Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1899

Chronique no 1602
14 janvier 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier.


Les Chambres se sont réunies le second mardi de janvier, date fixée par la Constitution : c’était, cette année, le 10 du mois. La Chambre des députés a employé sa première séance à réélire intégralement son bureau, et le Sénat à fixer la date de sa séance ultérieure. La Chambre a applaudi le discours très patriotique de son doyen d’âge, M. Boysset, et le Sénat n’a pas moins applaudi celui de son doyen d’âge, M. Wallon, qui a pris la défense de la Constitution de 1875, dont il est le père. Cette constitution est aujourd’hui l’objet de bien des critiques. M. Wallon estime qu’on fait retomber injustement sur sa tête les péchés de tout le monde : elle reste pour lui un instrument que de très mauvais musiciens accusent de toutes leurs fausses notes, et nous ne disons pas qui ait tort. Mais cette question, quelque importante qu’elle soit, ou qu’elle doive prochainement le devenir, n’est pas celle qui, dans le moment troublé où nous sommes, sollicite nos principales préoccupations. À chaque jour suffit sa peine : celle du jour actuel est, hélas ! assez lourde. Pour en revenir à la Chambre des députés, et en finir avec ce que nous avons pour le moment à en dire, elle a réélu comme président M. Paul Deschanel à une majorité considérable, écrasante même. La candidature concurrente de M. Henri Brisson, qui avait paru sérieuse la veille encore, n’a réuni que 187 voix, contre 323 qui ont été données à M. Deschanel. Cela tient, assurément, à des causes diverses. Le récent ministère de M. Brisson n’a pas laissé de bons souvenirs, et les explications qu’il a données depuis sur certains incidens de ce ministère, par exemple sur les circonstances dans lesquelles il a pris connaissance, au ministère de la Guerre, d’un dossier qui est resté secret pour lui, ont jeté dans les esprits quelque confusion. D’autre part, M. Paul Deschanel avait montré, à l’épreuve même, qu’il était un bon président. M. Brisson avait donc perdu de ses avantages, et M. Deschanel avait gagné ce que M. Brisson avait perdu. Il n’en reste pas moins vrai que deux partis étaient en présence, le parti progressiste et le parti radical, et que la Chambre avait à se prononcer entre eux. On a vu le choix qu’elle a fait. S’il avait eu besoin d’une confirmation, elle se serait produite dans le second vote, pour l’élection des vice-présidens. Ici, la Chambre procédait par scrutin de liste : pourquoi M. Aynard est-il arrivé en tête, et M. Mesureur en queue ? Sans doute, M. Aynard est un homme éminent, et, dans la récente discussion de l’arrangement commercial avec l’Italie, il a prononcé un discours dont la Chambre a été vivement frappée. Mais ce n’est pas seulement pour sa compétence en matière économique, ni pour son talent d’orateur, que la Chambre l’a élu le premier de ses vice-présidens. Tous ces choix ont une importance politique. Ils fournissent une indication. À force de répéter que la majorité de la Chambre est radicale et socialiste, on l’a fait croire à beaucoup de gens, et même à M. Charles Dupuy ; mais cela n’est pas tout à fait sûr. La Chambre, même aujourd’hui, ne se connaît pas très bien ; elle se connaissait moins encore le lendemain des élections. Elle fait des progrès dans la prise de possession d’elle-même ; elle en a encore quelques-uns à faire. Le gouvernement ne l’y a pas aidée ; elle a su se passer du gouvernement. Le ministère, n’ayant d’ailleurs pas pris assez d’autorité pour diriger les événemens, n’en a par suite pas assez pour diriger la Chambre. Les choses vont un peu à l’aventure, mais les leçons s’en dégagent peut-être plus naturellement.

Nous ne voulons pourtant pas préciser dès aujourd’hui le sens de ces leçons, non pas tant parce qu’il nous paraît encore confus sur certains points, — la plupart des nuages sont dès maintenant dissipés, — mais parce que nous espérons d’un avenir prochain une clarté encore plus grande, et plus frappante pour tous les yeux. Depuis le jour où la déplorable affaire qui pèse si lourdement sur nous a été soumise à la Cour de cassation, nous avons formé la résolution, — et nous l’avons annoncée, — de n’en plus dire un mot, jusqu’à l’arrêt définitif. Cet arrêt, à nos yeux, doit clore l’affaire, et, en fait, nous en acceptons d’avance toutes les conclusions, car il faut une fin à tout, même et surtout aux mauvaises choses. Les incidens qui se produisent au jour le jour, quelque sérieux qu’ils soient, ne nous détourneront pas de notre résolution, et ce serait nous en détourner que de discuter ces incidens. Sans renoncer à notre jugement, nous l’ajournons. La bruyante démission d’un président de chambre à la Cour de cassation nous fera d’autant moins sortir de notre réserve que les motifs auxquels il a obéi paraissent plus obscurs à mesure qu’il les explique. Nous ne parlerons même pas de la Ligue de la Patrie française : elle s’organise. Il faut donc attendre. D’autres n’attendent jamais, et se jettent en avant à la moindre lueur qu’ils aperçoivent ; mais cette impétuosité prime-sautière a conduit les uns à des déceptions et les autres à des entêtemens auxquels nous préférons ne pas nous exposer. Le jour approche sans doute, où nous aurons en main tous les élémens de la vaste enquête qui se poursuit, soit au Palais de Justice, soit même au Palais-Bourbon, avec des moyens d’investigation qui nous manquent. Quand elle sera terminée, nous parlerons : pour aujourd’hui, mieux vaut nous taire.


Au surplus, les affaires extérieures suffisent à occuper notre attention. Depuis plusieurs mois déjà nous avons, ici même, quelque peu sonné la cloche d’alarme ; mais l’attention distraite se portait obstinément ailleurs. Rien n’est plus difficile que de se faire écouter par des gens qui ont une autre idée en tête. L’affaire de Fachoda a été le résultat d’une situation antérieure que nous avions décrite, et à laquelle nous nous étions efforcés de donner sa physionomie véritable ; mais personne ne voulait voir, ni entendre. De toutes les facultés françaises, la plus extraordinaire, et aussi la plus inquiétante, est la facilité avec laquelle nous savons nous abstraire des événemens réels, quelque menaçans qu’ils soient, pour vivre dans notre imagination. Nous nous sommes heureusement guéris de quelques défauts, mais non pas encore de celui-là. Après y avoir mis le temps, nous nous sommes aperçus tout d’un coup que nous avions couru un grand danger, et que ce danger n’était pas encore complètement conjuré : alors le passé, le présent, l’avenir, se sont présentés à la fois à notre esprit, non sans y causer quelque trouble. Eh quoi ! serait-il vrai que la guerre ait été, et qu’elle soit encore possible entre l’Angleterre et la France, si nous ne mettons pas toute notre attention à l’éviter ? Jusqu’à ces derniers jours, personne chez nous n’a consenti à y croire. Le fait paraissait trop invraisemblable. Et puis, il faut bien le dire, — et le dire même très haut, — nous avions la conscience si tranquille et si nette à l’égard de nos voisins d’outre-Manche, que l’idée d’un conflit avec eux était très loin de notre pensée. Notre sécurité était absolue. Pendant ce temps-là, les esprits s’exaltaient en Angleterre. Les journaux y devenaient de plus en plus hostiles. On nous y faisait des griefs des moindres choses. Les représentans des vieilles traditions, pacifiques et raisonnables, y étaient attaqués et battus en brèche par des hommes nouveaux, qui les accusaient d’une prudence intempestive et presque de pusillanimité, et ceux-ci trouvaient dans l’opinion le crédit que ceux-là commençaient à perdre. Cette perspective de la guerre, que nous n’avions pas voulu envisager, — et nous n’aurions pas pu le faire sans horreur, en songeant à tout ce que la civilisation y perdrait, — cette perspective ouvrait à l’imagination britannique des vues où elle s’engageait, au contraire, avec complaisance : peu à peu, elle s’y précipitait même avec ardeur. L’Angleterre ne songeait pas sans quelque enivrement à sa puissance maritime, qu’elle estime supérieure à toutes les autres. Le résultat de la guerre hispano-américaine devenait pour elle un exemple suggestif et tentateur. Elle ne tenait plus qu’un compte médiocre de différences pourtant appréciables. Le danger d’un coup de tête augmentait avec l’âpreté des convoitises. Certes, les traits de ce tableau ne s’appliquent pas à l’Angleterre tout entière, et nous aimons même à croire qu’ils ne s’y appliquent qu’à une minorité, mais les minorités violentes et sans scrupules ont trop souvent entraîné des majorités plus timides, et le spectacle de ce qui se passait chez nos voisins n’était certainement pas de nature à nous rassurer. Il ne devait pas non plus rassurer l’Europe. Si les conséquences de la guerre hispano-américaine ont échauffé à ce point les esprits britanniques, ordinairement plus calmes et plus rassis, on peut facilement pressentir ce qu’il adviendrait d’une nouvelle guerre, qui tournerait une fois de plus à l’avantage des Anglo-Saxons. Les journaux mêmes de la Triple Alliance ont fini par se préoccuper de cette éventualité. La presse anglaise dément aujourd’hui les projets qu’elle étalait hier avec une certaine emphase brutale. Nous savons ce que valent, en pareil cas, les aveux aussi bien que les démentis : cela dépend des circonstances ultérieures. Les Mémoires de M. de Bismarck sont, à ce point de vue, très instructifs. Le chancelier de l’Empire proteste avec indignation contre toute pensée d’avoir voulu nous faire la guerre en 1875, parce que finalement il ne l’a pas faite ; mais il confesse l’avoir voulue en 1870, parce qu’il a donné suite à son dessein et qu’il a réussi. La philosophie de l’histoire est toute rétrospective.

Ce qui rend notre situation difficile, c’est que, plus nous y songeons, moins il nous est facile de découvrir nos prétendus torts envers l’Angleterre. On a beaucoup parlé de coups d’épingle, parce qu’on ne pouvait parler de coups plus graves. Le mot a même fait fortune, mais il manque de précision. Nous voudrions pourtant bien savoir ce qu’on nous reproche, ou plutôt ce qu’on nous veut : désir bien naturel. Quand nous cherchons d’où peut venir, entre Londres et Paris, un désaccord susceptible d’avoir des suites militaires, nous ne trouvons rien du tout : il faut donc qu’on prenne la peine de nous éclairer. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait jusqu’ici ? Pourquoi a-t-on laissé naître en Angleterre un mécontentement de plus en plus vif ? Pourquoi l’a-t-on même fomenté et s’applique-t-on encore à l’entretenir, loin de rien faire, ou même de rien tenter pour le dissiper ? Pourquoi menace-t-on sans cesse, sans s’expliquer jamais ? Il est vrai que le gouvernement anglais vient de publier, sur Madagascar, un Livre Bleu, qui énumère contre nous un certain nombre de revendications ; nous y reviendrons dans un moment. Mais il est impossible de croire que cette publication, au moment où elle s’est produite, soit venue d’un bon sentiment. Lorsqu’une négociation est pendante entre deux gouvernemens, il n’est pas d’usage d’en saisir brusquement le public, et de le solliciter en quelque sorte à y intervenir : il ne peut le faire qu’avec ses préjugés et ses passions, et c’est bien à ses passions et à ses préjugés qu’on semble faire appel. Cette conduite se comprendrait, si nous avions montré une mauvaise volonté irréductible ; mais sommes-nous dans ce cas ? Non, assurément. Les principales réclamations de l’Angleterre, à Madagascar, portaient sur deux questions distinctes : celle des tarifs douaniers et celle du cabotage. Sur la première, M. Delcassé a annoncé qu’il se montrerait aussi conciliant que possible ; sur la seconde, il est allé plus loin, ou plus vite, il a donné pleine satisfaction au gouvernement anglais en retirant un décret du gouverneur général de Madagascar, qui attribuait au pavillon français le monopole du cabotage sur les côtes. C’est le lendemain de cette concession et peu de jours après la promesse d’une étude sérieuse et bienveillante de la question des tarifs, que lord Salisbury a publié son Livre Bleu. Il a répondu à un bon procédé par un autre qui l’était moins. Croit-il que de pareils moyens soient propres à ramener le calme dans les esprits ? Pour atteindre un but si désirable, il faut prendre un chemin différent. Au lieu de jeter dans le public, comme des brandons de discorde, des questions qui ne sont pas encore résolues, il faut les résoudre, ou du moins l’essayer loyalement. Le gouvernement anglais n’en a rien fait, et, chose plus inquiétante, il ne paraît même pas disposé à le faire. Qu’attend-il ? Nous sommes prêts à négocier avec lui quand il voudra et comme il voudra, à prendre les questions qui l’intéressent en détail ou en bloc, une à une ou dans leur ensemble. Le jour où il entamera une conversation diplomatique, au lieu de faire des manifestations pour les journaux et pour les clubs, nous serons prêts à lui répondre. Mais quand ce jour viendra-t-il ?

On ne peut pourtant pas nous demander de parler les premiers, et cela pour deux raisons. La première est que nous avons parlé, et même agi les derniers. Nous avons annoncé l’intention d’évacuer Fachoda, et nous l’avons réalisée. Le gouvernement de la Reine a refusé alors tout échange de vues préalable. Évacuez d’abord, disait-il ; nous verrons ensuite. Mais il laissait entendre qu’ensuite, il se montrerait accommodant. On voit ce qui en est advenu. La seconde raison est que nous n’avons rien à demander à l’Angleterre. Si elle est, ou plutôt puisqu’elle est à notre égard dans une autre situation, qu’elle parle, nous écoutons. Mais en vain. On semble attendre de nous des explications. Mon Dieu ! nous voulons bien en donner : mais sur quoi ?

Serait-ce sur Terre-Neuve ? Il y a quelques jours encore, les Anglais parlaient bruyamment de Terre-Neuve. Terre-Neuve était leur préoccupation dominante. Les journaux français ont mis un empressement peut-être excessif à traiter à leur tour la question, et ils l’ont fait dans un sens si conciliant, qu’on a bien voulu, de l’autre côté de la Manche, reconnaître nos bonnes dispositions. Parfois même, chez nous, on a dépassé la mesure, tant on se montrait désireux d’écarter un sujet de mésintelligence avec l’Angleterre. Celle-ci nous en a-t-elle su le moindre gré ? En vérité, il ne semble pas. C’est au moment même où cette question paraissait en voie de solution amiable, qu’on a soulevé celle de Madagascar, comme pour jeter un aliment nouveau dans un feu qui menaçait de s’éteindre. Mais enfin, sur cette question de Terre-Neuve, avons-nous, les premiers, quelque chose à dire ? Est-ce de la France qu’on est en droit d’attendre une initiative ? Non, et cela encore pour deux motifs. Le premier est que nous avons à Terre-Neuve un droit incontestable, et que, si l’on veut que nous lui donnions une forme nouvelle, il faut au moins nous le demander. La seconde est que, dans notre désir d’épargner à l’Angleterre, avec sa colonie, des embarras dont elle exagérait d’ailleurs l’importance, à deux reprises, depuis quelques années, nous avons conclu un arrangement avec elle pour résoudre le problème, d’abord par une entente directe, ensuite par voie d’arbitrage. Si l’Angleterre en est restée là, est-ce notre faute, et qu’a-t-elle à nous reprocher ?

Nous ne savons plus aujourd’hui l’intérêt que l’opinion britannique attache à la question de Terre-Neuve, cet intérêt ayant manifestement diminué à mesure que nous nous montrions mieux disposés à en tenir compte. Peut-être nous dira-t-on à Londres : — Que nous parlez-vous de Terre-Neuve ? Il s’agit maintenant de tout autre chose : personne n’y pense plus ! — On tenait hier un autre langage. Quoi qu’il en soit, nous dirons quelques mots de cette affaire, non parce qu’elle présente à nos yeux une importance exceptionnelle ; mais parce qu’elle nous permet de montrer quel est le caractère habituel de nos rapports avec l’Angleterre, comment nous traitons avec elle lorsqu’elle met la conversation sur un objet qui la touche, enfin quel esprit, au moins de notre côté, préside à ces négociations. Celle-ci peut servir d’exemple.

Notre droit de pêche sur la partie des côtes de Terre-Neuve que l’on appelle le French Shore date du traité d’Utrecht, en 1713, et il a été depuis confirmé et précisé par plusieurs instrumens diplomatiques, notamment par le traité et les déclarations de Versailles, en 1783. L’article 13 du traité d’Utrecht nous attribue le droit de pêcher le poisson dans une partie des eaux de Terre-Neuve, et de le sécher sur un territoire d’une certaine étendue. Nous pouvons, pour remplir ce dernier objet, construire des échafauds et des cabanes, à l’exclusion de tout autre bâtiment qui aurait un caractère permanent. D’autre part, les habitans de Terre-Neuve sont tenus de ne rien faire, sur le French Shore, qui soit de nature à gêner nos pêcheurs dans l’exercice de leur profession. S’il nous est interdit d’élever sur la côte autre chose que des constructions volantes et provisoires, la même interdiction s’applique à eux. Nous reconnaissons volontiers que ce sont là pour Terre-Neuve des servitudes assez lourdes, et qui le sont devenues davantage avec le progrès des années et les développemens de la colonie. Celle-ci, au lieu d’avoir accès à la mer sur une partie de ses côtes, en est en quelque sorte coupée et isolée par le French Shore, ce qui autrefois n’avait pas pour elle grand inconvénient, car elle existait à peine, mais ce qui en a davantage aujourd’hui : nous sommes trop sincères pour le nier.

Il y a dix ans, dans une conversation avec notre ambassadeur, M. Waddington, lord Salisbury résumait la question comme il suit : « Au fond, la difficulté vient des modifications profondes que le cours des années a introduites à Terre-Neuve. À l’époque du traité d’Utrecht, d’où découlent les droits de la France, le French Shore était un désert, et, pendant de longues années, vos pêcheurs ont pu poursuivre leurs opérations sans entrer en conflit avec la population indigène. Depuis quelque temps, il n’en est plus de même. La population de la colonie a beaucoup augmenté ; elle cherche des débouchés sur la côte ; elle veut exploiter les ressources minérales et autres du pays, et partout elle se trouve en présence de vos droits et de vos prétentions. Ainsi, au siècle dernier, personne ne songeait aux homards, ni aux gisemens miniers. Le traité d’Utrecht n’a pas prévu et ne pouvait pas prévoir le développement de nouvelles industries sur cette côte inhospitalière. Il me semble donc qu’il y aurait intérêt pour les deux pays à déterminer de nouveau leurs droits respectifs, tels qu’ils ont été modifiés par la force des choses, et à reconnaître que les stipulations du traité d’Utrecht ne répondent plus à la situation actuelle. » C’est ainsi que parlent les Anglais, quand ils sont de sang-froid, et qu’ils veulent bien raisonner avec nous. Ils commencent par reconnaître notre droit, parce qu’il faut bien commencer par là ; puis ils nous demandent d’en céder quelque chose, quelquefois même de le céder tout entier, mais non pas sans compensation.

Le tableau tracé par lord Salisbury contient des traits fort justes. Sans doute les développemens de la colonie y sont un peu exagérés : pourtant ces progrès sont réels. Les richesses minières récemment découvertes n’ont peut-être pas la valeur que leur attribue l’imagination des Terre-Neuviens ; ils tireront longtemps encore plus de ressources de leur commerce avec nous que de l’exploitation de leurs mines : pourtant ces mines existent, et il est naturel de vouloir les exploiter. La question des homards et des homarderies a pris également une importance imprévue. Pour des causes en partie ignorées, la morue s’est raréfiée dans les eaux de Terre-Neuve. On la pêche aujourd’hui, et nous la pêchons nous-mêmes de préférence au grand banc, circonstance dont on abuse pour dire que nous n’usons presque plus du French Shore et que, dès lors, nous n’y avons plus d’intérêt. En revanche la pêche du homard, qui n’existait pas autrefois, a été inaugurée, il y a douze ou quinze ans, et s’est depuis lors très développée. On nous conteste le droit de la pratiquer, sous prétexte que le homard est un crustacé, et non pas un poisson, et que, de plus, on ne le pêche pas, mais qu’on le capte : or, le traité d’Utrecht, à le prendre au pied de la lettre, ne parle que de poissons et de pêche. Ce sont là de pures querelles de mots. Celle qu’on nous fait au sujet des homarderies que nous avons construites sur le rivage serait plus sérieuse, si elle reposait sur des faits exacts. Tantôt on prétend que nous ne nous servons plus du French Shore, tantôt on y dénonce nos empiétemens, ce qui ne laisse pas d’être un peu contradictoire. Il est vrai que nous nous servons moins du French Shore pour la pêche et pour le séchage de la morue, parce que, comme nous l’avons dit, le poisson s’en est retiré ; mais, s’il s’en est retiré, il peut y revenir, et cela suffit pour nous interdire de renoncer hâtivement à nos droits. Quant aux homarderies, on leur refuse le caractère d’établissemens provisoires, les seuls que nous ayons la faculté de construire ; mais les rapports de nos agens le leur attribuent. En tout cas, si nous n’avions pas le droit de les élever, les Anglais ne l’avaient pas davantage ; et ce sont eux qui ont commencé. Les premières homarderies ont été construites par leurs mains, malgré nos protestations. C’est alors que nous en avons construit, à notre tour, quelques-unes, mais dans la modeste proportion d’une contre cinq. On voit donc que, si les traités ont été violés, ce ne sont pas nos pêcheurs qui en ont donné ni le premier, ni le plus fréquent exemple. Nos empiétemens sont pure légende. On ne saurait en dire autant de ceux des Terre-Neuviens, puisqu’ils ont construit toute une ville sur le French Shore, celle de Saint-Georges, grâce à la tolérance bienveillante que nous leur avons constamment montrée, jusqu’au moment où ils ont porté une atteinte directe à la liberté de notre industrie. Aussi est-ce encore une légende que celle des nombreux conflits qui s’élèveraient entre nos pêcheurs et les colons ; il ne s’en produit pas plus qu’entre les colons eux-mêmes. Les principales difficultés n’ont jamais été sur le French Shore, mais au Parlement de Saint-Jean de Terre-Neuve. C’est là que le gouvernement anglais rencontre une opposition qui le gêne, et des prétentions qui l’intimident. Les difficultés qui se produisent sur place ont toujours été facilement réglées par les marins anglais et français, qui ont le bon esprit de vivre en parfaite intelligence et de donner à ces querelles de pêcheurs l’importance qu’elles méritent. Depuis plusieurs années, nous vivons sur un modus vivendi qu’ils font respecter. Il arrive là, en petit, ce qui est arrivé en grand sur les côtes de Crète, où les marins européens ont continué de s’entendre même quand leurs gouvernemens ne s’entendaient plus ; et, par là, ils ont épargné à ceux-ci de plus graves désagrémens.

Mais nous ne voulons pas traiter complètement la question de Terre-Neuve : la place nous ferait défaut. Il suffit de dire que, toutes les fois que le gouvernement anglais en a causé avec nous, il nous a trouvé prêts à transiger. Les Terre-Neuviens auraient intérêt, dit-on, à pouvoir disposer d’une partie de leurs côtes, située sur le French Shore, pour l’exploitation de leurs mines ; mais nous sommes-nous jamais montrés réfractaires à cet intérêt ? En novembre 1885, nous avons conclu avec l’Angleterre un arrangement en vingt articles, où toute satisfaction légitime leur était donnée. L’article II en était ainsi conçu : « Le gouvernement de la République française s’engage……… à n’élever aucune protestation contre la création des établissemens nécessaires au développement de toute industrie autre que celles de pêcheries… ; » et l’article III ajoutait : « Dans le cas où une mine serait découverte dans le voisinage d’une des parties du littoral comprises dans l’état annexé au présent arrangement, le gouvernement de la République française s’engage à ne point s’opposer à ce que les intéressés jouissent, pour l’exploitation de ladite mine, des facilités compatibles avec le libre exercice de la pêche française. À cet effet, un embarcadère (wharf) pourra être établi sur un point de la côte désigné d’un commun accord par les commandans des croiseurs des deux pays. » Le reste de l’arrangement est animé du même esprit. Il aurait suffi de l’appliquer pour faire tomber toutes les objections des Terre-Neuviens contre la manière dont nous exerçons nos droits ; mais c’est précisément ce qu’ils ne voulaient pas. L’Angleterre avait jugé l’arrangement équitable ; elle l’a soumis au Parlement de Terre-Neuve, celui-ci l’a repoussé. Que faire ? Nous avons bien été obligés de nous retrancher strictement sur le terrain de nos droits. Il en est résulté, de la part de Terre-Neuve, une petite guerre, que nous ne lui avons pas rendue, et qui n’a pas tourné à son avantage. Le Parlement de Saint-Jean a émis un bill pour interdire aux colons de nous vendre la boette, c’est-à-dire l’appât, composé de hareng, de capelan et d’encornet, dont nos pêcheurs avaient l’habitude. Nous nous en sommes procuré d’une autre manière, et les colons ont perdu pendant quelque temps le bénéfice du commerce qu’ils faisaient avec nous : quelques-uns en vivaient. Tel a été à peu près le seul résultat du bill. Pendant quatre ans, les choses ont duré telles quelles. Enfin lord Salisbury, après le remarquable exposé de la situation dont nous avons reproduit plus haut quelques lignes, a proposé un arbitrage. Soit ! avons-nous répondu aussitôt, et nous avons négocié avec Londres pour fixer les points qui seraient soumis à l’arbitre. De part et d’autre on est convenu de réserver ceux sur lesquels on était d’accord, par exemple le principe de nos droits, mais de soumettre tous les autres à la décision de l’arbitre, par exemple la question de savoir si notre droit de pêche était exclusif de toute concurrence ou seulement privilégié, et la question des homarderies, avec toutes les difficultés subsidiaires qui s’y rattachent. Ce moyen avait paru le plus simple et le plus sûr pour mettre fin à des controverses devenues inextricables. Malheureusement, cette fois encore, le gouvernement anglais avait trop présumé de son autorité sur le Parlement de Saint-Jean de Terre-Neuve ; ce dernier s’est montré peu favorable à l’arbitrage, ou bien a prétendu y introduire des conditions inadmissibles ; et, en fin de compte, on a laissé tomber, à Londres, la proposition qu’on y avait faite, et que nous avions acceptée. On peut d’ailleurs la reprendre quand on voudra, car notre consentement subsiste. N’en veut-on plus ? Préfère-t-on, comme en 1885, une entente directe avec nous ? A-t-on une suggestion nouvelle à nous présenter ? Quel que soit le système qu’on adopte, on nous trouvera aussi bien disposés que par le passé ; mais, en vérité, il nous serait difficile de l’être plus. Nous avons consenti jusqu’à ce jour à toutes les propositions de l’Angleterre. Cela n’empêche pas les journaux anglais, à propos de cette question comme à propos des autres, de parler des piqûres d’épingle que nous ne cessons de porter, soit à ces malheureux Terre-Neuviens, en les empêchant d’accéder à la mer, soit à la Grande-Bretagne elle-même. Ab uno disce omnes.

Quant à la question de Madagascar, il faudrait lui consacrer plus de développement encore, et la tâche ne laisserait pas pour nous d’être délicate. Nous avons désapprouvé autrefois la conversion du protectorat en annexion, et nous la désapprouvons encore. Tout le mal est venu de là. Mais le fait est accompli, et l’attitude que prend l’Angleterre à ce sujet ne peut qu’être un embarras pour ceux qui professent notre opinion. Il en est de même de notre politique économique dans nos colonies ; nous la trouvons absurde, et nous l’avons dit trop souvent pour hésiter à le répéter. Nous ne recherchons pas pour le moment si elle déplaît à l’Angleterre et si elle lèse ses intérêts ; mais, incontestablement, elle lèse les intérêts de nos colonies elles-mêmes, ce qui nous touche encore davantage. On se demande quelquefois chez nous pourquoi il ne va pas de colons dans nos colonies : on pourrait trouver, au moins en partie, la réponse à cette question dans la politique douanière que nous leur infligeons. Peu à peu il se forme en France une opinion dans ce sens. Notre éducation se fait avec lenteur, mais elle se fait. Seulement nous ne sommes pas sûrs que des interventions aussi peu mesurées que celle de l’Angleterre, avec son Livre Bleu, soient de nature à favoriser ce progrès de nos idées. Il est pénible de s’entendre dire que, si notre expédition militaire à Tananarive a réussi, non sans difficultés, c’est à l’abstention du gouvernement anglais que nous le devons. Ces essais tardifs d’intimidation ne nous paraissent pas de très bon goût. Il y a d’ailleurs peu d’expéditions coloniales, même parmi celles de l’Angleterre, qui auraient chance de réussir, si une grande puissance se mettait en travers par ses intrigues. Mais ce serait là un acte d’hostilité dont les puissances civilisées ont coutume de s’abstenir les unes à l’égard des autres, et dont elles ne songent à se menacer, ni avant, ni même après. Au bout de toutes les entreprises de ce genre, il y a toujours un règlement d’intérêts à faire, et l’intérêt de la puissance qui a pris la plus lourde partie de la charge doit peut-être passer au premier rang. Ce n’est d’ailleurs pas une raison pour que celui des autres soit sacrifié.

Parmi les observations que nous a présentées l’Angleterre, il y en a de sérieuses ; il y en a d’autres qui sont insoutenables à force d’être exagérées. Vouloir empêcher les agens de la puissance conquérante de recommander les produits de leur pays est une prétention excessive. Il y a là une question de mesure, et, si la mesure légitime a été dépassée, il faut y revenir et s’y enfermer ; mais rien ne nous prouve qu’il en ait été ainsi. Vouloir empêcher le gouverneur français de Madagascar d’accorder certaines concessions de préférence à des Français, est une prétention du même genre. Il suffit de regarder ce que font les Anglais dans leurs colonies, et même dans des pays où ils sont sans titre reconnu, pour voir la valeur qu’ils attachent aux prétendus principes dont ils nous imposent l’observation. Il y a donc des différences à faire entre les réclamations anglaises du dernier Livre Bleu ; on ne saurait le contester sérieusement ; mais ce qui est encore moins douteux, c’est que la publication de ce recueil a paru, et a dû paraître inopportune à ceux qui déplorent l’état actuel des rapports entre les deux pays, et qui désirent le voir s’améliorer. Nous dirons, à notre tour, qu’il y a eu là un acte peu amical.

La question est de savoir si le gouvernement de la Reine se propose de persévérer dans la voie où il s’est engagé, et s’il continuera de nous présenter ses revendications sous une forme aussi peu diplomatique. Il y a un ambassadeur français à Londres, il y a un ambassadeur anglais à Paris ; ce sont là les organes naturels des négociations à entreprendre ; pourquoi ne s’en sert-on pas ? A-t-on trouvé une insuffisante bonne volonté chez M. Paul Cambon ? Comment le croire lorsqu’on connaît l’homme, et puisque, d’ailleurs, lord Salisbury ne lui a encore rien dit ? A-t-on à se plaindre des dispositions de M. Delcassé ? Comment l’admettre après les sacrifices qu’il a consentis, les concessions qu’il a déjà faites à Madagascar, et l’assurance qu’il a donnée pour l’avenir de se montrer aussi conciliant que possible ? L’attitude de l’Angleterre à notre égard est d’autant plus inquiétante que rien ne la justifie, ne l’explique même, et que nous avons plus de peine à en démêler les motifs. C’est pour cela que nous demandons qu’on nous les fasse connaître. Le jour ou l’Angleterre aura rétabli ses rapports avec nous dans des conditions normales, tout deviendra facile ; mais, si ce jour se fait attendre, il faut du moins que la faute ne puisse pas nous en être imputée.


FRANCIS CHARMES

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.