, le gouvernement radical une fois établi, elle ne sera pas plus difficile avec lui qu’avec tout autre, qu’elle ne saisira pas l’occasion de lui demander de nouveaux gages ? Mais supposez encore que par hasard, par miracle, ce régime radical ne soit pas l’ordre le plus parfait, comme M. Gambetta s’en porte garant, les Allemands trouveront là un merveilleux prétexte pour maintenir l’occupation, pour l’étendre peut-être. Ils tiendront plus que jamais à rester les spectateurs de nos divisions nouvelles pour en profiter, pour nous infliger au besoin de plus cruels sacrifices, et qui sait alors si la France se relèverait jamais des dernières épreuves auxquelles elle serait exposée ? Non, décidément les merveilles du régime radical que nous pourrions devoir à des élections nouvelles seraient payées trop cher au prix de ce danger, et, si on avait un peu de pitié pour la France, on verrait qu’il n’est pas permis de subordonner à un intérêt de parti l’intérêt national le plus pressant.

Disons le mot avec franchise, avec sévérité si l’on veut : il est malheureusement trop visible qu’en France aujourd’hui il n’y a pas partout un sentiment assez sérieux de la situation qui nous est faite, et des obligations de toute sorte, des convenances de cette situation. On ne s’inquiète pas de tout ce qui s’est passé depuis un an, de ce qui pèse encore sur le pays. On dirait que c’est là dans notre histoire une simple parenthèse après laquelle il n’y a plus qu’à reprendre le cours de nos folies ou de nos plaisirs. Pourvu qu’on parle de régénération et de revanche en parsemant tout cela d’un certain nombre de duretés sur le régime qui nous a valu de si cruels mécomptes, on pense avoir tout dit, on croit s’être acquitté suffisamment, comme si la régénération n’était pas le prix du temps, de la patience et de la sagesse, comme si on préparait la revanche par des déchaînemens de factions ou de turbulentes légèretés. Nous oublions trop vite, c’est notre malheur, nous oublions par esprit de parti ou par étourderie, ou enfin, s’il faut tout dire, parce que nous ne portons pas assez dans l’âme ce deuil sacré de la patrie qui laisse d’ineffaçables traces. Si on avait un peu plus de mémoire ou un peu plus de réflexion et de bon sens, est-ce qu’on songerait à célébrer des fêtes et à saisir les occasions de se mettre en gaîté comme on le fait depuis quelque temps sur certains points de la France ? Le moment est propice en vérité, le mois surtout est bien choisi, et ceux qui s’occupent à préparer des cérémonies ont l’incontestable vocation des réjouissances publiques ; ils ont le goût de s’amuser. L’autre jour, c’était la bonne ville de Mâcon qui se parait et se mettait en frais à l’occasion d’un tir. Il est vrai qu’il y avait à recevoir des délégués suisses qui venaient à ce tir, et puisqu’on recevait des Suisses, c’était bien le moins qu’on payât à leur pays la dette de la reconnaissance française pour l’hospitalité affectueuse qu’ils ont donnée à nos malheureux soldats, victimes de la guerre. Cette dette, nous ne songeons point à la diminuer ; mais enfin les Suisses, qui sont de bons patriotes, auraient parfaitement compris qu’on ne s’amusât point aujourd’hui en France, qu’il y eût moins de banquets et de toasts, sans compter que les discours qui ont coulé à flots avec les vins d’honneur n’ont pas été toujours du meilleur cru. Non, la Suisse n’aurait pas eu moins d’estime et de sympathie pour les autorités mâconnaises, si on s’était souvenu que ces réunions bruyantes allaient coïncider avec de tristes anniversaires, si on avait senti qu’une ville française ne pouvait se livrer à la joie au moment même où les habitans de Forbach et de Wissembourg allaient porter des couronnes de deuil sur la tombe de ceux qui mouraient, il y a un an, en combattant pour la France. Est-il rien au monde de plus pénible, de plus choquant que ce contraste du deuil de nos anciennes villes captives qui se souviennent des morts dans leur captivité, et de l’oubli de ceux qui trouvent le temps de s’amuser, fût-ce pour faire fête à des hôtes qui, dans d’autres circonstances, eussent été les bienvenus ?

Est-ce qu’on avait aussi des Suisses à recevoir à Lyon ? On les a bien reçus un peu au passage, et il y a bien eu quelques vins d’honneur ; mais ce n’était rien, la bonne ville de Lyon n’a pas de tir, et à défaut de tir elle n’a pas moins dû à la sollicitude attentive de sa municipalité d’avoir, elle aussi, sa fête, la fête des écoles, une façon de célébrer les merveilles de l’enseignement primaire laïque, de la morale indépendante, et de préparer l’enfance à la régénération par les bons principes assaisonnés d’une aimable gaîté. Bref, la cérémonie a été complète, processions, rafraîchissemens, danses et discours, le tout assez saugrenu et aussi parfaitement irrégulier que déplacé. La fête lyonnaise a eu la fortune de retentir jusque dans l’assemblée nationale et de créer quelques embarras à M. le ministre de l’instruction publique et à M. le ministre de l’intérieur ; elle aurait fait sans doute moins de bruit, si elle n’avait sa place dans un certain ensemble de choses, si elle n’était apparue comme un symptôme de la situation de la ville de Lyon. Situation assurément singulière que celle de cette puissante, industrielle et intelligente cité ! Ce n’est pas que le calme y soit moins grand qu’ailleurs, et que l’ordre matériel y soit sérieusement en péril. Les Lyonnais, heureusement pour eux, sont plus tranquilles que ne le disent les nouvellistes, ils n’ont vu passer aucune de ces insurrections qu’on nous annonçait ; l’ordre matériel est d’ailleurs sous la garde d’un homme que M. Thiers appelait l’autre jour avec justice, un des chefs les plus illustres et les plus attachans de l’armée française, le général Bourbaki. Sauf cela, on ne peut pas dire que l’ordre moral soit fort respecté, et que tout aille le mieux du monde.

Depuis un an, la ville de Lyon est partagée entre toute sorte de préfets ou de commissaires extraordinaires qui gouvernent aussi peu que possible, toute sorte d’autorités locales, communes, comités de salut public, qui ont travaillé de leur mieux à désorganiser l’administration en mettant la main sur tout, même sur la police, particulièrement sur la police, on le comprend. Le conseil municipal actuel, quoique régulièrement élu, n’est guère que l’héritier et le continuateur de tous ces pouvoirs qui ont eu jusqu’ici l’ambition d’être les représentans privilégiés de la république et des saines traditions révolutionnaires à Lyon. On a eu notamment la prétention de trancher la question de l’enseignement primaire, on a supprimé les écoles dites congréganistes pour les remplacer par des écoles laïques d’où toute instruction religieuse a été naturellement bannie ; c’est ce qu’on appelait, c’est ce qu’on appelle encore dans le conseil municipal de Lyon rendre hommage au principe moral de la liberté de conscience, et la fête qu’on a donnée n’était que le couronnement du système.

Malheureusement le conseil municipal de Lyon a oublié bien des choses : il a oublié d’abord qu’il n’avait pas le droit de trancher la question de l’instruction primaire, il n’avait pas le droit de modifier des programmes d’enseignement, il n’avait pas le droit de nommer des instituteurs, de sorte que la fête qu’il donnait était en somme une manière de célébrer, avec distribution de vin et de harangues, la violation audacieuse d’une loi dont M. Jules Simon lui-même a dû reconnaître l’autorité devant l’assemblée nationale. Et ce n’est pas seulement sous ce rapport que la prétendue fête des écoles est un des plus étranges spécimens de l’administration lyonnaise. Depuis une année, on le sait, les affaires de la ville ont été si bien conduites que Lyon est dans une espèce de faillite. L’état a été obligé de lui prêter au plus vite plusieurs millions, et c’est dans ces conditions qu’on dépense 26,000 francs pour une solennité grotesque ! Voilà ce qui s’appelle manier un budget et administrer les finances d’une ville. Quand les Lyonnais seront fatigués, ils le diront sans doute en choisissant des conseillers municipaux un peu plus attentifs pour leurs intérêts, et avec la meilleure volonté du monde nous ne voyons pas que l’état soit tenu de réparer les bévues, d’ailleurs systématiques, d’administrateurs qui paient 26,000 fr. leurs fantaisies radicales.

Enfin, sans trop insister sur des détails que nous voulons croire exagérés, il n’est pas moins évident qu’il y a eu de déplorables scènes, que la fête a été quelque peu une bacchanale. Il est vrai qu’un des députés de Lyon, fort ami de la municipalité, a bien voulu avouer à l’assemblée que la fête avait peut-être un peu manqué sous le rapport esthétique, que l’administration lyonnaise en était à son coup d’essai, qu’elle ferait mieux l’année prochaine. En attendant, le conseil municipal de Lyon a reçu de Berlin son châtiment ou sa récompense, comme on voudra ; les journaux prussiens se sont empressés de reproduire fidèlement le récit de ces étranges agapes en l’inscrivant sous ce titre cruellement et trop justement ironique : Progrès de l’enseignement populaire en France !

Triste spectacle moral, violation des lois, gaspillage des finances d’une ville, tout se réunit dans un seul fait. Ah ! les républicains de cette trempe ont d’étranges manières de servir leur cause. C’est plus fort qu’eux, ils compromettent tout ce qu’ils touchent, ils compromettraient la meilleure des idées. S’ils invoquent la séparation de l’église et de l’état, la liberté de conscience, on est sûr d’entendre crier : à bas les prêtres ! S’ils parlent de l’enseignement laïque, on se réveille devant les pompes burlesques de la fête lyonnaise ; s’ils revendiquent l’autonomie locale, l’indépendance municipale, on voit aussitôt venir la banqueroute à la suite de toutes les fantaisies et de tous les désordres ; s’ils défendent la garde nationale, c’est parce qu’ils voient en elle une armée d’insurrection. Est-ce là le genre de république que M. Gambetta recommandait en écrivant aux organisateurs de la fête des écoles de Lyon cette lettre pompeuse où il faisait retentir de si grands mots pour ne rien dire ? Il est vrai que M. Gambetta écrivait avant la fête, il n’aurait peut-être pas écrit de même le lendemain. La « lutte de l’esprit moderne et de l’esprit du passé,… la régénération morale et matérielle de la France,… la solidarité politique et sociale,… les préjugés, le fanatisme, les haines à dissiper,… » et tout cela pour aboutir à quelques enfans qu’on traîne au soleil, qu’on fait boire et qu’on ramène malades !

Quand donc ceux qui ont la prétention de représenter et de conduire la démocratie se décideront-ils à dire franchement et sévèrement la vérité ? Quand donc, au lieu de se ménager une popularité malsaine, auront-ils le courage de dire à ceux qui les suivent qu’on ne fonde une république que par le respect des lois, qu’on ne se sert pas de l’enfance dans un intérêt de parti ou de secte, qu’on ne se met pas à célébrer des fêtes aux heures de deuil national ? Ce n’est pas seulement à Lyon qu’on donne des fêtes au moins intempestives, c’est dans d’autres contrées de la France, à ce qu’il paraît, qu’on songeait à célébrer par des revues, par des banquets, peut-être par des feux d’artifice, l’anniversaire du 4 septembre, et s’il y a quelque chose de profondément triste, c’est qu’il ait fallu une circulaire du ministre de l’intérieur pour rappeler à ceux qui seraient tentés de l’oublier qu’on devait respecter le malheur public. Sans doute le 4 septembre de l’année dernière l’empire est tombé sans laisser de regrets, et ce n’est pas nous qui le relèverons ; mais la veille l’armée française, elle aussi, était tombée à Sedan, et un peu plus tard notre puissance est également tombée, et aujourd’hui encore les Prussiens sont dans nos provinces qu’ils occupent. Est-ce que la république est faite pour consoler de tout, même des plus poignantes blessures nationales ? Ceux qui dans le midi ou dans d’autres régions privilégiées parlent de célébrer des fêtes ou de pousser à la dissolution de l’assemblée nationale, ceux-là en parlent fort à l’aise ; ils n’ont pas vu l’étranger à leur foyer, ils ne subissent pas une occupation dont la durée peut dépendre de tout ce que nous ferons ; ils devraient se souvenir de ceux qui souffrent. La France pour le moment n’a pas besoin de banquets, de fêtes et de discours après boire ; elle a besoin de beaucoup d’argent pour se racheter, de beaucoup de sagesse pour se conduire, de beaucoup de bon sens patriotique et de dévoûment pour garder le droit de faire appel à l’avenir.

C’est notre malheur, c’est à coup sûr une des amertumes de notre situation que ce sentiment profond des choses n’existe pas partout comme il devrait exister, au point de régler toutes les conduites, de dominer tous les mobiles vulgaires et de devenir la force, la garantie d’une politique faite pour rallier toutes les volontés dans une même œuvre de patiente réparation. C’est notre faiblesse de jouer quelquefois avec nos désastres. Qu’il y ait de la frivolité en tout cela, c’est entendu ; on nous a reproché assez souvent la frivolité française pour que nous sachions à quoi nous en tenir. Que l’esprit de parti ait un rôle égoïste et meurtrier dans nos affaires, nous ne le savons que trop. Que les révolutions de toute sorte qui ont bouleversé la France aient laissé de misérables divisions toujours prêtes à renaître, soit encore. On a dit déjà plus d’une fois, on a répété à l’assemblée actuelle, pour la consoler de ses incohérences, qu’elle est divisée parce que le pays lui-même est divisé. Oui, sans doute ; mais c’est précisément parce que le pays est divisé qu’il nomme des représentans pour mettre de l’ordre dans ses divisions, pour le conduire, pour lui montrer le chemin où il doit marcher, et au fond il ne demanderait pas mieux que d’être conduit. Lorsque les pouvoirs publics en sont à savoir ce qu’ils seront demain, qu’y a-t-il d’étonnant que le pays lui-même ne comprenne pas toujours parfaitement sa situation, qu’il ait des oublis, des défaillances ou des fantaisies ? Il y a une nécessité essentielle aujourd’hui avant tout, c’est que le pays soit gouverné, et pour que le pays soit gouverné, il faut qu’il y ait un gouvernement qui, dégagé de ces agitations dans lesquelles il se débat, puisse faire sentir son impulsion. C’est difficile peut-être dans l’état fiévreux où l’on est arrivé à Versailles. Il faut tâcher pourtant de se guérir de cette fièvre. Ce que l’assemblée aurait de mieux à faire pour le moment, ce serait de se séparer pour quelques semaines, d’aller prendre un peu l’air, de laisser en un mot un intervalle entre les dernières discussions et les grandes questions qui lui restent à résoudre. Elle aurait le temps de se calmer, et dans ce repos nous conseillerions volontiers à tous de relire une histoire instructive, celle de la fondation de la république des États-Unis.

Il y a sans doute bien des différences entre ces vieilles crises de l’Amérique et ce qui se passe aujourd’hui en France ; il y a en même temps plus d’une analogie. Les États-Unis sortaient, eux aussi, d’une lutte terrible, la lutte de leur indépendance naissante, et ils avaient même encore quelques points de leur territoire occupés par leurs anciens maîtres. Eux aussi, ils portaient dans leur sein le germe des guerres sociales, la violence des passions démocratiques. Pendant bien des années, ils furent gouvernés d’abord par un congrès qui n’avait rien de régulier, puis par la convention de Philadelphie, et par un homme qui était comme la conscience vivante du pays, une sorte de chef national universellement reconnu. C’était pendant longtemps un état provisoire. La monarchie avait encore des partisans, dont l’un, Hamilton, fut secrétaire du trésor. La république, de l’aveu même du chef du parti démocratique, de Jefferson, n’avait rien de définitif, elle n’était considérée que comme une expérience qu’on devait faire loyalement, et si la république devint définitive, c’est peut-être uniquement parce que l’expérience se fit, selon le mot de Jefferson, « du vivant » et « sous le regard » de Washington, l’homme le plus ferme dans ses opinions et le plus patient dans ses démêlés avec les assemblées. Étudiez cette histoire, ce ne sera pas du temps perdu ; vous verrez comment un pays se forme, comment on peut vivre durant des années dans le provisoire au milieu de toutes les complications intérieures et extérieures, comment les conflits se dénouent entre hommes dévoués à une même œuvre nationale, comment on fait sortir une grande république d’un essai tenté simplement et modestement. Cette lecture calmante et fortifiante ne sera inutile ni à ceux qui la feront, ni à la France qui en profitera dans les cruelles expériences qu’elle fait à son tour.

P. S. — Le drame parlementaire qui a commencé hier à Versailles, à l’occasion de la proposition Rivet, vient de se clore par un vote qui élève M. Thiers à la dignité de président de la république à une majorité de 480 voix contre 93. La question est tranchée désormais, le provisoire est fixé, et l’homme qui depuis sept mois sert glorieusement la France reste chargé de la servir encore et de la conduire. Ce résultat n’était pas dû seulement à l’homme éminent qui reçoit cette marque de confiance de l’assemblée nationale, il était appelé par le bien public. L’essentiel maintenant est de ne plus se perdre en lutte inutiles et de gouverner. Voilà ce qu’attend le pays.

CH. DE MAZADE.


CORRESPONDANCE

À M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.
Bâle, 29 août.

 Monsieur,

Heureuse ou malheureuse, la France sera toujours en spectacle aux autres peuples, et ce spectacle aura toujours le privilège de les émouvoir et de les passionner, La France a partout des amis et des ennemis, les indifférens sont rares. Vous me demandez ce que ses amis du dehors pensent aujourd’hui de l’état de ses affaires. Le savent-ils bien eux-mêmes ? Ils sont partagés, je le crois, entre la crainte et l’espérance, — et n’ont-ils pas en effet bien des sujets d’espérer, bien des raisons de craindre ? Profondément consternés des catastrophes effroyables qu’a essuyées une nation au sort de laquelle sont attachées les destinées de l’Europe, ils l’ont vue avec joie donner au lendemain de ses désastres des témoignages incontestables d’énergie, de sagesse et de foi raisonnée dans son avenir. Ce qui s’est passé depuis ne les a pas toujours satisfaits, mais ne les a point découragés. Ce qui se passe en ce moment les étonne, et cet étonnement ne va pas sans quelques inquiétudes.

Vous me direz peut-être que, pour qui voit les choses de près, il n’y a rien, d’étonnant dans les événemens parlementaires du jour, qu’ils s’expliquent fort bien, qu’ils ont, comme s’expriment les philosophes, leur raison suffisante, que les passions et les intérêts sont aussi logiques, aussi conséquens dans leurs agissemens à Versailles qu’ailleurs. Je vous en crois sans peine ; il n’en est pas moins vrai que Versailles a le don de nous étonner, nous autres qui le voyons de loin. Nous sommes tentés de nous figurer que c’est un monde à part, où l’on respire un air qui trouble les plus fermes esprits, et fait naître en eux des pensées et des rêves que condamne le plus simple bon sens. Oui, Versailles nous est un grimoire où il nous est difficile de nous reconnaître, et ce qu’on nous en raconte nous paraît souvent inexplicable. La cause en est apparemment qu’à la distance où nous sommes nous ne démêlons que les grandes lignes du tableau. Les détails nous échappent, je veux dire les petites choses et certains petits hommes, et à qui néglige l’influence des médiocrités malfaisantes l’histoire universelle devient un mystère. Elles sont si industrieuses, si agissantes ! Elles ont l’œil et la main partout, et dans leur petitesse une grandeur qui leur est propre, l’expérience des nations prouvant que dans les républiques, comme dans les monarchies, elles sont de grands embarras pour les gouvernemens et la cause secrète de tous les grands malheurs.

Vue d’où nous sommes, la situation se résume ainsi. Il fallait à la France un homme qui joignît à l’expérience des affaires, à l’éclat du talent, l’autorité du nom et du caractère, et qui, obligeant l’étranger à compter avec lui, s’imposât aussi à la confiance de son pays, que l’opiniâtreté du malheur portait à l’universelle méfiance. Cet homme nécessaire s’est rencontré ; c’est la seule bonne fortune qu’ait eue la France dans son infortune. Les services qu’il lui a rendus sont de ceux qui triomphent de tous les oublis et de toutes les ingratitudes. Il lui a épargné cette humiliation suprême qui est la mort d’un peuple, l’intervention de l’ennemi dans ses affaires intérieures ; grâce à lui, cet ennemi a été dispensé de procurer un gouvernement à la France. Après la défaite de la commune est venu le succès de l’emprunt, et la France a poussé un long soupir de soulagement ; il lui a paru que sa destinée changeait de face, qu’il y avait encore pour elle quelque chose à espérer dans ce monde. M. Thiers n’a pas seulement pour lui la supériorité du talent et de l’esprit ; il a eu le succès, le bonheur, quand il semblait en vérité que ce mot ne fût plus français. Elle est grande et légitime, la popularité de l’homme qui, après une suite inouïe de revers, ramène le premier à son pays les complaisances de la fortune, et lui rend le courage d’espérer.

Il ne fallait pas seulement un homme à la France, il lui fallait aussi une assemblée. Au lendemain d’une dictature dont l’épée est restée à Sedan, c’est par la liberté seulement que la France pouvait se relever. On a jugé généralement à l’étranger que cette assemblée, élue dans des circonstances extraordinaires, au milieu du trouble et des angoisses de l’invasion, ne pouvait être une constituante. Une constitution est une œuvre de réflexion, et les élections du printemps dernier ont été des élections de sentiment. La France n’était pas alors en état de réfléchir ; les événemens la tenaient à la gorge. Elle n’avait qu’une pensée, qu’un désir : elle entendait se dégager de cette impitoyable étreinte, respirer et vivre, et pour vivre il lui fallait à tout prix la paix et l’ordre ; elle a élu pour ses mandataires des hommes qui voulaient l’ordre et la paix, sans trop s’informer s’ils voulaient autre chose encore par-dessus le marché, un roi par exemple, ou un demi-roi, une république sans président ou un président sans république. Les peuples n’ont guère qu’une idée à la fois, et quand ils sentent sur leur nuque le talon d’un vainqueur, leur idée est qu’on les délivre au plus vite de ce vainqueur et qu’on les mette en état de ne plus le revoir chez eux ; chez lui, c’est une autre affaire.

Il y a donc toute apparence que l’assemblée nationale a reçu de ses électeurs le mandat de ratifier les conditions de la paix et de prendre un certain nombre de décisions urgentes qui laissaient intacte la grosse question de la forme définitive du gouvernement. L’élaboration d’une loi financière, d’une loi électorale et d’une loi militaire, tel est le travail épineux auquel le pays conviait le zèle de ses représentans, et ce qu’il leur demandait aussi en des jours si troublés et si sévères, c’était de s’inspirer dans leurs délibérations et dans leur conduite de ces vertus de l’esprit qui seules peuvent rasseoir sur ses fondemens une société ébranlée, de cette sagesse qui évite les complications inutiles, de cette modération qui résout les conflits par des accommodemens, de ce patriotisme éclairé qui sacrifie ses visées personnelles à l’intérêt général. Le pays voulait la paix ; il la demandait aux Prussiens, il la demandait aussi aux partis, il les adjurait de désarmer pour un temps, et il leur montrait ses blessures encore saignantes, éloquens avocats de son désir. C’est une triste chose que le malheur ; mais c’est un grand prédicateur de morale, et il était permis d’espérer que les partis l’écouteraient, bien qu’ils aient l’oreille un peu dure et qu’elle ne s’ouvre d’ordinaire qu’à ce qu’il leur plaît d’entendre. Quand on a l’ennemi chez soi et que pour se délivrer de sa présence il faut au préalable verser dans ses mains 5 milliards, il en doit peu coûter, semble-t-il, d’être sage. Que dis-je ? lorsque cet ennemi rapace, qui a converti la guerre en une spéculation financière et commerciale, les aura touchés, ces 5 milliards, il évacuera la Champagne, mais il ne sortira pas de France, puisqu’il gardera Metz et Strasbourg. Et ceci me rappelle le propos que me tenait naguère un Italien, homme de bon sens s’il en fut. « C’est la paix de Villafranca, nous disait-il, qui a fait l’Italie. Si l’empereur, conformément à son programme, nous avait affranchis jusqu’à l’Adriatique, n’ayant plus rien à craindre, la fureur des partis nous aurait déchirés, et c’en était fait de notre unité. Le quadrilatère demeuré aux mains de l’Autriche nous a rendus sages. Pareillement ce sera peut-être le salut de la France, ajoutait-il, que cet odieux traité qui la démembre et lui arrache d’un coup la Lorraine et l’Alsace. Je compte sur le drapeau prussien flottant à Metz pour prêcher aux partis le désintéressement et la concorde, car c’est une grande école de prudence qu’un grand danger. » Ainsi raisonnait cet Italien, qui aime la France ; mais ici-bas la raison n’a pas toujours raison, et, si je ne me trompe, cela ne se voit que trop à Versailles.

Oui, monsieur, il nous paraît qu’en dépit du malheur et des Prussiens on n’est pas raisonnable à Versailles. Que s’y passe-t-il en effet ? et de quoi vous parlerais-je si ce n’est de la motion Rivet et de l’accueil singulier qui lui est fait dans la chambre ? La conférence de Gastein exceptée, parle-t-on d’autre chose en Europe ? A la vérité, nous ne saurions dire si cette motion était la meilleure qui put être proposée au vote de l’assemblée nationale. Ce qui nous étonne, ce sont les orages qu’elle y a suscités, l’opposition violente qu’elle y rencontre. Depuis huit jours, on délibère, on parlemente, on s’agite, on se livre à des alarmes et à des emportemens, il semble que la chose publique soit en péril ; mais il se pourrait faire qu’il n’y eût de compromis en tout cela que de petits intérêts et de petites passions, ce sont elles qui font le plus de bruit.

Que contient cette proposition qui puisse justifier un si grand émoi ? Quelles que soient les intentions secrètes des signataires, quand elle sera votée par la chambre, qu’y aura-t-il de changé en France ? Ceci seulement : le pays aura la satisfaction de savoir ou de croire que l’homme nécessaire auquel il a confié le soin de ses destinées n’est plus à la merci d’une intrigue ou d’une colère de la droite, qu’il a son lendemain assuré, que désormais il pourra vaquer avec plus de tranquillité d’esprit à son rude labeur, qu’il aura plus d’autorité pour traiter avec l’étranger et pour se faire respecter à l’intérieur. Vaine apparence ! dit-on ; mais n’est-ce rien qu’une apparence qui rassure un pays, qui vient en aide au crédit et à la reprise des affaires, qui rend le courage et la confiance à la charrue comme au comptoir et à l’atelier ? — Pure illusion ! dit-on encore ; ce que la chambre accorde aujourd’hui, ne sera-t-elle pas libre de le retirer demain ? Ah ! permettez, la France a si longtemps vécu d’illusions dangereuses ! Ne lui refusez pas la douceur d’une illusion bienfaisante, qui demain ne sera plus une illusion. La concession que fera l’assemblée sera garantie par ses effets utiles contre les retours et les repentirs des ambitieux et des brouillons ; ils y penseront à deux fois avant de se de juger, avant de reprendre à la paix publique le gage qu’ils lui auront donné ; ils n’oseront affronter les jugemens rigoureux que porteraient sur le décousu de leur conduite et l’atelier et la charrue.

La majorité de l’assemblée, nous en sommes certains, finira par écouter les conseils de la sagesse, et nous ne sommes pas inquiets de son vote ; mais pourquoi n’a-t-elle pas été sage dès le premier jour ? A quoi bon tant d’hésitations ? De quoi sert de manifester si hautement ses déplaisirs et ses répugnances ? Il est fort bien de faire de nécessité vertu ; mais cette vertu libre et volontaire, qui n’attend pas qu’on lui force la main, nous paraît mieux entendre les intérêts de sa dignité. A propos de cette motion Rivet, la majorité semble avoir voulu se donner le plaisir de se compter et de dire au gouvernement : — Nous sommes tout-puissans, et vous êtes à notre discrétion. Vous désirez porter le titre de président de la république et que ce titre vous assure une prolongation d’existence ; si nous vous octroyons votre demande, ce sera l’effet de notre bon plaisir. Nous pourrions dire non, nous dirons oui ; mais nous sommes bien aises de vous tenir pendant dix jours sous le coup d’une menace, et nous profitons d’une si belle occasion de vous faire sentir le poids de notre omnipotence et de nos chagrins. — Le temps vaut de l’argent ; il nous paraît qu’on pourrait mieux remployer. Le héros d’un conte de Voltaire avait formé le projet insensé d’être parfaitement raisonnable, et il avait décidé en particulier que dorénavant il n’aurait jamais d’humeur avec ses amis. Qui oserait attendre d’une assemblée la parfaite sagesse ? Toutefois au prix qu’a le temps aujourd’hui, c’est trop à elle d’accorder plus d’une semaine à sa mauvaise humeur ; vingt-quatre heures devraient suffire à ses résignations. Les tracasseries sont pour les parlemens le luxe de la paix.

C’est un des beaux spectacles qu’il y ait au monde qu’une majorité modérée et modeste ; pourquoi faut-il qu’il soit si rare ? La majorité de l’assemblée nationale possède d’incontestables et précieuses qualités : elle a l’honnêteté, le zèle, le désir de bien faire, des intentions libérales, le goût des réformes, l’ardeur opiniâtre au travail ; si elle y joignait par surcroît la modestie, tout serait pour le mieux. Et n’aurait-elle pas après tout, pourvu qu’elle prît la peine d’y réfléchir, de sérieuses raisons d’être modeste ? Est-elle aussi sûre d’elle-même et de sa force qu’elle se donne l’air de le croire ? Nous ne lui demanderons pas si elle est certaine d’avoir toujours le pays derrière elle. Une telle question serait impertinente ; il n’est point de parti qui ne se flatte d’avoir le pays derrière lui : c’est au pays de savoir ce qui en est, et le plus souvent il n’en sait rien. Mais cette majorité qui vient de se compter avec une orgueilleuse complaisance forme-t-elle une phalange aussi compacte, est-elle aussi unie de sentimens et de principes qu’elle affecte de le prétendre ? N’y a-t-il pas en elle des germes de dissensions intestines et des divisions cachées dont on se garde soigneusement le secret ? Ce qui retient unis entre eux tous les membres de cette respectable famille, ce sont de communes antipathies et, selon l’expression de Mirabeau, de communes volontés. — Du jour qu’il s’agirait de fonder ensemble quelque chose, que de peine n’aurait-on pas à s’accorder ! Quand Ispahan était partagée par les deux factions du mouton blanc et du mouton tricolore, s’agissait-il de réprimer le brigandage et de voter une loi sur la gendarmerie, les hommes avisés des deux factions se mettaient d’intelligence et marchaient de concert au scrutin ; en venait-on à parler mouton, on ne s’entendait plus, ce qui ne déplaisait point aux brigands et faisait hocher la tête aux philosophes. Serait-ce trop s’avancer que de soutenir que dans la majorité de l’assemblée il y a des hommes qui sont de leur siècle et d’autres qui n’en sont pas, que les uns ont des doctrines, que les autres ont des dogmes ? Et s’imagine-t-on que les dogmes puissent faire toujours bon ménage avec les doctrines ? Dès qu’on en vient au point de la question, ils leur rompent nettement en visière, rien n’étant plus entêté qu’un dogme, surtout quand il se complique de prétentions ; lui demander des complaisances, c’est lui demander son déshonneur. Légitimistes et orléanistes, que tous les membres de la majorité mettent en commun leurs lumières et leur patriotisme pour faire ensemble des lois utiles, le pays s’applaudira de leur concorde ; mais qu’ils ne se flattent pas de pouvoir édifier au premier jour un gouvernement de leur choix qui ait quelque chance de durée. Une telle entreprise serait la fin de leur entente. Il est vrai qu’impuissans à fonder, il dépend d’eux en revanche de rendre tout gouvernement impossible. Dieu les garde d’une telle fantaisie ! C’est un triste usage à faire de sa puissance que de s’en servir pour tout empêcher ; de tous les plaisirs, c’est le plus dangereux, et les assemblées qui s’y livrent allument sur leur tête, pour parler le langage de l’Évangile, des charbons ardens.

Assurément ce serait commettre une injustice envers la plupart des membres de la majorité et de la droite que de ne pas reconnaître que leur clairvoyance se rend compte des difficultés et des périls de la situation, et qu’ils se résignent sagement à conserver quelque temps encore un régime provisoire qui contrarie leurs impatiences. Seulement il en est beaucoup parmi eux qui voudraient par des changemens de personnes accommoder ce provisoire à leur goût. Ils consentent à retarder leur entrée dans la terre promise ; s’ils doivent séjourner quelque temps au désert, ils voudraient du moins y cheminer sous la conduite d’un chef qui leur agrée. Par malheur, les Moïses sont rares. Avons-nous la vue trop courte, ou Bâle est-il un coin perdu où les nouvelles et les renseignemens n’arrivent point ? Ce qui est certain, c’est que l’assemblée nous paraît à nous Bâlois compter dans ses rangs beaucoup d’hommes honorables et d’un sérieux mérite, qui en temps ordinaire feraient d’estimables ministres ; mais aujourd’hui les succès d’estime ne suffisent point. Il faut l’éclat, il faut le nom, il faut l’autorité et le prestige qui la relève. Est-il un homme à Versailles qui puisse prétendre à la succession de M. Thiers ? En est-il un seul qui ait en lui l’étoffe d’un gouvernement même provisoire ? En est-il un qui soit de taille à représenter dans l’état des choses la France vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis de l’Europe, à être pris au sérieux tout à la fois par quatre-vingt-six départemens et par M. de Bismarck ? Mieux placé que nous, monsieur, peut-être les voyez-vous distinctement ces hommes possibles que nous ne saurions apercevoir, et n’avez-vous que l’embarras du choix. Peut-être aussi estimez-vous comme nous que les plus capables et les plus considérés d’entre eux n’auraient garde d’assumer la tâche qu’on leur veut imposer, et qu’ils abandonnent les rêves et les chimères périlleuses à ces fatuités téméraires qui, ne doutant de rien, sont prêtes à tout accepter. Ce n’est pas elles qui répéteraient le mot du doge de Gênes ; qu’on les installe dès ce soir dans la préfecture de Versailles, rien ne les étonnera moins que de s’y voir.

L’extravagance pure et complète est toujours une exception, plus commune est la demi-déraison : l’une est un mal sporadique qui emporte sûrement le malade ; l’autre, moins funeste en ses effets, a cet inconvénient d’être plus facilement contagieuse. On nous affirme que sur les bancs de la droite ils sont en petit nombre, les députés qui aspirent à renverser M. Thiers parce qu’ils se sentent capables de le remplacer. En revanche, ils paraissent être fort nombreux, les habitués du cercle des Réservoirs qui, faute de mieux, désirent conserver M. Thiers et même lui proroger ses pouvoirs, mais en lui faisant leurs conditions, et quelles conditions ! Le président de notre conseil fédéral lui-même, si modeste que soit la figure qu’il est appelé à faire en ce monde, ne se résignerait pas à les subir. Les honorables députés de la droite dont je parle souffrent que M. Thiers gouverne, à la condition toutefois qu’il gouverne en leur nom, qu’il leur appartienne et n’appartienne qu’à eux, qu’il soit leur homme-lige, l’exécuteur aveugle de leurs volontés et de leurs caprices, qu’il épouse non-seulement toutes leurs idées, mais toutes leurs suspicions et leurs passions, et qu’il ne nomme pas dans toute l’étendue de la France un seul sous-préfet qui n’ait leur aveu et leur agrément. Étrange oubli du pacte de Bordeaux, qui stipulait la trêve des partis ! Que deviendrait-il, ce pacte, si M. Thiers se prêtait à faire de son gouvernement le gouvernement d’un parti ? . D’autres ne s’arrêtent pas là : il ne leur suffit point de lier les bras au pouvoir, ils prétendent aussi lui fermer la bouche. A leur sens, M. Thiers a un tort irrémissible : il parle. Qu’il agisse, qu’il gouverne, ils y consentent ; mais, pour Dieu ! qu’il se taise. Son éloquence les gêne, les incommode, leur cause un sourd malaise, des crispations nerveuses qui à la longue pourraient prendre sur leur santé. — Ah ! que Gutenberg serait un grand homme, s’il n’avait pas inventé l’imprimerie ! s’écriait un quidam. Ces députés sont prêts à déclarer que M. Thiers est un homme incomparable, unique et même nécessaire, pourvu qu’il prenne l’engagement de ne plus dire un mot. Fermer une telle bouche ! mettre à l’interdit cette parole facile, limpide, éternellement jeune, qui a tour à tour des grâces abandonnées, des gaîtés charmantes ou des vivacités meurtrières, excessives parfois, j’en conviens ; éclatant comme des obus à la face des sots et des jaloux effarés ! Qu’en penserait la France, qui se fait gloire de cette parole dans ses prospérités, qui s’en fait une consolation dans ses deuils ? Que voulez-vous ? elle est désagréable aux habiles, dont elle a plus d’une fois déconcerté les complots, désagréable aux lèvres nouées, dont elle humilie le silence ou les hésitations. La commune a pris à M. Thiers sa maison ; le cercle des Réservoirs veut lui prendre sa langue. Que lui restera-t-il, et que veut-on faire de cette langue ? La clouera-t-on à la tribune, comme y fut clouée jadis celle qui avait commis le crime des Philippiques ? En vérité, parmi toutes les choses qui nous étonnent, aucune ne nous paraît plus surprenante que cette conspiration ourdie contre l’éloquence. Quoi donc ! on en serait déjà las, quand hier encore on affectait de maudire un gouvernement qui commandait sans s’expliquer, et qui, ne parlant pas, souffrait difficilement qu’on lui parlât ! Je crois avoir lu dans Plutarque qu’aux temps de sa liberté, Athènes avait un roi, l’éloquence. A l’éloquence succéda Philippe. Regretterait-on déjà Philippe et les silences du sabre ? A Dieu ne plaise, ou il serait permis d’affirmer que la liberté est impossible en France, et que ce peuple si prompt aux dégoûts et aux lassitudes finit toujours par trouver le sabre qu’il mérite.

C’est ainsi qu’on raisonne à Bâle et qu’on y parle maintenant, monsieur, et si nous passons pour avoir la pensée un peu lente, on ne nous a jamais contesté ni l’esprit de conduite, ni le bon sens. Ce bon sens, qui nous a rendu quelquefois de bons services, nous enseigne qu’il est des situations et des circonstances où les assemblées, comme les individus, doivent s’interdire sévèrement non-seulement les fantaisies et les aventures, mais les petites rancunes et les petites vengeances. Ce bon sens nous apprend qu’il est absurde et puéril d’ébranler un gouvernement qu’on ne pourra remplacer, et de rendre la vie impossible à un homme nécessaire. Ce bon sens estime encore que M. Thiers représente aujourd’hui la paix publique, et que travailler ouvertement ou sourdement à le renverser, c’est attenter à la paix dont la France est affamée. Il nous paraît aussi que le succès de cette coupable entreprise transporterait d’aise tous les ennemis de la France, auxquels M. Thiers a eu l’immense mérite de causer les premiers déplaisirs qu’ils aient ressentis depuis un an. Il nous paraît également que, si l’assemblée nationale discréditait une fois de plus, par ses entraînemens et ses erreurs, le régime parlementaire, on allumerait des feux de joie dans le camp de César. Enfin, pour en revenir à la motion Rivet, nous jugeons qu’en la rejetant les conservateurs joueraient le jeu des radicaux, et donneraient bénévolement les mains à la campagne ouverte pour la dissolution de la chambre.

Dans le temps où M. de Bismarck représentait la Prusse à la diète germanique, il n’était encore connu que pour un homme d’extrême droite, pour un junker excessif dans ses idées et souvent intempérant dans son langage. Alors déjà ce grand sceptique croyait résolument en lui-même, et il aimait à se prêcher aux incrédules ; mais il croyait comme il peut croire, ce n’était pas la foi du charbonnier. On rapporte qu’un jour, dans un salon de Francfort, il se prit à dire : « Vous verrez, messieurs, que je deviendrai un grand homme, et que je finirai par une grande faute. » Il semble qu’il y ait en France de petites ambitions qui se disent : « Commençons par une grande faute, et nous verrons plus tard à devenir de grands hommes. » Cette méthode est bien chanceuse. Puissent ces ambitions se raviser, et les fous de tous les partis venir à résipiscence ! La France et les amis de la France leur en auront une éternelle gratitude.

Agréez, je vous prie, monsieur, l’expression de tous mes sentimens de haute considération.

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LES FOUILLES DE SANTORIN.

Au commencement de l’année 1866, un volcan sous-marin qui sommeillait depuis un siècle et demi s’est réveillé de son long repos ; au milieu de la fumée et des flammes vomies par la mer, quelques îlots nouveaux sont venus s’ajouter aux six îles, d’origine volcanique, dont la plus grande, l’ancienne Thera, porte aujourd’hui le nom de Santorin. Cet événement imprévu ne pouvait manquer d’attirer sur ce groupe l’attention des géologues. Quand l’éruption se fut apaisée, on commença des recherches scientifiques, et des fouilles entreprises d’abord dans l’île de Therasia, puis dans la grande île de Santorin elle-même, eurent pour résultat la découverte de constructions appartenant, selon toute probabilité, à une époque antéhistorique. M. Fouqué a entretenu les lecteurs de la Revue[1] des premières trouvailles qui furent faites à cette occasion. A Therasia aussi bien qu’à Santorin les habitations que ces fouilles mirent au jour reposaient immédiatement sur un banc de lave scoriacée ; elles étaient recouvertes par une épaisse couche de tuf ponceux, produit de quelque irruption ancienne qui avait envahi des villages entiers, comme les cendres du Vésuve devaient plus tard enterrer les villes de Pompéi, d’Herculanum et de Stabies. Dans l’intérieur des bâtimens exhumés, on trouva des objets nombreux et variés : des vases, les uns en terre cuite, les autres en lave, des outils de silex et d’obsidienne, des grains, des pois chiches, de la paille, des ossemens ; mais, sauf deux petits anneaux d’or trouvés à Santorin, l’absence des métaux était complète et caractéristique.

Ces jours derniers, MM. Gorceix et Mamet ont fait connaître de nouveaux détails sur les résultats de ces fouilles, qui n’ont pas été discontinuées après le départ de M. Fouqué. On a encore exhumé des constructions anciennes en quatre points différens des environs du village d’Acrotiri, situé à la pointe sud-est de Santorin. Parmi les objets qu’elles renfermaient nous citerons : un grand nombre de vases, qui tous diffèrent absolument, par leurs formes et par les décorations dont ils sont couverts, des poteries grecques, étrusques ou phéniciennes ; des ustensiles en lave, meules à main, mortiers, augets, etc. ; des instrumens en obsidienne analogues à ceux qui caractérisent l’âge de pierre. Sur les murs de l’une des maisons existent encore des fresques, dessinées sur un enduit de chaux. Dans un grand bâtiment qui a été découvert sur la falaise, sous une couche de plus de 20 mètres de tuf composé d’assises de pouzzolane et de lits de pierres ponces, on a trouvé une scie en cuivre pur, sans trace d’étain ni de zinc. C’est le premier outil en métal qu’on ait rencontré dans ces constructions des temps primitifs. En outre, dans diverses pièces du même corps de logis on trouva de l’orge, des pois, des lentilles, de la paille hachée, disposés en tas, et des vases de différentes formes remplis avec les mêmes matières. Des os de chèvre, de mouton, étaient répandus çà et là ; des morceaux de charbon, des fragmens de bois de diverses essences, le tronc entier d’un olivier, furent recueillis dans la même maison.

En plusieurs points de l’île de Santorin, on a pu suivre au-dessous de la ponce, sur une certaine étendue, une couche de terre noire qui provient de la décomposition de la lave ; c’est sans doute l’ancien sol végétal de l’île. Cette terre noire renferme beaucoup de débris de poterie.

En rapprochant ces faits nouveaux de ceux qui ont été constatés par les premières fouilles, on est en droit de faire remonter l’antique civilisation de ces îles à la fin de l’âge de pierre. La scie en cuivre qui a été trouvée dans l’une des habitations déblayées est une preuve que l’ère des métaux s’annonçait déjà lorsqu’un cataclysme, dont l’histoire a perdu le souvenir, vint engloutir une partie de la grande île de Santorin, et ensevelir sous un linceul de cendre et de pierres les débris qui en restent. M. Fouqué a déjà démontré que les outils et les poteries qui ont été déterrés à Therasia et à Santorin étaient probablement de fabrication étrangère, et que les habitans se les procuraient par un commerce maritime avec l’Orient. Toutefois ces débris prouvent que l’antique population de l’archipel grec était arrivée à un haut degré de civilisation à une époque dont nous sommes séparés par plusieurs milliers d’années. Santorin, avant l’effondrement de la partie centrale de l’île, était couverte d’habitations et de cultures. Les Santoriniotes de l’âge de pierre construisaient des voûtes avec des pierres et du mortier, fabriquaient la chaux, étaient en possession de couleurs fort brillantes, se servaient de poids formés avec des blocs de lave, connaissaient le tissage et la poterie. L’arbre généalogique de notre espèce remonte décidément plus haut que nous ne pensons.


R. R.


C. BULOZ.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1869, — une Pompéi antéhistorique.