Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1921

Chronique n° 2130
14 janvier 1921
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE [1]

Voici donc que le « Conseil suprême » va délibérer de nouveau le 19 janvier et, cette fois, à Paris. Puisque nous n’avons pas encore renoncé à ces réunions d’apparat, souhaitons, du moins, que celle-ci ne soit pas trop écourtée et que les Gouvernements alliés, toujours pressés de retourner à leurs affaires respectives, n’y traitent pas hâtivement les nombreuses et graves questions demeurées en souffrance. S’ils ont la légitime ambition de se mettre d’accord sur tout, ce n’est pas en quelques heures qu’ils pourront résoudre les problèmes posés, et, s’ils abordent plusieurs sujets sans pousser leur examen jusqu’à la décision, ils laisseront derrière eux, à la clôture de la conférence, des déceptions nouvelles. Ils ont choisi une méthode; ils ont abandonné les vieilles traditions diplomatiques ; ils ont réduit au minimum le rôle de leurs ambassadeurs ; ils ont pensé que dans le bouleversement actuel du monde, ils devaient agir par eux-mêmes, se rencontrer, discuter ensemble sans intermédiaires. Je persiste à trouver cette procédure très périlleuse. Mais, puisqu’on l’a cependant adoptée et puisqu’on n’en change pas, est-ce trop demander qu’on l’applique enfin jusqu’au bout et qu’on en accepte les conséquences logiques ? Si M. Lloyd George, M. Giolitti, ou leurs représentants, viennent, avec ou sans les autres délégués des Puissances alliées, engager au quai d’Orsay une conversation fiévreuse, prendre part à deux ou trois repas officiels, et signer une déclaration commune sur le marchepied de leur wagon, nous ne serons pas beaucoup plus avancés à la fin du mois que nous le sommes aujourd’hui. Lorsqu’il s’est agi, en 1919, de rédiger le traité de paix, les chefs de gouvernements ont déjà voulu fare da se et ils ont préféré ne pas confier à des diplomates une œuvre de diplomatie. Mais, du moins, ils se sont longtemps appliqués à la besogne dont ils entendaient se charger eux-mêmes et ils ne l’ont pas abandonnée avant de la croire achevée. Nos alliés se sont installés à demeure auprès de nous, avec toutes leurs équipes d’experts, et ce n’est pas en deux ou trois jours qu’ils ont eu l’illusion d’aboutir. La tâche de demain n’est guère moins lourde que celle d’alors et il serait téméraire de la vouloir accomplir dans l’espace d’un matin. A peine en puis-je donner un aperçu général.

Je me rappelle certain observatoire du front, où je suis allé souvent pendant la guerre et où, à courte distance des tranchées ennemies, il était facile de faire « un tour d’horizon » sur des villages occupés. Toutes les fois que je regardais ce triste paysage, je lui retrouvais la même physionomie désolée. Le tour d’horizon auquel j’invite chaque quinzaine les lecteurs de la Revue n’est pas beaucoup plus joyeux. Nous revoyons constamment devant nous les mêmes ruines et les mêmes brouillards. De temps en temps, nous avons même à constater une nouvelle destruction. Depuis la visite que nous avons faite à notre observatoire familier, rien n’est changé ou pas grand’chose. Si nous nous tournons du côté de l’Orient, nous aurons cependant encore une déception. Nous apercevrons là-bas, au Sud de la Syrie, trois rivières qui ont un volume d’eau suffisant pour fournir de la force motrice et pour alimenter autour d’elles des canaux d’irrigation : le Jourdain, la Litany et le Yarmouk. Il y a un mois, elles étaient dans la zone française. Elles y avaient été laissées, en 1916, par l’arrangement que M. Georges Picot avait alors signé à Londres avec M. Mark Sykes. Elles n’en avaient pas été retirées, en janvier 1919, lorsque l’Angleterre avait obtenu que le mandat sur la Palestine, au bleu de rester international, lui fût attribué, pour être remis par elle au Sionisme. Mais, depuis une convention du 23 décembre qui laisse, il est vrai, dans notre zone le Yarmouk, et qui ne touche pas aux eaux de la Litany, il a été ouvert, en plein cœur de la Syrie, une entaille large de vingt-cinq kilomètres et profonde de cinquante ; le bassin de la Litany a été fortement entamé et la haute vallée du Jourdain, jusqu’à Banias et Métullah, a été annexée à la Palestine, dont la frontière monte maintenant à soixante-quinze kilomètres de Damas. Un écrivain distingué, blessé de guerre et député, M. André Fribourg, a qualifié ce nouvel accord de marché de dupes et M. Jacques Bardoux a, de son côté, fait très justement remarquer que notre mandat syrien, dont j’ai, il y a quinze jours, précisé ici même les limites, ne nous conférait pas le droit de modifier les frontières historiques d’un peuple libre et de concéder sans l’assentiment des populations, des territoires qui leur appartiennent. Voyez cependant, à l’horizon, toute cette bande de terre que baigne le Jourdain. Elle est maintenant incorporée à l’État de Sion.

Nous sommes-nous, du moins, concertés également avec l’Angleterre pour régler les questions qui se posent au Nord de la Syrie et pour mieux définir nos rapports avec les Grecs et avec les Turcs ? Il ne semble guère. Le Gouvernement français avait manifesté publiquement l’intention de réviser le traité de Sèvres, qui n’est pas ratifié par les Chambres et qui ne le sera sans doute pas facilement. Le Gouvernement anglais a non moins publiquement annoncé que rien ne faisait prévoir cette révision. Ces contradictions ne nous mettent pas, vis à vis du Gouvernement ottoman, dans une posture très favorable. Nous sommes, à l’égard de la Grèce, dans une position encore plus embarrassante. Il nous arrive parfois, dans la vie, d’avoir un vieil ami qui se conduit très mal envers nous. Comme nous le tutoyons depuis l’enfance, nous ne voulons pas nous donner le ridicule de nous battre en duel avec lui. Nous croyons nous venger suffisamment en prenant le parti de ne le plus saluer. Mais, à partir du jour où nous nous sommes arrêtés à cette belle résolution, c’est comme un fait exprès : nous rencontrons partout notre vieil ami, et lui, qui ne nous en veut pas du tout pour le mal qu’il nous a causé, il redouble de politesse envers nous et met chapeau bas à notre passage. Que voulez-vous alors que nous fassions ? Nous commençons par détourner la tête, une fois, deux fois; mais il insiste et, de guerre lasse, un beau jour, nous lui rendons son salut. Je ne jurerais pas qu’avec la Grèce les choses se passeront autrement. Au lieu de nous mettre en garde contre les suites de son apostasie, nous avons frappé son roi d’une excommunication mineure. Nous n’avons même pas rappelé nos ministres, nous les avons consignés dans leurs légations. Le Roi a débarqué au Pirée, acclamé par la foule enthousiaste, et il est rentré dans ce Palais d’où il avait envoyé à Guillaume II de si chaleureux télégrammes. A peine avait-il mis le pied sur les marches de son trône qu’il a donné aux Alliés l’assurance solennelle de sa fidélité. Les Alliés faisant mine de ne pas entendre, il a recommencé. Il va se trouver tous les jours sur notre chemin pour nous donner un coup de chapeau. Un beau matin, nous aurons un mouvement réflexe et nous oublierons de rester couverts. Tâchons, du moins, ce jour-là, d’avoir avec le roi Constantin une explication catégorique, et, si nous retirons notre anathème, prenons pour l’avenir des garanties efficaces. Il en est une qu’il ne serait, sans doute, pas impossible de nous faire attribuer. Dans le traité passé, le 10 août 1920, à Sèvres, entre l’Empire britannique, la France, l’Italie et le Japon, d’une part, et la Grèce, d’autre part, il y a deux parties distinctes, un préambule et trois chapitres comprenant vingt articles. L’Angleterre ne parait pas disposée à modifier le traité lui-même, mais peut-être reconnaîtrait-elle que les considérants et la conclusion du préambule ne sont plus tout à fait en harmonie avec les événements. « La France et la Grande-Bretagne renoncent, en ce qui les concerne, aux droits spéciaux de surveillance et de contrôle qui leur avaient été reconnus vis à vis de la Grèce par le traité de Londres du 7 mai 1832, par le traité de Londres du 14 novembre 1863, et, en ce qui concerne les îles ioniennes, par le traité de Londres du 29 mars 1864. » Pourquoi ne pas revenir, au moins provisoirement, sur cette renonciation ? Vénizélos nous avait montré une Grèce très rapidement grandie et nous l’avions crue majeure. Elle vient de nous avouer qu’elle était encore mineure. Prenons un peu de temps ayant de lui accorder un affranchissement irrévocable.

Mais l’Orient ne retiendra pas seul l’attention du Conseil suprême : du traité de Sèvres, les premiers ministres seront forcés de revenir au traité de Versailles, et ce nouvel examen ne leur laissera pas le loisir de chômer. Ils auront, d’abord, à se prononcer sur le désarmement de l’Allemagne. C’est un rocher que, depuis deux années, les Sisyphes alliés essaient vainement de pousser devant eux sur la pente de la montagne. Au mois de mars 1919, la Chambre française des députés avait été très émue d’apprendre qu’il était question de maintenir à trois cent mille, puis à deux cent mille hommes, l’armée qu’on permettrait à l’Allemagne de conserver. Tous les groupes politiques se réunirent et, à l’unanimité, ils réclamèrent qu’il ne fût toléré, dans le Reich, ni force armée, ni armement. M. Maurice Raynaud avait été le promoteur de cette manifestation parlementaire et, sur sa demande, une adresse avait été envoyée à tous les membres de la Conférence de la paix. « Lorsque l’Allemagne partit à la conquête du monde, était-il écrit dans cet appel collectif, elle ne dissimula pas ses ambitions; les Puissances secondaires, Danemark, Hollande et Suisse, devaient être absorbées au point de vue politique et économique; la Belgique et le Nord de la France devaient être annexés purement et simplement. La victoire des Alliés a détruit ce rêve mégalomane. Si les Alliés voulaient profiter de leur victoire de la même manière que l’Allemagne voulait utiliser le triomphe qu’elle escomptait, l’Allemagne serait dépecée. Tels ne sont pas nos buts... Dès lors, pourquoi l’Allemagne serait-elle autorisée à conserver des institutions militaires qui, si étroites qu’elles soient, seront toujours une menace pour ses voisins ? » Au moment même où les délégués des Puissances à la Conférence de la paix recevaient cette adresse de la Chambre française, M. Von Gerlach, qui était sous-secrétaire d’État au ministère allemand de l’Intérieur, donnait sa démission, parce que, disait-il déjà, le gouvernement du Reich faisait trop de concessions au parti militaire et, dans une conversation avec un rédacteur de la Nouvelle Gazette de Zurich, il déclarait : « Cent mille hommes suffisent amplement à l’Allemagne pour sa police intérieure. » Nous sommes loin de compte aujourd’hui, quand nous voyons évoluer, tout armées, à côté de la Reichswehr, la Sicherheitspolizei, l’Ordnungspolizei et les Einwohnerwehren. La note qu’a rédigée, sous la présidence du général Nollet, et à l’unanimité de ses membres alliés, la haute Commission de contrôle, la vérification complémentaire à laquelle a procédé le maréchal Foch, la liste d’infractions allemandes qu’a dressée, le 31 décembre, le Gouvernement français, ne peuvent laisser aucun doute sur les violations systématiques dont sont l’objet, au-delà du Rhin, les articles 177 et 178 du traité de Versailles. De sursis en sursis, les Alliés avaient fini par décider à Spa que l’armée allemande devait être réduite, pour le 1er octobre 1920, au chiffre de cent cinquante mille hommes et que, pour le 1er janvier 1921, les effectifs seraient obligatoirement ramenés au chiffre de cent mille hommes, avec la composition et l’organisation prévues au traité. A quelle condition ces prolongations de délai avaient-elles été accordées à l’Allemagne? A son retour de Spa, M. Millerand l’a indiqué avec précision à la Chambre des députés : à la condition, a-t-il dit, que le gouvernement allemand procédât au désarmement immédiat de l’Einwohnerwehr et de la Sicherheitspolizei ; et la décision se terminait par cette phrasé menaçante : « Si à n’importe quelle date, avant le 1er janvier 1921, les commissions alliées de contrôle en Allemagne constatent que les termes du présent arrangement ne sont pas loyalement exécutés, les Alliés procéderont (pesez bien ces mots; tout le monde nous a dit alors que ce futur signifiait : les Alliés procéderont ipso facto, dès qu’ils auront reçu l’avis des commissions compétentes) à l’occupation d’une nouvelle partie du territoire allemand, que ce soit la région de la Ruhr ou toute autre, et ne l’évacueront que le jour où toutes les conditions prévues auront été intégralement remplies. » Nous voici au 15 janvier. Nous n’avons occupé aucune nouvelle partie du territoire allemand et le gouvernement allemand nous répète textuellement ce qu’il nous avait dit à Spa, qu’il ne peut sans danger désarmer l’Einwohnenvehr et la Sicherheitspolizei.

Comment M. Théodor Wolff peut-il donc écrire dans le Berliner Tagblatt que, si M. Leygues a envoyé à l’Allemagne la note du 31 décembre, c’est parce qu’il s’est montré docile aux exigences des militaristes français? M. Otto Braun lui-même, le président du Conseil prussien, ne vient-il pas de proclamer à Kœnigsberg que c’est au contraire le ministre allemand de la défense nationale qui cède à l’esprit militariste et que les manœuvres de l’Orgesch mettent en péril l’existence de l’État? Je ne veux pas douter que le Conseil Suprême ne prenne les mesures nécessaires pour mettre fin à un état de choses que beaucoup d’Allemands eux-mêmes commencent à trouver paradoxal. Si le Conseil, se réunissant près de trois semaines après le terme fixé pour le désarmement définitif, se laissait aller à de nouvelles complaisances, nous en serions réduits à penser que la convention de Spa n’a été qu’une mystification.

Mystification très coûteuse, du reste, en ce qui concerne le charbon. C’est encore un sujet que le Conseil Suprême sera obligé de reprendre, puisque le système imaginé à Spa ne doit pas être, et nous devons nous en féliciter, appliqué au-delà du 31 janvier. Mais les Allemands nous avertissent déjà qu’ils vont se livrer à de nouveaux marchandages. Depuis le jour où nous avons lâché la rampe que nous offrait le traité de Versailles, il nous faut descendre les marches plus vite que nous ne voudrions. Si socialiste que soit le Vorwaerts, il prend ardemment la défense de l’industrie allemande et il prétend que le charbon livré par l’Allemagne nous permet de faire à nos voisins une concurrence abusive. Des dommages causés à nos régions envahies, le Vorwaerts a déjà perdu la mémoire. Notez que ces accords de Spa, dont j’ai plusieurs fois signalé les graves inconvénients, le Reich n’a même pas daigné les exécuter. Bien qu’en 1920 l’extraction totale du bassin de la Ruhr ait dépassé de plus de seize millions de tonnes les chiffres de 1919, l’ensemble des livraisons effectuées par l’Allemagne pour les cinq derniers mois de l’année a été inférieur de cinq cent mille tonnes au total fixé par le protocole de Spa. Les Allemands attribuent ce déficit à la baisse du Rhin et au manque de wagons. Mais, comme ils s’attendent à ce que nous leur proposions, une fois de plus, d’assurer nous-mêmes les transports par chemin de fer, ils s’empressent d’ajouter qu’à partir du 31 janvier, ils ne pourront fournir le tonnage demandé par la Commission des réparations, c’est-à-dire deux millions deux cent mille tonnes par mois, au lieu des deux millions stipulés à Spa. Telle est la réponse que M. Bergmann vient de transmettre à la Commission par ordre de Berlin, et c’est encore le Conseil Suprême qui se chargera, sans doute, de régler ce conflit.

D’après les nouvelles de Londres, il semble, au contraire, que l’ordre du jour ne doive pas comprendre, si urgente qu’elle soit, la question des réparations. Non pas que les Gouvernements ne se réservent point de la traiter eux-mêmes. Mais quand l’évoqueront-ils? On ne le sait plus. La conférence de Bruxelles a suspendu ses travaux et jusqu’ici elle semble avoir été obligée, par les instructions qu’elle avait reçues, de s’en tenir à des discussions un peu théoriques. Les quatre étapes dont étaient convenus MM. Lloyd George et Georges Leygues seront-elles ou ne seront-elles pas maintenues? La méthode suivie sera-t-elle une fois encore bouleversée? La seule chose qui paraisse sûre, c’est que le gouvernement anglais persiste à vouloir faire dépendre du plébiscite en Haute-Silésie la détermination de la dette allemande. J’ai déjà montré que cette prétention, inspirée par M. Keynes, repose sur une confusion entre la responsabilité du débiteur et sa capacité actuelle de paiement. Je suis convaincu que, si la Commission des réparations, outillée comme elle l’est aujourd’hui, était appelée à jouer dans la détermination de la créance le rôle auquel elle a droit, elle aurait aisément raison des sophismes dont l’Allemagne enguirlande sa mauvaise volonté. En tout cas, l’un des experts de Bruxelles, M. Cheysson, était hier encore celui de la Commission, et il doit avoir entre les mains les documents et les statistiques qu’un établissement de haute valeur scientifique, l’institut Solvay de Bruxelles, a été chargé par la Commission de préparer et de réunir. Il y a, sans doute, dans ces dossiers, des données précises sur l’état économique de l’Allemagne, sur les moyens qu’elle a de s’enrichir rapidement et sur la part qu’elle peut faire aux Alliés dans ses revenus annuels, sans être arrêtée dans son relèvement.

Et puis la Commission et les experts auront, je l’espère, la curiosité de se renseigner sur le budget allemand. Ils verront que les impôts sont encore de moitié inférieurs aux nôtres et qu’ils ne sont pas régulièrement perçus. Mais ils trouveront aussi, aux dépenses, une multitude de postes tout à fait injustifiables. Ils constateront, d’abord, avec quelque surprise, que, pour une population diminuée, — diminuée par les combats et par les perles de territoires, — le nombre des fonctionnaires n’a pas cessé de croître en Allemagne depuis le début de la guerre et surtout depuis la révolution. De là des augmentations de dépenses formidables; Veut-on quelques exemples? En 1914,il y avait dans les administrations impériales civiles un peu moins de cinq mille cinq cents employés. Il y en a aujourd’hui plus de quatre-vingt mille. — Erreur grossière, diront les Allemands; cet accroissement de personnel n’est qu’apparent; il provient de ce que le ministère des finances du Reich a absorbé toutes les administrations financières des États particuliers. — Oui, cette absorption a eu lieu, mais elle a compris, en tout, cinquante-cinq mille fonctionnaires, et il en reste, par conséquent, vingt-cinq mille qui viennent d’ailleurs. C’est-à-dire que le nombre s’est accru, depuis la guerre, dans la proportion de cinq à un. Les Chambres françaises n’en sont pas encore là. Sur les quatre-vingt-deux mille cinq cents emplois qui figurent au budget de 1920, on peut en relever plus de treize mille huit cents qui sont de création nouvelle; et c’est ainsi que l’Allemagne débitrice comprend son devoir d’économie.

Encore ces chiffres n’englobent-ils pas les exploitations industrielles, de l’État. Si nous jetons un coup d’œil de ce côté, nous serons stupéfaits. Voilà un pays vaincu, qui se plaint de la misère et de la disette; il va être sans doute forcé de resserrer les services qui assurent les correspondances et les transports et qui doivent être les premiers à souffrir de la gêne économique. C’est exactement le contraire. Avant la guerre, l’administration des postes et télégraphes employait environ cent soixante-huit mille personnes. Aujourd’hui, dans un pays moins vaste, elle occupe deux cent cinq mille titulaires et cinquante-cinq mille auxiliaires. En 1914; il y avait, dans l’administration des chemins de fer, trois cent mille employés permanents ou temporaires; on en compte aujourd’hui quatre cent vingt mille pour un réseau moins étendu. Il faut croire que, si les wagons manquent pour transporter le charbon de la Ruhr, ces employés ont, tout de même, quelque part, des wagons à faire marcher.

Pour peu que nous entrions plus avant dans l’examen du budget de l’Empire, nous serons amenés à faire encore d’intéressantes découvertes. Le crédit inscrit pour les pensions atteint trois milliards neuf cent soixante-sept millions de marks. Sur ce chiffre, trois milliards six cent soixante-sept millions proviennent de la guerre. Mais, par l’article 236 du traité de Versailles, l’Allemagne n’a-t-elle pas accepté que ses ressources économiques fussent directement affectées aux réparations et, parmi les réparations, le paragraphe 5 de l’annexe I n’a-t-il pas rangé nos propres pensions aux victimes militaires de la guerre, mutilés, blessés, malades, invalides, et aux personnes dont ces victimes étaient les soutiens? Est-il admissible que les Allemands donnent plus de trois milliards six cents millions à leurs pensionnés, alors qu’ils ne nous versent pas encore un centime pour les nôtres?

Mais, puisqu’ils nous disent qu’ils désarment, nous allons, sans doute, trouver des économies considérables sur leur budget militaire. Voyons. Les dépenses de l’armée allemande dépassent, dans le budget ordinaire de 1920, deux milliards cinq cents millions et, dans le budget qualifié d’exceptionnel, un milliard sept cents millions. L’exception, ce sont les forces diverses qui s’ajoutent à l’effectif régulier de cent mille hommes. Le Conseil Suprême nous dira s’il est possible de tolérer plus longtemps une violation du traité qui se traduit par une dépense supplémentaire annuelle d’un milliard sept cents millions de marks, c’est-à-dire par un détournement d’un milliard sept cents millions de marks au détriment des Alliés créanciers, et plus particulièrement de la France dévastée. Mais le budget ordinaire lui-même nous révèle des détails étranges. Avant la guerre, l’entretien d’un soldat coûtait à l’Allemagne moins de douze cents marks par an. Aujourd’hui, la dépense pour un homme monte à vingt-cinq mille marks. Tenons compte aussi largement que possible de renchérissement de la vie, de la baisse du mark, du fait que les enrôlements volontaires se substituent aujourd’hui au recrutement obligatoire, il n’en restera pas moins une augmentation déraisonnable, que rien ne peut expliquer.

Et la marine de guerre allemande, l’Angleterre la croyait peut-être supprimée, détruite ou livrée? Nos amis britanniques feront bien de consulter le budget du Reich. Ils y relèveront une somme de cinq cent trente et un millions de marks affectée à la flotte dont l’Empereur était si fier; et s’ils veulent se rappeler qu’en 1913, à l’époque de sa plus grande puissance, cette flotte ne coûtait à l’Allemagne que deux cent vingt et un millions de marks, ils se demanderont peut-être avec quelque inquiétude si le Reich ne s’est pas dès maintenant approprié le mot de Guillaume II : « Notre avenir est sur l’eau. »

Mais poursuivons. Quel est, au budget du Ministère de l’Agriculture, ce crédit de trois milliards de marks? Il représente la dépense que supporte finalement le Reich dans les opérations d’achat et de revente auxquelles il se livre pour distribuer des denrées alimentaires au-dessous des prix courants. Ici encore, nous surprenons l’État débiteur en train d’accorder à ses nationaux des faveurs aux dépens de ses créanciers. Il faut espérer que les Alliés sauront mettre bon ordre à ces prodigalités.

Ce n’est pas tout encore. Voici le Ministère du Travail, énorme bloc de dépenses hétérogènes: il comprend trois grandes catégories de crédits, un milliard cinq cent quatre-vingt-dix-neuf millions de marks pour les dépenses ordinaires et permanentes, cinquante-deux millions pour les dépenses exceptionnelles, deux milliards deux cent quatre-vingt-neuf millions pour les dépenses extraordinaires. Si nous regardons d’un peu près ces trois masses inégales, nous remarquons que, dans la première, huit cent vingt-huit millions sont réservés à des institutions que le Reich a créées en faveur d’anciens militaires et dans lesquelles il occupe encore un grand nombre d’employés; c’est ainsi, par exemple; que, dans ses seuls offices de placement, il a placé d’abord sept mille fonctionnaires. Nous trouvons, en outre, un demi-milliard de marks consacrés à la prévoyance sociale, mais c’est exclusivement au profit des mutilés, des orphelins et des veuves de la guerre que s’exerce cette prévoyance : si bien qu’une fois de plus l’Allemagne sert largement, avant nos propres victimes, celles que son impérialisme a faites dans sa population. Mais il y a mieux encore dans les dépenses extraordinaires du Ministère du Travail. Nous y découvrons neuf cent vingt-cinq millions de marks destinés à favoriser des constructions d’immeubles pour habitations. Et sans doute la natalité allemande a déjà repris dans de telles proportions que, si elle continue à progresser aussi vite que depuis la guerre, le Reich aura, dans une douzaine d’années, réparé toutes ses pertes et contiendra, entre ses frontières rétrécies, autant d’habitants qu’en 1914; et cette capacité prolifique est bien faite, soit dit en passant, pour accroître rapidement sa capacité économique et sa capacité financière. Mais aujourd’hui, l’Allemagne n’a pas encore retrouvé les vies humaines que la guerre lui a enlevées et on ne s’explique pas très bien la hâte qu’elle met à construire des maisons aux frais de l’État, alors que, par sa faute, tant de Français sont aujourd’hui sans asile. Plus loin, dans le même budget, nous trouvons un chapitre de cinq cents millions de marks pour secours de chômage; et peut-être a-t-on le droit de se demander si une somme aussi importante, affectée aux ouvriers sans travail, est bien faite pour encourager le travail.

Mais il y a aussi en Allemagne un ministère de la reconstitution et vous pensez bien que la reconstitution allemande va passer avant la reconstitution française. Le Reich se plaint que le traité de Versailles l’ait privé de ses colonies. Il n’en garde pas moins un million de marks pour rétribuer quarante-trois employés, chargés de reconstituer les colonies. Il faut bien que Hambourg reste, suivant le mot de Guillaume II, la première ville maritime du monde. Aussi le ministère de la reconstitution dispose-t-il de sept cent soixante-dix millions de marks pour primes et subsides à la construction de nouveaux navires. Et l’Allemagne cherche à nous apitoyer sur son indigence !

Même remarque à propos de sa dette perpétuelle. C’est, pour la plus grande partie, une dette intérieure, à laquelle une gestion financière détestable a donné pendant la guerre des dimensions effrayantes. Les arrérages, qui étaient de deux cent quarante-neuf millions de marks en 1914, se sont élevés, en 1920, à douze milliards six cent quatre-vingt-treize millions. L’Allemagne doit-elle servir des rentes à ceux des Allemands qui l’ont aidée à faire sa guerre, avant de réparer les désastres que sa guerre a causés aux innocents ? Ouvrons encore le traité de Versailles, à l’annexe II qui suit l’article 244. Nous y lisons que, pour estimer périodiquement la capacité de paiement de l’Allemagne, la Commission des réparations a doit examiner le système fiscal allemand : 1° afin que tous les revenus de l’Allemagne, y compris les revenus destinés au service ou à l’acquittement de tout emprunt intérieur, soient affectés par privilège au paiement des sommes dues par elle à titre de réparations et 2° de façon à acquérir la certitude qu’en général le système fiscal allemand est tout à fait aussi lourd, proportionnellement, que celui d’une quelconque des Puissances représentées à la Commission.» Or, aujourd’hui, le système fiscal allemand est beaucoup plus léger pour les contribuables du Reich que notre régime d’impôts ne l’est pour nous-mêmes, et l’Allemagne paie ouvertement ses emprunts intérieurs sur les revenus qu’elle nous a délégués par privilège. Que devient, dès lors, le traité de Versailles? Et comment les Gouvernements alliés tolèrent-ils tous ces détournements de fonds?

Parmi les crédits ouverts, en 1920, pour l’exécution du traité de paix, nous trouvons également quelques sujets d’étonnement. Vingt-cinq milliards de marks sont inscrits pour livraisons à l’Entente, et l’Entente est loin d’avoir eu l’occasion d’inscrire elle-même, au compte des prestations reçues, la contre-partie de cette somme. Mais qu’est-ce que ces autres vingt-cinq milliards qui figurent sous la même rubrique : Exécution du traité de paix ? Ce sont, paraît-il, vingt-cinq milliards qui doivent permettre à l’État allemand de rembourser ceux v de ses nationaux qui auront fait des livraisons pour son compte. S’agit-il de dettes contractées par l’État pendant la guerre ? S’agit-il de dettes contractées depuis la guerre, pour assurer réellement l’exécution du traité de paix ? Je ne sais. Mais ces remboursements, quels qu’ils soient, sont faits par l’Allemagne à des Allemands, et si vraiment l’Allemagne est vaincue, comment paie-t-elle ses nationaux avant ses créanciers ?

L’ambassadeur d’Allemagne à Londres vient de faire connaître publiquement la véritable pensée de son pays : « Nous ne pouvons pas payer en espèces ; nous paierons en nature. » Remplacez « pouvons » par « voulons » et vous aurez toute l’explication du jeu. L’Allemagne n’entend pas seulement s’enrichir, comme tout bon débiteur, en payant ses dettes ; elle veut s’enrichir aux dépens de ses créanciers. Elle attend de nous que nous nous fournissions chez elle et elle espère chasser de nos provinces ravagées les produits de l’industrie française pour y placer plus aisément les siens. Le chef de la délégation française à Bruxelles, M. Seydoux, a été dans cette voie aussi loin qu’on peut y aller sans compromettre nos intérêts nationaux. Il a admis qu’on déterminerait, d’abord, les sortes de marchandises à livrer, qu’on en fixerait ensuite la valeur en argent et qu’on établirait enfin, sans passer par l’État, une liaison directe entre le preneur français et le vendeur allemand. Tout cela fait, on totaliserait les livraisons faites en nature et on se mettrait d’accord sur les paiements en espèces que l’Allemagne devrait effectuer ; il resterait donc, pour ces derniers, une marge encore incertaine ; mais ils ne seraient pas supprimés. A la vérité, ce sont eux qui doivent être la règle, et les paiements en nature ne peuvent être qu’un mode exceptionnel et transitoire. Les réparations ont-elles pour objet d’indemniser la France attaquée, envahie et dévastée ? Ont-elles été commandées par le traité dans l’intérêt des agresseurs ? La question est posée. C’est aux Gouvernements alliés d’y répondre.


RAYMOND POINCARE.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

  1. Copyright by Raymond Poincaré, 1921.