Chronique de la quinzaine - 14 février 1921

Chronique n° 2132
15 février 1921
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE [1]

La visite qu’a faite en France le maréchal Pilsudski, accompagné du prince Sapieha, ministre des Affaires étrangères, et du général Sosnkowski, ministre de la Guerre, contribuera certainement à resserrer entre la Pologne et la France, comme l’a dit M. Millerand, « une entente qui est pour chacun des deux pays un élément indispensable de sécurité et de progrès, et qui constitue pour l’Europe une des plus solides garanties de la paix. » Pour consacrer officiellement cette entente, M. Briand a donné aux Ambassadeurs alliés connaissance d’une déclaration très précise dans sa brièveté. Les mots de sécurité et de paix se retrouvent dans la formule des deux Gouvernements, après avoir été déjà prononcés dans les discours de l’Elysée, et ils sont, en effet, ceux qui expriment le mieux les avantages d’une alliance sincère entre la Pologne et la France. Ce n’est pas qu’il faille négliger, dans l’ensemble des forces qui poussent les deux peuples l’un vers l’autre, la puissance du sentiment et la grandeur des souvenirs communs. Après le discours de M. Jean Richepin à*la Sorbonne, le prince Sapieha, très ému par la chaude éloquence du poète orateur, me disait : « C’est à Paris, c’est dans cette vieille Sorbonne, qui a été jadis si hospitalière pour nos réfugiés, que nous réalisons vraiment notre rêve et que nous avons le mieux conscience de notre résurrection. » Ne dédaignons pas ces liens spirituels, mais comprenons aussi qu’à l’heure présente, nous sommes également unis par des intérêts plus positifs, que définissent, avec une exactitude parfaite, les termes employés par M. Millerand et par le Président du Conseil.

La paix européenne, telle qu’elle est sortie, frêle et chancelante, du traité de Versailles, reposé, en grande partie, sur la constitution d’une Pologne indépendante et forte. Les intrigues auxquelles l’Allemagne n’a pas cessé de se livrer, soit à Dantzig, soit en Haute-Silésie, depuis la mise en vigueur du traité, montrent assez qu’elle cherche, en affaiblissant la Pologne, à ébranler les assises, encore mal cimentées, de la nouvelle Europe. Ne pouvant rien aujourd’hui sur le Rhin, où la supériorité militaire des Alliés la paralyse, elle s’efforce de s’ouvrir une fenêtre à l’Est et de se ménager, en face d’un horizon plus libre, des perspectives d’avenir. La Pologne écrasée, ou étouffée entre l’Allemagne, et la Russie, ou, tout au moins, réduite à l’impuissance, un jour relèvera, où le Reich, libéré de toutes préoccupations de ce côté, et enrichi, de nouveau, des dépouilles de sa malheureuse voisine, se retournera contre nous et se montrera plus réfractaire encore à l’exécution du traité. Le plan est très clair. L’Allemagne ne prend même pas la peine de le cacher. Sa conduite nous dicte la nôtre.

En disant nous, je parle surtout de la France ; mais je pense aussi, naturellement, à tous les Alliés. Sommes-nous cependant d’accord, à ce sujet, avec l’Angleterre, l’Italie, les États-Unis ? Avec les États-Unis, l’entente sera, sans doute, facile ; car ce n’est pas une opinion personnelle que le Président Wilson a défendue à Paris, lorsqu’il y a soutenu, avec une grande énergie, la cause de la Pologne ; il exprimait alors la pensée de la grande majorité du peuple américain. Nous serons bientôt fixés sur les nouvelles dispositions de la Maison Blanche. Il n’y a aucun motif de croire qu’elles ne soient pas favorables aux vues de la France. Mais, avec l’Angleterre et l’Italie, il ne semble pas que notre politique soit mieux accordée dans le Nord-Est de l’Europe qu’elle ne l’est, jusqu’ici, en Asie-Mineure.

La Conférence de Paris a, il est vrai, réalisé, comme l’a très justement dit M. Briand, une œuvre essentielle ; elle a rapproché, sur des points déterminés, l’action des Puissances alliées. Elle a cependant laissé sans solution beaucoup de problèmes importants. L’heure ne serait-elle pas venue de procéder enfin avec nos amis, avec l’Angleterre surtout, à une liquidation générale de toutes les difficultés pendantes ? A Paris comme à Londres, tous les gens sensés considéreraient comme une catastrophe, je ne dis pas même une rupture, mais un refroidissement de l’amitié franco-britannique. Pénétrés de cette conviction, les deux Gouvernements se trouvent très forts, l’un et l’autre, pour mettre, une bonne fois, tous les dossiers sur la table et pour substituer à des discussions partielles, dont il faut convenir que la France a le plus souvent fait les frais, une conversation d’ensemble, où les éléments d’échange seront plus nombreux et où l’on mesurera plus aisément les sacrifices mutuels. Mais, pour arriver à ce règlement si désirable, il faudrait avoir le courage de renoncer aux méthodes actuelles. Que les premiers ministres se rencontrent, de temps en temps, pour reprendre contact, pour se mieux connaître, pour mettre la dernière main à des accords préparés dans les chancelleries, rien de mieux : mais ces conférences, où l’on prétend changer la face du monde en trois jours, ont fait décidément assez de mal, depuis le commencement de l’an dernier, pour que le spectacle n’en soit pas plus longtemps imposé à l’admiration des foules. Y a-t-il rien de plus caractéristique, à cet égard, que l’incident qui s’est produit, dès la première séance tenue au quai d’Orsay par les Gouvernements alliés ? Le ministre des Finances français, fidèle à une thèse qu’il avait développée comme rapporteur général du budget au Sénat, a exposé aux autres délégués les droits de la France, tels qu’il les entendait et tels, d’ailleurs, qu’ils avaient été reconnus par le traité : réparation intégrale par l’Allemagne des dommages qu’elle nous a causés et remboursement par elle du montant de nos pensions militaires. Il a indiqué les sommes que représentaient, d’après lui, ces deux ordres de réclamations et il a demandé que la Conférence prît, comme point de départ de ses délibérations, les chiffres qu’il lui soumettait. Aussitôt M. Lloyd George a élevé une vive protestation. Le Gouvernement français rompait-il donc toute solidarité avec les Cabinets antérieurs ? Oubliait-il les engagements que la France avait pris à Boulogne ? Comment nos Alliés allaient-ils pouvoir dorénavant négocier avec nous, si nous changions d’attitude à chaque changement de ministère ? Cette amicale semonce a causé quelque surprise à M. Doumer. Il ne supposait pas, et pour cause, que nous eussions aliéné notre liberté à la conférence de Boulogne. Après cette réunion, notre Gouvernement avait cru lui-même, de très bonne foi, ne s’être engagé ni sur un système de paiement par l’Allemagne, ni à plus forte raison sur des chiffres. Tant à la Chambre qu’au Sénat, il avait déclaré que rien de définitif n’avait été arrêté. C’est même M. Doumer personnellement qui avait posé la question, avec insistance, devant l’assemblée du Luxembourg, et la réponse avait été tout à fait rassurante. Il y avait donc eu, à Boulogne, un grave malentendu. Français et Anglais s’étaient séparés en plein désaccord, tout en s’imaginant qu’ils étaient d’accord. Ceux-ci considéraient qu’on avait accepté, de part et d’autre, comme représentation de la dette allemande, un certain nombre d’annuités ; ceux-là étaient convaincus qu’on s’était borné à examiner des hypothèses ; et, comme tout s’était passé verbalement, comme il n’avait été dressé que des procès-verbaux informes et unilatéraux, comme les experts eux-mêmes n’avaient pas pris part aux délibérations les plus importantes, la conférence s’était terminée dans une équivoque.

Le ton chaleureux des discours prononcés, à la Chambre des députés, par M. Briand et, à Birmingham, par M. Lloyd George nous permet de mieux augurer des résultats obtenus dans les dernières réunions du quai d’Orsay. Nous ne serons cependant fixés sur la portée des diverses mesures adoptées qu’après la prochaine conférence de Londres, et nous ne devons pas nous dissimuler que presque tout ce qui s’est fait à Paris peut être bientôt remis en question. En tout cas, si les dernières discussions des Alliés se sont heureusement achevées dans la confiance et la cordialité, elles avaient commencé dans une atmosphère un peu orageuse, et il était même arrivé à l’un des interlocuteurs de formuler, sans artifices et sans ménagements, un ultimatum et une menace de rupture. Tels sont, je ne me lasserai pas de le redire, les inconvénients et les périls de ces controverses périodiques, engagées directement entre des chefs de gouvernement, qui, personnifiant, les uns et les autres, l’autorité suprême, sont obligés de se prononcer, tout de suite, par oui ou par non, et n’ont pas la ressource d’en appeler à d’autres personnes pour prendre le temps de la réflexion. Cette fois, du moins, on n’a rien brisé et tous les pays intéressés ont eu, à la fin de la conférence, cette impression réconfortante que, grâce, en grande partie, à l’heureuse intercession des deux délégués belges, MM. Jaspar et Theunis, l’intimité nécessaire était rétablie entre les gouvernements Alliés. Un des membres les plus distingués de la Chambre des députés, M. Joseph Barthélémy, écrivait ces jours-ci : « C’est là certes une constatation infiniment importante ; mais elle équivaut à des félicitations que l’on adresserait à une personne descendant du chemin de fer, pour le motif qu’elle n’a pas été victime d’un accident. » Sans doute ; mais, en un temps où les collisions de trains sont devenues si fréquentes, ces félicitations elles-mêmes ont parfois leur raison d’être. M. Joseph Barthélémy ajoutait, du reste, avec raison : « L’amitié anglaise est une nécessité. Nous avons besoin de l’Angleterre ; l’Angleterre a besoin de nous. Elle a besoin de notre marché pour son charbon, pour ses matières premières, pour ses produits manufacturés. Elle a besoin de notre résistance à l’Allemagne pour que Douvres ne soit pas menacée par des Berthas installées à Calais. Elle a besoin de nos côtes pour affirmer sa puissance navale. D’aucun côté du détroit, on n’aurait pardonné aux hommes d’État qui auraient méconnu ces évidences. »

En dehors de cette consécration, disons même de ce renforcement, d’une entente indispensable, quelles réalités tangibles nous ont offertes les accords de Paris ? Le « Conseil suprême » a, d’abord, distribué, comme une simple Académie, quelques prix de Vertu. Il a déclaré reconnaître comme États constitués des morceaux épars de l’ancien Empire russe, la Lettonie, l’Esthonie, la Géorgie. Pour l’Ukraine et la Lithuanie, il n’a pris encore aucune décision. Mais, dès maintenant, voici que, grâce aux reconnaissances accordées, nous donnons une ratification solennelle à un morcellement qui va, sans doute, accroître l’instabilité de l’Europe orientale. Que deviendra demain toute cette poussière d’États ? A quel vent s’envolera-t-elle ? Retombera-t-elle sur les routes de l’Entente ? S’en ira-t-elle en tourbillons derrière le char restauré de la Germania ? Les Alliés se sont-ils prémunis contre les surprises de l’avenir ? Ont-ils tout bonnement songé à dresser aujourd’hui contre la Russie soviétique une fragile barrière de petites nations indépendantes ? Je ne sais, mais ce qui serait, en tout cas, à souhaiter, c’est que, demain, vis à vis des États qu’ils viennent de tenir sur les fonts baptismaux, leur conduite politique fût mieux coordonnée qu’en ces derniers mois, vis-à-vis de la Pologne. Le tout n’est pas de mettre au jour des États, de les oindre et de leur donner des noms ; il faut leur assurer les moyens de vivre et de protéger leur souveraineté.

La Conférence s’est ensuite retrouvée en présence de ce traité de Sèvres, qui hante, comme un cauchemar, les nuits des Gouvernements alliés. Elle s’est tirée d’embarras par un nouvel ajournement et elle a décidé de convoquer à Londres, vers la fin de ce mois, les représentants de la Grèce constantinienne et des deux Turquies, celle d’Angora comme celle de Constantinople. Cette détermination paraît, à première vue, révéler une certaine évolution de la politique anglaise.

Le 4 janvier, l’agence Reuter annonçait encore officieusement que le Gouvernement britannique ne songeait, ni à retarder la ratification du traité de Sèvres, ni à s’intéresser aux négociations entre Constantinople et Angora. Mais, depuis lors, il s’est produit quelques faits nouveaux. Une offensive grecque locale a échoué, en Asie-Mineure, contre les troupes kémalistes ; l’agitation révolutionnaire des Musulmans indous s’est étendue ; il a été question à Londres d’évacuer la Mésopotamie et de replier sur Bassorah les troupes d’occupation ; et, à la suite de ces divers incidents, et de quelques autres, le traité de Sèvres paraît avoir perdu, aux yeux de l’Angleterre, les plus brillantes de ses qualités.

Si médiocre que soit ce flambé de notre manufacture nationale, il eût peut-être été plus facile d’en poursuivre la cuisson au mois d’août dernier, que de le remettre maintenant au four dont il est sorti. Qui va se charger de concilier à Londres les prétentions des Grecs et les résistances des Turcs ? Il est moins aisé de reprendre un cadeau que de ne pas le faire et on a toujours assez mauvaise grâce à essayer de démontrer aux gens qu’on leur a trop donné. Et puis, n’allez pas vous imaginer que ce soient les envoyés de Constantin qui défendront, devant la prochaine conférence, les intérêts de la Grèce. Ils seront là, certainement, aux places que leur aura assignées le protocole. Mais, dans la coulisse, la Grèce aura un avocat autrement redoutable pour les Turcs. J’ai eu le plaisir de recevoir, ces jours-ci, M. Vénizélos. Jamais l’éminent homme d’État n’a été plus en forme que depuis son retentissant échec. Il analyse, avec une philosophie supérieure et une admirable finesse d’observation, toutes les causes de sa défaite : son éloignement prolongé de la Grèce, les charges persistantes de la mobilisation, le prestige de l’autorité royale et la force de l’idée monarchique ; et, tout cela expliqué, il fait complète abnégation de lui-même et n’a plus d’autre pensée que d’excuser son pays et de lui conserver, malgré le changement de régime, les avantages qu’il lui avait assurés.

M. Vénizélos déploie, pour justifier l’occupation de la Thrace et de toute la province de Smyrne, les merveilleuses ressources du talent le plus souple et le plus séduisant ; et l’on peut être sûr, d’avance, qu’il ne se vengera, à Londres, de Constantin qu’en s’efforçant, avec un généreux patriotisme, de faire triompher intégralement la cause de la Grèce. Il faut cependant que les Alliés signent la paix avec Angora comme avec Constantinople ; et il faut aussi que nous prenions nos garanties vis-à-vis du roi Constantin, dont la politique passée n’est pas faite pour nous rassurer. Le moins que nous puissions exiger de la Grèce, c’est, comme je le disais l’autre jour, le maintien des droits que l’Angleterre et nous, nous tenions des traités de Londres de 1832, de 1863 et de 1864. Mais il restera à rétablir la paix en Asie-Mineure, et je crois qu’avant d’entendre contradictoirement, à ce sujet, les Grecs et les Turcs, nous ferons sagement d’avoir, avec le Gouvernement britannique, comme, du reste, avec le Gouvernement italien, un échange de vues qui nous permette de préparer en commun nos résolutions finales.

Grèce, Turquie, ce n’étaient encore là que les hors-d’œuvre de la Conférence de Paris, et c’est sur les questions relatives au traité de Versailles qu’ont naturellement porté les principaux efforts des Gouvernements alliés. « Ce traité, a dit M. Briand, devant la Chambre des députés, dans sa vive réplique à M. Tardieu, ce traité peut avoir toutes les vertus ; mais il a le défaut de la célèbre jument : il n’est pas vivant. » — « La première condition du rétablissement de la paix, a, de son côté, déclaré M. Lloyd George, dans son vigoureux discours de Birmingham, c’est que le traité demeure. Nous sommes entrés dans la guerre, parce qu’un traité a été violé ; maintenant que la guerre est finie, nous veillerons à ce que le traité, soit respecté. Un traité qui est bravé, c’est la guerre en suspens. » — Sur quoi, un lecteur impartial de ces deux harangues ministérielles ne peut s’empêcher de se dire : « M. Briand nous affirme que le traité n’est pas vivant. M. Lloyd George parle-t-il donc du respect qui est dû à la mémoire des morts, lorsqu’il demande qu’on respecte le traité ? Et si, au contraire, M. Lloyd George demande que le traité soit tenu pour vivant et pour bien vivant, comment M. Briand, qui proclame un accord avec M. Lloyd George, se donne-t-il l’air d’enterrer le traité ? »

Tout cela évidemment n’est pas très clair pour les profanes. Mais, au fond, il n’y a pas de contradiction irréductible entre les paroles de M. Briand et celles de M. Lloyd George. Si nous cherchons, derrière le masque des mots, la pensée des deux orateurs, nous comprenons que M. Lloyd George, entraîné par le désir de nous montrer que les concessions déjà faites à l’Allemagne n’altéraient pas l’instrument diplomatique signé par elle, a voulu mettre en relief la vitalité du traité, et que M. Briand, cédant au plaisir de dénoncer les défauts du même traité devant celui de ses négociateurs qui le défend avec le plus de persévérance, s’est un peu imprudemment laissé aller à en prononcer l’oraison funèbre. Le mot malheureux qui lui est échappé risquerait d’être exploité contre nous en Allemagne, si M. Briand n’était assez habile pour expliquer, après coup, qu’en reprochant au traité de n’être pas vivant, il a simplement voulu lui donner la vie.

Quoi qu’il en soit, la Conférence de Paris, comme toutes celles qui l’ont précédée depuis la paix, a encore allégé plusieurs des obligations que le pacte de Versailles avait imposées à l’Allemagne. Le chancelier de l’Échiquier, M. Chamberlain, en a fait, l’autre jour, l’observation, en réponse aux protestations du docteur von Simons et de la presse germanique ; et on comprend mal que certains journaux français, dans leur empressement à louer les succès de notre Gouvernement, aient fourni des aliments à l’animosité de j l’Allemagne en laissant ignorer au Reich les importantes concessions que nous lui faisions. Le chiffre de deux cent vingt-six milliards, inexactement donné par une grande partie de notre presse comme celui de la créance alliée, a déchaîné une tempête au-delà du Rhin. Comment payer une indemnité aussi colossale ? Nous ne paierons pas, s’est écrié le Vorwaerts. La valse des milliards, s’est exclamée la Deutsche Allgemeine Zeitung. Le monde renversé, a écrit le Schwäbischer Merkur. Retour à l’esclavage, le crime mondial de Paris, a répété la Post. Réunion de fous, a diagnostiqué le Berliner Tageblatt. Indemnité insensée, a gémi la Vossische Zeitung. Plan de spoliation de l’Allemagne, a conclu la Kreuz Zeitung. Et, pour rester en harmonie avec une opinion publique montée à ce diapason, le docteur von Simons a dit au Reichstag que le gouvernement allemand n’accepterait pas de prendre l’accord de Paris comme point de départ des négociations de Londres. L’Allemagne demande à traiter de pair à pair avec les Alliés, dans des conditions qu’elle ne définit pas, mais qui soient de nature à lui laisser toute liberté de marchandage.

Voyons cependant les témoignages renouvelés de modération que lui ont, depuis quelques mois, donnés les gouvernements alliés. D’abord, dans cette question du désarmement, qui est pourtant capitale pour la France. Les délais fixés pour l’exécution des clauses militaires, aériennes et navales, expiraient le 10 janvier, le 20 mars, le 10 avril 1920. Le 26 avril, l’Allemagne n’avait pas exécuté ses engagements. Réunis à San-Remo, les Alliés lui adressèrent une signification catégorique, qui ne fut, bien entendu, suivie d’aucun effet. Deux mois plus tard, à Boulogne, avertissements itératifs, qui produisent le même résultat. Les Alliés se retrouvent à Spa, le 9 juillet, examinent derechef la situation et accordent de nouveaux sursis. Au terme indiqué, les missions interalliées constatent que l’Allemagne n’a pas dissous la police de sûreté et n’en a pas livré le matériel, qu’elle a des sous-marins en construction, qu’elle fabrique du matériel aéronautique, qu’elle a, dans ses places maritimes, des pièces d’artillerie en surnombre, que les cadres et les effectifs de la Reichswehr dépassent les chiffres autorisés, que les Einwohneruiehren ont, en quantité considérable, des armes lourdes et des armes portatives, bref que, non seulement, l’Allemagne n’est pas désarmée, mais qu’elle continue à s’armer. Là-dessus, que fait la Conférence de Paris ? Reprend-elle les exigences du Traité de Versailles, ou même celles de San Remo, ou même celles de Spa ? Non, elle octroie à l’Allemagne toute une série de nouveaux délais échelonnés. Les facilités nouvelles laissées à l’Allemagne ne vont-elles pas avoir un contre-coup fâcheux sur notre propre organisation militaire ? Sommes-nous, du moins sûrs qu’aux nouvelles dates fixées, des sanctions seront appliquées si l’Allemagne ne s’est pas mise en règle ? Le précédent de Spa n’est pas pour nous encourager. On a inscrit des sanctions un peu vagues dans le traité ; on en a inscrit d’un peu plus précises sur le papier de Spa ; on vient d’en inscrire d’un peu plus détaillées sur le papier qu’on a livré à la publicité après la Conférence de Paris. Scraps of paper ! Autant de feuilles volantes qu’on enfouit, l’une après l’autre, dans les archives diplomatiques.

A-t-on pris, d’ailleurs, des dispositions claires pour qu’au cas de manquements de l’Allemagne, ces sanctions fussent appliquées sans un recommencement de discussion ? Y a-t-il, à cet égard, des engagements mutuels des Alliés ? A-t-on prévu telle sanction pour tel cas déterminé ? M. Briand a dit à la Chambre que, si les pénalités adoptées n’avaient pas été signifiées à l’Allemagne, c’était parce qu’elles ne regardaient que les Alliés. Remarque très juste, si les Alliés sont bien d’accord, dès maintenant, sur ces pénalités. Mais j’ai toute raison de croire qu’une mise au point est encore nécessaire, que les sanctions n’ont pas jusqu’ici fait l’objet d’une convention obligatoire pour tous les Alliés, et qu’il subsiste, dans cette question essentielle, des flottements dangereux. Il est, du reste, à remarquer qu’à Birmingham, M. Lloyd George, si ferme et si lumineux en d’autres parties de son discours, a été, sur ce point, d’une extrême discrétion.

Après les armes, le charbon. L’accord de Spa, de funeste mémoire, prenait fin le 31 janvier. Par lettre du 27 décembre, la Commission des réparations, qui a qualité pour apprécier, à tout moment, les possibilités de livraison de l’Allemagne, a dressé un programme pour les expéditions à faire mensuellement après le 1er février. Les chiffres arrêtés sont sensiblement inférieurs à ceux que nous aurions le droit d’exiger en vertu du traité ; mais, du moins, les avantages pécuniaires que les négociateurs de Spa avaient accordés à l’Allemagne sont supprimés pour l’avenir et, comme l’a dit M. Briand, on pourrait toujours revenir à l’exécution pure et simple du traité, dans le cas où le Reich ne ferait pas régulièrement les livraisons qui lui sont demandées. Toutefois, ici encore, quelles seront nos garanties et comment joueront les sanctions ? Il conviendra certainement qu’à la Conférence de Londres, les gouvernements alliés arrivent à mettre les points sur les i.

C’est surtout pour les réparations que ces précisions seront indispensables. Nous avons vu tout à l’heure dans quel état d’esprit les Allemands vont se présenter devant les Gouvernements alliés. Nous pouvons nous attendre à toutes les chicanes et à tous les maquignonnages. M. Lloyd George a déjà fait justice, devant ses auditeurs de Birmingham, de quelques-uns des sophismes allemands. « M. von Simons, a-t-il dit, se plaint de n’avoir pas reçu de nous la facture complète de ce qui nous est dû. Cette facture complète est faite et, si elle peut lui être de quelque utilité, nous la lui enverrons. Mais je ne crois pas qu’elle le réjouisse. » En d’autres termes, la facture de Paris est moins élevée que le montant réel des réparations. Si les Alliés avaient été, tout à la fois, plus respectueux de la logique et du traité, ils auraient épargné à M. Lloyd George la peine d’adresser cette remontrance au docteur von Simons. Ils auraient commencé par établir et par révéler le chiffre des dommages ; ils auraient ensuite indiqué comment ils entendaient faire payer l’Allemagne et quels rabais ou quels délais ils croyaient devoir lui accorder pour ménager sa capacité de paiement. Il y a, convenons-en, quelque chose de singulier dans l’attitude de créanciers qui viennent dire : « Nous gardons notre facture complète dans notre poche ; nous vous la ferons connaître plus tard ; mais soyez sûr que ce que nous vous demandons reste fort au-dessous de ce que vous nous devez. » Il serait beaucoup plus simple de montrer, d’abord, la facture complète, puis la facture de Paris, et de dire à l’Allemagne : « Voyez dans la différence un nouveau gage de notre modération. »

Mais nous sommes incorrigibles ; nous avons préféré triompher et annoncer au monde que les Alliés allaient toucher deux cent vingt-six milliards de marks or. Deux cent vingt-six milliards de marks or ? La vérité est tout autre. Les accords de Paris prévoient que l’Allemagne s’acquittera au moyen de quarante-deux annuités, divisées chacune en deux parties : une partie déterminée d’avance, l’autre subordonnée à l’importance des exportations de l’Allemagne. Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc en mathématiques pour savoir que, dans le calcul des annuités, il y a quatre éléments à considérer : le capital dû, le taux de l’intérêt, l’annuité elle-même, c’est-à-dire la rente annuelle que paie le débiteur, et enfin le temps pendant lequel l’annuité doit être versée ; et il suffit de résoudre une équation, ou même, plus simplement, de consulter des tables d’annuités, pour connaître la valeur actuelle, en capital, de la première fraction de la rente que l’Allemagne devra nous payer. Suivant le taux d’intérêt que l’on adoptera, on ramènera ainsi l’illusion des deux cent vingt-six milliards à une réalité de soixante-quinze, cinquante-sept ou cinquante et un milliards de marks or, auxquels il conviendra d’ajouter l’x à dégager plus tard d’une autre équation, c’est-à-dire l’inconnue que recèlent les futures exportations de l’Allemagne. Sur le tout, la France aura droit à cinquante-deux pour cent. Elle touchera, par conséquent, une somme inférieure à la moitié de ses dommages et de la charge de ses pensions, tels qu’ils sont évalués par les administrations compétentes et que M. Doumer les a exposés à la Conférence de Paris.

Nous voilà donc très loin du traité de Versailles. Dans la note envoyée le 29 mai 1919 à la Conférence de la paix par M. Brockdorff-Rantzau, il était dit : « Le gouvernement allemand se rend bien compte que, pendant des générations, le peuple allemand aura à supporter des charges plus lourdes que tout autre. L’Allemagne est prête, dans les quatre semaines qui suivront la ratification du traité, à établir une reconnaissance de dette pour une somme de vingt milliards de marks or. Elle est prête également à constituer de la même manière les reconnaissances de dette nécessaires sur la somme totale correspondant aux dommages constatés et à opérer, à partir du 1er mai 1927, des paiements annuels sur cette somme, par tranches ne comportant pas d’intérêts, avec cette réserve que l’ensemble des réparations ne pourra, en aucun cas, dépasser une somme de 100 milliards de marks or. »

La Conférence de la paix a repoussé ces propositions comme insuffisantes et le traité a stipulé que les réparations seraient égales aux dommages et qu’en attendant le paiement, l’Allemagne remettrait aux Alliés, en trois séries, des bons pour cent milliards de marks or, dont quarante portant intérêts, d’abord, de deux et demi, puis de cinq pour cent, et quarante portant intérêts de cinq pour cent. Toutes ces clauses sont aujourd’hui perdues de vue. Par une longue suite d’inexplicables concessions, nous en sommes venus à des combinaisons beaucoup plus onéreuses pour nous et plus avantageuses pour l’Allemagne, et, dans notre souci de ne pas laisser apparaître à l’opinion française l’énormité de nos rabais, nous n’avons même pas eu, vis-à-vis du Reich, le mérite de l’étonnante bienveillance que nous lui témoignions.

Chaque fois que, le long de cette échelle de corde que nous a jetée le Conseil suprême et qui plonge malheureusement dans le gouffre de notre déficit budgétaire, nous avons descendu un nouvel échelon, nous avons entendu des voix rassurantes nous crier : « Ne vous inquiétez pas. En retour des sacrifices que nous nous imposons, nous obtenons des garanties sérieuses, qui ne figuraient pas dans le traité. »

On nous affirme maintenant, de ce côté du détroit, que les Alliés sont d’accord pour prolonger, au besoin, les délais d’occupation, pour occuper même une nouvelle partie du territoire allemand, pour saisir les douanes, pour établir dans les territoires rhénans un régime douanier indépendant du Reich, pour fermer à l’Allemagne, jusqu’à nouvel ordre, la porte de la Société des Nations. Mais, de l’autre côté de la Manche, M. Lloyd George, si sympathiquement qu’il parle de la France, ne fait à toutes ces mesures de coercition que des allusions très voilées. En réalité, sur les sanctions, tout reste à préciser. Et de même, sur les dettes interalliées et sur les combinaisons de solidarité financière, que nous aurions dû régler avant de laisser amputer notre créance. Jusqu’ici, nous avons toujours donné, et nous n’avons rien reçu. Avant de ratifier définitivement les accords de Paris, formulons clairement les contre-parties qui nous sont nécessaires. M. Briand nous a présenté, comme fiche de consolation, un programme budgétaire qui consisterait à emprunter chez nous, pendant une dizaine d’années, douze ou quinze milliards. Mais on n’emprunte pas sans avoir des intérêts à payer et, comme l’ont montré MM. Klotz et de Lasteyrie, les intérêts de ces emprunts successifs dévoreraient une grande partie des paiements de l’Allemagne. Ce ne sont pas des opérations de cette sorte qui rétabliront nos finances. Il ne suffit pas qu’à Londres M. Briand « ne cède pas d’un millimètre ; » il faut qu’il fortifie la ligne où nous ont ramenés, malgré nous, les conférences de San-Remo, de Hythe, de Boulogne, de Spa et de Paris ?


RAYMOND POINCARE.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

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