Chronique de la quinzaine - 14 février 1899
14 février 1899
La Chambre des députés vient de voter, à une majorité de 116 voix, une loi qui remet à la Cour de cassation, toutes chambres réunies, le soin de rendre l’arrêt définitif sur la révision de l’affaire Dreyfus. Nous ne sommes pas de ceux qui ont désiré cette loi. Elle a pour nous de nombreux inconvéniens : le premier est d’ajourner de plusieurs semaines, et sans doute même de plusieurs mois, un arrêt si impatiemment attendu ; le second est de prêter à des interprétations diverses et de laisser croire qu’en modifiant la composition du tribunal, on a voulu influer sur le jugement. Il en est ainsi, bon gré, mal gré, de toutes les lois de circonstance ; et, si nous examinons celles qui ont donné lieu au projet de loi, que voyons-nous ? À la suite d’une dénonciation retentissante, une enquête a eu lieu sur un certain nombre de magistrats : elle n’a pas prouvé grand’chose. C’est à nos yeux une troisième raison de regretter le dépôt du projet de loi, et de le trouver injustifié. Mais, ceci dit, et maintenant surtout que la loi est votée, que faut-il en penser ? Elle est incontestablement bonne en elle-même : loin de diminuer les garanties de la justice, elle les augmente. L’autorité de l’arrêt ne pourra que gagner à ce qu’il soit rendu par la Cour de cassation tout entière, au lieu de l’être par une de ses chambres seulement. Nous nous serions inclinés devant cet arrêt s’il avait été rendu par la chambre criminelle ; nous nous inclinerons devant lui avec non moins de confiance lorsqu’il l’aura été par la Cour plénière. Un vieil axiome dit que ce qui abonde ne nuit pas. Telles sont les observations générales que nous inspirent le dépôt intempestif du projet et le caractère même de la loi ; mais il faut revenir sur les faits, et les exposer avec plus de détails.
La chambre criminelle de la Cour de cassation instruisait très régulièrement la demande de revision dont le garde des Sceaux, ministre de la Justice, avait pris l’initiative dans l’affaire Dreyfus. Elle était chargée de tout. Elle devait ouvrir et poursuivre toutes les enquêtes qu’elle jugerait utiles à la découverte de la vérité, et finalement rendre son arrêt. On peut critiquer et on a critiqué cette disposition de la loi, mais elle existait, et il était dangereux de la changer en cours d’instruction. Cette loi, comme beaucoup d’autres, a été faite trop vite. Elle n’a pas tout prévu. Elle n’a pas tenu compte de tous les élémens qu’elle aurait dû concilier. Combien le législateur, — puisque c’est ainsi qu’on l’appelle, — aurait été mieux inspiré, s’il avait décidé qu’une affaire instruite par la chambre criminelle devrait, ou du moins pourrait être soumise à la Cour plénière, délibérant et prononçant toutes chambres réunies ! Les difficultés de l’heure présente auraient été évitées. Quoi qu’il en soit, la chambre criminelle poursuivait son œuvre, au milieu des accusations chaque jour grandissantes d’une moitié de la presse, tandis que l’autre moitié se prononçait en sens contraire, et mettait à la soutenir la même violence qu’on mettait à l’attaquer. Tout d’un coup, un incident s’est produit. Un président de chambre à la Cour de cassation a donné sa démission avec éclat, avec fracas ; et il s’est fait immédiatement journaliste pour appeler le public à se prononcer sur la valeur de ses griefs contre ses collègues de la veille. Nous ne jugeons pas M. Quesnay de Beaurepaire ; ce serait encore trop tôt ; et d’ailleurs l’opinion qu’on peut avoir sur l’homme, et même sur l’acte qu’il a accompli, n’a qu’un intérêt secondaire. Que valent ses accusations ? Sont-elles vraies ou fausses ? Sont-elles fondées ou inexactes ? Tout est là. M. Quesnay de Beaurepaire a reproché à un certain nombre de membres de la chambre criminelle d’avoir, d’une manière plus ou moins inconsciente, manqué à leurs devoirs. Ils auraient apporté dans l’exercice de leurs fonctions un esprit qui n’était déjà plus impartial au moment où a commencé leur enquête, et, depuis, ils se seraient laissé entraîner à des actes répréhensibles. Ils n’auraient pas eu ce calme impassible, cette réserve, cette sérénité, cette dignité, qui, aux yeux de M. Quesnay de Beaurepaire, sont l’apanage du magistrat. Il a demandé une enquête et s’est fait fort d’y fournir la preuve de toutes ses allégations. L’enquête a eu lieu : ses résultats ont été négatifs. Toutefois, la lettre que les trois conseillers enquêteurs ont écrite à M. le garde des Sceaux conclut « qu’il serait sage, dans les circonstances exceptionnelles que traverse le pays, de ne pas laisser à la chambre criminelle seule la responsabilité de la sentence définitive. » « Nous ne suspectons, disent-ils, ni la bonne foi, ni l’honorabilité des magistrats de la Chambre criminelle ; mais nous craignons que, troublés par les insultes et les outrages, et entraînés, pour la plupart, dans des courans contraires par des préventions qui les dominent à leur insu, ils n’aient plus, après l’instruction terminée, le calme et la liberté morale indispensables pour faire l’office déjuges. » MM. Mazeau, Dareste et Voisin demandent donc que la Cour de cassation tout entière soit associée à l’arrêt définitif. C’est un lourd fardeau qui va peser sur elle. Nous souhaitons vivement qu’il paraisse allégé lorsqu’il sera supporté par les trois chambres au lieu d’une seule ; mais nous ne sommes pas sûr qu’il en sera ainsi. Sans doute la Cour plénière, éclairée par l’expérience de la chambre criminelle, évitera quelques-unes des imprudences qu’on reproche à celle-ci ; mais échappera-t-elle à toutes ? On a dit que certains membres de la chambre criminelle avaient laissé voir leur opinion sur l’affaire Dreyfus avant d’être saisis de la demande de révision. Comment en aurait-il été autrement ? Lorsque la procédure de révision a été ouverte, l’affaire passionnait les esprits depuis sept ou huit mois déjà, et était l’objet de toutes les conversations. Quelle que soit la réserve exigée des magistrats, il était bien difficile que tous les membres de la chambre criminelle eussent gardé le mutisme d’une statue ; mais cela n’est pas moins difficile de la part des membres de la chambre civile et de la chambre des requêtes, et l’est même davantage, puisqu’ils sont plus nombreux. On recherchera leurs paroles d’hier, on leur en attribuera ; on interprétera jusqu’à leurs gestes ; ils seront soumis à la même inquisition rétrospective que leurs collègues de la chambre criminelle : nous ne saurons que dans quelques jours ce qu’on aura pu découvrir contre eux, mais on-découvrira certainement quelque chose. Ils sortiront indemnes de cette enquête passionnée ; mais leurs collègues ne sont-ils pas sortis de même de celle qui a été faite sur eux ; et pourtant l’autorité de leur arrêt a été d’avance infirmée. Qu’a-t-on pu leur reprocher avec quelque justice ? Le ton de deux documens. Nous l’avouons : le rapport de M. Bard et le réquisitoire de M. Manau avaient l’allure de la polémique, et de la plus vive. L’impression qui en est résultée a été fâcheuse. On a usé et abusé de ce grief contre la chambre criminelle : la Cour plénière n’aura garde de s’exposer à celui-là. Mais, parmi les autres, il n’en est peut-être pas un seul qui ne soit de nature, d’ici à quelques jours, à pouvoir être dirigé contre elle avec la même violence et peut-être avec la même efficacité. Nous défendrons alors la Cour comme nous avons défendu une de ses chambres, mais il est probable que nous n’aurons pas les mêmes alliés de rencontre. On verra alors si tous ceux qui luttent depuis quelques jours avec une si belle ardeur pour l’honneur de la chambre criminelle, sont inspirés, comme nous, par un sincère respect de la magistrature. A dire vrai, nous en doutons de la part de quelques-uns, à tort peut-être, l’expérience le prouvera. S’ils ont des motifs avouables pour traiter la Cour plénière autrement qu’ils n’ont traité la chambre criminelle, il faudra qu’ils les donnent. S’ils ne les donnent pas, on saura à quoi s’en tenir. Nous comprenons qu’ils aient attaqué le projet de loi dans son opportunité ; nous ne comprendrions pas qu’ils l’attaquassent dans son principe, et encore moins dans les personnes qui vont être chargées de l’appliquer. L’épreuve qui se prépare aidera sans doute à comprendre plus d’une attitude et à voir le dessous de plus d’une conscience, et qui sait si le spectacle ne sera pas plus instructif qu’édifiant ?
Passons au gouvernement et au parlement. C’est revenir à la politique : on s’était flatté de lui avoir arraché « l’affaire ; » on la lui a rendue. La loi présentée par le gouvernement a incontestablement un caractère politique, et la preuve en est dans la première ligne de l’exposé des motifs, qui invoque l’état de l’opinion : le reste se perd, il est vrai, dans des considérations de droit abstrait. Le ministère a traversé deux états d’esprit. Il n’a pris, ni tout de suite, ni le premier, l’initiative d’une loi en vue de modifier la juridiction déjà saisie de la demande de révision. C’est un sénateur, M. Bisseuil, ce sont deux députés, MM. Rose et Gerville-Réache, qui ont déposé sur les bureaux de leurs Chambres respectives des propositions dans ce sens. Elles différaient sur quelques points, mais, du plus au moins, l’inspiration en était la même. Il s’agissait, tantôt de dessaisir complètement la chambre criminelle, sous prétexte qu’ayant fait l’instruction de l’affaire elle n’était plus apte à la juger, et tantôt de lui adjoindre les deux autres chambres de la Cour, de manière à opérer ce qu’on a appelé par euphémisme une extension de juridiction. Le gouvernement était alors opposé à tous ces projets et annonçait la ferme volonté de les combattre : il les qualifiait durement, et il n’était pas en peine, au cours des conversations qui s’échangeaient dans les couloirs, de montrer tout ce qu’ils avaient d’inévitablement arbitraire et de dangereux. C’est alors, et en partie sous cette influence, qu’a été élue la commission chargée d’examiner les propositions de MM. Rose et Gerville-Réache : elle leur était hostile à l’unanimité. Le gouvernement a depuis changé d’avis. Pourquoi ? Comment ? On le lui a demandé ; sa réponse a été souvent embarrassée, rarement satisfaisante. Il a parlé de l’état des esprits, comme si la magistrature, avec toutes les garanties dont est entourée son indépendance, n’était pas faite, précisément, pour arracher une affaire aux influences de la place publique, et pour la maintenir dans un milieu plus propre à la manifestation de la vérité. Le gouvernement a paru oublier. M. le garde des Sceaux, — et nous ne l’en félicitons pas, — est allé jusqu’à dire à ses auditeurs : Songez à vos circonscriptions électorales ! Précaution bien inutile, car les députés ne songent déjà que trop à leurs circonscriptions électorales, et il y aurait plutôt à en détourner leurs esprits pour les porter plus haut, qu’à les y ramener et à les y enfermer. Le gouvernement a déclaré encore que l’enquête de MM. Mazeau, Dareste et Voisin n’était pour rien dans la détermination qu’il avait prise d’une manière si imprévue ; mais personne ne l’a cru. Il a été mieux inspiré, et s’est sans doute rapproché de la vérité lorsqu’il a dit que la lettre des trois conseillers enquêteurs à M. le garde des Sceaux avait créé à ses yeux une situation nouvelle. Avec nos mœurs actuelles, il était inévitable que cette lettre fût publiée, et elle ne pouvait pas l’être sans infirmer d’avance, pour bien des gens, l’autorité d’un simple arrêt de la chambre criminelle. On comprend que le gouvernement ait été ému de cette perspective. Il veut sans doute, il veut à coup sûr que l’arrêt définitif se présente dans des conditions telles que tous les bons citoyens soient moralement obligés de l’accepter : comment en aurait-il été de la sorte, le lendemain de la lettre de M. le premier président Mazeau, si la chambre criminelle était restée seule chargée de la responsabilité de l’arrêt ? M. Mazeau a parlé des insultes et des outrages dont cette chambre a été l’objet : tout en déclarant qu’elle ne les avait pas mérités, il a dit qu’elle y avait été trop sensible, sans en fournir d’ailleurs aucune preuve. Dès lors, la place était démantelée et sa défense devenue impossible, à moins d’y introduire du renfort. On pouvait dédaigner, avant la lettre de M. Mazeau, les attaques dirigées contre la chambre criminelle ; après cette lettre, ceux mêmes qui les désapprouvaient le plus vivement étaient obligés d’en tenir compte, ne fût-ce qu’au point de vue de la tactique qu’elle avait rendue nécessaire. Tactique ! Nous sentons bien ce que le mot a ici de déplacé et même d’inconvenant. Il fallait donc faire œuvre politique ! Eh ! oui ; le gouvernement ne pouvait plus échapper à cette obligation. Le secret de l’instruction judiciaire ayant été divulgué, que faire, et comment se dérober à la poussée de cette opinion publique, que tantôt on invoquait comme une excuse, et que tantôt on feignait d’ignorer, parce qu’on y sentait un danger ? Ce danger est très grave, en effet. Il était dit que, dans cette affaire où tout est exceptionnel, on verrait se produire la pire des nouveautés, un changement dans la juridiction compétente en cours d’instruction. On ne la dessaisit pas, soit ; on l’étend, on la développe, on la fortifie, nous le voulons bien : par ces circonlocutions le mal est à peine atténué. Aussi ne sommes-nous pas surpris qu’un grand nombre de bons esprits aient repoussé la loi qu’on leur présentait. Et pourtant les choses en étaient venues à ce point, la confusion était si grande, on avait laissé un tel désordre s’introduire partout, la complaisance des uns et la faiblesse des autres avaient créé une situation si obscure, qu’il est impossible de dire s’il n’y aurait pas eu plus d’inconvéniens immédiats au rejet de la loi qu’à son vote. « L’affaire, » alors, aurait été sans issue.
Nous souhaitons à la Cour de cassation un meilleur sort que ne l’a eu sa chambre criminelle. Mais il n’y a certainement pas une institution au monde, pas plus d’ailleurs qu’il n’y a un homme, — quelque respectable que soit l’institution, quelque sûr de sa probité et de son indépendance que l’homme puisse être, — qui soient capables de résister à certaines campagnes d’opinion, telles qu’on les mène aujourd’hui. C’est une affaire de temps. De même qu’une place assiégée finit toujours par succomber si elle est réduite à ses seules forces, institutions et hommes sont condamnés d’avance, si ceux qui ont la charge de les défendre ne remplissent pas ce devoir. Après quelques expériences du genre de celle que nous venons de traverser, on fixera presque à coup sûr la durée possible de leur résistance. Puisse la Cour de cassation résister assez longtemps, ou plutôt conduire « l’affaire » assez vite pour échapper à la disgrâce qui la menace ! Certains journaux n’ont même pas attendu qu’elle fût saisie pour commencer à la battre en brèche. Cela promet. Depuis une année, nous assistons a un assaut en règle contre nos institutions : c’est tantôt l’une et tantôt l’autre qui est en cause, mais toutes y passent. Presque chaque jour on a la sensation de voir tomber un large pan de mur : il en résulte une poussière aveuglante. On se demande si une nation peut se soutenir longtemps elle-même, au milieu de ces démolitions bruyantes et brutales de tout ce qui a fait jusqu’ici sa force et sa sécurité.
La rentrée du Parlement anglais, qui aurait sans doute été un événement il y a quelques semaines, n’est plus aujourd’hui qu’un incident. Le discours de la Reine a paru terne. La discussion de l’adresse dans les deux Chambres a fourni à l’opposition et au gouvernement l’occasion d’échanger, sur la politique extérieure, quelques vues où ils n’ont pu découvrir l’un et l’autre rien de bien nouveau, et qui leur a seulement permis de constater leur parfait accord. De tous ces discours, le seul qui ait eu quelque intérêt pour nous est celui de lord Salisbury. La péroraison en est plus oratoire que ne l’est habituellement l’éloquence parlementaire de nos voisins. Lord Salisbury, tout en constatant que le danger de guerre s’est atténué, dit qu’il existe encore, et il invite ses compatriotes à se tenir prêts à tout événement. C’est un conseil qui est bon à suivre dans tous les pays, et dont les auditeurs de lord Salisbury ne seront sans doute pas les seuls à profiter. Malgré cet air de bravoure, son discours est pacifique. Peut-être l’aurait-il été un peu moins, si le Parlement s’était réuni plus tôt, au moment où tous les hommes politiques de l’Angleterre se livraient devant leurs électeurs à des exercices de rhétorique dont les échos sans cesse renouvelés ont fini par émouvoir l’Europe. Cette période est finie, et le ton d’aujourd’hui est heureusement changé
En revanche, il n’y a aucun changement dans les explications de lord Salisbury sur le Soudan égyptien : ce sont celles de ses Livres Bleus, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient toujours très claires. On ne voit pas plus, après l’avoir entendu qu’après l’avoir lu, où commence et où finit le Soudan : on ne sait même pas ce qui autrefois en a appartenu au khédive et ce qui en a appartenu au Mahdi. Mais, dans la pratique, cela importe peu à l’Angleterre, puisque son autorité s’étend sur la première partie du Soudan en vertu de son alliance avec le khédive, et sur la seconde en vertu de sa conquête sur le Mahdi. Lord Salisbury continue d’invoquer successivement ces deux droits ; il passe de celui-ci à celui-là, suivant l’occasion ; il paraît même jouer de cette alternative avec une virtuosité où il se complaît. Mais ses préférences sont pour le droit de conquête, et il ne s’en cache pas. Ce qui lui plaît le plus dans ce droit, c’est son extrême simplicité. Tous les autres ne vont pas sans quelque discussion, tandis que le droit de conquête porte en lui-même sa justification et son autorité. C’est, dit lord Salisbury, le moins compliqué de tous, le plus facile à faire entendre, enfin le plus ancien. Si l’antiquité est nécessairement vénérable, le droit de conquête l’est en effet, car il remonte à la barbarie la plus reculée, et on le retrouve sans altération appréciable aux époques de la civilisation la plus raffinée. Lord Salisbury a pour les commodités qu’il offre une inclination marquée, et on se demande parfois s’il n’aimerait pas mieux tout devoir à la conquête, et rien, ou le moins possible, à son entente avec l’Égypte. Tantôt il assure que le Soudan appartenait presque tout entier à l’Égypte, et tantôt qu’elle n’en a jamais possédé qu’une minime partie. Certes, il proteste d’un respect absolu pour le droit du khédive, mais son respect n’est pas moins grand pour le droit du Mahdi. Il ne voudrait pas disputer au khédive la plus faible parcelle de territoire, mais il permettra d’autant moins qu’on conteste les possessions du khalife qui s’en déclare plus directement l’héritier. Un jour quelconque, il faudra bien faire un départ entre tous ces territoires, puisque l’autorité de l’Angleterre s’exercera à des titres un peu différens sur les uns et sur les autres. Ce jour n’est pas encore venu, à en juger par les savantes obscurités du discours de lord Salisbury. Tout ce qu’on peut savoir, c’est qu’à ses yeux il n’existe pas d’autre droit au Soudan que ceux du khédive et du khalife : il ne s’explique pas sur celui de la Porte, et il nie formellement celui de toute autre puissance. C’est d’après ces principes que l’Angleterre espère résoudre les questions complexes qui ont été posées par la bataille d’Omdurman.
Au moment de l’année où nous sommes, il n’est pas rare d’entendre parler de la Macédoine, et on ajoute volontiers qu’à la fonte des neiges, elle ne manquera pas d’entrer en insurrection. Le plus souvent, ces nuages noirs disparaissent de l’horizon après l’avoir obscurci plus ou moins longtemps ; mais il faut toujours les surveiller. La Macédoine est naturellement inflammable ; la moindre étincelle suffirait à y allumer l’incendie. L’exemple de ce qui s’est passé pour la Crète est d’ailleurs de nature à encourager les imprudences, malgré les conseils de l’Europe, et malgré même son opposition formelle à tout mouvement révolutionnaire. N’a-t-on pas vu, il y a quelques mois, la Crète se révolter, sous prétexte que les promesses qui lui avaient été faites n’étaient pas tenues ? N’a-t-on pas vu la Grèce s’intéresser à son sort, et bientôt se jeter dans la guerre pour venir le partager ? Les puissances ont protesté, ont blâmé, se sont fâchées. L’aventure a mal commencé pour la Grèce, puisqu’elle a été battue aussi complètement qu’on peut l’être, mais elle a bien fini. L’Europe a brusquement arrêté l’armée ottomane, lorsqu’elle a jugé suffisante la leçon reçue par la Grèce. Elle s’est chargée elle-même des destinées de la Crète, et, après un certain nombre de péripéties dont l’histoire est d’hier, elle a confié le gouvernement de l’île à un prince hellène, sur lequel elle s’est généreusement déchargée de tous ses pouvoirs ; les élémens turcs, aussi bien militaires que civils, ont été expurgés ; et, pour peu que le prince Georges montre quelque habileté et la Grèce quelque patience, la Crète deviendra, dans un temps donné, une province hellénique. Les faits sont en bonne voie d’accomplissement. Reste à savoir quel contre-coup s’en fera sentir dans les Balkans. Au cours des derniers événemens, et lorsque, l’insurrection et la guerre ayant éclaté, l’Europe s’efforçait de les localiser, tous les gouvernemens, à Londres, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, à Rome, à Paris, ont tenu le même langage. Ils ont affirmé qu’on ne pouvait pas laisser la main de la Grèce s’étendre sur la Crète, sans s’exposer à voir les autres petits royaumes ou principautés balkaniques s’agiter aussitôt en vue de s’assurer des compensations. Le danger était-il aussi réel qu’ils le croyaient ? La Crète, en somme, est une île de l’archipel hellénique ; elle n’appartient pas au système des Balkans ; elle ne fait pas naturellement partie de l’équilibre qui s’y forme, et que la diplomatie s’efforce de maintenir tel quel, dans la crainte que le moindre changement n’ébranle tout l’édifice et ne le fasse crouler. Il a pourtant fallu tenir compte, à cette époque, d’un avertissement qui était donné dans les mêmes termes par toutes les chancelleries. Dans quelle mesure il était fondé, peut-être ne le saurons-nous jamais avec certitude. Même si l’insurrection éclate en Macédoine, il sera très difficile de distinguer et d’apprécier, parmi les causes du phénomène, celles qui se rattacheront à la rivalité des autres races, désireuses de prendre leur revanche de l’accroissement territorial à moitié obtenu par la Grèce, et celles qu’aura fait naître le simple instinct d’imitation. Pourquoi ne pas recommencer en Macédoine ce qui a si bien réussi ailleurs ? L’Europe y fera obstacle peut-être, mais ne sait-on pas le moyen d’entraîner l’Europe et de la faire marcher ? Sans doute elle aime son repos, et elle éprouve d’abord un vif mécontentement contre les agités qui le troublent ; mais elle est sensible et débonnaire, et, quand le sang a coulé, son émotion la dispose à tous les sacrifices : d’autant plus qu’elle les demande finalement à la Turquie.
En lisant le Mémoire adressé par le Comité macédonien aux représentai des puissances à Sofia, on est frappé de l’analogie que ses auteurs s’efforcent d’établir entre la réalisation de leurs projets et les projets déjà réalisés en Crète. Les affaires de Crète ont été pour eux la répétition générale d’une représentation dont le succès leur paraît d’autant mieux assuré qu’ils se conformeront plus scrupuleusement à l’exemple donné. Voici d’ailleurs l’analyse de ce Mémoire ; on la trouvera peut-être intéressante. — Pendant cinq siècles, les chrétiens de Macédoine ont lutté contre la tyrannie turque pour conserver leur foi. Aujourd’hui que la Grèce, la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, ont été délivrées du joug ottoman, la Macédoine, qui contient deux millions de chrétiens, y est encore soumise. C’est au nom de ces chrétiens que le Comité s’adresse à l’Europe civilisée. La Porte avait promis des réformes en Macédoine ; elle ne les a point faites. Les événemens de Crète ont démontré trois choses : d’abord, que les réformes sont impossibles en Turquie sans l’intervention de l’Europe et sans l’occupation du pays par des forces militaires étrangères ; ensuite, que ces réformes ne peuvent pas être effectives sans l’autonomie locale ; enfin, qu’aucun gouvernement n’est viable, s’il n’est pas dans les mains de ceux qui jouissent de la confiance de la majorité de la population. Une objection se présente, mais elle n’est pas fondée. On dit que la Macédoine ne fournirait pas une majorité également apte à respecter le gouvernement et à le faire respecter. On croit que la population est divisée, parce qu’il y a un manque d’union dans la propagande qu’on aperçoit du dehors ; mais, sous les divergences superficielles, existe une union réelle, et qui se manifesterait tout de suite, si l’Europe prenait en main la cause de tous. Il faut donc que l’Europe s’en charge. Les chrétiens de Turquie sont arrivés à se dire que, puisque les puissances ne s’émeuvent que lorsque le sang a commencé de couler, il serait plus avantageux pour eux, au lieu de se voir massacrer un à un, de fournir aux Turcs l’occasion d’assouvir une fois pour toutes leur barbarie, ce qui obligerait l’Europe à intervenir. La patience des chrétiens est à bout, et l’Europe, avertie, ne devra pas s’étonner s’ils se laissent entraîner à un acte de désespoir. — Tel est ce document : nous avions raison de dire qu’il s’inspirait de ce qui s’est passé en Crète, et qu’il aboutissait à une mise en demeure à l’adresse de l’Europe. Ses auteurs vont plus loin : ils y ont joint une annexe, qui n’est autre chose qu’un plan d’organisation politique et administrative du pays. On formera une province avec les trois vilayets de Salonique, de Monastir et d’Uskub : la ville de Salonique en sera la capitale. Un gouverneur sera nommé pour cinq ans ; il appartiendra à la nationalité dominante. Il administrera la province avec l’aide d’une assemblée générale, composée de représentans élus directement par le peuple, ce qui, dit le projet, — est-ce naïveté ? — garantira les droits des minorités. La liberté individuelle, l’inviolabilité du domicile, la liberté scolaire, la liberté de la presse, débarrassée de la censure, seront garanties. Les fonctionnaires seront choisis parmi les membres de la nationalité dominante dans les localités où ils exerceront leurs fonctions. Les différentes langues seront mises sur le pied d’égalité avec le turc, les fonctionnaires se serviront à leur choix de l’une ou l’autre. Des milices locales, composées proportionnellement au nombre des habitans de chaque nationalité, seront placées sous les ordres du gouverneur général, etc. C’est le rêve d’une Arcadie politique. On laisserait la province, au moins provisoirement, sous la souveraineté du sultan, qui nommerait les plus hauts fonctionnaires et même les officiers supérieurs. On voit que les auteurs du Mémoire ont tout prévu : l’Europe n’a plus qu’à donner sa signature et à obtenir celle d’Abdul-Hamid.
Elle y regardera sans doute à deux fois avant de se lancer dans une pareille aventure : déjà la Russie a manifesté par une note officieuse qu’elle la condamnait absolument. La question macédonienne est plus difficile à résoudre que ne l’imaginent les auteurs du Mémoire. Quoi qu’ils en disent, la Macédoine est et elle restera profondément divisée. L’histoire a accumulé comme à plaisir sur ce point du monde les débris de vingt races différentes, qui vivent à côté les unes des autres et prennent le plus grand soin de ne pas se fondre en un seul bloc national. Tous détestent le Turc, mais ils ne se détestent pas moins les uns les autres, et, si le Turc provoque leur haine, ce sentiment est moins actif que la jalousie qui se développe naturellement entre eux et y reste toujours en éveil. La situation est presque inextricable. En Crète, il n’y a qu’une race, puisque les musulmans y sont Grecs d’origine comme les chrétiens : en Macédoine, il y a des Roumains, des Bulgares, des Serbes, des Hellènes, des Koutzo-Valaques, etc., etc., et chacune de ces races aspire à dominer toutes les autres. Comme elle ne peut pas y parvenir par ses seules forces, elle cherche un appui à l’étranger, tantôt en Serbie, tantôt en Bulgarie, tantôt ailleurs, et à leur tour Bulgarie et Serbie en cherchent à Saint-Pétersbourg, à Vienne, ou encore plus loin.
Elles l’y trouvent quelquefois, pas toujours : il semble bien que les Bulgares n’ont rencontré aujourd’hui aucun encouragement à Saint-Pétersbourg, et qu’ils en aient éprouvé quelque impatience. Personne ne doute, en effet, que le mouvement actuel ne soit d’origine bulgare, et peut-être faut-il y rattacher les incidens politiques qui viennent de se dérouler à Sofia. La démission du ministère Stoïlof est due à d’autres causes encore, mais celles-ci n’y sont pas étrangères. On sait que le ministre bulgare avait conçu et préparé tout un plan qui devait aboutir à la mainmise du gouvernement sur les chemins de fer qui traversent la Roumélie orientale, et, par ce moyen, à la réalisation d’un projet de conversion. Malheureusement, on avait besoin de l’autorisation de la Porte, et il fallait même qu’elle se produisît avant le 1er février ; sinon, les contrats passés avec les compagnies fermières tombaient de plein droit. Rien n’est plus habituel à la Porte que de déguiser un refus sous un ajournement. Le sultan a été malade : sa réponse n’est pas arrivée en temps opportun, et les choses en sont restées là. M. Stoïlof aurait voulu passer outre au défaut de consentement de Constantinople ; mais le prince Ferdinand, retenu par des considérations de politique générale, n’y a pas consenti, et M. Stoïlof s’est retiré. Après une crise de quelques jours, il a été remplacé par M. Grekof, ancien ami de M. Stamboulof, qui a représenté jusqu’à ce jour plutôt l’influence autrichienne que l’influence russe ; mais, éloigné depuis longtemps du pouvoir, il serait téméraire de dire avec quelles dispositions il y revient. D’ailleurs, des influences différentes sont représentées au ministère : nous sommes en présence d’un cabinet de conciliation. Quoi qu’il en soit, tous les projets formés en Bulgarie restent en suspens, et c’est peut-être là, plus qu’en Macédoine même, qu’il faut chercher l’explication des menaces venues de ce dernier pays. Si M. Stoïlof a cru inquiéter la Porte, et l’amener par ce moyen à se montrer de composition plus facile, il s’est trompé, au moins pour cette fois. La Porte a pris immédiatement, et elle continue de prendre, avec une extrême activité, des mesures de précaution énergiques sur les endroits les plus exposés aux tentatives des comités insurrectionnels. Il est probable qu’elle a trouvé des dispositions favorables en Russie, en Roumanie, en Grèce, — la Grèce est pour le moment satisfaite de son lot, et ne tient nullement à aider les autres à s’assurer du leur, — en Serbie, enfin dans tous les petits pays qui ont sur la Macédoine exactement les mêmes prétentions que la Bulgarie elle-même. Les choses en sont là. Quelles que soient ses sympathies pour la Bulgarie et pour la Macédoine, l’Europe, qui vient de traverser, d’ailleurs sans gloire, mais non sans peine, l’épreuve arménienne et l’épreuve helléno-crétoise, a peut-être droit de reprendre haleine avant de se laisser mêler à une nouvelle crise. Or la question macédonienne, une fois ouverte, serait d’autant plus difficile à clore que toute la question d’Orient s’ouvrirait avec elle.
FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-gérant,
F. BRUNETIÈRE.