Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1921

Chronique n° 2131
31 janvier 1921
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE [1]

Au moment où je livrais ma dernière chronique à l’impression, la Chambre s’emparait d’une question de mise à l’ordre du jour pour renverser le ministère et pour interdire à M. Georges Leygues de représenter la France à la prochaine réunion du Conseil suprême. Je souhaite que nous n’ayons pas à regretter cette opération parlementaire. L’avenir nous dira si elle a été heureuse. Elle était, en tout cas, devenue fatale depuis les dernières séances du mois de décembre, dans lesquelles le malentendu s’était visiblement accru entre la Chambre et le Cabinet. La jeune assemblée du Palais-Bourbon, élue au lendemain d’un effroyable bouleversement national, sortie d’un scrutin bizarre où se sont péniblement amalgamés le dogme majoritaire et le principe de la représentation proportionnelle, remplie d’hommes de valeur et de talent, animée du plus pur esprit patriotique et des meilleures intentions, mais un peu éblouie d’abord par les rayons de la victoire, s’est trouvée en présence de la situation la plus grave qu’un pays pût avoir à envisager. La paix était signée, mais quand deviendrait-elle une réalité? L’état du budget et de la trésorerie, complètement ignoré jusque-là de la plupart des députés, se révélait à eux brusquement sous les couleurs les plus sombres. Ils éprouvaient l’irrésistible besoin d’être pris par la main et conduits par des routes sûres à un but précis. Craignant de n’avoir pas trouvé le guide qu’ils cherchaient, ils ont attribué, avec un peu d’injustice, à M. Leygues, la responsabilité d’embarras qu’il n’avait pas créés et ils lui ont refusé la confiance qu’il leur demandait. La veille même de cet événement, M. Raoul Péret, qui venait d’être réélu Président de la Chambre, avait prononcé un discours qui contenait, sous une forme discrète, mais transparente, la critique des méthodes suivies, depuis quelques mois, dans l’application du traité de paix. La chute du Cabinet ayant suivi, à vingt-quatre heures de distance, les acclamations qui avaient accueilli ces fermes paroles, M. Raoul Péret semblait désigné pour prendre, dans les circonstances actuelles, la Présidence du Conseil. Nul plus que moi n’a regretté l’échec de sa tentative; mais jeune, intelligent, laborieux, il demeure une précieuse réserve pour le pays. Après l’insuccès de cette première combinaison, le Président de la République s’est adressé à M. Briand et M. Briand, depuis longtemps passé maître dans l’art de dénouer les crises, a rapidement formé son ministère.

Il l’a constitué, sans doute, suivant les vieilles recettes parlementaires et la première impression n’a pas été très favorable. On a senti que plusieurs des nouveaux ministres étaient beaucoup moins choisis pour leurs aptitudes et pour leur compétence que pour leurs attaches avec certains groupes, il a semblé que l’auteur de cette construction de style composite eût surtout la préoccupation de ménager un peu tout le monde. Ce qui a paru le plus singulier, c’est que, malgré tous les périls d’un déficit croissant, le Cabinet, qui a le devoir de donner l’exemple de l’économie, offrit aux Chambres, comme don de joyeux avènement, une luxuriante floraison de sous-secrétariats d’État. Je n’ai pas la candeur de croire qu’il suffit d’éteindre quelques bouts de chandelle dans les antichambres ministérielles pour sauver nos finances, et ce n’est pas la suppression de cinq ou six secrétaires d’État qui nous permettra d’équilibrer le budget. Mais un gouvernement n’a pas seulement l’obligation de réduire les dépenses; il a des leçons de moralité à donner ; et, lorsqu’au lieu d’enseigner l’épargne, il a l’air de recommander la prodigalité, il manque à une partie de sa mission. Un sous-secrétariat d’État, d’ailleurs, ce n’est pas seulement l’établissement d’un demi-ministre, à la tête d’un service qui serait, en général, mieux dirigé par un fonctionnaire expérimenté ; c’est la constitution d’un cabinet, avec un chef, un sous-chef et des attachés ; c’est une multitude de frais accessoires qui viennent se cristalliser autour du noyau central.

Et puis, avouons-le, on a trop souvent, dans la composition du nouveau Gouvernement, procédé par voie de compensation. Je veux dire qu’à un ministre radical on a adjoint un sous-secrétaire d’État conservateur ou modéré. Ici, on a mis un peu plus d’eau dans le vin, là un peu plus de vin dans l’eau; et l’on a espéré que ces mélanges variables contenteraient également les buveurs d’eau et les buveurs de vin. Il se peut. Mais ces dosages ont, tout de même, à l’heure grave où nous sommes, quelque chose de futile. M. Briand ne s’y est certainement livré qu’à son corps défendant. Il a été, paraît-il, en butte à un furieux assaut d’appétits déchaînés. Il a voulu employer la tactique qui avait si bien réussi, le 15 juillet 1918, à l’armée Gouraud : rompre, pour arrêter l’offensive sur des lignes préparées à l’arrière. Mais, en politique, le terrain perdu ne se regagne jamais aisément. Quoi qu’il en soit, son cabinet constituent fortifié, du reste, par la présence de plusieurs ministres de grand mérite, M. Briand s’est immédiatement mis à l’œuvre et s’est entendu avec ses collègues pour la rédaction, qu’il jugeait, semble-t-il, assez oiseuse, d’une déclaration inaugurale.

Il n’y a guère que deux méthodes à suivre pour composer un de ces morceaux de rhétorique dont l’usage fait une obligation aux ministères nouveau-nés. Ou bien le Président du Conseil confère avec ses collègues, puis s’enferme pendant une heure ou deux dans son cabinet pour synthétiser, dans un raccourci plus ou moins puissant, le programme gouvernemental. Ou bien il demande à chacun des ministres une note sur les projets de son département spécial, et il relie ensuite ces documents épars à l’aide d’un fil qu’il sort de son propre tiroir. Sans doute un peu fatigué par les démarches des jours précédents, M. Briand a préféré la seconde manière. La première, d’ailleurs, n’eût été ni dans ses habitudes ni dans ses goûts. Lorsqu’il a été reçu à l’Académie française, Berryer a modestement déclaré qu’il ne savait ni lire, ni écrire : ce qui, dans sa pensée, signifiait, du reste, évidemment que les académiciens ne savent pas parler. M. Briand est, lui aussi, un grand magicien de la parole; mais il est toujours un peu embarrassé, lorsqu’on le prie de prendre une plume ou de faire une lecture. Non pas certes qu’il soit incapable de réussir dans l’un ou l’autre effort, quand il se donne la peine de le vouloir. Mais à quoi bon? Il sait bien qu’aujourd’hui les écrits s’envolent aussi vite que les discours et que, du moins, l’envolée d’un beau discours, devant un auditoire émerveillé, est une incomparable jouissance pour l’orateur.

La Chambre, qui ne connaissait pas encore beaucoup M. Briand et qui ne l’avait guère entendu que dans de longues interruptions, parfois inopportunes, l’a donc vu, en deux jours, sous trois aspects très différents : celui d’un rédacteur insouciant, celui d’un lecteur las et détaché, celui d’un orateur prestigieux, qui se transfigure à la tribune, qui parle, à la fois, le langage le plus simple et le plus pittoresque, qui tire d’une voix profonde des effets extraordinaires, qui a, comme Jaurès le disait de lui, des pauses et des silences aussi éloquents que les plus amples périodes, qui établit, tout de suite, entre ses auditeurs et lui le courant électrique, et qui sait cueillir dans le cerveau de chacun d’eux les idées les mieux faites pour les convaincre et les émouvoir.

En répondant au remarquable discours de M. Pierre Forgeot, M. Briand a dit à son jeune et très distingué collègue : « Vous avez, Monsieur Forgeot, un esprit intuitif admirable et vous possédez, en quelque sorte, des antennes. » Quel compliment, de la part d’un homme qui excelle, en général, sinon dans l’étude des choses, du moins dans la perception soudaine et spontanée des faits, et qui a de meilleurs appendices céphaliques que les plus doués des arthropodes ! Dès ses premiers mots, M. Briand avait retrouvé toute la force de séduction qu’il exerçait sur les Chambres précédentes et, minute par minute, il allait à la conquête de travées nouvelles.

Un rapide exorde, pour demander, tout ensemble, la confiance de la Chambre et la liberté du Gouvernement dans les négociations prochaines. Pour le moment, il ne peut être question que d’indiquer des directives ; et voilà, tout de suite, le Parlement fixé. On ne lui dira rien ou presque rien par avance. Il devra faire crédit au Cabinet et, après les séances du Conseil suprême, il se trouvera, une fois de plus, devant un accord qu’il sera trop tard pour modifier ou devant un malentendu qu’il sera très difficile de dissiper. Rendons, du moins, à M. Briand cette double justice, d’une part, qu’il a pris crânement ses responsabilités; d’autre part, qu’il est, tout de même, à plusieurs reprises, sorti des nuages et a laissé tomber quelque clarté sur plusieurs points importants.

Il s’est, d’abord, expliqué, avec beaucoup de verve, sur la composition de son cabinet : « Les crises s’ouvrent et se dénouent parmi les hommes. Elles font apparaître à la surface pas mal de sentiments nobles et généreux, mais, de ci de là, se font jour aussi quelques préoccupations qui ne sont pas toujours d’une noblesse égale. » Bonne formule de justice distributive. Tout le monde y trouve son compte : les solliciteurs éconduits, comme les privilégiés qui ont forcé la porte. Puis, très habilement, au lieu de s’excuser d’avoir inutilement institué tant de sous-secrétariats d’État, M. Briand se justifie d’avoir fait deux choix que personne ne peut sérieusement critiquer, MM. Barthou et Guist’hau. Il prend M. Barthou sous sa protection; il parle de M. Guist’hau avec tendresse ; et il met tant de charme dans cette double défense que personne ne pense plus aux sous-secrétaires d’État, ou, du moins, s’il est encore deux ou trois députés pour y songer, ce ne peuvent être que ceux qui regrettent leur éviction, et ils préfèrent naturellement rester muets.

Sur le même ton, M. Briand plaide ensuite pro domo. On lui a reproché son passé. M. Forgeot lui a demandé si quelques discours révolutionnaires d’autrefois ne le gêneront pas un peu dans le maintien de l’ordre. Il pourrait répondre que, dans tous les pays du monde, les anciens révolutionnaires sont les enfants chéris des classes conservatrices. La sagesse continue ennuie. Elle inquiète interne l’opinion; comme tous les hommes varient, celui qui n’a pas cessé d’être sage passe pour plus exposé que les autres à devenir fou. Celui qui, au contraire, a commencé par la folie et qui s’est assagi, a des chances d’avoir une sagesse plus durable, puisqu’elle est plus fraîche. Et puis, quelle confiance pouvez-vous avoir en quelqu’un, s’il a toujours suivi une ligne droite? Les sentiers de la politique sont sinueux, et quiconque ne les a pas fréquentés risque d’aller, un beau jour, se briser la tête contre un arbre. M. Briand ne donne pas tout à fait cette explication. Il parle de sa jeunesse, de ses enthousiasmes, et il ajoute : « Je me suis trouvé six fois à la tête du Gouvernement. Si certains angles ne s’étaient pas arrondis en moi, je serais un piètre sire. Je suis comme ces frustes cailloux qui longtemps ont roulé dans le fond du torrent. » Comment voulez-vous qu’il se trouve encore un député pour jeter une pierre dans cette eau courante?

Le public ainsi préparé et subjugué par sa bonne grâce, l’orateur aborde les grandes questions de la politique intérieure et extérieure. Dans la tempête universelle, c’est la France qui apparaît comme le rocher, comme l’élément d’ordre. Le Gouvernement veillera, bien entendu, à ce que les flots ne viennent pas miner cette falaise. Mais, d’autre part, il fera confiance aux travailleurs et n’entreprendra rien contre les organisations ouvrières. Le procès de la Confédération Générale du travail a été jugé, il n’y a donc plus à en parler; mais l’État a besoin de tous ses moyens d’action, notamment de la régularité de ses services publics, et il n’admettra pas que des citoyens auxquels il a fait confiance retournent contre lui la force morale qu’il leur a donnée. Et, comme un socialiste interrompt, M. Briand lui jette cette éloquente apostrophe : «Oui, nous ne serons jamais à vos yeux que des bourgeois. Mais vous-mêmes, prenez garde! Vous avez déjà pâli au soleil rouge de la Russie ! » Aussitôt, les applaudissements crépitent à gauche, au centre et à droite, et il devient superflu d’échanger plus longtemps des observations sur la politique intérieure. A la réflexion, un esprit maussade se demandera peut-être si, à un moment où le problème financier appelle des solutions héroïques, les deux lignes qu’y a consacrées la déclaration ministérielle pouvaient dispenser le Président du Conseil d’y faire à tout le moins une brève allusion. Il a bien prononcé une fois incidemment l’expression de détresse financière. Mais c’est tout. Des remèdes, pas un mot. Sous la caresse des ondes sonores, toutes les inquiétudes s’apaisent et tous les regrets s’assoupissent.

Quant à la politique étrangère, M. Briand l’a revêtue d’une ample et large tunique, à nuances variées et délicates. Dans le papier qu’il avait lu à la tribune, il avait évité de se déclarer ouvertement pour le projet de rétablissement de l’ambassade au Vatican : il s’était borné à dire que la France devait être représentée partout où elle a des intérêts, ce qui pouvait, tout aussi bien, signifier qu’elle doit être représentée à Moscou, puisqu’à n’en pas douter, elle a des intérêts en Russie. Dans son discours, il a déclaré qu’il soutiendrait « vigoureusement » le projet devant le Sénat, mais il a refusé d’indiquer s’il poserait ou non la question de confiance et même s’il reprendrait l’idée, qu’il avait récemment défendue comme député, de recommencer, avant le vote de la loi, des négociations officieuses à Rome au sujet des cultuelles ou d’autres matières analogues. M. Leygues avait, au contraire, insisté devant la Commission du Sénat pour une décision rapide et il avait expressément reconnu à la tribune, en réponse à M. Briand, qu’il lui semblait fâcheux de négocier sur des lois antérieures. On a, en effet, risqué de donner par-là un caractère politique à une mesure qui, au début, avait été beaucoup plus sagement présentée, comme se recommandant à tous les partis dans l’intérêt national. En retardant la discussion, on l’a, par avance, compliquée et obscurcie. Un nouvel ajournement ne mettra pas fin à des divisions regrettables. Il laissera peser sur les esprits une incertitude que personne n’a intérêt à entretenir. Des déclarations qu’a faites M. Briand à plusieurs membres des commissions parlementaires et que M. Lazare Weiler a rapportées au Sénat laissent cependant supposer que le Président du Conseil désire gagner du temps. Est-ce gagner ou perdre qu’il faut dire? Et ce projet n’est-il donc déposé depuis dix mois que pour servir aux cabinets de moyen de gouvernement et pour amuser les Chambres par le jeu alterné de la crainte et de l’espérance?

M. Briand a été beaucoup plus net, dans sa déclaration et dans son discours, sur la question capitale de nos alliances. Il a développé, avec un grand bonheur d’expression, une théorie qui lui est chère, celle de l’unité de front, unité qu’il faut, a-t-il dit, maintenir dans la paix telle qu’elle a été établie dans la guerre. L’accueil très sympathique qu’a reçu le ministère en Angleterre, en Italie, en Belgique, les relations cordiales que M. Briand a pu nouer, au cours des hostilités, avec la plupart des hommes politiques des nations amies, son tact et son affabilité naturelle, lui faciliteront certainement la reconstitution d’un front aujourd’hui quelque peu disloqué. Les télégrammes qu’il a échangés avec les premiers Ministres sont, de part et d’autre, rédigés dans un esprit de concorde qu’il y a plaisir à noter. M. Auguste Gauvain a eu raison de relever, en particulier, celui que M. Briand a adressé au distingué ministre des Affaires étrangères de la Tchéco-Slovaquie, M. Benès. Tous ceux qui ont eu, pendant la guerre, l’occasion de collaborer avec M. Benès, ceux qui, comme moi, l’ont vu à l’œuvre avant la résurrection de son pays, savent quelle confiance il a dans l’amitié de la France et quelle orientation il s’efforcera toujours de donner à sa politique. Nous ne sommes pas moins assurés des sentiments de la Roumanie et de la Yougo-Slavie, et lorsque M. Take Jonesco a expliqué, il y a quelques semaines, dans l’amphithéâtre Richelieu, les motifs qui avaient inspiré la Petite Entente, il n’a rien pu rester, dans l’esprit de ses auditeurs, des préventions que certains magyarophiles avaient essayé d’y faire pénétrer. M. Briand a franchement rompu avec l’étrange politique que nous avons pratiquée, l’an passé, dans l’Europe centrale, et qui aurait fini par y mécontenter tous nos amis : « Le Gouvernement de la République française, a-t-il télégraphié à M. Benès, apprécie hautement et suit avec une sympathie particulière l’action que vous vous efforcez d’exercer en groupant nettement dans une étroite union les États alliés de l’Europe centrale, signataires, aux côtés de la France, des traités sur lesquels est basée la paix générale et qui ont consacré les principes dont la victoire des Alliés a assuré le triomphe. » Paroles de bon sens et de raison, qui sont le signal d’un redressement nécessaire. Nous n’avons pas d’amitiés de rechange. Gardons celles que nous avons éprouvées. Nous n’en serons pas moins libres de chercher, en même temps, à reprendre de bons rapports avec la Hongrie et de prêter enfin à l’Autriche l’aide dont elle a besoin pour vivre et pour sauver son indépendance. Mais l’Autriche et la Hongrie seront les premières à comprendre que nous ne voulions pas leur sacrifier nos amis d’hier.

La Conférence de Paris s’est donc ouverte sous des auspices favorables. Que sortira-t-il de ses délibérations? A l’heure où j’écris, je n’en puis rien préciser. On a recommencé la publication de photographies sensationnelles, comme à chaque réunion du Conseil suprême. Puis, on a tiré le rideau, et on ne l’a plus guère soulevé que pour laisser passer, de temps en temps, un rayon de lanterne sourde. Nous savons, du moins, avec quelque précision, dans quelles dispositions générales M. Briand a abordé l’examen des nombreuses questions qui se pressent à l’ordre du jour. Avant de recourir à la force vis avis de l’Allemagne, il veut, a-t-il dit, épuiser tous les moyens de conciliation et toutes les ressources du raisonnement. Parfait. Où sont les insensés qui rêvent d’employer la force sans nécessité? J’entends bien que, ces temps derniers, dans les couloirs des Chambres et dans une partie de la presse, on a essayé, pour semer la panique, de dresser quelques épouvantails. On a dénoncé les fous qui nous conduisaient à la mobilisation de plusieurs classes et à la reprise de la guerre. Traduisez : le nez de ce monsieur me déplaît, je préfère le nez de celui-ci. La force pour le plaisir de la force, ce serait, à la fois, crime et sottise. Mais voilà plus de vingt-six mois que nous avons déposé les armes, plus de vingt-six mois que nous raisonnons avec l’Allemagne, plus de vingt-six mois que nous essayons d’obtenir, par la conciliation, qu’elle désarme et qu’elle nous paye. Plus le temps passe, plus elle nous échappe; plus le temps passe, plus nos alliés s’occupent de leurs affaires, avant de s’occuper des affaires communes; plus le temps passe, plus nous laissons se diluer notre énergie et plus nous voyons, si je puis ainsi parler, tomber notre potentiel. Si notre attitude donne à l’Allemagne l’impression que nous sommes désormais incapables d’user de la force, notre affaire est réglée; le traité ne s’exécutera point; l’Allemagne continuera à cacher, derrière ses camouflages, sa situation véritable ; et nous nous réveillerons, quelque jour, en face d’un Empire, riche et puissant, qui nous dictera ses volontés. Si, au contraire, nous voulons fermement ce que nous voulons, et si l’Allemagne nous sent prêts à prendre immédiatement, en cas de nécessité, des garanties et des sanctions, elle cédera, parce qu’à l’heure présente, elle est à notre merci et qu’elle sait la résistance impossible. Lorsque la Gazette de Francfort, plaisantant M. Briand, déclare qu’il n’a pas ganté de velours une main de fer, mais qu’il a ganté de fer une main douce et molle, elle s’expose, par bonheur, à quelque déception. Il serait assurément mauvais que l’Allemagne pût douter ainsi de la force française. Mais, M. Briand a fait, à cet égard, des déclarations tout à fait rassurantes, qu’on ne saurait trop mettre en lumière : « Nous avons la force; nous pourrions, nous saurions nous en servir, s’il le fallait, pour imposer le respect de tous les engagements souscrits... La France réclame son dû, tout son dû... Nous n’obtiendrons la sécurité que si l’Allemagne est désarmée. C’est pour notre pays une question vitale qui trace au gouvernement le premier et le plus sacré de ses devoirs. » Autant de phrases lapidaires, qui rappellent le discours de M. Raoul Péret et que se serait volontiers appropriées M. André Lefèvre lui-même, s’il eût été appelé à rédiger une déclaration ministérielle.

Je ne fais, du reste, aucun grief à M. Briand d’avoir composé un tableau un peu flou, lorsqu’il nous a indiqué la méthode qu’il comptait appliquer pour nous faire payer notre dû et pour obtenir le désarmement effectif de l’Allemagne. Avant d’avoir pris contact avec nos alliés, il était condamné à une grande réserve. Il a repoussé la théorie du forfait, que M. Pierre Forgeot avait reprise sous une forme assez imprévue et il a écarté, dans un mouvement d’indignation, l’idée d’amputer notre créance. Mais, comme toujours, on a discuté sur le forfait, sans prendre la peine de commencer par définir les mots, et je crains qu’il ne soit resté dans l’esprit de la Chambre quelque confusion sur ce grave sujet. Je n’aurai que trop souvent encore l’occasion de chercher à éclairer une route où tant d’intérêts opposés projettent des ombres épaisses. Pour l’instant, ce qui importe, sans doute, le plus, c’est que l’Allemagne ne puisse pas nous mystifier demain sur sa capacité de paiement. M. Briand a fait preuve, à cet égard, d’une très sage défiance. « Le coffre de l’État allemand s’est vidé, a-t-il dit, c’est entendu; mais les particuliers se sont enrichis et, quand on consulte les statistiques, quand on examine les conditions de travail de l’Allemagne, quand on constate les dividendes que de grandes firmes industrielles distribuent, on s’aperçoit que déjà la prospérité circule dans l’industrie allemande. »

Les renseignements que j’ai donnés ici, à plusieurs reprises, confirment cette observation de M. Briand et, tant pour l’opinion publique étrangère que pour la France elle-même, il n’est peut-être pas inutile de les compléter. J’ai montré qu’il était aisé de réduire les dépenses du budget allemand et d’en augmenter les recettes. Mais, à vrai dire, ce n’est pas le budget seul, ce n’est même pas la situation financière, considérée sous un aspect général, qui peut nous révéler complètement la capacité de paiement de l’Allemagne. Le Reich ne possède plus beaucoup de valeurs étrangères; il en a perdu une partie ; il en a écoulé d’autres frauduleusement; il a, en outre, livré la plupart de ses navires, il n’est pas en mesure de payer les réparations sur son capital actuel. Il devra évidemment les payer peu à peu sur ses revenus annuels, c’est-à-dire sur le produit du travail de sa population. La question essentielle n’est donc pas, je le répète, l’état des finances; c’est l’état de l’industrie, du commerce, de l’agriculture. Capacité de paiement, capacité productive, deux termes corrélatifs, deux idées inséparables. En dernière analyse, c’est grâce à des exportations de fournitures ou de services que s’effectueront les paiements. Entendez-moi. Je ne veux nullement dire que toutes les exportations allemandes devront se faire sur la France et sur les autres États qui sont, comme elle, créanciers au titre des réparations. Loin de là. J’ai expliqué, au contraire, l’autre jour, qu’il serait extrêmement dangereux de donner une part prépondérante à ces paiements en nature. Mais le développement général des exportations permettra à l’Allemagne de se procurer des ressources, à l’aide desquelles elle pourra nous payer. A mesure qu’elle exportera davantage, sa capacité de paiement s’accroîtra. Or, j’ai déjà dit, il y a quelques mois, que la balance commerciale lui était redevenue favorable. Depuis lors, le mouvement que j’avais signalé n’a pas cessé de s’accentuer et, tandis qu’en France, malgré les louables efforts de nos producteurs, notre balance est restée passive, tandis que nos importations n’ont diminué que de dix pour cent et que nos exportations ne se sont augmentées que de soixante-quatre pour cent, l’Allemagne, elle, a complètement retourné, pour l’année 1920, le signe de ses comptes et, d’après les chiffres que nous pouvons connaître, elle a atteint, pour l’excédent de ses exportations sur ses importations, le chiffre respectable de un milliard huit cents millions de marks.

C’est qu’aussi bien, si nous consultons les bulletins consacrés aux questions économiques dans les journaux comme la Frankfurter Zeitung, la Vossische Zeitung, le Berliner Tagblatt, ou si nous lisons-avec quelque attention le Bulletin d’informations économiques de Coblence, nous constatons que l’industrie allemande se relève partout avec une rapidité prodigieuse. Je présidais ces jours-ci, à l’Union des Grandes Associations Françaises, une très remarquable conférence de M. Georges Blondel, professeur au Collège de France. Ce savant maître, qui est allé plusieurs fois en Allemagne depuis la signature de la paix, en a rapporté des informations édifiantes. Du côté d’Essen, de Dortmund, de Bochum, la métallurgie travaille à plein. Les grandes maisons à la tête desquelles se trouvent les Krupp, les Thyssen, les Stinnes, les Mannesmann, sont redevenues si prospères qu’elles donnent dès maintenant, des dividendes déclarés de dix, quinze, vingt, trente, quarante et même cinquante pour cent. L’Allgemeine Electtricität Gesellschaft, que dirige M. Walter Rathenau, vient de répartir quatorze pour cent de dividende ; la maison Krupp annonce un bénéfice net de soixante-dix-neuf millions de marks. L’industrie textile est également florissante. Bien que l’Allemagne ait peu de laine, bien que, ayant perdu ses colonies, elle soit forcée d’acheter le coton en Amérique, en Égypte et aux Indes, la Kölnische Zeitung du 7 janvier nous dit que les filatures allemandes ont repris toute leur activité et, en effet, les principales sociétés de Barmen, d’Augsburg, de Nuremberg, distribuent dix, quinze, dix-huit pour cent de dividendes. Mêmes constatations pour l’industrie chimique. L’ancienne fabrique Bayer, qui nous inondait, avant la guerre, de ses produits et qui est, comme on sait, établie à Leverkusen, entre Dusseldorf et Cologne, donnait hier à ses actionnaires un dividende de dix-huit pour cent. Détail significatif : le Gouvernement britannique commence à redouter l’invasion des produits chimiques allemands et il vient de déposer, à la Chambre des Communes, un projet de loi destiné à restreindre des importations qui font déjà concurrence à la fabrication anglaise. De quelque côté que vous tourniez les yeux, vous observerez les mêmes symptômes de relèvement.

L’industrie du bois s’est reconstituée d’autant plus vite que les ressources forestières de l’Allemagne sont immenses ; et, entre parenthèses, il ne faut pas oublier que les forêts des Couronnes et les forêts domaniales représentent à elles seules trente-neuf pour cent de la surface boisée et que sur un total de trente-quatre ou trente-cinq millions de mètres cubes de bois d’œuvre et de bois à brûler, une vingtaine de millions sont produits par l’État. Il y a donc là un élément très important de la richesse nationale. L’industrie du papier n’est pas plus à plaindre. La grande fabrique de Reisholz accuse, elle aussi, dix-huit pour cent de dividendes distribués. Il en est de même des banques. Alors que les banques françaises sont, pour la plupart, forcées de reculer devant les moindres immobilisations, alors que certaines d’entre elles en sont réduites à vivre au jour le jour, les banques allemandes réalisent des bénéfices considérables et donnent des dividendes qui varient de dix à vingt-cinq pour cent. Le régime des cartels, qui avait pris en Allemagne, avant la guerre, une si grande extension, est déjà rétabli dans toute, sa puissance. La Kœlnische Zeitung et la Germania s’en félicitaient hautement il y a quelques jours. Nous allons donc retrouver demain l’industrie allemande rajeunie, conduite par une poignée de capitaines audacieux et cherchant à conquérir de nouveau tous les marchés du monde.

Tant mieux pour l’Allemagne. Cette merveilleuse renaissance fait honneur à son esprit d’initiative, à sa volonté, à son patriotisme. Nous n’avons pas l’âme assez basse pour ne pas rendre justice à des efforts aussi remarquables. Mais, du moins, que l’Allemagne cesse de crier misère! Qu’elle ne se pose plus en débiteur insolvable ! Qu’elle jette le masque de la faim et de la pauvreté!

L’éminent conférencier dont je parlais tout à l’heure rappelait à son auditoire un mot d’un écrivain allemand, M. Paul Michaelis, qui dans un livre intitulé : Von Bismarck bis Bethmann Hollweg, et publié en 1912, avouait : « Ce qui nous manque le plus, c’est le désir sincère de dire la vérité. » Et il se trouve que cet aveu n’est que la reproduction du mot célèbre de Velleius Paterculus, qui, soixante ans avant Tacite, disait des Germains qu’ils semblaient nés pour le mensonge. Le jugement sévère du vieil historien latin et du moderne auteur allemand est évidemment un peu sommaire, et je n’ai garde de m’approprier des appréciations aussi générales. Mais combien M. Georges Blondel a raison cependant de dénoncer le dédoublement de la conscience allemande et de montrer que l’Allemand le plus honnête et le plus franc dans la vie privée se croit, le plus souvent, autorisé à mentir dans ce qu’il imagine être l’intérêt de son pays! Deutschland über alles, même au-dessus de la vérité. Un distingué professeur allemand, que j’avais reçu autrefois à ma table, m’écrivait avant la guerre des lettres charmantes et pleines d’admiration pour la France. Il a signé le manifeste des Quatre-vingt-treize.


RAYMOND POINCARE.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

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