Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1871

Chronique n° 942
14 juillet 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet 1871.

On en dira ce qu’on voudra, on nous accusera même, si l’on veut, d’avoir l’orgueil de nos malheurs, la France n’a point certainement perdu le privilège d’être pour le monde un objet d’étonnement et d’étude. Depuis un an, elle a passé par toutes les crises, elle a connu les angoisses les plus poignantes, l’angoisse de la défaite dans la guerre avec l’étranger, l’angoisse de la guerre civile ; elle s’est trouvée presque sans armée et sans gouvernement à l’heure où elle avait le plus besoin de se concentrer dans un gigantesque effort de défense. Dix fois elle a semblé près de périr ; elle vit encore cependant, et à tout prendre, si elle n’est pas au bout de ses épreuves, si elle a bien des obstacles de toute sorte à vaincre, bien des écueils toujours menaçans à doubler, elle commence du moins depuis quelque temps à voir un peu plus clair dans ses affaires, et à secouer à demi cette stupeur qui suit d’incomparables catastrophes. La vraie difficulté pour la France, depuis cinq mois surtout, a été de se ressaisir elle-même, de reprendre pied en quelque sorte sur un terrain effondré, de déblayer ses ruines et de se dégager de la confusion d’une guerre meurtrière compliquée d’une révolution mal définie. Plus que jamais elle est à cette œuvre laborieuse et nécessaire dont le prix est l’indépendance reconquise, plus que jamais elle a besoin de fermeté, de bonne conduite et de raison virile pour résoudre ce douloureux et tout-puissant problème de sa résurrection ; mais déjà ce n’est plus comme au premier moment, où tout lui manquait à la fois, où elle semblait, dans l’étourdissement de ses désastres, ne pas bien savoir elle-même ce qu’elle voulait et ce qu’elle pouvait. La France n’a pas fait encore beaucoup de chemin sans doute, elle a du moins revu à sa tête un gouvernement sensé qui la soutient et la dirige dans la voie de réparation où elle est entrée. Son armée, ralliée dans le péril et ramenée au combat, lui a montré que sa sève militaire n’est point tarie. Le succès aussi éclatant qu’inattendu de son dernier appel au crédit lui a révélé ce qu’elle garde de ressources et ce qu’elle inspire toujours de confiance. Les élections qui viennent de s’accomplir lui font un certain équilibre jusque dans cette instabilité où elle a consenti à s’abriter temporairement. Les mouvemens, les agitations, les prétentions contraires des partis, n’ont d’autre effet que de lui rendre par degrés la conscience de cette politique de libéralisme et de modération qui est dans sa nature, de sorte qu’il est bien permis de dire encore que tout vient à point à qui sait attendre ; tout concourt à régulariser, à fortifier cette situation, qui n’a rien de définitif, il est vrai, qu’on appellera provisoire, puisque c’est ainsi entendu, mais qui en fin de compte est la France se gouvernant, agissant par elle-même, se réorganisant sous sa propre inspiration avec M. Thiers pour conseiller et pour guide.

Quel est dans ces circonstances le sens du dernier manifeste de M. le comte de Chambord ? Il y a dans l’histoire et dans la politique d’étranges péripéties qui, en dépassant les combinaisons ordinaires, n’ont pas moins une action directe et immédiate sur la marche des choses. Au milieu du tumulte des partis, il y a des manifestations exceptionnelles qui ressemblent à la révélation soudaine et imprévue d’une situation. Le manifeste de M. le comte de Chambord est une de ces révélations et une de ces péripéties. C’est l’acte aussi noble qu’injpolitique d’un esprit sincère et convaincu qui pousse la loyauté « jusqu’au sacrifice, » comme on fa dit, qui aime mieux s’exposer à voir sa cause à jamais perdue que de laisser l’ombre d’un doute sur ses idées, sur les principes qu’il personnifie. Il n’y a point à s’y tromper en effet, le manifeste du 5 juillet est une abdication naïve, d’autant plus caractéristique qu’elle est absolument inconsciente, et tout contribue à imprimer à cette scène de l’histoire contemporaine un caractère émouvant. Voilà un prince jeté autrefois hors de France par un orage populaire lorsqu’il n’était encore qu’un enfant innocent des fautes sous lesquelles succombait la monarchie dont il était fhéritier légitime. Depuis plus de quarante ans, il est proscrit, et cette proscription il l’a portée incontestablement avec une dignité simple, sans aigreur et sans impatience, ne descendant jamais jusqu’à une pensée de conspiration et ne laissant pas échapper une occasion de rendre témoignage de son attachement pour la France. Le jour où son exil est levé et où il peut rentrer momentanément, comme un hôte à peine aperçu, dans ce domaine de Chambord qui lui vient d’une souscription française, il tient à ce que personne ne se trompe sur lui, à ce qu’il n’y ait « ni malentendu ni arrière-pensée, » comme il le dit ; il se fait une obligation d’honneur de prévenir jusqu’à la visite des princes de sa famille qui, en allant saluer en lui le chef de leur race, pourraient avoir une opinion en politique ; il ne consulte pas ses amis ou il n’écoute guère ceux qui vont lui porter des conseils ; il se recueille sous les ombrages de Chambord, sur ce sol français où il est à peine depuis trois jours, et il dit à la France : « Je suis le passé, je suis le droit monarchique dans toute son intégrité, sans mélange et sans transaction. Qu’on ne me parle pas de conditions que je ne dois point subir, pas plus pour mon drapeau que pour mon principe. Mon drapeau, à moi, est le drapeau blanc. Je l’ai reçu comme un dépôt sacré du vieux roi, mon aïeul, mourant en exil ; il a flotté sur mon berceau, je veux qu’il ombrage ma tombe… » Au fond, tout est là, et, cela fait, le comte de Chambord s’est évanoui ; il n’est plus resté que le roi Henri V, qui ne pouvait plus évidemment demeurer parmi nous, qui a dû se dérober de nouveau en disant aux Français : « Quand vous voudrez ! »

Certes, aux yeux de ceux qui ont l’esprit assez élevé pour tout comprendre, et le cœur assez large pour aimer la France de toutes les époques, de tous les régimes, pour ceux qui savent allier ce que nous appellerons le sentiment historique, cette racine première du patriotisme, au sentiment des nécessités modernes, le drapeau relevé par M. le comte de Chambord a sa part dans les gloires du pays. Rien au monde cependant ne peut faire que depuis quatre-vingts ans la France n’ait point eu d’autres couleurs. Nous n’avons pas envie de refaire la chanson du Vieux drapeau, de Béranger ; il n’est pas moins vrai qu’il existe, il a été mêlé à près d’un siècle de notre histoire. Sous les plis de ce drapeau, la nation française a marché au combat, elle s’est identifiée avec lui, elle l’a teint de son sang et illustré de son héroïsme ; c’est le drapeau de ses victoires et de ses infortunes. Mille fois elle a tressailli jusqu’au plus profond de son âme en le voyant passer criblé par la mitraille ennemie, noirci par le feu, devenu une guenille sanglante et auguste ; par lui, elle a ressenti toutes les exaltations ou toutes les tristesses du patriotisme. Est-ce qu’on abandonne un drapeau parce qu’il a été malheureux ? On s’y attache au contraire avec une fidélité plus ardente et plus dévouée, comme au symbole vivant et émouvant des amertumes et des secrètes espérances d’un peuple. C’est avec lui qu’on est tombé, c’est avec lui qu’on veut se relever. M. le comte de Chambord n’a pu s’y méprendre que parce que la fatalité de l’exil l’a fait nécessairement étranger à cette vie nationale qui, elle aussi, a « son principe, son honneur, son drapeau. » Évidemment, à ses yeux, tout ce qui s’est accompli sous les couleurs nouvelles ne compte que comme un intermède orageux et funeste, et pour mieux accentuer sa pensée, d’ailleurs il ne s’en cache pas, ce qu’il propose à notre pays, c’est de « reprendre, en lui restituant son caractère véritable, le mouvement national de la fin du dernier siècle, » en d’autres termes, de recommencer 1780 dans des conditions plus orthodoxes.

Assurément c’est une vulgaire indignité des partis d’aller répéter aux populations des campagnes, comme on l’a fait dans les dernières élections, qu’une restauration monarchique serait nécessairement la résurrection des droits seigneuriaux, des abus et des privilèges d’autrefois ; mais enfin nous proposer de revenir à 1788, de reprendre l’histoire là où l’ancienne monarchie avait mis son signet, c’est un peu naïf : c’est demander à la France de biffer d’un trait tout ce qui s’est passé, d’oublier tout ce qu’elle a été, de se renier elle-même. On a beau être convaincu, on ne demande pas ces choses-là à tout un pays, et Henri IV, que le Bourbon d’aujourd’hui invoque en l’imitant aussi peu que possible, Henri IV eût été bien capable d’être plus habile, sans cesser d’être honnête, en trouvant que Paris et la France valaient une messe et même un drapeau. Évidemment M. le comte de Chambord n’a songé en aucune façon à être habile, il n’a voulu qu’être sincère, et il a réussi au prix des chances qu’il pouvait avoir encore, au risque de faire de son manifeste une abdication, de n’être plus que le passé, et de s’exposer à disparaître enveloppé dans les plis de son drapeau. C’est ce qu’on appelle tuer son principe en l’affirmant.

M. le comte de Chambord n’a point vu en effet que non-seulement il s’isolait dans cette masse de la France nouvelle accoutumée depuis quatre-vingts ans à d’autres pensées, mais encore qu’il infligeait à ses partisans eux-mêmes la plus douloureuse perplexité ; il les plaçait subitement dans cette alternative de se séparer de leur prince ou de rompre avec la France. Que pouvaient faire des hommes qui ont vécu de la vie de leur pays, dont quelques-uns venaient de combattre sous ce drapeau qu’on leur demandait aujourd’hui de désavouer ? Il y a eu sans doute, il y aura encore parmi eux des fidèles obtinés qui suivront leur roi jusqu’au bout, jusqu’au suicide politique. La plupart, il faut le dire, n’ont point hésité, c’est du moins ce qu’on peut conclure d’une note qu’ils ont fait publier. Ils laissent à M. le comte de Chambord la responsabilité de ses inspirations personnelles, et ils déclarent qu’ils restent, quant à eux, « dévoués aux intérêts de la France et à ses libertés, pleins de déférence pour ses volontés ; » ils refusent de se séparer de ce drapeau, qui a été celui de nos soldats devant l’ennemi étranger, le drapeau de l’ordre social devant l’anarchie, et c’est ici précisément que le manifeste du 5 juillet prend une portée politique qui avait peut-être échappé au prince dont il porte le nom, qui est de nature à réagir sur l’ensemble de la situation actuelle de la France.

Il n’y a point à s’y méprendre, un événement de la gravité la plus décisive vient de s’accomplir. Par le fait, il y a toujours sans doute des monarchistes dans l’assemblée comme dans le pays, le parti légitimiste n’existe plus, et c’est M. le comte de Chambord qui l’a tué, sans le vouloir, de la main qui a signé les déclarations du 5 juillet. En croyant sauver le drapeau, il a dispersé l’armée. Jusqu’ici, les légitimistes français, par les positions sociales, par la fortune comme par les traditions, formaient une masse honorable et puissante qui n’avait aucune peine à être à la fois libérale et monarchique, à confondre dans les mêmes opinions, dans les mêmes sentimens, sa loyauté envers son prince et sa fidélité aux idées de liberté, de souveraineté nationale, qui sont devenues l’essence intime de la France moderne. Les légitimistes avaient l’ambition assurément très noble et très politique d’être, au nom d’un chef qui ne les avait pas encore désavoués, les négociateurs d’un nouveau traité d’alliance entre le principe de la monarchie traditionnelle et la France fatiguée de révolutions. Ils auraient réussi ou ils n’auraient pas réussi ; c’était dans tous les cas leur raison d’être et leur force. C’est dans ces conditions qu’ils existaient comme parti actif et militant, qu’ils avaient repris un rang et une influence dans les affaires publiques. Dès ce moment et par suite de la rupture qui vient de s’accomplir, tout est changé. Le prince dont le parti légitimiste semblait le mandataire a retiré ses pouvoirs, la négociation est rompue. Ce qui reste, c’est d’un côté le principe de la légitimité redevenu une abstraction ou une relique de l’histoire, ou, si l’on veut, un drapeau sans armée, et d’un autre côté un parti simplement conservateur, une sorte de torysme indépendant, ne relevant désormais que de lui-même, dégagé du lien qui le rattachait à un chef reconnu, libre de se porter à la défense du pays selon son inspiration.

Que cette rupture soudaine et éclatante ait dû être une épreuve cruelle pour des hommes sincères, qui mêlaient peut-être d’ailleurs quelques illusions à leurs opinions et à leurs espérances, oui sans doute ; mais ce qui est bien certain, c’est qu’en acceptant cette épreuve sans faiblesse, sinon sans émotion, en se prononçant avec cette netteté, les légitimistes, qu’on appelle déjà des dissidens, ont montré le plus ferme et le plus sérieux esprit politique. Ils ont accompli l’acte d’un parti digne d’avoir une action dans les affaires du pays. Ils ont témoigné pratiquement de leur sincérité en prouvant que lorsqu’ils parlaient de la souveraineté nationale, lorsqu’ils réservaient ses droits, ils ne disaient pas un vain mot. Ce qui sortira de là, ce qui pourra se former de combinaisons nouvelles, on ne peut guère le pressentir encore ; on ne peut distinguer qu’un i"ait bien clair, c’est que politiquement cette crise intime et profonde du parti légitimiste a une conséquence immédiate et des plus sérieuses au point de vue de la pacification du pays. Elle simplifie et allège eu quelque sorte la marche des choses, elle dissipe tous ces fantômes de restauration monarchique dont l’évocation perpétuelle n’avait d’autre effet que d’entretenir une agitation factice ; elle fait enfin plus que jamais de la situation actuelle le rendez-vous de toutes les bonnes volontés, de toutes les forces libérales et conservatrices. En tout ceci, à vrai dire, la victoire est au pacte de Bordeaux, à M, Thiers et à la politique qu’il représente.

Qu’on ne s’y trompe pas, les hommes sensés et bien inspirés du parti monarchique qui, vraisemblablement sans y songer, ont contribué à ce résultat, ces hommes ont donné un exemple ; il serait par trop étrange qu’au moment où les légitimistes se séparent de leur prince pour ne point se séparer de la souveraineté nationale, il y eût des républicains persistant de leur côté à mettre la république au-dessus de cette souveraineté même, opposant le droit divin de leur imagination et de leur volonté au droit divin de M. le comte de Chambord. Sans doute les républicains éclairés répudient cette doctrine dictatoriale, et ils ne mettent rien, pas même l’institution qu’ils préfèrent, au-dessus du verdict de la France, unique arbitre de ses destinées et de ses formes de gouvernement. Pour ceux-ci, la souveraineté nationale est le principe supérieur et dominant. Ce que fera la souveraineté nationale sera légitime. Il reste à savoir si les républicains qui ont la prétention d’être les représentans privilégiés de la république pensent de même, s’ils ne se réservent pas ce droit supérieur et antérieur qui n’est qu’un droit permanent de conspiration et de révolution. M. Gambetta, qui vient de rentrer à l’assemblée, a bien eu l’intention de s’expliquer sur tout ceci dans un discours qu’il a prononcé à Bordeaux ; il est malheureusement un peu difficile de voir clair dans ses explications et de savoir ce qu’a voulu dire l’ancien dictateur de la défense nationale, qui semble remonter sur la scène avec l’ambition de devenir le chef du parti républicain. M. Gambetta assure que la république est le gouvernement de droit, que contre le droit il ne saurait y avoir que des prétentions illégitimes qu’on ne pourrait même invoquer, « un consentement surpris à l’ignorance et à la faiblesse, » d’où il suit évidemment que la république est au-dessus du suffrage universel ignorant ou faible. Ceci une fois admis au surplus, M. Gambetta est bon prince ; pourvu qu’on lui passe la république, il ne s’oppose pas à ce que les hommes de toutes les opinions soient admis à gouverner les affaires du pays dans l’intérêt de la république. Fort bien : seulement M. Gambetta ne s’aperçoit pas qu’il fait tout juste le raisonnement de M. le comte de Chambord, qui ne refuse certes pas d’accueillir tout le monde, à la condition que tout le monde commence par s’incliner devant son principe, et, sans établir aucune espèce de comparaison, M. de Persigny, de son temps, dans ses célèbres circulaires, disait exactement la même chose au nom de l’empire. Des libertés, il en avait les mains pleines, il ne demandait qu’à les répandre, — lorsqu’il n’y aurait plus de partis, c’est à-dire lorsque l’empire serait reconnu et accepté par tout le monde « comme gouvernement de droit. »

Voilà comment les opinions les plus extrêmes, les plus opposées, se rencontrent invinciblement sur un point, parce qu’elles ont toutes la prétention et l’orgueil de disposer de la France, parce que chacun veut le droit pour soi, lorsque le droit n’est qu’à la nation, qui seule peut se prononcer comme elle l’entendra, sans avoir à tenir compte des liens dans lesquels on veut l’enchaîner. À quoi tient la force de la situation actuelle ? C’est que justement elle est l’expression sérieuse et franche de la souveraineté nationale, c’est qu’en se proposant la pacification patriotique et libérale de la France, elle lui réserve le droit de décider au jour voulu de ses destinées et de son gouvernement, et c’est ce qui fait aussi que, par une sorte de logique du bon sens et de la raison, toutes les manifestations qui se succèdent dans un sens ou dans l’autre tournent en définitive au profit du régime qui a été fondé sous la garantie de l’illustre chef du pouvoir exécutif.

Rien assurément ne le prouve mieux que les élections qui viennent de se faire, et dont le résultat n’a pu tromper que ceux qui voient toujours la réalité à travers leurs illusions ou à travers leurs craintes. Ces élections, à vrai dire, elles sont une manifestation assez exacte de la situation. Eh ! sans doute cette situation, c’est la république, et le scrutin du 2 juillet est en général favorable à la république. La vérité est que sur plus de cent élections, près de quatre-vingts ont tout au moins l’apparence d’une signification républicaine. Paris cette fois a été quelque peu dépassé par la province. Paris a été plus sage que les départemens les plus conservateurs : il a nommé seize des candidats que lui présentaient les journaux modérés, et tout en faisant sa trouée dans la mêlée électorale parisienne, en triomphant malgré tout, M. Gambetta lui-même n’est venu qu’à un rang assez modeste. Pour le coup, la république a donc moins bien fait ses affaires à Paris qu’en province, où elle a recruté un certain nombre d’adhérens nouveaux, et sous ce rapport les élections du 2 juillet ne ressemblent pas sans doute absolument aux élections du 8 février. Qu’y a-t-il donc là de bien étonnant ? Les élections n’ont pas été plus libres, elles se sont faites seulement dans des conditions différentes. Il y a cinq mois, il s’agissait avant tout d’arrêter une effroyable guerre qui menaçait de submerger la France tout entière. La république acceptée avec plus ou moins d’empressement, avec plus ou moins d’inquiétude, ne s’était manifestée que par une dictature qui faisait violence au pays, non-seulement en l’entraînant dans une guerre à outrance, mais encore en lui imposant l’absolutisme tyrannique et subalterne d’agens discrédités. Les populations votaient alors pour ceux qui leur promettaient le plus résolument la paix et la fin de la dictature. Cinq mois se sont écoulés depuis ce moment ; on a retrouvé la paix, la paix extérieure et la paix intérieure. La France rendue à elle-même a pu respirer sous un régime d’équité réparatrice qui s’appelle la république, et le pays vote pour la république.

Est-ce à dire que ce vote du 2 juillet soit une victoire pour tous les genres de république, et tranche d’une façon quelconque la question même de la constitution définitive de la France ? Ce serait à coup sûr l’interprétation la plus étrange et la plus hasardée d’une manifestation populaire. Il suffit d’interroger un instant le résultat de ce scrutin pour en démêler le sens. Le fait est que la plupart des candidats, le général Faidherbe lui même aussi bien que les poursuivans les plus obscurs de la députation, se présentaient en arborant le drapeau de la république avec M. Thiers. La plupart, bien loin de mettre d’avance l’institution républicaine au-dessus de la souveraineté nationale, réservaient expressément les droits de cette souveraineté. La plupart se sont offerts au pays et ont été élus pour soutenir le gouvernement actuel, le pacte de Bordeaux, cette trêve des partis qui est la condition première d’une réorganisation impartiale et désintéressée de la France. Le scrutin du 2 juillet ne change donc point essentiellement la situation actuelle telle qu’elle a été faite par les événemens ; il l’équilibre pour ainsi dire, et il l’assure un peu mieux. Sans modifier l’assemblée dans son esprit, ni même dans sa majorité, il la pacifie en quelque sorte, il donne une force de plus à cette trêve de bien public que M. Thiers a l’heureuse fortune de personnifier, et que personne ne romprait impunément. Ce ne sont pas les monarchistes qui pourraient y songer au lendemain du scrutin du 2 juillet et du manifeste de M. le comte de Chambord, ce ne sont pas non plus les républicains qui dans leur impatience oseraient toucher à ce pacte qu’ils ont si souvent invoqué comme une garantie. Ceux qui prendraient l’initiative d’une telle rupture assumeraient dans tous les cas une terrible responsabilité et risqueraient très fort d’être désavoués par le pays, car ce que le pays demande aujourd’hui de toute la force de ses intérêts et de ses instincts, ce n’est point certainement qu’on irrite ses plaies par des agitations factices, par des conflits passionnés ; ce qu’il demande à ses représentans comme à son gouvernement, c’est de travailler incessamment, obstinément à le relever, en ayant toujours présente à l’esprit cette pensée qu’une partie de notre territoire reste occupée par l’ennemi, et que chaque négligence, chaque fausse démarches chaque déclamation inutile ajoute aux maux de nos provinces qui sont encore livrées à l’invasion étrangère.

La fortune, une fortune étrangement sévère pour nous, s’est plu à rassembler dans un court espace de temps de telles catastrophes, de telles surprises, qu’on s’aperçoit à peine de l’imprévu et de la grandeur des choses. Avez-vous rapproché un instant par la pensée tout ce qui s’est accompli en Europe dans ces douze mois dont la dernière heure sonne aujourd’hui ? C’est la plus prodigieuse accumulation d’événemens, de révolutions morales et politiques ; c’est une année qui n’a peut-être point son égale dans les siècles, si on calcule tout ce qu’elle, aura vu passer. Comptez en effet : en ces quelques mois, un empire d’Allemagne est reconstitué sous une maison souveraine qui n’existait même pas lorsque la nation germanique était déjà vieille, et la France vaincue, démembrée, rejetée en arrière par des malheurs sans nom, est réduite en quelque sorte à recommencer son histoire. D’un autre côté, pour la première fois depuis des siècles, depuis l’institution du pontificat, un pape se trouve avoir régné plus de vingt-cinq ans, il a dépassé les années de Pierre, et au même instant un petit prince du Piémont va ceindre à Rome une couronne que nul n’a jamais portée, consacrant en plein Capitole, par la prise de possession de la ville éternelle, l’unité italienne, désormais accomplie. Tout ceci est d’hier aussi bien que nos désastres, aussi bien que la reconsiitution de cet empire d’Allemagne orgueilleusement et dangereusement fondé sur nos revers. Il y a eu des époques où un seul de ces événemens eût certes suffi et au-delà pour remuer le monde.

Tout est révolution aujourd’hui, ce qui se passe en Italie est une révolution, une des scènes extraordinaires de l’histoire. C’en est donc fait, ce qu’on croyait presque impossible est réalisé ; le programme de Cavour est accompli jusqu’au bout. Depuis hier, depuis le 2 juillet, Rome capitale n’est plus un vain mot. Il n’y a qu’une chose changée dans le programme de Cavour, L’Italie ne devait aller à Rome qu’avec l’assentiment de la France, ou tout au moins sous la protection du principe de non-intervention sauvegardé par la France ; elle y est allée sans nous demander notre opinion, à une heure où nous étions assez occupés ailleurs pour qu’il n’y eût ni consentement, ni refus possible de notre part. Au moment où nos désastres se précipitaient l’an dernier, on commençait à distinguer déjà ce qui allait se passer, L’Italie se mettait, elle aussi, en campagne, et se disposait à marcher sur Rome, puis tout d’un coup le rideau tombait et nous séparait de l’univers. Pendant cinq mois, nous n’avons plus compté, nous avons été des étrangers dans les affaires du monde, à peine avons-nous su tout ce qu’on faisait sans nous en Italie, comme en Orient. Quand le rideau s’est relevé, tout était accompli. Le pouvoir temporel avait vécu ; de son domaine souverain de la veille, il n’avait, plus que le Vatican et son jardin ; l’Italie tenait garnison à Rome, le parlement de Florence réglait les conditions pratiques du changement définitif de la capitale, et il discutait, il votait la loi des garanties papales, ce qu’on pourrait appeler la charte nouvelle de l’indépendance spirituelle du saint-siége. La question était résolue dès ce moment sans nul doute. Aujourd’hui elle est tranchée bien plus souverainement encore par le fait accompli. Le gouvernement italien a déménagé de Florence, il est à Rome, où toutes les administrations vont se concentrer, où le parlement se réunira désormais. C’est le 2 juillet que le roi Victor-Emmanuel a fait décidément et solennellement son entrée dans sa nouvelle capitale, au milieu des acclamations et des fêtes dont le bruit retentit encore.

Le roi galant homme s’est montré à la fenêtre du Quirinal, d’où, au temps passé, aux jours des conclaves, on annonçait au peuple romain l’avènement des nouveaux papes. Des bals ont été donnés au Vieux Capitole dans la salle de la Louve et dans la salle des Oies, peu accoutumées à cette musique. Tout est pour le mieux, les Italiens sont satisfaits ; Florence, l’aimable ville toscane, a vu sans regret partir tout ce monde officiel qui était venu la déranger dans ses habitudes, et Rome inaugure joyeusement son rôle de capitale avec ses ministres, ses chambres, sa garde nationale, ses cérémonies officielles et ses journaux. Tandis que l’Italie mariait sa jeunesse à ses grandes ruines romaines, dans un coin de la ville, au fond du Vatican, il y avait cependant encore un vieux pape qui pouvait entendre comme une rumeur de ces fêtes étranges et le bruit du canon signalant l’entrée de Victor-Emmanuel. Il a eu, lui aussi, tous ces derniers temps, ses réceptions et ses députations de catholiques accourus pour le saluer à l’occcasion de son jubilé pour cette vingt-cinquième année de règne qui jusqu’ici n’avait jamais été célébrée. On dirait que le pape Pie IX n’a tant vécu que pour ajouter un phénomène extraordinaire de plus à cet autre phénomène de la transformation de l’Italie et du pontificat, pour personnifier jusqu’au bout cette crise de Rome et du monde catholique. Pie IX a-t-il eu l’intention de se dérober à celle épreuve et de quitter le Vatican à l’approche de ce pouvoir nouveaux venant s’installer souverairement à Rome ? Toujours est-il jusqu’ici il n’est point parti, il est resté auprès de la Confession de saint Pierre comme s’il ne pouvait être ailleurs.

Ceux qui ne doutent de rien et n’écoutent que leurs passions auraient voulu peut-être qu’il fit un éclat ; ils lui auraient conseillé de s’éloigner en secouant la poussière de ses sandales, de sortir de Rome par une porte tandis que Victor-Emmanuel entrait par l’autre porte. Et après, où serait-il allé ? quel coin de terre aurait-il pu choisir qui ne fût un lieu d’exil et où le prestige de la papauté n’eût souffert bien plus que là où il est ? Quelle puissance européenne, fût-ce la plus catholique, aurait pu taire à sa souveraineté la place que l’Italie lui laisse encore ?

Voilà donc cette révolution accomplie et cet ordre nouveau inauguré, — le pape au Vatican, le roi italien au Quirinal, Rome devenant la capitale de l’Italie sans cesser d’être la résidence du pontife. Que sortira-t-il de là maintenant ? Comment se concilieront ces deux pouvoirs, dont l’un, dépouillé de toute juridiction temporelle, reste avec des prérogatives de souveraineté reconnues, sanctionnées par l’Europe ? Ce que Pie IX n’a pas fait dans le premier moment, le fera-t-il plus tard ? S’exilera-t-il du Vatican au risque de laisser à son successeur l’héritage d’un pontificat réduit à errer sur les chemins du monde ? C’est peut-être après tout une question de temps et de conduite pour les uns et pour les autres. Quoi qu’il en soit, c’est là visiblement une de ces révolutions qui, une fois accomplies, ne reviennent pas sur elles-mêmes, et le roi Victor-Emmanuel a pu dire sans jactances : « Nous sommes maintenant à Rome, nous y resterons. » Par une coïncidence étrange, c’est le passé qui s’évanouit au même instant à Rome sous la forme du pouvoir temporel, à Paris ou à Chambord sous la forme de la royauté pure. Ce qui est moins douteux encore, c’est que nous n’y pouvons rien, et il serait même utile qu’il fût bien entendu que la France ne s’attache point à l’irréparable.

Nous concevons l’émotion des évêques français, qui, depuis quelque temps, essaient, par des pétitions multipliées, de ramener l’attention de l’assemblée nationale sur les affaires de Rome, L’occasion n’est point malheureusement des mieux choisies. Si c’est un acte tout religieux, une marque de fidélité envers le saint-siège, une pastorale suffisait. Si les évêques prétendent donner un sens politique à leurs démarches, que veulent-ils ? Ont-ils l’étrange pensée d’engager la France dans une guerre nouvelle pour rendre au pape sa souveraineté temporelle, pour chasser l’Italie de Rome ? Qui oserait proposer sérieusement cette politique dans une assemblée ? Que notre gouvernement, par un de ces congés diplomatiques qui sont la ressource des situations délicates, ait cru devoir dispenser récemment notre ministre à Florence d’aller assister à l’inauguration de Rome capitale, il le pouvait sans doute, il le pouvait d’autant mieux que la France n’a été nullement consultée dans les derniers évènemens. C’était pour lui une manière de dégager sa responsabilité et de montrer quelques ménagemens au pape dans une crise douloureuse. Au-delà, il n’y avait plus rien à faire, même diplomatiquement, et la meilleure preuve que le gouvernement français ne voulait pas aller plus loin, c’est qu’il a pris lui-même le soin de déclarer que ses relations avec l’Italie n’étaient nullement altérées. La seule question qu’il ait à se poser aujourd’hui est celle de savoir dans quelle mesure et sous quelle forme il doit désormais se faire représenter à Rome vis-à-vis du gouvernement italien et vis-à-vis du souverain pontife.

L’essentiel est que dans cette situation soit nette, qu’il ne s’y glisse aucune de ces arrières-pensées qui commencent par créer des froissemens et qui finissent par aboutir à des relations troublées. Il ne s’agit pas de savoir si cette révolution aurait pu s’accomplir autrement, elle est accomplie. La France, comme les autres puissances de l’Europe, n’a qu’une chose à demander à l’Italie, l’application la plus libérale possible de la loi qu’elle a votée elle-même pour garantir l’indépendance spirituelle du saint-siège. C’est au cabinet de Rome, puisqu’il y a désormais un cabinet de Rome, de faire que la question soit résolue de façon qu’elle ne puisse renaître. En un mot, aujourd’hui comme par le passé, ce qu’il y a de mieux pour la France et pour l’Italie, c’est une politique de sympathie et de bonne intelligence. Cette politique, elle a eu à vaincre des difficultés des deux côtés des Alpes, c’est encore la politique de l’avenir dans l’intérêt des deux pays. Il y a sans doute à Rome et à Florence des hommes qui oublient quelquefois, qui se figurent être de profonds diplomates, de véritables héritiers de Machiavel, parce qu’ils excitent tous les ombrages contre la France, parce qu’ils vont chercher maintenant leur providence à Berlin. Il y a heureusement aussi des hommes qui se souviennent mieux, et lorsque récemment, dans une discussion parlementaire à l’occasion de cette question du percement du Saint-Gothard qui, après avoir fait quelque bruit il y a un an, vient d’être résolue sans qu’on y ait pris garde, lorsque dans cette discussion un orateur, M. Mordini, s’est plu à montrer un danger pour l’Italie du côté de nos frontières, M. Peruzzi a répondu dans un élan d’heureuse et forte inspiration : « On ne doit pas dire qu’il faut regarder nos frontières avec crainte… Quant à moi, je regarde les frontières signalées par l’honorable M. Mordini, et je me rappelle qu’en 1859 elles livrérent passage à un secours généreux, aux soldats de la France qui combattirent avec nous à Magenta et à Solferino… » Ce sont-là ceux qui ont le droit de parler pour l’Italie, parce que ce sont les ouvriers par qui elle existe, et c’est par l’alliance de la France qu’ils ont pu conduire leur œuvre jusqu’au bout.

CH. DE MAZADE.




ESSAIS ET NOTICES.

UN ROMAN SOCIALISTE D’AUTREFOIS.




« N’ayez pas peur, disait M. Sainte-Beuve au début d’une de ses périodiques causeries, je ne viens pas vous entretenir des Lettres d’une Péruvienne. » On sera rassuré sans doute quand nous aurons averti que l’auteur non moins que le livre est le sujet de ces pages destinées à tirer de la nécropole des vieux romanciers une mémoire qui n’est pas indigne de sympathie. Certes cette jeune sauvage de l’illustre sang des Incas n’a pas conservé pour nous le même charme qu’elle avait pour nos arrière-grand’mères. Sa métaphysique prétentieuse nous trouve fort incrédules, surtout quand nous réfléchissons que sa correspondance, avant qu’elle eût appris à écrire, était exprimée avec des nœuds dans des fils de soie. Ses éternelles lettres d’amour à son cher Aza, qui ne peut lui répondre, nous fatiguent parce qu’il n’y a pas de terme à la séparation ; nous regrettons ensuite de nous être intéressés en pure perte quand nous apprenons que l’infidèle Aza a renoncé à sa Péruvienne, L’amour de Déterville pour celle-ci qui ne l’aime pas, et qui n’entend pas le français durant la moitié du récit, ne réchauffe pas pour nous cette intrigue à distance entre doux Incas dont un seul a la parole.

Il ne s’agit donc pas de procurer à ce livre oublié des lecteurs nouveaux, bonne fortune qu’il ne connaît plus depuis longues années: ces pauvres vieilles amours, sous leurs grâces flétries, sont éteintes, bien éteintes. Et puis, quel moment serait plus mal choisi pour reporter sa pensée vers des conceptions imaginaires qui n’auraient pas même le mérite d’amuser? En revanche, il ne sera pas sans à-propos de tirer de l’oubli quelques traits de ce roman d’une femme qui, après avoir été cinquante-trois ans malheureuse sans fatiguer le public de ses plaintes, enferma dans ce livre élégiaque beaucoup moins de flamme que de philosophie morale et sociale. Les réflexions dont il est rempli roulent particulièrement sur les mœurs, sur la condition des femmes et l’état de la société. Les pensées sur l’amour y occupent la petite place comme elles l’occupaient désormais dans le cœur de l’auteur : elles trahissent l’âge de l’écrivain et l’expérience acquise. Tel qu’il est, l’ouvrage provoqua des admirations passionnées. Les grands succès s’expliquent toujours par quelque motif sérieux : certaines pensées singulières, hardies même, firent plus sans doute pour la réputation des Lettres péruviennes que les romanesques amours des deux Incas et leur manière de correspondre avec des fils de soie.

Les contemporains de Mme de Grafigny nous ont fourni peu de détails sur son compte. Elle vint fort tard à Paris n’ayant pas moins de quarante-trois ans à la suite de Mme de Guise, duchesse de Richelieu, sans argent, reléguée par sa pauvreté, par l’absence de tout éclat, dans une humble situation : elle manquait même de cette facilité d’esprit qui servait alors d’argent comptant à plus d’une femme dont la condition n’était pas meilleure que la sienne. Ceux qui la voyaient la connaissaient pour une personne de naissance distinguée, mais sans fortune, ayant tenu sa place dans la société de Lunéville, une femme lettrée qui venait de passer deux mois à Cirey et avait joué la comédie dans ce sanctuaire renommé des lettres, des sciences et de l’esprit. Sept ans s’écoulèrent sans qu’elle songeât à sortir de l’obscurité où la retenait une position tour à tour gênée ou dépendante ; pour la première fois elle essaya sa plume inexpérimentée, en 1745, dans une Nouvelle espagnole, qui avait pour sujet cette pensée, « que les mauvais exemples produisent autant de vertus que de vices. » Il y avait là un écho de la société où elle n’avait fait que passer, un de ces paradoxes où s’amusait l’esprit de Voltaire, quand il voulait se divertir à la façon des princes qui prennent leurs ébats sous le voile de l’incognito. Tout ce que nous savons de ce début, c’est que la philosophie de Mme de Grafigny fut trouvée plaisante. On riait sans doute de la bonne dame de province qui se prenait au sérieux et tranchait du philosophe. Piquée au vif, elle se mit à l’ouvrage et publia en 1747 un livre qui fut le roman de femme le plus curieux du siècle, car je ne crains pas de placer les Lettres péruviennes, toutes défraîchies, toutes démodées qu’elles sont, au-dessus des œuvres de Mmes de Fontaine, de Tencin et Riccoboni,

Les Lettres péruviennes furent suivies d’un autre succès, celui de la comédie de Cénie, sorte de drame en prose qui profita fort innocemment d’une cabale montée contre La Chaussée, le maître du genre attendrissant vers cette époque. Le talent féminin, au grand dépit de son rival, eut les préférences des comédiens et du public. Pour la première fois de sa vie, depuis ces deux ouvrages, Mme de Grafigny était en veine de bonheur. Elle dut en être étonnée; le malheur était comme son élément : elle dit dans une de ses lettres de Cirey que le chagrin la suivrait jusque dans le paradis. Ces bonnes fortunes si peu normales dans son existence n’eurent pas de suite. Sa vie reprit la même allure sauf le changement de situation qui ne diminua point ses épreuves. Elle resta jusqu’à la fin endolorie et plaintive sans faire aucune autre confidence à ses amis de Paris que celle d’une tristesse qui se laisse voir, mais qui ne parle pas.

Nous en savons un peu plus que les lecteurs du siècle dernier sur la biographie de Mme de Grafigny. Nous avons les lettres qu’elle écrivit à son ami Devaux de Nancy, durant les deux mois de séjour qu’elle fit à Cirey. Ce Devaux, littérateur, faisant des vers assez mauvais que Mme de Grafigny comble d’éloges quoiqu’elle les corrige avec goût, était lecteur de Stanislas, roi de Lorraine, un lecteur qu’on avait donné à ce prince à son grand étonnement, et dont il comptait, disait-il, faire autant d’usage que M. de Voltaire, cet autre potentat son voisin, faisait de son confesseur. La plus grande familiarité régnait entre Devaux, Saint-Lambert, Desmarest, et l’auteur des Lettres d’une Péruvienne. On s’appelait Pampan, Pampichon, Petit-Saint, Gros-Chien ; c’était de l’intimité provinciale et bien lorraine. Il y avait même quelque chose de plus entre l’un d’eux, le docteur Desmarest, et celle qui a signé ces lettres. Cette correspondance, écrite au courant de la plume et sans aucun souci des indiscrets, au moins dans la première partie, nous en aurait appris beaucoup plus sur Mme de Grafigny, si elle n’avait eu pour objet d’informer Nancy et Lunéville des nouvelles du héros, du demi-dieu de Cirey. Aussi ne faut-il pas s’étonner que l’on y ait cherché seulement l’intérieur de Voltaire et de la dame du logis, et qu’elle ait été publiée en 1820 sous le titre de Vie privée de Voltaire et de Mme Du Châtelet. Là est bien réellement l’intérêt de ces pages qui sentent le commérage et la cachotterie, simples d’ailleurs et abandonnées jusqu’à la trivialité. Cependant il est aisé d’y entrevoir bien des choses que Mme de Grafigny n’avait pas à dérober ni même à apprendre à ses bons amis de Lorraine, ses chagrins, sa pauvreté, ses intimités, certaines liaisons plus étroites encore. Son mariage avec M. Huguet de Grafigny, exempt des gardes du corps et chambellan du duc de Lorraine, avait été un enfer. Séparée de lui après bien des années de patience, elle vivait dans une gêne assez grande pour que sa destinée dépendît quelquefois d’une pauvre somme de deux cents francs attendue des mois entiers. Assiégée par les dettes criardes dans les refuges où elle cachait son délaissement et son veuvage, elle était obligée de dérober aux curieux les petites rentrées que pouvaient lui procurer ses amis, et quelquefois privée des hardes demeurées comme gages entre les mains de quelque logeur trop rigoureux. Lorsqu’elle vint à Cirey, en plein d’hiver, elle fut redevable à une amie qui avait équipage d’avoir pu traverser les mauvaises routes qui séparaient Nancy du séjour de Mme Du Châtelet sans faire naufrage dans les profondes ornières. Elle y arriva ne possédant pas le premier écu de l’argent nécessaire pour chercher une autre demeure. On sait pourtant que Cirey, si hospitalier d’abord, cessa bientôt d’être tenable. La reine de ces lieux veillait sur son empire avec une jalouse défiance ; elle ouvrait les lettres de ses hôtes. Il est vrai qu’elle en payait le port, ce qui ne suffisait pas pour acheter la propriété des secrets qui pouvaient y être contenus ; il est vrai aussi qu’elle cachait sa curiosité derrière l’intérêt très sincère qu’elle portait à Voltaire, ce qui ne justifiait pas tout à fait l’établissement de son cabinet noir. Les misérables sont patiens: la pauvre noble dame supportait sans rien dire la censure exercée sur sa correspondance, c’est-à-dire sur le dernier aliment qui restât à son cœur. Après tout, elle n’était pas la seule à endurer cette tyrannie; Mme de Champbonin, une autre amie des deux amans, une autre hôtesse dans cette maison littéraire et princière à la fois, subissait le même joug. Bien plus, celui-là même dont le nom illustre faisait tout l’ornement de cette riche demeure, l’astre dont Mme Du Châtelet se disait simplement le satellite, n’était-il pas le premier esclave de cette volonté qui ne perdait rien assurément à être celle d’une femme ? Mme de Grafigny se résignait donc à recevoir des lettres décachetées; mais un jour une missive de l’honnête Devaux, qui joignait à un grand goût pour le bavardage un penchant très prononcé pour les expressions impropres, donna lieu de croire à la fougueuse et très impérieuse Emilie que Mme de Gratigny avait communiqué à ses curieux amis tout un chant de la Pucelle, c’est-à-dire de quoi faire arrêter Voltaire ou tout au moins l’obliger à prendre la fuite.

Un malentendu, qui consistait dans la confusion du mot plan avec celui de chant, valut à la malheureuse réfugiée non-seulement une scène affreuse que lui firent le poète, trop enclin à s’effrayer, et sa maîtresse, trop prompte à s’emporter, mais encore un mois de souffrances physiques et morales, sans perspective assurée d’en sortir faute de quelques pièces d’argent, et d’endurer ainsi une situation pire que la plus profonde misère. Un motif bien imprévu d’intérêt se porte aujourd’hui sur l’auteur des Lettres péruviennes. Elle fut sans doute une des victimes des changemens politiques dont la Lorraine eut à souffrir à cette époque. Dans une de ses lettres, elle est sur le point de raconter en détail ses infortunes; mais elle s’arrête court au moment où elle vient de dire que le récit avait fait pleurer Voltaire à chaudes larmes. Quelles sont donc les misères qui le touchèrent si fort? Mme de Grafigny se tait, parce qu’elle écrivait à Devaux, qui ne les connaissait que trop. Les emplois que son mari avait occupés dans l’ancienne cour de Lorraine, quelques allusions obscures à la nouvelle cour, la nécessité de s’éloigner, permettent de supposer que les vicissitudes politiques de son pays n’avaient pas été sans influence sur sa destinée. La pauvre Lorraine avait perdu sa nationalité en passant sous la main de Stanislas. L’année même où commencèrent les pérégrinations de Mme de Grafigny avait vu s’acheminer pour un pays étranger ce qui restait de la maison ducale. Le dernier duc avait troqué son héritage pour un trône et le titre de ses pères pour celui d’empereur-époux de la souveraine d’Autriche. Voltaire a raconté avec éloquence cette première épreuve de notre chère Lorraine qui devait, hélas! la voir renouvelée et bien aggravée cent trente-trois ans plus tard. Mme de Grafigny, lorsqu’elle quitta Nancy, partait pour l’exil. Ajoutons à toutes ces causes de chagrin une blessure qu’elle semble avoir ressentie plus vivement que toutes les autres. Elle avait laissé dans cette ville une affection à laquelle elle se rattachait avec l’énergie d’une passion d’arrière-saison, d’une dernière espérance. Ce Desmarest, dont elle avait tour à tour désiré et redouté la venue à Cirey, rompait avec elle sans retour. Elle avait passé ces deux mois assez pénibles déjà, d’abord privée de sa présence et souvent de ses nouvelles, puis alarmée par la curiosité de Mme Du Châtelet, qui voulait le voir, et ne négligeait rien pour l’appeler. Une lettre comme on ne sait en écrire que lorsqu’on n’aime plus, et surtout lorsqu’on est trop aimé, décida de son sort. Nancy ne la revit point; elle partit pour Paris avec 200 francs, son unique fortune, et la promesse d’une recommandation pour Mme la duchesse de Richelieu. Elle y fut rejointe par une jeune nièce, Mme de Ligneville, d’une famille plus vieille encore et non moins pauvre. C’était l’indigence s’abritant sous l’aile de la pauvreté: cette jeune fille fut plus tard Mme Helvétius.

Les Lettres péruviennes condamnent les mœurs et les coutumes françaises de plus d’une manière. Elles ne ménagent ni les amans ni les maris : les uns sont lâches, déloyaux, sans respect ni fidélité; les autres, prodigues et avares tout à la fois, sacrifient souvent le bien de leurs victimes à leur libertinage. Elles ne sont pas moins sévères pour le luxe. C’était le moment où l’on applaudissait de toutes parts au Mondain; tout le monde semblait répéter :

Le superflu, chose si nécessaire.

Mme de Grafigny, qui n’était que du grand monde de Lorraine, était plus simple : elle savait d’ailleurs par expérience qu’on perd le nécessaire à courir après le superflu. Elle a été la première de son temps, au moins dans la littérature proprement dite, à faire le procès du luxe; elle a précédé Rousseau sur ce point comme sur quelques autres. Il n’y a pas lieu d’en être surpris : elle venait d’une province éloignée, indépendante, sinon d’une république étrangère à la France; elle était pauvre comme lui; comme lui elle avait atteint, dépassé même le moment où un écrivain a toutes les idées personnelles qu’il aura, s’il est capable d’en avoir; comme lui elle publiait, aux environs de cinquante ans, le livre où elle mettait tous les sentimens de son âme. Le rapprochement de ces deux esprits si fort disproportionnés n’a pour but, on le sent, que de montrer leurs analogies. L’avènement de Rousseau fui comme une explosion dans le monde; d’un seul bond il entra dans sa grande renommée; d’un seul coup il fit connaître ou entrevoir toutes les idées qu’il devait plus tard développer. Il n’en est pas une, en ses écrits postérieurs, dont le germe visible ne soit dans ses deux discours adressés à l’académie de Dijon. Il y a ainsi de riches fleurs sous le soleil d’Orient, qui s’ouvrent tout à coup avec bruit; l’éclat de leur floraison est digne de la magnificence de leurs couleurs. Le modeste talent de Mme de Grafigny fleurit de même en une fois, bien qu’avec beaucoup moins d’éclat; et une fois qu’elle eut fait entendre ce qu’elle avait dans le cœur, ce fut fini : dans ce petit roman d’un mérite secondaire elle avait dit son dernier mot.

Il était aussi réservé à Mme de Grafigny de risquer la première des paradoxes touchant la propriété; c’est là le caractère le plus singulier de son ouvrage. Faute d’un autre terme, on est bien obligé de qualifier ce roman de socialiste. N’allez pas sur ce mot imaginer que l’auteur expose une doctrine nouvelle sur la société. Ces grandes prétentions ne sont pas de ce temps-là. On causait, on promenait son caprice sur des utopies sans conséquence, comme sur l’état sauvage des hommes primitifs ou sur l’histoire des Troglodytes; mais on n’avait pas de théorie sociale toute faite pour changer le monde du jour au lendemain. D’ailleurs est-il bien sûr que le socialisme soit une chose sérieuse? Le mot est bien connu, mais la chose, on ne l’a pas trouvée. S’il était vrai que le socialisme fût la recherche d’un moyen honnête et praticable pour obscurcir la distinction entre le tien et le mien, c’est une recherche dans laquelle un peu de frivolité réussirait toujours mieux que la méthode scientifique. L’imagination s’accommode surtout de ce qui est loin de la vie réelle ; elle rêve l’âge d’or, le communisme, la suppression des murs de clôture et des limites des champs; elle ouvre les portes des maisons, elle délie les cordons de la bourse la plus serrée. Mais tâchez de mettre un peu de réalité dans ces songes, aussitôt la bourse se forme, la porte est close à triples verrous. Restons dans le domaine de la fiction, si nous voulons faire du socialisme; c’est là qu’il est à sa place. On m’accordera du moins qu’un roman a autant de droit à se dire socialiste que la théorie la plus ambitieuse. Il n’est ni plus ni moins utile et il a le mérite d’être moins ennuyeux.

Rousseau, très franchement, regarde les maux introduits par la propriété comme irréparables : Mme de Grafigny, plus hardie ou plus naïve, croit savoir par quel moyen ils auraient pu être évités; elle estime que les princes, au lieu de vivre des impôts qui leur sont payés par leurs sujets, devraient nourrir leurs sujets des richesses de l’état; c’est dire que ceux-ci seraient les pensionnaires viagers des rois qui posséderaient tout. Sans doute, c’est une Péruvienne qui parle, et cette conception, conforme à l’état barbare, se trouve à sa place dans les lettres de Zilia ; Mme de Grafigny ne voulait pas tout à fait, j’imagine, faire du roi très chrétien un Incas, fils du Soleil. Cependant le roman n’était pas une simple fantaisie : suivant l’habitude du temps, l’auteur mettait ses pensées sous la plume de la jeune sauvage. La tendre Zilia, dans sa correspondance amoureuse avec Aza, multiplie les critiques et les jugemens comme le sage Usbek des Lettres persanes, dans une correspondance non moins amoureuse avec tout un sérail. Peu importe la valeur de leurs idées respectives : l’auteur des Lettres péruviennes n’y tenait pas moins que Montesquieu; elle y tenait davantage peut-être, si l’on en juge par le ton sérieux et triste de ses pages. En effet, dans le rapprochement qui a été fait des deux livres, rapprochement écrasant pour Mme de Grafigny, si l’on ne voit en présence qu’un modèle et une copie, on a oublié de rappeler la différence des tons. Le président à mortier de Bordeaux songeait à s’amuser lui-même avant d’amuser ses lecteurs; mais la pauvre réfugiée de Nancy qui, la plume à la main, n’était pas gaie, composait son roman avec des souvenirs, des réflexions mélancoliques et des larmes. Ces singularités d’un monde idéal qu’elle bâtissait loin de son pays et de ses vieux amis, elle les prenait au sérieux. Elle croyait de bonne foi que la pauvreté venait de la faute des princes, et, suivant la formule adoptée depuis, que la société était mal faite.

« Au lieu que le Capo-Inca est obligé de pourvoir à la subsistance de ses peuples, en Europe les souverains ne tirent la leur que des travaux de leurs sujets: aussi les crimes et les malheurs viennent-ils presque tous des besoins mal satisfaits. « Le malheur des nobles, en général, naît des difficultés qu’ils trouvent à concilier leur magnificence apparente avec leur misère réelle.

« Le commun des hommes ne soutient son état que par ce qu’on appelle commerce ou industrie ; la mauvaise foi est le moindre des crimes qui en résultent.

« Une partie du peuple est obligée pour vivre de s’en rapporter à l’humanité des autres ; les effets en sont si bornés, qu’à peine ces malheureux ont-ils suffisamment de quoi s’empêcher de mourir.

« Sans avoir de l’or, il est impossible d’acquérir une portion de cette terre que la nature a donnée à tous les hommes. Sans posséder ce qu’on appelle du bien, il est impossible d’avoir de l’or, et par une inconséquence qui blesse les lumières naturelles et qui impatiente la raison, cette nation orgueilleuse, suivant les lois d’un faux honneur qu’elle a inventé, attache de la honte à recevoir de tout autre que du souverain ce qui est nécessaire au soutien de sa vie et de son état. Ce souverain répand ses libéralités sur un si petit nombre de ses sujets, en comparaison de la quantité des malheureux, qu’il y aurait autant de folie à prétendre y avoir part que d’ignominie à se délivrer par la mort de l’impossibilité de vivre sans honte. »

Comment n’être pas frappé de la profonde tristesse empreinte dans ces dernières lignes ? Elle montre combien les pensées qui précèdent sont au fond personnelles à l’auteur, et en même temps elle excuse ce qu’il y a dans ces pensées de déraisonnable et de faux. Celle qui rêvait de telles chimères avait connu le désespoir des malheurs sans remède ; ses pensées semblent avoir parcouru tout l’intervalle qui va de la pauvreté irréparable à l’idée du suicide, Zilia est beaucoup plus Française et Européenne qu’elle ne paraît, et ses plaintes ne lui sont pas inspirées uniquement par la sympathie et la surprise. Elle gémit d’un état social dont elle souffre ; seulement elle voudrait le guérir en exagérant le mal même dont elle est témoin. Les pauvres de toutes les classes ne reçoivent pas assez, elle prétend les mettre à l’aise en donnant tout au roi. Cette idée n’était pas aussi absurde au premier abord qu’elle nous semble l’être aujourd’hui. Comme l’argent que l’on payait au prince semblait la cause de l’appauvrissement, il n’y avait qu’à renverser les choses, le prince au lieu de recevoir donnerait de l’argent à tout le monde. Chacun de ses sujets aurait sa part : quoi de plus simple ? Il suffisait que la large main qui donnerait à tous eût dans ses coffres ce qui était éparpillé dans toutes les cassettes. Et comme on partait de ce principe qui pour beaucoup de gens de notre temps est encore un article de foi, que la provision universelle est inépuisable, voilà tout le monde pourvu d’avance et content. Les grands n’épuiseraient plus leurs ressources pour tenir leur rang et faire figure ; ils ne seraient plus les magnifiques indigens dont Zilia plaint la gêne et méprise le faux luxe. Chevaux, équipages, hôtels, maisons de plaisance, tout serait payé par la munificence royale. On ne verrait plus les rejetons d’un sang illustre tombas dans la misère, ni de pauvres veuves de noble lignage vivant d’expédiens. La générosité du monarque ne serait-elle pas indéfinie comme ses trésors? il n’y aurait plus ni ruine en haut, ni détresse en bas, sans compter que le milieu se remplirait de vertus, le commerce n’étant plus obligé de recourir à la mauvaise foi. L’auteur ne s’est pas demandé si ceux qui étaient en bas, où ils recevaient leur pitance, ne demanderaient pas à être en haut, où ils seraient comblés de tous les dons. Cette question était trop indiscrète pour qu’elle y songeât.

Avons-nous le droit de mépriser bien fort l’utopie de Zilia, et celles du temps actuel ne sont-elles pas quelquefois aussi exotiques, aussi grossières? Je n’y vois souvent de différence que dans les mots. A la place du roi mettez l’état; combien de nos systèmes socialistes ne valent pas mieux que les rêves de la Péruvienne! Romans, et, qui pis est, vieux romans, voilà ce qu’il y a au fond de nos billevesées coupables, de nos chimères empoisonnées. Deux différences pourtant séparent celles-ci de ceux-là, le charlatanisme pédant qui s’étale dans les théories, et les crimes qu’elles font commettre.

On parle souvent de parasitisme, et je remarque que ceux qui affectent de se servir de ce mot l’appliquent toujours aux serviteurs des monarchies. Ils abusent de certains scandales dont le souvenir très récent leur fournit ce qu’ils cherchent, des effets oratoires. Il est très vrai que la royauté, en France, a depuis un siècle ou deux entretenu un grand nombre de parasites : parasites de la noblesse, dont les rois avaient commencé la ruine en leur ôtant leur part de gouvernement, et dont ils achetaient la déconfiture en les condamnant à la prodigalité; parasites de la pauvreté, qui sont de tous les temps et qui vivaient alors dans des bas-fonds où la lumière des révolutions ne les avait pas encore atteints; parasites de l’entre-deux, ou de la bourgeoisie, qui ne vivaient ni d’aumônes, ni de pensions sur la cassette royale, mais de l’énorme quantité de petites places dont la centralisation française entretenait la passion et le goût non moins français. Cette habitude de compter sur le roi pour vivre faisait de la cour et de tout le peuple brillant de Versailles un assemblage d’indigens fastueux. Elle s’étale de la meilleure foi du monde dans les lignes que nous avons citées de Mme de Grafigny.

Faut-il croire cependant que le parasitisme soit particulier à la monarchie? Et que dirons-nous de celui d’une certaine république? En 1793, on le couvre du nom de droits de l’homme, que Saint Just définissait le droit de manger du pain; en 1871, on le déguise sous le nom de solde de la garde nationale. Au fond, c’est toujours la même maladie qui dévore l’état, la même plaie qui s’étend de plus en plus. Les révolutions ont bouleversé les conditions sans changer les habitudes. Avant 89 il était honteux de recevoir des particuliers, mais recevoir du prince était un privilège envié. Aujourd’hui il est encore honteux de tendre la main à ses concitoyens; mais il passe pour très naturel de mendier à la porte de la république le moyen de vivre sans courir les chances du travail et de l’activité individuelle. Ceux qui refuseraient d’être les cliens de l’assistance publique se font au besoin les parasites armés de la grande cuisine du communisme. Socialisme, solidarité, collectivité, organisation du travail, droit au travail, grands mots que tout cela; si l’on veut être vrai, c’est parasitisme qu’il faut dire.

Le mal date de loin; la république, dont nous sommes loin d’instruire le procès, n’a fait que le généraliser en continuant, sans le soupçonner peut-être, des traditions qui sont directement contraires à son essence. Autrefois le roi, en France, était considéré comme le père de ses sujets. On obéissait à ses ordres, même tyranniques, avec tristesse, mais sans révolte, sans la haine ou le mépris qu’inspire l’injustice quand elle vient d’un usurpateur. On obéissait comme à un père irrité, en respectant ses emportemens, et dans l’espoir de le fléchir un jour. Ce n’est pas merveille qu’on attendît de lui du secours dans le besoin et même la subsistance dans la détresse. On était fort près de croire que tous les biens de la famille lui appartenaient. Nous sommes bien loin de ce temps, et c’est une surprise à confondre les gens sensés qu’il y ait encore des personnes s’imaginant qu’il peut revenir. Mais ce qui devrait étonner plus encore serait que la république prétendit remplacer le roi dans cette fonction personnelle et très onéreuse d’entretenir les paresseux ou les maladroits de la maison. Le roi le pouvait à la rigueur; bien que le poète latin représente les rois avec de très longs bras, les aumônes de ceux-ci n’allaient qu’à ceux qui étaient à leur portée. La république est partout : elle ne peut ni ne doit trancher du Louis XIV. Ceux qui en 1848 et aujourd’hui l’ont représentée comme une mère capable de nourrir ses enfans n’ont fait qu’une figure de rhétorique ou un mensonge dangereux. La république est une famille émancipée dont tous les membres sont frères et se doivent mutuellement des secours fraternels. Il n’y a pas là de chef ni de père qui puisse avoir ses enfans gâtés. C’est aux grands frères à seconder les petits, et aux petits à grandir par leur mérite ou leur travail.

La meilleure preuve de l’ignorance où étaient Mme de Grafigny et ses lecteurs des hardiesses dont on la pouvait accuser est la société même où elle vécut. On la trouve entourée des hommes les moins opposans, les plus détachés du parti philosophique, les plus satisfaits du régime sous lequel ils vivaient, pourvu qu’il restât ce qui a reçu le nom assez juste de monarchie tempérée par des chansons. C’est le comte de Caylus, Duclos, Collé surtout, peut-être Crébillon fils, honnête dans sa vie, à ce qu’il paraît, autant qu’il l’était peu dans ses livres. Tout ce monde concevait une vague inquiétude en voyant les témérités des philosophes, se moquait de l’Encyclopédie, applaudissait discrètement aux épigrammes de Piron sur Voltaire. Duclos s’entremettait pour faire jouer les pièces de Mme de Grafigny, Collé allait les applaudir, écrivait même pour l’une d’elles, sur le danger de trop éclairer le peuple, une scène qui ne put pas servir, que Collé n’a pas voulu perdre et qu’il a insérée dans son journal. C’était le banc de la droite dans ce parlement littéraire que composent les écrivains du XVIIIe siècle. C’étaient de petits conservateurs qui conservaient simplement et de leur mieux la vieille France joyeuse, les vieux auteurs gaulois que Voltaire ne pouvait souffrir, les compilations égrillardes, telles que les Étrennes de la Saint-Jean, signées du nom de ces Messieurs, et surtout le Caveau, institution bachique et chantante qui a survécu à la révolution et a fini non sans gloire avec Désaugiers et Béranger.

Mme de Grafigny, reprenant après Cénie le cours de ses échecs, de ses revers et de ses dettes toujours croissantes, mourut en 1758. Ses chagrins de toute sorte l’avaient rendue sujette à des évanouissemens singuliers; Collé rapporte qu’un jour, après une défaillance qui dura quelque temps, elle reprit la phrase qu’elle avait commencée avant sa syncope. Sa mort fut très sensible à cet ami, qui a fait d’elle un éloge à peu près complet et lui reconnaît un seul défaut, mais fort grave à ses yeux. Elle laissait 42,000 francs de dettes effectives, que sa succession permettait difficilement de solder. « Elle était cruellement volée, dit-il, par ses domestiques, et sa dépense était excessive pour elle sans qu’elle s’en aperçût; elle allait toujours. » Collé pratiquait l’économie comme s’il n’avait pas été poète et chansonnier; suivant l’habitude des gens très économes, il se montre fort sévère. L’un et l’autre étaient dans leur rôle. Collé, bourgeois, fils de comptable, sinon de financier, faisait la pelote avec ses rentes que le Caveau n’entamait pas. Mme de Grafigny, une noble dame, presque une grande dame, vivait péniblement, mais sans compter. Si Mme de Grafigny n’avait pas eu de dettes, il est probable qu’elle n’eût pas prêté à son héroïne des idées socialistes. Mais c’était le bon temps pour les paradoxes et il eût fallu bien de la perspicacité pour apercevoir un danger dans ce roman d’une femme malheureuse et d’une marquise ruinée.


LOUIS ETIENNE.


C. BULOZ.