Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1899

Chronique no 1603
31 janvier 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier.


M. le comte Mouravief a adressé aux représentais des puissances à Saint-Pétersbourg une circulaire destinée à développer et à préciser les vues que l’empereur Nicolas a ouvertes, au milieu du mois d’août dernier, aux méditations de tous les gouvernemens, et, on peut le dire, de tous les peuples. La première circulaire russe a provoqué tout d’abord une vive sympathie, et inspiré ensuite quelques réserves. Cela est dans la nature des choses. Mais, après ce double mouvement d’adhésion sentimentale et d’hésitation trop purement raisonnable, le moment est venu d’aborder en face un problème aussi hardiment posé, d’en décomposer les élémens divers, et de rechercher parmi eux ce qui est pratique et immédiatement réalisable et ce qu’il faut peut-être en ajourner, en un mot ce que le présent peut en prendre et ce qu’il faut en laisser à l’avenir.

Le gouvernement russe, ou plutôt l’empereur de Russie, — car c’est lui certainement qui a eu la conception première, et son ministre des Affaires étrangères s’est contenté d’en faire part aux chancelleries, — l’empereur Nicolas était mieux qualifié que personne pour cette généreuse entreprise. Adoucir les maux de la guerre a été la préoccupation constante de ses plus illustres prédécesseurs, et ce qu’il y avait en eux de religieux, et même de mystique, les y inclinait naturellement. Ce serait une longue histoire à écrire que celle des tentatives de la diplomatie russe en vue de rendre la guerre moins cruelle : il est d’ailleurs à peine besoin de dire qu’elles ont encore insuffisamment réussi. De toutes ces tentatives, la dernière date de 1874, peu de temps après la guerre franco-allemande. L’empereur Alexandre II s’est adressé alors à tous les gouvernemens, comme vient de le faire son petit-fils, et leur a proposé d’envoyer des représentans à une conférence internationale où seraient discutées un certain nombre des questions que l’inhumanité de la guerre avait posées à l’humanité des chancelleries. La conférence s’est réunie à Bruxelles, capitale d’un petit pays neutre. C’est sans doute en souvenir de ce précédent que le comte Mouravief propose aujourd’hui que la prochaine conférence ne siège pas « dans la capitale de l’une des grandes puissances, où se concentrent tant d’intérêts politiques qui pourraient peut-être réagir sur la marche d’une œuvre à laquelle sont intéressés, à un égal degré, tous les pays de l’univers. » Nous ne savons pas si cette précaution sera efficace, car les petits pays, aujourd’hui, sont aussi perméables que les autres aux mille bruits de la publicité, et ils en sont quelquefois aussi vivement secoués. Aucune frontière n’est capable d’arrêter la pénétration de ces ondes sonores. Il n’y a peut-être nulle part de templa serena où des diplomates, élevés à la hauteur des sages de l’antiquité, puissent poursuivre dans le recueillement une œuvre qu’aucun écho du dehors ne vienne jamais troubler. Mais on ne saurait s’entourer de trop de garanties, et plus on en sent la faiblesse, plus il convient d’en multiplier le nombre. Il est bon que la prochaine conférence se tienne dans la capitale d’un petit pays. C’est ce qu’on a fait en 1874, sous les auspices de l’empereur Alexandre II, et ce qu’on fera bien de renouveler en 1899 sous les auspices de l’empereur Nicolas II.

Cela dit, prenons la circulaire. À la lire attentivement, on y aperçoit un peu d’hésitation et d’inquiétude, dont la circulaire du mois d’août dernier ne portait pas la trace. Il semble que le gouvernement russe ait un peu moins de confiance, sinon dans l’utilité de son initiative, au moins dans son opportunité. Le comte Mouravief, après avoir rappelé sa circulaire antérieure, ajoute « qu’au moment où il l’a écrite, rien ne semblait s’opposer à la réalisation plus ou moins prochaine de ce projet humanitaire. » L’observation est mise au passé. Depuis, bien des choses sont arrivées. « Malgré le grand courant d’opinion, dit le comte Mouravief, qui s’était produit, en faveur des idées de pacification générale, l’horizon politique a sensiblement changé d’aspect. En ces derniers temps, plusieurs puissances ont procédé à des armemens nouveaux, s’efforçant d’accroître encore leurs forces militaires, et, en présence de cette situation incertaine, on pourrait être amené à se demander si les puissances ont jugé le moment opportun pour la discussion internationale des idées émises dans la circulaire du 12 août. » Le ministre russe pose un point d’interrogation. Il a été frappé de ce fait que sa circulaire initiale, malgré l’accueil empressé qu’elle a universellement reçu, a été suivie d’un tel accroissement de forces militaires dans divers pays, qu’elle a paru en être le signal. Les mêmes puissances qui avaient donné une adhésion théorique à la noble pensée de l’empereur Nicolas ont continué, tout comme auparavant, de s’inspirer au jour le jour de leurs intérêts immédiats, et elles n’ont pas hésité à développer leurs forces à outrance ou même à les mobiliser. Elles pourraient peut-être dire à cela que, les suggestions russes n’ayant encore été acceptées par personne d’une manière définitive, il aurait été prématuré de s’y conformer. L’un aurait pu donner l’exemple et l’autre ne pas le suivre. Le premier se serait fortifié, le second se serait relativement affaibli. La proposition russe, qui a pour objet de maintenir telle quelle pendant un certain temps la proportion des forces en présence, n’aurait pas été respectée. Voilà sans doute ce qu’on aurait pu objecter ; mais la vérité est qu’on n’a éprouvé le besoin de donner aucune explication.

Qu’est-ce que cela prouve, sinon que l’œuvre si généreusement tentée est difficile, et qu’elle se heurtera à des oppositions encore plus grandes qu’on ne l’avait prévu ? Mais est-ce une raison pour y renoncer ? Non, certes. Il aurait mieux valu ne pas ouvrir au monde une aussi séduisante perspective, si on devait la lui fermer ensuite trop brusquement. En admettant même que les temps ne soient pas très propices, il ne faudrait pas se déclarer découragé. Ce serait dire qu’on croyait hier encore pouvoir lutter contre le danger, mais qu’on ne le peut plus aujourd’hui, tant il a grossi ! et cette espèce d’abdication devant une force proclamée insurmontable n’aurait rien de rassurant. Le gouvernement russe l’a compris. Après avoir parlé du changement survenu dans l’horizon politique, et qui l’a inopinément surchargé de nuages, le comte Mouravief continue bravement comme il suit : « Espérant, toutefois, que les élémens de trouble qui agitent les sphères politiques feront bientôt place à des dispositions plus calmes et de nature à favoriser le succès de la conférence projetée, le gouvernement impérial est d’avis qu’il serait possible de procéder dès à présent à un échange préalable d’idées entre les puissances dans ce dessein, et de rechercher sans retard les moyens de mettre un terme à l’accroissement progressif des arméniens de terre et de mer… » C’est l’avis du gouvernement impérial, c’est aussi le nôtre : il y aurait aujourd’hui plus d’inconvéniens à reculer qu’à aller de l’avant. Néanmoins, après avoir fait connaître son opinion à ce sujet, la chancellerie russe s’abstient de préjuger celle des puissances. « Dans le cas, dit le comte Mouravief, où elles jugeraient le moment actuel favorable à la réunion d’une conférence sur ces bases, il serait certainement utile d’établir entre les cabinets une entente au sujet du programme de ses travaux. » On voit combien les formes de la suggestion russe ont été atténuées depuis l’origine. Les incidens auxquels le comte Mouravief fait allusion sont connus de tout le monde. Assurément ils ont été graves, et peut-être le sont-ils encore. Cependant le ciel, qui était encore très obscur il y a quelques jours, a une tendance à s’éclaircir, et la circulaire russe vient à propos pour profiter de cette éclaircie.

Au reste, si les circonstances peuvent ajourner la réalisation du programme de l’empereur Nicolas, ce programme ne tient pas à ces circonstances et doit naturellement leur survivre. Il importe donc de le mettre dès maintenant à l’étude : c’est tout ce que propose aujourd’hui, et pour aujourd’hui, le comte Mouravief. Avant de se rendre à la conférence prochaine, les divers cabinets doivent s’entendre sur les principales questions à y débattre. Le comte Mouravief a donc bien fait d’indiquer tout de suite ce qu’il appelle « les thèmes à soumettre à la conférence » et « d’en résumer les traits généraux. » Sa circulaire énumère huit articles, qui se divisent naturellement en deux groupes. Les quatre premiers se rapportent à l’idée principale qui a déterminé l’initiative de l’empereur Nicolas, c’est-à-dire à l’arrêt qu’il y aurait lieu de mettre au développement des arméniens militaires, soit sur terre, soit sur mer, et aussi à la condamnation de certains instrumens de combat. Les trois articles suivans ont pour objet de rendre la guerre maritime plus humaine, en lui appliquant les règles de la convention de Genève, et tendent à la révision de la déclaration de Bruxelles de 1874. Enfin le huitième et dernier article cherche à prévenir la guerre par l’acceptation, en principe, de l’usage des bons offices, de la médiation et de L’arbitrage facultatif, pour les cas qui s’y prêtent. Les quatre derniers articles ne nous paraissent soulever aucune objection : il n’en est pas tout à fait de même des quatre premiers.

Si rien n’est à quelques égards plus souhaitable, rien d’autre part n’est plus difficile que d’imposer un point d’arrêt pur et simple « à l’accroissement des forces militaires. C’est pourtant ce que propose le comte Mouravief, et il annonce que, le premier pas une fois fait, il en restera un second à faire pour rechercher « les voies dans lesquelles pourrait même se réaliser, dans l’avenir, une réduction des effectifs et des budgets militaires. » Cette réduction, évidemment, devrait être proportionnelle : dès lors, le second pas serait plus facile que le premier, si le premier était une fois fait. Tous les pays resteraient de la sorte, les uns à l’égard des autres, dans la situation où ils sont aujourd’hui. Mais c’est précisément là ce qu’on aura de la peine à faire accepter par quelques-uns d’entre eux. Comment obtenir d’un pays, s’il a des ressources disponibles, ou si, d’une manière ou d’une autre, il est à même de se les procurer, qu’il ne les affecte pas à sa défense dans la mesure qu’il jugera indispensable ? Comment obtenir de lui, si l’un des siens fait une découverte propre à augmenter sa force défensive, ou même agressive, — car on ne se défend bien qu’en attaquant, — comment obtenir de lui la promesse qu’il ne se servira pas du moyen nouveau qui sera mis tout d’un coup à sa disposition ? Il est bien vrai que les découvertes dues au génie d’un seul deviennent rapidement la propriété de tous. Il n’y a pas, à proprement parler, de secret militaire qui ne tombe au bout d’un temps plus ou moins long dans le domaine commun. Nous avons trouvé la poudre sans fumée, tout le monde l’a maintenant. Les perfectionnemens des fusils ou des canons, malgré le mystère dont on cherche à les entourer, ne tardent pas à être universellement connus : tout au plus peut-on cacher les études et les expériences qui les préparent. Dès lors, on demande à quoi servent ces inventions. Elles ruinent les nations sans les fortifier, puisque leur force est chose relative, et que la relation première finit toujours par se rétablir entre elles. Poser ainsi la question, c’est, comme on dit, la résoudre, du moins en théorie : mais peut-être est-ce la poser dans des termes trop simples, et qui ne correspondent pas exactement à la réalité.

D’abord il n’est pas vrai, historiquement, que toutes les puissances s’approprient les découvertes faites par l’une d’elles aussitôt qu’elles sont dévoilées, et plus d’une fois celle qui avait su s’assurer la priorité d’un armement perfectionné en a usé à son profit. C’est ce qui a eu lieu, par exemple, en 1866, lorsque la Prusse, armée du fusil à aiguille, a battu l’Autriche à Sadowa. Pendant la guerre franco-allemande de 1870-1871, après la défaite et la suppression de nos armées de première ligne, il a fallu assez longtemps pour munir les autres de chassepots : toute l’armée prussienne avait le fusil à tir rapide alors qu’une partie des nôtres n’avait encore que le fusil à baguette. Aujourd’hui sans doute il n’en serait plus de même ; la différence d’armement entre deux armées européennes ne serait plus, de prime abord, aussi considérable ; toutes les puissances ont fait des efforts héroïques pour s’élever et se maintenir sensiblement au niveau les unes des autres. Il y aura cependant encore des périodes de transition où l’une pourra avoir l’avance sur l’autre, et, dans tous les cas, comme les ressources financières de chacune d’elles ne sont pas égales, il n’est pas indifférent d’avoir par avance affaibli son rival en l’appauvrissant. Si l’argent n’est plus absolument le nerf de la guerre, il y joue toujours un grand rôle. Mais ce ne sont pas les seules considérations à faire valoir, ni même les plus fortes. Il arrive, il peut du moins arriver que telle découverte change complètement les conditions mêmes de la guerre, soit sur terre, soit sur mer, et permette à celui qui, la veille, était relativement faible de trouver, le lendemain, des moyens de défense devant lesquels la force de l’agresseur peut être singulièrement et pour longtemps diminuée.

Veut-on un exemple ? Il en est un qui se présente aussitôt à l’esprit. On a mené grand bruit en France, depuis quelques jours, autour des essais qui ont été faits dans la Méditerranée d’un bateau sous-marin, ou d’un bateau plongeur. Que vaut exactement cet engin nouveau ? Nous n’en savons rien. Le bateau sous-marin n’a peut-être pas tous les mérites qu’on lui attribue ; mais peut-être les aura-t-il un jour ; et, dès lors, qui ne voit les conséquences ? On aura beau dire que toutes les puissances maritimes posséderont bientôt le même engin : il n’en est pas moins vrai que, même alors, les conditions de la guerre maritime ne seront plus les mêmes, et que certaines choses, qui sont actuellement possibles, cesseront de l’être. Un cuirassé peut, aujourd’hui, en se tenant à une grande distance des côtes, les accabler sous ses projectiles : cela lui sera plus difficile, lorsque les côtes pourront se protéger avec ces torpilleurs perfectionnés et à peu près invisibles. Certaines mers de médiocre largeur deviendront absolument intenables pour les cuirassés. Tout le monde y perdra peut-être en force agressive, mais chacun y gagnera en force défensive, et c’est un grand point pour quelques-uns. Telle puissance qui, présentement, serait tentée de se lancer dans la guerre résistera mieux à une tentation qui l’exposerait à une aventure de plus en plus incertaine. À ce point de vue, l’invention des bateaux sous-marins, en rendant la guerre plus aléatoire, la rendra vraisemblablement aussi moins fréquente. Au surplus, n’est-ce pas le résultat de toutes ces inventions qui, en perfectionnant les moyens de combat dans des proportions redoutables, font reculer les gouvernemens au moment de les employer ? Non pas que la guerre en devienne plus meurtrière. Ce n’est pas le résultat que les dernières expériences ont permis de constater. La guerre d’autrefois, qui était faite presque d’homme à homme, était autrement sanglante que la guerre moderne, où on opère par grandes masses. Elle se fait aujourd’hui plus scientifiquement. Son but, qui est de manifester avec évidence la supériorité du plus fort, est atteint plus vite et généralement à moins de frais. Ces conséquences dérivent des perfectionnemens apportés peu à peu aux moyens d’attaque et de défense de nos armées. À mesure que s’est accompli ce progrès, qui, à première vue, paraît atroce, puisqu’il a pour effet d’augmenter la force destructive de l’homme sur l’homme, la destruction, en réalité, est devenue moindre. Et dès lors on peut se demander si ce n’est pas faire fausse route que d’interdire l’emploi de certains engins, ou d’en rendre le perfectionnement inutile. Or, c’est ce que fait le comte Mouravief. Il condamne les nouvelles armes à feu et les nouveaux explosifs que l’on pourrait inventer, les poudres plus puissantes, les fusils et les canons à plus longue portée. Il limite l’emploi de ceux qui existent déjà. Il prohibe le lancement de projectiles ou d’explosifs quelconques du haut des ballons, expérience qui n’a pas été encore faite. Il s’oppose à l’emploi dans les guerres navales des bateaux-torpilleurs sous-marins ou plongeurs. Il interdit la construction des navires de guerre à éperon. Toutes ces propositions méritent d’être examinées avec le plus grand soin ; mais elles appellent des objections, même au point de vue où se place le comte Mouravief. Voulez-vous rendre la guerre plus difficile et dès lors plus rare ? Voulez-vous la rendre plus courte, et dès lors d’un poids moins lourd pour les pays qui la supportent ? Le meilleur moyen n’est pas d’arrêter artificiellement les progrès de l’art militaire, et l’instinct populaire ne se trompe pas, lorsqu’il applaudit à ces progrès, comme on vient de le faire chez nous à propos du bateau sous-marin. À la guerre, tous les moyens de destruction sont légitimes, excepté ceux qui n’ont pas pour objet seulement de mettre l’ennemi hors de combat, mais encore de l’achever sans nécessité, et surtout de le faire inutilement souffrir. Ceux-là sont odieux et doivent être réprouvés. Le sauvage empoisonne ses flèches. L’homme civilisé qui empoisonnerait ses armes, ou qui les construirait de manière à rendre les blessures plus douloureuses, descendrait au niveau du sauvage. L’ennemi, devenu inoffensif, devient aussitôt sacré. C’est à cette pensée que se rapporte la seconde partie de la proposition du comte Mouravief : là, il n’y a plus de réserves à énoncer, il n’y a qu’une approbation à donner, et aussi large que possible.

On reconnaît, dans cette seconde partie du programme russe, la noble inspiration qui déjà animait l’empereur Alexandre II, lorsqu’il a invité l’Europe à la conférence de Bruxelles, en 1874. Il s’agissait, à cette époque, non pas d’empêcher la guerre, mais d’en régulariser les pratiques et d’en diminuer l’horreur. Nicolas II continue la même œuvre, en quoi il mérite bien de l’humanité tout entière. La circulaire russe propose l’adaptation aux guerres maritimes des stipulations de la convention de Genève de 1864. Pourquoi maintenir, en ce qui concerne les blessés, une différence entre la guerre maritime et la guerre terrestre ? Les blessés doivent exciter le même intérêt, la même pitié, la même charité, qu’ils tombent sur mer ou sur terre. Le comte Mouravief propose, en conséquence, de neutraliser des navires ou des chaloupes, chargés du sauvetage des naufragés pendant et après les combats maritimes. Nous aimons à croire que tout le monde sera de cet avis. La circulaire russe revient aussi sur la déclaration de 1874. Elle a été approuvée par les représentans de toutes les puissances à la conférence de Bruxelles, mais elle n’a pas encore été ratifiée par leurs gouvernemens. Cela est fâcheux : il vaudrait mieux qu’une ratification officielle fût donnée à une œuvre aussi importante, et peut-être le sera-t-elle un jour prochain, lorsque la nouvelle conférence aura, à son tour, rempli sa tâche. L’œuvre alors sera plus complète, et elle acquerra une autorité plus grande. Mais, ratifiée ou non, elle n’en conserve pas moins une réelle valeur pratique. Même les gouvernemens qui, dans l’ignorance des conditions où se dérouleront les guerres futures, hésitent à prendre des engagemens trop étroits, se sentent néanmoins tenus à respecter les règles qui ont été posées et consenties en commun par leurs représentans. Chacune de ces conférences fait faire un progrès au droit des gens, c’est-à-dire à l’introduction de règles plus humaines dans un champ qui était primitivement abandonné à la force pure et à la brutalité, et où elles continueront malheureusement de dominer. Le programme se termine, comme nous l’avons dit, par une proposition relative à l’usage des bons offices, de la médiation et de l’arbitrage facultatif, et le comte Mouravief ajoute avec beaucoup de sagesse : « pour les cas qui s’y prêtent. » Ils ne s’y prêtent pas tous, et l’arbitrage supprimera seulement, dans l’avenir comme autrefois, les conflits qu’on sera, de part et d’autre, résolu de ne pas pousser à bout. Dans ces limites, il peut rendre de grands services, et l’emploi ne saurait en être trop encouragé. La conférence devra établir une entente au sujet du mode d’application de ces adjuvans pacifiques. Rien de mieux, assurément. Les bons offices, la médiation, l’arbitrage ne supprimeraient-ils qu’une guerre par siècle, et moins encore, qu’il faudrait les bénir.

Inutile de dire que la future conférence devra s’enfermer très strictement dans son cadre. Tel qu’il est, il est immense. Même sur les points où nous avons fait des réserves, il y a des améliorations à apporter à l’état de choses existant, et, s’il est impossible de figer en quelque sorte toutes les nations dans cet état ne varietur, on peut sans doute prendre des mesures pour qu’il évolue dans un sens meilleur au lieu d’évoluer dans un pire. C’est la tâche de la conférence. M. Delcassé, ministre des Affaires étrangères, exposait, le 23 janvier, à la Chambre des députés, dans quel esprit la France avait accepté de s’y rendre. Elle avait « la certitude, a-t-il dit, qu’on ne lui demanderait rien qui fût de nature à la diminuer, soit dans le présent, soit dans l’avenu. » Toutes les puissances ont sans doute pris la même précaution, et la certitude que nous avons, les autres l’ont aussi, et n’y tiennent pas moins. Il ne peut être question, ni de près ni de loin, ni directement ni indirectement, d’agiter des problèmes politiques : on ne saurait le faire, même par allusion détournée, sans s’exposer à ce danger de complications militaires que la conférence a précisément pour but d’atténuer. Et c’est pour cela que nous avons dit en commençant qu’elle n’avait pas à se préoccuper outre mesure, pour se réunir, de la situation de l’Europe, puisqu’elle ne doit avoir aucun rapport avec cette situation. Il s’agit d’une question toute technique : la guerre. Comment peut-on faire pour empêcher sa préparation d’épuiser inutilement les meilleures ressources d’un pays ? Comment peut-on faire pour l’éviter, dans les cas où elle est évitable ? Et si, par malheur, elle éclate, comment doit-on faire pour en atténuer les calamités ? L’œuvre de la conférence est comprise dans ces quelques mots. Ne semble-t-il pas que ce serait l’amoindrir que d’y mêler des préoccupations étrangères à un objet aussi élevé ?


Nous avons dit que M. Delcassé, dans la séance du 23 janvier, avait été amené à donner à la Chambre des députés des explications depuis longtemps attendues. L’occasion s’en est présentée tout naturellement à propos du budget des Affaires étrangères. La Chambre a consacré deux séances à ce débat : la première surtout a été remarquable par l’attitude de l’assemblée et par le talent des orateurs qui se sont succédé à la tribune. Des séances de ce genre sont malheureusement trop rares au Palais-Bourbon ; mais il suffit qu’elles se produisent quelquefois pour que la Chambre prenne conscience de ce qu’elle pourrait valoir si elle se dégageait du joug des interrupteurs, des interpellateurs et des agitateurs de profession. Ceux-ci ayant bien voulu, pour une fois, interrompre leurs exercices habituels, elle a pu écouter ses orateurs avec une attention religieuse et dans un silence absolu. Tout le monde d’ailleurs comprenait la gravité du débat : il n’était pas attendu seulement chez nous, mais aussi au dehors, et l’impression qui devait en résulter était destinée à étendre son effet au delà de nos frontières. Cet effet a été bon, comme il méritait de l’être. Les journaux anglais, si injustes pour nous il y a quelques jours, ont reconnu loyalement que pas un mot dont leur pays aurait pu se plaindre n’avait été prononcé. Et cependant, tous ceux qui ont pris la parole en ont usé très librement ; ils ont dit ce qu’ils avaient à dire sans l’atténuer par des artifices de rhétorique ; ils ont parlé comme ils pensaient, comme ils sentaient, avec dignité, avec fierté. Une telle discussion honorerait un parlement quelconque.

Nous ne l’analyserons pas, parce qu’il faudrait revenir sur ce que nous avons déjà dit bien des fois, et répéter des observations devenues familières à nos lecteurs. M. d’Estournelles, dans son intéressant discours, a poussé l’impartialité aussi loin que possible. S’il a relevé des torts à la charge des Anglais, il en a mis quelques-uns à la nôtre, principalement à propos de la question d’Égypte. À l’entendre, la manière dont nous l’avons traitée présente une série continue d’occasions manquées. Peut-être quelques-unes de ces occasions n’étaient-elles pas aussi bonnes qu’il l’imagine rétrospectivement, et nous ne les regrettons pas toutes, même aujourd’hui, autant qu’il le fait. M. Ribot a répondu à cette partie de son discours avec une abondance d’argumens précis, et avec des souvenirs personnels qui ont remis toutes choses au point. Quel que soit le mérite de ces divers discours, celui de M. Ribot a incontestablement produit sur la Chambre l’impression la plus vive et la plus profonde. À propos de l’Égypte, comme à propos des autres affaires que nous avons eu à traiter avec l’Angleterre depuis quelques années, il nous a disculpés de ce reproche de tracasserie mesquine et brouillonne qu’on aime tant à nous adresser de l’autre côté du détroit. Il n’est pas exact que nous ayons pratiqué une telle politique en Égypte. Si nous avons fait des difficultés au sujet de l’emploi des économies fiscales, ce n’est pas pour priver l’Égypte d’un bénéfice qui lui reste acquis, ni l’Angleterre d’un moyen d’action qu’elle retrouvera plus tard ; mais c’est qu’il y avait là pour nous une occasion d’engager une conversation qui nous semblait indispensable, et de poser quelques questions dont la réponse nous intéressait grandement. Cette conversation, on nous l’a refusée ; ces questions, on les a éludées pendant de longues années consécutives ; et, aujourd’hui, un des griefs que la presse anglaise énonce le plus volontiers contre nous n’en est pas moins de n’avoir jamais voulu aborder nous-mêmes, ouvertement et directement, la question d’Égypte dans son ensemble, ni la prendre par ses grands côtés. Elle nous accuse d’avoir fait contre l’Angleterre de la très petite guerre, taquine et sournoise, guerre de ruses et d’embuscades, presque de guet-apens. Rien n’est plus inexact. M. Ribot a raconté, à ce sujet, ce qui s’est passé entre lui et M. Gladstone, la dernière fois que le grand homme d’État a occupé le pouvoir. Nous avions alors pour ambassadeur à Londres le très regretté M. Waddinglon. M. Waddington, conformément aux instructions de M. Ribot, a engagé une conversation sur l’Égypte avec M. Gladstone, qui semblait s’y prêter avec des intentions très droites. Deux jours après, l’ambassadeur de la Reine à Paris, lord Dufferin, s’est plaint à M. Ribot de ce que lord Rosebery, ministre des Affaires étrangères, regardait comme un procédé incorrect. C’était avec lui, lord Rosebery, et avec lui seul, qu’on devait traiter la question d’Égypte. Soit ! M. Waddington a essayé d’en parler à lord Rosebery : celui-ci s’est empressé de dire que le moment n’en était pas venu, et qu’il ne manquerait pas d’avertir notre ambassadeur dès qu’il jugerait l’heure plus opportune. Cette opportunité ne s’est jamais rencontrée pendant que lord Rosebery est resté aux affaires, ni depuis, bien entendu. M. Gladstone a-t-il connu cet incident, à l’instant même où il s’est produit ? Non, sans doute. Lord Roseberry s’était plaint à nous, mais non à lui, et la preuve en est que, quelque temps après, M. Gladstone, déjà dans la retraite, a écrit à un jeune Égyptien une lettre où il reprochait, lui aussi, à la France d’avoir évité la conversation sur l’Égypte, ou de l’avoir volontairement laissé » tomber. M. Ribot avait quitté les affaires comme M. Gladstone. Il lui a écrit pour rectifier les faits, M. Gladstone a répondu, et la correspondance a été de telle nature, que ce dernier a exprimé le désir qu’elle ne fût pas publiée. Voilà ce qui s’est passé au sujet de l’Égypte.

M. Ribot a été aussi net, aussi précis, aussi probant en ce qui concerne Madagascar. Il a montré que nous n’y avions manqué à aucune de nos promesses, et cette démonstration avait besoin d’être faite, puisque l’affirmation contraire était reproduite presque quotidiennement en Angleterre. À notre avis, le gouvernement de la République a eu tort, dans son propre intérêt, de convertir le protectorat en annexion ; mais il était maître de le faire. À notre avis, il a eu tort d’établir, pour l’entrée des marchandises étrangères, des tarifs trop élevés ; mais il était maître de les établir, car l’annexion avait fait table rase des traités antérieurs souscrits par le gouvernement malgache, et aucun engagement international ne s’opposait à sa pleine liberté douanière. Il y avait là une simple question de mesure. La mesure a-t-elle été dépassée ? Nous l’avons toujours cru, nous l’avons toujours dit ; notre opinion n’a ici rien de nouveau ; mais, pour la première fois, elle a été exprimée devant la Chambre par deux orateurs très distingués, dont l’un, M. Denys Cochin, représente la droite, et dont l’autre, M. Ribot, représente le centre républicain, c’est-à-dire la fraction la plus considérable de la majorité. M. Cochin, dans un discours plein de bon sens, de bonne grâce et d’esprit, a critiqué avec vigueur la politique douanière que nous appliquons à nos colonies ; et M. Ribot lui a donné raison, en ajoutant qu’il s’en remettait à la sagesse de M. le ministre des Affaires étrangères de ce qu’il y avait à faire dans l’avenir. Et la Chambre, loin de contester, a approuvé et a applaudi, cette Chambre si protectionniste, qui jusqu’à ce jour, avait refusé d’écouter, en pareille matière, une parole de prudence et de modération. Il y a là un heureux symptôme. Avions-nous tort, il y a quinze jours, de dire qu’une transformation s’opérait dans les esprits, et que, si elle était lente, elle était certaine ? Les faits nous ont justifié. Nous ajoutions, à la vérité, que cette heureuse évolution pouvait s’arrêter tout net si l’Angleterre, par une brusquerie déplacée, cherchait à nous imposer des solutions qu’on ne doit attendre et qu’on ne peut obtenir que du progrès naturel de nos idées. Et c’est une observation qui, à ce sujet comme à beaucoup d’autres, est encore bonne à reproduire aujourd’hui.

M. Ribot, M. Cochin, M. d’Estournelles, et après eux M. Delcassé, dans le discours qui a clos la discussion générale du budget, ont dit dans les meilleurs termes chacun ce qu’il avait à dire. La conscience de la Chambre se sentait soulagée à mesure que son esprit s’éclairait. De telles séances sont utiles, bienfaisantes même. Nous ignorons si des conversations sont ouvertes entre le gouvernement français et le gouvernement britannique ; mais nous l’espérons. En Angleterre, la campagne des journaux semble se modérer ; la campagne des discours politiques paraît finie, ou change de caractère. On a assez écrit, assez parlé pour exciter l’opinion. Le tour des écrivains et des orateurs est passé ; celui des diplomates est venu. Nos orateurs, à nous, n’ont pas dit un mot de trop ; nos journalistes eux-mêmes ont toujours gardé leur sang-froid, ce qui n’a pas été sans quelque mérite. Nous ne doutons pas que nos diplomates ne montrent proportionnellement, c’est-à-dire à un degré beaucoup plus élevé, des qualités analogues. Dès lors, pour peu que l’Angleterre le veuille, les dissentimens d’hier seront bientôt effacés. Ils le seraient déjà, si le gouvernement anglais avait consenti à s’en expliquer plus tôt.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIÈRE.