Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1858

Chronique n° 619
31 janvier 1858


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier 1858.

La politique a parfois d’indicibles tristesses. Depuis quelque temps, l’esprit de violence et de meurtre semblait assoupi ; il s’est réveillé tout à coup par une explosion terrible, par une de ces tentatives sinistres qui laissent une longue et profonde impression, tant par leur caractère que par leurs effets trop réels et par les conséquences plus graves, plus générales, qui auraient pu en sortir. L’autre jour, le soir du 14 janvier, l’empereur et l’impératrice, se rendant à l’Opéra, ont été assaillis presque au seuil du théâtre par une véritable tempête de fer. Des pièces explosives ont été lancées sous les voitures impériales, et en volant en mille éclats, elles sont allées faire des victimes de tous côtés, dans la foule, paisible spectatrice des apprêts d’une fête, dans les rangs de l’escorte, cruellement décimée, parmi les gardes de Paris, parmi les serviteurs du palais. L’empereur et l’impératrice seuls, objets de l’odieux attentat, ont été heureusement préservés, tandis qu’un aide-de-camp, le général Roguet, était blessé auprès d’eux. Un instant auparavant, tout était calme ; en quelques secondes, ces abords d’un théâtre étaient convertis en un lieu lugubre teint du sang des victimes et plein d’anxiété. Ainsi voilà des hommes qui peuvent concevoir et organiser de telles machinations : non-seulement ils les conçoivent contre le chef d’un grand pays, mais encore peu leur importe de frapper de toutes parts des femmes, des enfans, d’envelopper dans leurs tentatives de meurtre une jeune et gracieuse souveraine, pourvu qu’ils cherchent à assouvir leurs passions effrénées ! Des auteurs de l’attentat du 14 janvier, il n’y a rien à dire particulièrement, si ce n’est que d’après les premières indications ce sont des étrangers, des Italiens venus de Londres pour jeter la mort au milieu d’une foule française étonnée et stupéfaite ; le reste est du domaine de la justice.

Depuis ce moment, les manifestations se succèdent ; les corps de l’état, la magistrature, l’armée, les conseils locaux, les compagnies particulières, ont fait parvenir leurs adresses à l’empereur. Les souverains étrangers ont envoyé à Paris des ministres spéciaux, comme pour donner à leurs félicitations un caractère exceptionnel. La presse de la France et des autres pays a frappé le crime de ce premier verdict de l’opinion universelle. De tous les côtés s’est échappée une même pensée de réprobation. C’est qu’en effet si parmi les hommes vivant au sein des sociétés régulières il y a des dissentimens possibles, des divergences de vues et des différences d’appréciations, il n’y a qu’un sentiment sur ces sauvages tentatives, parce qu’en dehors même des idées de justice, ou plutôt à cause de ces idées de justice souveraine, le meurtre n’a jamais fait avancer l’humanité ; il l’a fait reculer quelquefois, et il a toujours flétri les causes qui l’ont accepté pour complice. Le premier châtiment de ces crimes le plus souvent, c’est de ne point réussir dans leurs fins ; ils en trouvent un second, avant le dernier qui les attend, dans le soulèvement de la conscience publique, et ce sont surtout les hommes portant une âme digne de la liberté qui doivent, s’il se peut, ressentir la plus vive, la plus profonde répulsion, car ils savent bien que de tels attentats n’ont jamais servi la cause des franchises des peuples ; ils n’ignorent pas que ce déchaînement de passions destructives est le pire ennemi de tout progrès sensé et régulier. Une chose est certaine, le crime ne se discute pas, on le déteste et on le punit. Quant aux idées malsaines qui travaillent les sociétés et les ébranlent par instans, c’est surtout par des idées plus justes, plus morales et plus viriles, qu’on les combat et qu’on les réduit à l’impuissance.

Tel est le fait unique et dominant depuis quelques jours. C’est presque au lendemain de ce funeste événement du 14 janvier que la session législative s’est ouverte aux Tuileries par un discours de l’empereur, et dans ce discours, devenu naturellement le programme d’une situation, l’empereur ne se borne pas à constater l’état du pays depuis l’an passé, les travaux publics accomplis, les opérations financières réalisées, l’expédition heureuse de la Kabylie, les relations avec les autres puissances régulièrement entretenues et empreintes de cordialité ; il expose encore la pensée de l’empire, la politique du gouvernement, son intention de faire appel au concours du corps législatif pour réduire au silence les oppositions extrêmes et factieuses, et son dessein de maintenir l’autorité d’un pouvoir fort, capable de vaincre les obstacles qui arrêteraient sa marche. Depuis ce moment, diverses mesures se sont succédé, telles que la suppression de deux journaux de couleur fort différente et la division de la France en cinq grands commandemens militaires confiés à des maréchaux. D’un autre côté, le dernier attentat a eu pour effet de réveiller une vieille question, celle des réfugiés. La Belgique est allée elle-même au-devant de toute difficulté, en ordonnant immédiatement des poursuites contre un journal qui avait eu l’indignité d’approuver le crime odieux du 14 janvier, en proposant une loi sur les réfugiés ou plutôt le renouvellement d’une loi ancienne, et en présentant d’une façon spéciale aux chambres la partie d’un code pénal nouveau qui punit les tentâmes contre les souverains étrangers. Quant à cette même question telle qu’elle se présente vis-à-vis de l’Angleterre, elle se trouve nettement posée et résumée dans un discours adressé récemment par l’ambassadeur de France à Londres, M. de Persigny, aux membres de la Cité qui venaient lui remettre une adresse pour l’empereur. Il ne s’agit nullement de demander à l’Angleterre de renoncer à son droit d’asile. Ce droit, M. de Persigny le reconnaît comme un des plus nobles et des plus précieux privilèges du peuple britannique. Il s’agit seulement de savoir si là où le refuge devient un moyen d’organiser des attentats, là où le crime commence, la législation anglaise est suffisamment armée. Au fond aucune demande ; précise ne semble avoir été jusqu’ici adressée au cabinet de Londres. Toute initiative est laissée à l’Angleterre. Ce n’est point sans dessein du reste que nous résumons rapidement ces questions et ces mesures qui se succèdent, naissant d’une même cause, d’une cause odieuse. Il est des momens où les paroles servent de peu, et où l’unique intérêt d’une situation se concentre dans les actes des gouvernemens eux-mêmes.

Les lettres ont cela d’heureux et de propice, qu’elles sont un refuge, et qu’en allant vers elles on échappe un moment aux tristesses des temps, sans cesser de s’occuper de l’homme, de ses destinées et de ses travaux. Quand l’Académie offre par intervalles une sérieuse et charmante hospitalité à tous ceux qui goûtent encore ces choses supérieures de l’esprit, quand elle a de ces séances recherchées qui attirent des sociétés choisies, elle ne fait que marquer justement cette distinction entre les troubles de la vie activer et la région plus tranquille des lettres. La politique ne se montre que sous la forme des souvenirs ou de l’histoire, ou bien encore sous cette forme des spéculations, désintéressées qui sont l’éternel et noble aliment des intelligences ! Comment la politique ne serait-elle pas présente à l’Institut, ne fût-ce que comme une ombre ? Ainsi qu’on le disait récemment on compterait presque les hommes d’état de la première partie de ce siècle qui n’ont pas eu leur place à l’Académie. Beaucoup ont été de grands écrivains. Raconter la vie de ces hommes à mesure qu’ils disparaissent, c’est se retrouver en présence de leurs idées, de leurs œuvres, de leurs actes, de leur époque tout entière. La fortune, académique a parfois d’ailleurs d’assez étranges caprices ; elle donne à un évêque la mission de prononcer l’oraison funèbre d’un traducteur de Virgile, et à son tour M. Émile Augier, entrant l’autre jour à l’Académie, avait à faire l’éloge de M. de Salvandy, tandis que par une autre coïncidence, M. Lebrun, qui avait reçu autrefois M. de Salvandy avait à recevoir encore aujourd’hui M. Augier lui-même. C’est là toute la dernière séance. Écrivain ingénieux et habile, M. Émile Augier a fait un heureux et rapide chemin. Il semble que son premier succès au théâtre soit d’hier, et il est aujourd’hui à l’Institut. Que raconte-t-il en effet lui-même dans son discours ? Il y a vingt ans à peine, les élèves d’un lycée de Paris étaient un jour rassemblés pour recevoir un ministre. Ce ministre, guidé par la mémoire du cœur, s’était souvenu que, trente ans auparavant pauvre et sans secours, il avait été accueilli par un homme excellent qui dirigeait le collège, et il venait payer sa dette à son vieux maître en instituant comme proviseur de ce même lycée le fils de celui qui l’avait aidé à s’élever. Parmi les écoliers qui se trouvaient ainsi rassemblés pour recevoir le grand-maître de l’université était M. Émile Augier, et le ministre était M. de Salvandy. Laissez s’écouler ces vingt années, le grand-maître de l’université de 1837 n’est plus, et c’est l’obscur écolier du lycée Henri IV qui va lui succéder. C’est peut-être le seul point de rapprochement entre ces deux existences. M. de Salvandy avait commencé sa carrière avec un singulier éclat, comme soldat au déclin de l’empire, comme publiciste au début de la restauration. En ces jours pénibles de 1815, il faisait cette œuvre de courage la Coalition et la France, sorte de protestation éloquente contre les excès de l’invasion ; il fut même menacé par les alliés : le roi le couvrit de sa protection, et fit bientôt de lui un auditeur au conseil d’état. Plus tard, M. de Salvandy fut mêlé à toutes les polémiques de la restauration ; plus tard encore, après 1830, il fut député, ministre et ambassadeur, puis exilé en 1848, et à la fin de sa vie il se retrouva tout à coup ce qu’il avait été d’abord, simple homme de lettres, corrigeant et rééditant les ouvrages mêlés à sa carrière active, l’Histoire de Jean Sobieski, le roman de Don Alonzo, le livre politique qui a pour titre Vingt Mois ou la Révolution et le parti révolutionnaire. C’étaient là ses titres académiques, comme ses titres à la considération universelle sont dans une vie pleine d’honneur, dévouée à une même cause et à toutes les idées élevées.

Quelle carrière plus différente que celle de M. Emile Augier ! L’auteur, de Gabrielle n’est point arrivé là où il est à travers les luttes de la politique ; il y est arrivé par la littérature, presque sans effort, et porté en quelque sorte par une faveur secrète qui s’est attachée tout d’abord à son talent. Il s’est révélé un jour par la Ciguë, œuvre pleine de fraîcheur, de grâce et d’élégant enjouement, où l’on respire comme un parfum antique un peu mêlé toutefois de parfum plus moderne. Depuis ce moment, tout lui a souri ; le succès a suivi presque toutes ses tentatives au théâtre, il était adopté, et cela suffisait presque. Ce succès, M. Emile Augier l’a dû sans doute à la qualité de son talent d’abord, au soin qu’il met dans ses ouvrages, et un peu aussi aux circonstances, comme M. Ponsard, son contemporain. Il est venu dans un moment où les excès du théâtre avaient engendré une sorte de lassitude : il n’a point purgé et régénéré la scène comique, ce qui serait l’œuvre d’un Molière ; mais il y a porté un esprit modéré et enjoué, un sens net, une ironie droite, en un mot un ensemble de qualités faites pour soulager le sentiment public, si bien que, de succès en succès, il se trouve aujourd’hui à l’Académie à l’âge où les hommes les plus éminens y arrivent à peine. M. Lebrun, et c’est la partie la plus ingénieuse, la plus animée de son discours, a successivement apprécié avec autant d’habileté que de finesse les comédies de M. Emile Augier, la Ciguë, Gabrielle, Philiberte ; il n’a point reculé même devant le Mariage d’Olympe, sauf à faire des restrictions. C’était une chose nouvelle et un embarras évident pour M. Emile Augier d’avoir à raconter la vie de M. de Salvandy. Il a su passer à travers tous les obstacles, décliner les points difficiles, arguer à propos de son incompétence, en disant tout ce qu’il avait à dire avec esprit et convenance. Il a emporté sa réception à l’Académie comme un succès au théâtre, quoique ce ne fût nullement une comédie. Et M. Emile Augier, lui aussi, malgré sa circonspection, a voulu aborder cette grande et souveraine question de l’alliance des lettres et de la politique, dont M. de Salvandy était une personnification. En véritable homme de lettres, M. Emile Augier a voulu prouver que tout l’honneur de l’alliance était pour la politique, et comme il parlait devant d’anciens hommes d’état qui sont en même temps de grands écrivains, il a spirituellement ajouté qu’il ne faisait que leur retirer d’une main ce qu’il leur rendait de l’autre. L’auteur de Gabrielle a cherché à montrer comment l’œuvre des politiques périssait, ou subissait tout au moins d’incessans changemens, tandis que l’œuvre de l’écrivain survit à travers les âges, toujours la même, toujours marquée de l’empreinte primitive et originale. Les poèmes d’Homère existent encore : où sont les créations législatives de Solon et de Lycurgue ? M. Émile Augier ne voyait pas qu’il ne résolvait nullement la question, il la déplaçait. M. de Salvandy définissait mieux un jour cette alliance, quand il disait que la bonne littérature était celle qui inspirait de vigoureuses pensées, et la bonne politique celle qui les faisait passer dans la pratique. Voilà comment l’une et l’autre marchent vers un même but avec un égal honneur, en se prêtant un mutuel secours et en doublant leurs forces, car si les vues de la politique s’agrandissent et s’élèvent par la supériorité de la culture littéraire, les lettres trouvent à leur tour comme une puissance nouvelle dans ce sentiment ferme et vigoureux que développe la familiarité avec toutes les choses réelles de la vie publique.

Il n’y a vraiment rien de littéraire dans la politique aujourd’hui, soit qu’on l’observe dans les faits généraux, soit qu’on interroge de plus près les détails de la vie des peuples. Les questions qui ont occupé la diplomatie, qui l’occuperont encore, sont momentanément suspendues. L’organisation définitive des principautés, les règlemens de la navigation du Danube, auront leur jour. Débattues par toutes les polémiques, ces affaires reviendront dans les délibérations diplomatiques, quand le congrès se réunira. Le conflit persistant entre l’Allemagne et le Danemark au sujet des duchés marche lentement de son côté. La diète de Francfort vient d’adopter des résolutions qui doivent être communiquées au cabinet de Copenhague, et c’est là nécessairement le principe de négociations nouvelles où tous les intérêts se trouveront en présence, pour arriver à une conciliation désirée par l’Europe, et aussi utile à l’Allemagne qu’au Danemark lui-même. Veut-on voir la politique générale sous un autre aspect, il faut aller jusqu’à l’extrémité du monde, jusqu’aux Indes et en Chine. Là s’agitent encore des questions graves, celle du maintien de la prépondérance britannique dans les possessions indiennes, celle de l’extension de la civilisation dans le Céleste-Empire. On n’a point oublié que l’an dernier la Grande-Bretagne et la France envoyaient des plénipotentiaires en Chine. La France, il est vrai, n’était pas engagée, comme l’Angleterre l’était déjà, dans un conflit déclaré ; mais elle avait à venger des griefs, tels que le massacre de nos missionnaires, et elle avait aussi à réclamer en commun avec l’Angleterre des garanties pour les intérêts du commerce européen, des franchises plus étendues, qui seraient consacrées par de nouveaux traités. L’insurrection des Indes venait dans l’intervalle, et elle n’était pas propre à activer les opérations sérieuses que pouvaient nécessiter les circonstances. Depuis ce premier instant, les événemens semblent s’être précipités. Après des négociations inutiles engagées avec les autorités chinoises, les amiraux anglais et français ont pris une attitude plus menaçante ; le blocus a été déclaré, et les forces unies des deux puissances se disposaient à diriger une attaque régulière contre Canton. L’action a aujourd’hui commencé. Si les Anglais en viennent enfin à vider cette querelle avec la Chine, est-ce à dire qu’ils soient maintenant plus libres dans l’Inde ? Leurs affaires sont-elles complètement relevées ? Elles ont paru l’être un moment ; l’illusion n’a point duré, elle s’est dissipée surtout lorsqu’on a vu que le ravitaillement de Lucknow, entrepris par le général en chef sir Colin Campbell, n’avait été qu’une opération extrême, imposée par les circonstances, faite pour délivrer une garnison héroïque, et suivie aussitôt de l’abandon de la résidence. La vérité est que la situation des Anglais semble aujourd’hui aussi difficile qu’elle l’a jamais été. Les soldats britanniques ont de tous les côtés des ennemis à combattre. Le royaume d’Oude tout entier est à reconquérir, et, ce qui est plus grave, l’insurrection, qui a commencé dans l’armée indigène, parmi les cipayes se propage aujourd’hui dans la population. Une partie de l’Inde est un vaste champ de bataille où l’Angleterre n’occupe que le sol qui est sous ses pieds, et il n’est point douteux qu’un immense effort ne soit désormais nécessaire pour rétablir dans son premier prestige et dans sa force première la puissance anglaise dans l’empire indien.

Un changement presque prévu depuis quelque temps vient d’avoir lieu à Turin ; mais ce changement, qui s’est accompli sans crise réelle et sans secousse, crée-t-il une situation : nouvelle ? Rien ne l’indique jusqu’ici ; il y a un homme de moins dans le cabinet piémontais, et la politique reste ce qu’elle était. M. Ratazzi a quitté la position ministérielle qu’il occupait ; c’est M. de Cavour lui-même qui s’est chargé du ministère de l’intérieur, et un autre membre du cabinet, M. Lanza, est passé aux finances. Cette modification semble s’être accomplie d’un commun accord et tout-à-fait de bonne intelligence. M. Ratazzi a déclaré dans le parlement qu’en quittant le pouvoir pour faire taire des accusations ou des préventions injustes, il ne cessait, comme député, d’être attaché à la politique du ministère. Le fait le plus clair, c’est que la force, la signification et l’importance du cabinet de Turin se concentrent de plus en plus en M. de Cavour, et le président du conseil saura sans nul doute conduire heureusement le Piémont dans la situation qui lui est faite, en maintenant une politique prudente et sensée à travers les passions et les rivalités des partis. Sans affaiblir M. de Cavour, la retraite de M. Ratazzi le laisse peut-être plus libre sous quelques rapports, et c’est là sans doute le seul point à noter.

Les crises sont malheureusement plus fréquentes et moins faciles à dénouer en Espagne, outre qu’elles tiennent à une infinité de causes plus confuses. Un nouveau ministère s’est formé à Madrid, c’est là le premier fait à remarquer. Le dernier ministère présidé par le général Armero, n’a pu se soutenir et mettre à exécution son dessein de dissoudre le congrès. D’un autre côté, ce n’est point M. Bravo Murillo, élu président de la chambre, qui a été appelé par la reine : c’est M. Isturitz qui a reçu la mission de composer un ministère, et ce ministère existe ; mais est-ce là un dénoûment dans la situation actuelle ? On sait comment la lutte a pris naissance : elle s’est engagée entre le dernier cabinet, accusé d’inclinations trop libérales et les oppositions de toute nature qui se sont coalisées dans le congrès ; le nom de M. Bravo Murillo a servi de drapeau. L’opposition a réussi en portant à la présidence le candidat de son choix. Tout n’était point dit encore cependant. Le général Armero et M. Mon n’en étaient pas à prévoir qu’ils pouvaient rencontrer des obstacles dans le parlement, et ils s’étaient préparés à les vaincre ; ils comptaient surtout les déjouer par la dissolution du congrès. Cette mesure a été effectivement proposée à la reine aussitôt après l’élection de M. Bravo Murillo, et, ce qui est mieux, elle a été signée. Que s’est-il passé depuis ce moment ? Le général Armero, en se rendant peu après au palais, n’a point tardé, dit-on, à reconnaître, à la suite d’une entrevue avec le roi, que, même en dissolvant le congrès, il trouverait ailleurs des difficultés d’une autre nature, et que son ministère ne vivrait que d’une vie précaire, toujours disputée. Il a préféré remettre à la reine le décret de dissolution et se retirer immédiatement. C’est de là qu’est né le ministère présidé par M. Isturitz. Par malheur, M. Isturitz est un homme âgé, fatigué dans la politique, et dont les forces seraient sans doute peu à la hauteur d’une complication sérieuse. Ses collègues n’ont point figuré jusqu’ici aux premiers rangs de la politique ; ce sont d’anciens gouverneurs de provinces ou des directeurs de ministères. La reine a préféré peut-être un cabinet ainsi constitué pour n’avoir point à subir la loi de la coalition parlementaire. La majorité du congrès, à son tour, se montre disposée à soutenir le nouveau ministère, ou du moins n’a pas ouvert la guerre contre lui, parce qu’il lui suffit pour le moment d’avoir renversé celui qui existait. Que faut-il pour décomposer cette situation et faire surgir d’autres combinaisons ? Il ne faut peut-être qu’une explication parlementaire où se décèlent les antipathies, un effort des ambitions rivales, un incident imprévu. Faible par lui-même, le ministère n’est pas plus fort par l’appui incertain que lui offrent les chambres ; mais, en dehors ou au-dessus de ces détails où se perd la politique, et en sondant l’état actuel de l’Espagne, il y a un fait qu’on ne peut éluder, parce qu’il est évidemment la première cause et la source de toutes ces complications confuses et bizarres.

Le parti modéré a gouverné pendant longtemps l’Espagne avec suite et avec succès. Depuis quelques années, il est visiblement en proie à un travail indéfinissable qui lui a déjà valu un désastre, et qui l’affaiblit sans cesse. Ses organes proclament l’union du parti, et à chaque instant les divisions éclatent. Les plus sincères reconnaissent la nécessité d’un ralliement énergique, et tous les ministères sont successivement renversés. On a vu ce qui est arrivé avant la révolution de 1854. Le général Narvaez était d’abord au pouvoir ; une opposition se formait contre lui et finissait par amener sa chute. M. Bravo Murillo prenait la direction des affaires, et bientôt il succombait sous les coups d’une formidable coalition libérale, organisée contre des projets de réformes politiques que ses adversaires ont depuis réalisés partiellement. Trois ou quatre ministères se succédaient, et l’Espagne glissait dans le désordre et l’anarchie. Depuis que la révolution de 1854 a disparu, que voyez-vous ? C’est la même histoire qui recommence. Le général Narvaez est revenu au ministère, et il a eu une peine extrême à durer un an au milieu de tous les tiraillemens d’une politique assez incohérente. Le ministère du général Armero avait de justes et droites intentions ; il comptait dans son sein M. Mon, qui ne passe pas pour un conservateur suspect ; il vient de tomber néanmoins, et M. Bravo Murillo, renversé il y a cinq ans par une coalition, est réélu président des cortès par une autre coalition, où entrent des hommes qui ont été contre lui autrefois. Au milieu de ces variations et de ces oscillations, on voit les ministères paraître et disparaître, les uns parce qu’ils sont réactionnaires, les autres parce qu’ils sont libéraux. Est-ce à dire que l’ensemble des doctrines du parti modéré n’existe plus, et que l’efficacité de ces doctrines n’ait pas pour elle la sanction de l’expérience ? Le terrain net et précis du parti modéré espagnol, c’est toujours incontestablement la constitution de 1845 ; ce que l’Espagne a eu de paix depuis plus de dix ans, elle l’a dû aux principes conservateurs. Malheureusement c’est la cohésion qui manque parmi les hommes, et le parti modéré s’énerve dans un morcellement indéfini à travers lequel on distingue fort bien des velléités de réaction qui se dessinent sans oser s’avouer ouvertement, ou sans pouvoir atteindre leur but. On a souvent cherché les causes des désunions du parti modéré : il peut y en avoir beaucoup, et les passions personnelles seraient certainement du nombre ; mais il en est une surtout depuis un an, c’est le congrès actuel, qui ne représente nullement l’opinion conservatrice dans ce qu’elle a de vrai et de sérieux, qui représente plutôt ces velléités de réaction dont nous parlions. Le ministère Isturitz n’est pas plus sûr de vivre avec ce congrès que le ministère auquel il succède, et si le parti conservateur espagnol veut garder l’ascendant que la force des choses lui a rendu, il est temps qu’il se reconstitue, qu’il retrouve ses idées, ses hommes et son activité.

On ne peut le nier, les affaires de l’Amérique ont un aspect tout particulier dans l’ensemble des choses contemporaines. Ce n’est pas un monde formé et régulièrement organisé, c’est un monde qui se forme et qui en attendant, passe par toute sorte de péripéties, guerres de races et de castes, révolutions bizarres, crises matérielles, invasions de la force brutale. Tous les jours, on voit se succéder des épisodes nouveaux du nord de l’Amérique jusqu’aux gorges inaccessibles de la Bolivie, au sud du continent. Il s’est développé surtout depuis quelque temps aux États-Unis un fait que l’on connaît bien et qu’on ne saurait trop observer ; une puissance nouvelle est née, c’est celle des flibustiers, des écumeurs de terre et de mer, cherchant partout un butin, une conquête à faire. Les flibustiers ont une théorie toute faite, d’après laquelle, lorsque deux races, l’une puissante, l’autre faible, vivent côte à côte, la première doit nécessairement absorber la seconde pour le plus grand bien de la civilisation, et pour remplir les fins de la Providence. Après cela, si on les flétrit d’un nom injurieux, ils s’en consolent en songeant qu’on voulut ridiculiser par le surnom de têtes-rondes les adversaires et les vainqueurs de Charles Ier d’Angleterre ; Et voilà comment Walker, le général Walker, comme on l’appelle aux États-Unis, débarquait de nouveau, il y a peu de temps, dans le Nicaragua, d’où il avait été précédemment expulsé. Cet aventurier, qui, d’après le témoignage récent d’un voyageur, est petit, grêle, sans moustaches, avec des cheveux roux et des yeux verts, ne regardant pas en face, mais qui est doué d’une singulière audace, n’avait point eu de trêve qu’il n’eût organisé une expédition nouvelle contre le Nicaragua. Walker avait presque réussi ; il avait trouvé de l’argent et des hommes, il avait échappé à la surveillance peu active des autorités de l’Union, et il était parvenu à mettre le pied sur le sol de l’Amérique centrale, à Punta-Arenas, après avoir déposé sur un autre point une partie de sa bande. Malheureusement l’audace n’a pas toujours sa récompense, et c’est au moment où le chef des flibustiers se croyait le plus près du succès qu’il a été surpris par un événement imprévu. Un officier de la marine de l’Union, le commodore Paulding, voulant sans doute dégager la responsabilité morale et politique de son pays, est arrivé au lieu de débarquement ; il a jeté quelques forces à terre et a sommé Walker de se rendre, ce que celui-ci n’a pas manqué de faire, tout en protestant contre un tel acte de violence. Walker a été transporté à l’isthme de Panama, d’où il a été expédié aux États-Unis, et la seconde conquête du Nicaragua s’est trouvée ainsi subitement interrompue.

Ce dénoûment inattendu, déterminé par l’intervention sommaire des forces américaines, a causé quelque sensation aux États-Unis ; il soulevait surtout une question essentielle : le commodore Paulding avait-il agi en vertu d’instructions de son gouvernement ? On pouvait le penser d’après les termes sévères dont s’était servi M. Buchanan dans son dernier message pour flétrir ce genre d’entreprises. Il était à croire que l’acte énergique du commodore Paulding une fois accompli serait sanctionné à Washington. Il n’en a rien été ; c’est ici au contraire que l’affaire se complique. M. Buchanan, sommé en quelque sorte de s’expliquer, a parlé en effet : il a adressé un message au sénat, et ce message est assurément une des expressions les plus curieuses de la politique américaine. Le commodore Paulding est assez nettement désavoué. Il aurait eu le droit d’arrêter l’expédition en mer, il n’avait plus aucun titre pour aller chercher les flibustiers à terre, parce qu’il violait l’indépendance d’un état souverain. Qu’on remarque quelques-unes des singularités de cette situation. Il y a une flagrante violation de territoire tentée par des Américains ; le commodore eût été digne d’éloge s’il l’eût arrêtée avant qu’elle ne fût consommée, il est digne de blâme parce qu’il l’empêche de se prolonger. Un seul état, le Nicaragua aurait eu le droit de se plaindre de l’acte du chef de la marine fédérale ; il n’élève, il n’élèvera aucune plainte, et c’est le gouvernement des États-Unis qui se plaint. Il n’est pas difficile de voir que M. Buchanan substitue une théorie abstraite de droit international à une question de fait tranchée dans un intérêt commun. De plus, si le commodore Paulding est désavoué, quel est le traitement infligé à Walker ? Le général Walker, on le pense, n’a pas manqué de renouveler ses protestations contre l’acte illégal qui a si brusquement suspendu ses conquêtes. Il est allé à Washington, il a eu une entrevue avec le général Cass, secrétaire des affaires étrangères, puis tout a été dit. Arrêté un moment avant son expédition, il était aussitôt remis en liberté ; rentré aux États-Unis après sa tentative, il conserve sa liberté, et plus que jamais il proteste de son intention de poursuivre ses desseins, de telle sorte qu’il est très permis de se demander où est la sanction réelle des déclarations de M. Buchanan en faveur de l’exécution des lois de neutralité de l’Union américaine, puisque ceux qui violent ces lois sont à l’abri de toute poursuite après comme avant. Tout ce qu’on peut voir en ceci, c’est le désaveu du commodore Paulding, qui a voulu maintenir dans toute sa force la neutralité américaine, fût-ce en risquant une légère violation de territoire suffisamment justifiée par les circonstances, et dont le Nicaragua ne peut que lui savoir gré.

Il est enfin dans le message de M. Buchanan une dernière pensée qu’il faut recueillir. Que dit à peu près le président des États-Unis ? Walker est sans doute coupable selon le droit, mais il est bien plus coupable encore au point de vue de l’intérêt yankee, parce que ses tentatives de vive force retardent ou contrarient l’expansion nécessaire et inévitable de la puissance anglo-américaine dans tout le nord du Nouveau-Monde. Avec la moitié des hommes que Walker a fait périr dans ses entreprises, une forte colonisation pouvait être établie dans l’Amérique centrale, et le pays eût été bien plus sûrement occupé sans que les nationaux eussent à se plaindre et sans que les gouvernemens étrangers eussent à intervenir. Au fond, comme on voit, le but est le même, si les procédés sont différens. Le plus clair est que Walker n’est qu’un turbulent désastreux qui évente tous les projets sans les conduire à bonne fin. Ce dernier message présidentiel est évidemment l’indice de la situation compliquée où s’est placé M. Buchanan. Comme chef du pouvoir, M. Buchanan ne peut se soustraire à l’autorité du droit public, il ne peut méconnaître les devoirs qu’imposent les lois de neutralité ; mais en même temps il donne une satisfaction indirecte aux envahisseurs par le désaveu du commodore Paulding, et il flatte les passions de son parti en leur ouvrant une issue qu’il appelle diplomatiquement la colonisation ; il fait mieux, il donne une consécration officielle à cette pensée dès longtemps connue de l’extension nécessaire de la race anglo-saxonne dans toute la partie septentrionale du nouveau continent.

L’Amérique centrale ne rend malheureusement que trop probable par ses divisions l’accomplissement de desseins si nettement avoués, et le Mexique, qui fait également partie de ces régions si ardemment convoitées, ne peut désormais opposer qu’une problématique résistance à l’ambition yankee. Le Mexique n’en est plus à dénombrer ses révolutions ; il en compte une de plus aujourd’hui. Pour la république mexicaine, nous le disions récemment, une constitution votée est une constitution bien près d’être suspendue, et une constitution suspendue est bientôt supprimée. C’est ce qui vient d’arriver. Il y a quelque temps, à l’ouverture d’un nouveau congrès, le président, M. Comonfort, s’était fait décerner des pouvoirs extraordinaires. Lever des troupes, contracter des emprunts, suspendre les garanties individuelles, il pouvait tout, hormis aliéner une portion quelconque du territoire national. Cela n’a point suffi, à ce qu’il paraît, et le signal du nouveau changement a été donné à Tacubaya, résidence d’été des présidens mexicains, par la garnison elle-même, ayant à sa tête le général Zuloaga. Le plan de Tacubaya va prendre place dans l’histoire du Mexique à côté de tant d’autres plans. La dernière constitution, qui ne date que de 1857, et qui n’a jamais été appliquée au surplus, est purement et simplement abolie. Un nouveau congrès se réunira dans trois mois, sur la convocation du pouvoir exécutif, pour faire une autre loi fondamentale qui devra être soumise à la volonté nationale, et qui ne tardera pas sans doute à être également abrogée. D’ici là, tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains du président. Voilà donc M. Ignacio Comonfort dictateur, comme l’a été Santa-Anna ! Mais dans la situation actuelle du Mexique, au milieu des révoltes des Indiens, des soulèvemens de toute sorte, des divisions probables de l’armée, de la dissolution administrative et d’une indescriptible pénurie financière, que va-t-il faire de la dictature ? Il n’a montré jusqu’ici qu’une capacité douteuse. S’il veut gouverner dans le sens du parti démocratique, qui l’a porté au pouvoir, comment expliquer la dissolution d’un congrès qui appartenait tout entier à cette opinion ? Se tournera-t-il vers les conservateurs et le clergé, ainsi qu’il paraît en avoir eu l’intention en quelques circonstances ? Il risque de ne trouver de ce côté qu’une défiance extrême, si ce n’est une hostilité ouverte, née de toutes les mesures adoptées contre l’église. Il ne parviendra pas à désarmer toutes les insurrections qui agitent le pays, et qui, une fois de plus, se tourneront de préférence vers Santa-Anna. Dénué d’argent et de ressources de toute espèce pour faire face aux difficultés qui l’entourent, M. Comonfort aura-t-il recours aux États-Unis, en leur offrant la cession de l’isthme de Tehuantepec, de la Basse-Californie ou de l’état de Sonora ? Rien n’est impossible ; toutes les révolutions mexicaines servent les desseins des Américains du Nord. On comprend du reste en quelles extrémités est tombé un pays où de telles questions s’élèvent et sont publiquement débattues, au point que le dernier congrès ait cru devoir faire une réserve formelle en faveur de l’intégrité du territoire dans les pouvoirs extraordinaires qu’il avait donnés à M. Comonfort. La vérité est que M. Comonfort, pour être dictateur aujourd’hui, n’en est pas plus solide, et qu’il peut compter moins que jamais sur la durée d’un pouvoir qui rencontrera inévitablement des résistances de toute nature. C’est une de ces crises qui se succèdent périodiquement au Mexique, et qui vont seulement en s’aggravant tous les jours sous les coups répétés de cette terrible logique de la destruction.

Une constitution supprimée, une assemblée de moins, un dictateur de plus, des insurrections battues et qui recommencent jusqu’à ce qu’elles triomphent, ce sont là des faits qui se reproduisent fréquemment dans toute l’étendue des républiques hispano-américaines. Le Pérou, depuis plus d’une année, vit dans une confusion où se rencontrent presque tous ces phénomènes étranges. Il y avait à Lima si l’on s’en souvient, une convention nationale qui s’était réunie à la suite de la dernière révolution pour faire une constitution nouvelle. À côté était un chef du pouvoir exécutif, le général Castilla qui supportait impatiemment le contrôle d’une assemblée, et qui, poussé par le sentiment de son importance personnelle, tendait volontiers à la dictature. Entre le général Castilla et la convention péruvienne, il y avait une incompatibilité évidente, lorsque tout à coup une insurrection éclatait dans le sud à Arequipa, sous la direction du général Vivanco. Cette insurrection n’a nullement été victorieuse. Quand elle a voulu prendre l’offensive, elle n’a éprouvé que des revers, et l’an dernier le général Vivanco, après avoir tenté une expédition au nord du pays, était obligé de se replier précipitamment vers Arequipa ; mais là l’insurrection s’est maintenue. Plusieurs généraux ont été envoyés pour étouffer ce mouvement, ils n’ont pas réussi. Le général Castilla a fini par aller se mettre lui-même à la tête de l’armée pour combattre les insurgés ; il n’a pas été plus heureux jusqu’ici ; il était récemment encore à peu de distance d’Arequipa, ayant laissé derrière lui à Lima le conseil des ministres pour le représenter, et la convention nationale, qui existait toujours, bien qu’elle eût depuis longtemps achevé la constitution. Or c’est dans cette situation que se passait à Lima une scène des plus étranges.

Un jour, la convention nationale étant réunie, un simple officier le poste du palais des représentans entrait dans la salle des séances et signifiait aux députés l’ordre de se retirer, parce que l’assemblée était dissoute. Vivement interpellé, l’officier répondait qu’il obéissait aux ordres de son chef, et, comme ses paroles étaient accompagnées d’une menace de l’emploi de la force, les députés se hâtaient de se disperser. Que voulait dire cette brutale expulsion ? Qui avait pu prescrire un tel attentat ? Aussitôt les principaux membres de la convention s’adressaient au conseil des ministres et le sommaient de s’expliquer. Les ministres, feignant la surprise peut-être plus qu’ils ne la ressentaient, se rejetaient sur un accès d’aliénation mentale dont aurait été subitement saisi le chef qui avait donné de tels ordres, et ils ajoutaient au surplus que cet officier était mis en état d’arrestation. Les membres du cabinet désavouaient à demi la tentative ; ils ne la désavouaient qu’à demi, disons-nous, car le lendemain on apprenait que l’officier représenté comme prisonnier jouissait d’une pleine liberté, et des militaires parcouraient la ville en proférant des menaces, en déclarant que l’assemblée dissoute la veille ne se réunirait plus. La convention s’est tenue pour suffisamment avertie, elle n’a plus cherché à se réunir, elle s’est bornée à protester. La population de Lima est restée spectatrice impassible et indifférente de ces faits. La convention péruvienne, du reste, avait singulièrement contribué à sa propre ruine en se discréditant dans l’opinion. L’an dernier, dans un moment d’épidémie, elle se hâtait d’abandonner la capitale pour se réfugier en un lieu plus salubre, à l’abri de la contagion. Peu de temps avant sa dissolution, elle ne trouvait rien de mieux à faire que de voter une augmentation du traitement de ses propres membres. Elle est morte comme elle a vécu, sans prestige et sans pouvoir. Seulement que va-t-il arriver maintenant ? Que les auteurs de la dissolution de l’assemblée, s’ils n’ont obéi à des instructions formelles, aient cru répondre aux vues secrètes du général Castilla, cela n’est guère douteux ; mais Castilla, il nous semble, se trouve dans une situation assez embarrassante : s’il reste devant Arequipa, il ne peut guère exercer cette dictature, née un peu du hasard, qui flotte entre toutes les mains, et que d’autres essaieront peut-être de lui disputer ; s’il revient à Lima, l’insurrection peut trouver dans cette retraite un surcroît de force. Ce n’est peut-être pas un dénoûment, ce n’est que le commencement de nouveaux désordres. Et si vous regardez un peu plus loin, une révolution vient également de s’accomplir dans la Bolivie. Le président, le général Cordova, a été renversé. La population et l’armée se sont réunies pour le rejeter hors du pouvoir et du pays. Le chef de l’insurrection, aujourd’hui président, est le docteur Linarès, qui a longtemps conspiré et renouvelé ses tentatives contre le général Belzu, prédécesseur de Cordova. Telle est la vie, l’étrange vie de ces contrées. Bienheureuses les républiques américaines où survit la paix, ne fût-elle qu’une trêve ! ch. de mazade.

REVUE MUSICALE.


Nous n’avons rien de bien important à signaler parmi les œuvres nouvelles de l’art musical. Une représentation extraordinaire, donnée le 14 janvier à l’Opéra pour le bénéfice d’un virtuose obscur, a été le signal d’un horrible et odieux attentat. Dieu soit loué, ces passions sauvages, qu’on pouvait croire disparues à tout jamais de la surface des nations policées, n’ont rien de commun avec l’art qui suscite les plus nobles sentimens du cœur humain. La fable antique, dans ses fictions profondes, qui contiennent toute une psychologie, nous représente Orphée domptant les bêtes féroces aux accens de sa lyre, pénétrant dans l’antre ténébreux du génie du mal et adoucissant ces cœurs que les prières des mortels n’ont jamais attendris :

Et caligantem nigra formidine lucum
Ingressus, manesque adiit, regemque tremendum,
Nesciaque humains precibus mansucscere corda.


Détournons les yeux de ces abominations qui soulèvent la conscience universelle, et qui n’ont jamais produit, quoi qu’en disent les politiques étroits de l’école de Machiavel, que des désastres et des réactions qui perpétuent les discordes civiles.

Le Théâtre-Italien est toujours dans une situation des plus difficiles. Les débuts s’y succèdent sans relâche. Tous les pays de l’Europe fournissent à cette scène, autrefois privilégiée, des virtuoses de contrebande qui, ne sachant à quel dieu se vouer, viennent se donner en spectacle à Paris, où ils s’assurent quelque plume complaisante qui leur décerne un triomphe éphémère, en sorte que Rome n’est plus dans Rome, et que le Théâtre-Italien de Paris est devenu une espèce de caravansérail où l’on chante toutes les langues, excepté celle de Cimarosa et de Rossini. Cependant on a repris, il y a quelques semaines, à ce théâtre qui a été pendant un demi-siècle le premier du monde, le délicieux chef-d’œuvre de l’Italiana in Algieri. Cela nous reporte à l’année 1813, où Rossini, âgé de vingt et un ans, après deux ou trois délicieux préludes, parmi lesquels se trouve l’Inganno fortwnato, composait à Venise Tancredi pour le théâtre de la Fenice et l’Italiana in Algieri pour celui de San-Benedetto, qui n’existe plus. Heureux temps que celui où le génie dans sa fleur s’épanouit sans efforts, rit et chante comme un enfant divin qui n’a aucun souci des troubles de la terre ! Voilà quels sont les vrais miracles de l’art, non pas de reproduire les tristes vicissitudes de la vie, mais d’élever l’esprit et le cœur à ce printemps éternel dont nous avons un pressentiment qui ne peut faillir. Pendant que l’Italie voyait s’accomplir les grands événemens politiques de 1813, Rossini faisait rire les Vénitiens de ce rire bienheureux que ne connaissent pas les autres peuples de l’Europe. Stendhal a très bien, apprécié ce côté délicat du génie des Vénitiens et de la musique de l’Italiana in Algieri. « Quand Rossini, dit-il, écrivait l’Italiana in Algieri, il était dans la fleur du génie et de la jeunesse ; il ne craignait pas de se répéter, il ne cherchait pas à faire de la musique forte, il vivait dans cet aimable pays de Venise, le plus gai de l’Italie et peut-être du monde. Le résultat de ce caractère des Vénitiens, c’est qu’ils veulent avant tout, en musique, des chants agréables et plus légers que passionnés. Ils furent servis à souhait dans l’Italiana ; jamais peuple n’a joui d’un spectacle plus conforme à son caractère, et de tous les opéras qui ont jamais existé c’est celui qui devait plaire le plus à des Vénitiens : aussi, voyageant dans le pays de Venise en 1817, je trouvai qu’on jouait, en même temps l’Italianain Algieri à Brescia, à Vérone, à Venise, à Vicence et à Trévise. » C’est pour la Marcolini que Rossini a composé le rôle délicieux d’Isabella, c’est pour Galli qu’il a écrit celui non moins remarquable de Mustafa. Un ténor qui notait plus jeune, Gentili, chantait la partie de Lindoro, et un nommé Rosich, qui est mort en Amérique, où Garcia l’avait engagé, jouait le personnage de Taddeo. Galli, une des meilleures basses profondes qu’ait produites l’Italie, chanteur et comédien éminent qu’on a si longtemps admiré au théâtre Louvois, est mort à Paris il y a trois ans. Quant à la Marcolini, elle était née à Vérone, ainsi que la Malanotti, qui a créé le rôle de Tancredi. D’une physionomie charmante, et la cantatrice bouffe la plus parfaite qu’on ait entendue, la Marcolini vivait encore en 1854, à Prato, près de Florence. Voilà pour quels artistes Rossini a composé ce délicieux chef-d’œuvre de l’Italiana in Algieri, d’une gaieté si franche et si bénigne, tempérée d’une suave mélancolie. Savez-vous bien qu’il se dégage de la partition de l’Italiana comme un parfum exquis du génie de Mozart qu’aurait respiré celui de Rossini ? On retrouve l’influence secrète et bienfaisante de l’auteur de Don Juan, non-seulement dans certains détails de l’instrumentation, comme l’emploi fréquent du basson dans certains passages que nous nous dispensons de citer, mais encore dans l’accent et la pureté sereine des mélodies. Écoutez, par exemple, ce petit fragment de trio que chantent Lindoro et les deux femmes qu’il tient par la main au commencement du finale du premier acte. C’est du Mozart avec son sourire baigné de larmes. On dirait un de ces petits trios que chantent les génies dans la Flûte enchantée. Il faut reconnaître que Stendhal a saisi cette parenté furtive des deux grands musiciens, car il dit en parlant du passage de l’Italiana que nous avons cité : « Jamais il n’y eut de chant plus frais et plus délicat que celui de Lindoro qui entre avec la femme du bey et son amie :

Pria di dividerci de voi signore.


« Voilà un effet que Mozart et Cimarosa peuvent envier. « Ce n’est pas mal pour un amateur. Du reste, Stendhal a assez bien apprécié tout l’opéra de l’Italiana, qui répondait à la désinvolture de son esprit et à son goût pour la vie facile de l’Italie. Avons-nous besoin de signaler les morceaux remarquables de cette partition, qu’on ne supposerait pas être âgée de quarante-cinq ans, tant il s’en exhale de jeunesse et de fraîcheur printanière ? Quoi de plus gai et de plus facile que l’ouverture et l’introduction ; l’air du ténor,

Languir per una bella ? »


le duo pétillant de verve entre Mustafa et Lindor,

Se inclinassi a prender moglio,


que Galli et Bordogni disaient d’une manière si ravissante, tandis que MM. Bellart et Rossi en font une charge digne des tréteaux ; — le duo si comique et si musical à la fois entre Taddea et Isabella,

Al caprici della sorte,


que Mme Alboni et M. Zucchini rendent avec un brio plein de charme ? Quant au finale du premier acte, c’est un de ces chefs-d’œuvre de gaieté et de bouffonnerie incomparable, qui ne peut être conçu que par un compositeur italien Donnez aux plus grands musiciens du monde ce thème si simple,

Va sossopra il mio cervello,


et il leur sera impossible d’en faire jaillir il capo d’opéra que Rossini a bâti sur ces paroles insignifiantes. Voilà le triomphe de l’art musical appliqué au théâtre. Il lui suffit d’un simple canevas littéraire pour enfanter des merveilles, tandis que les compositeurs médiocres s’en prennent toujours à l’auteur du poème de l’impuissance de leur génie. Le finale du premier acte de l’Italiana laisse pressentir celui du Barbier de Séville, que Rossini écrira trois ans après, en 1816. Les géans vont vite. L’air de Taddeo,

Ho un gran poso sulla testa ;


le quatuor de l’éternument et le trio si connu, de Papataci, sans oublier l’air que chante Isabella, sont des morceaux de premier, ordre qui remplissent le second acte de cet opéra délicieux, qu’un Allemand n’aurait jamais pu écrire, fût-il Mozart. Il n’y a que les Italiens qui sachent rire en musique, les Français ne peuvent que sourire.

Puisque nous parlons de sourire, disons un mot de la reprise de Fra Diavolo, qui a eu lieu le 4 janvier au théâtre de l’Opéra-Comique. Ce charmant ouvrage de M. Auber, qui en a tant commis de semblables et de plus jolis encore, a déjà vingt-sept ans d’existence. Il fut donné pour la première fois dans le mois de janvier 1830. La révolution de juillet en troubla le succès qui fut grand et qui n’a pas cessé de se reproduire depuis lors. Le principal rôle fut écrit pour Chollet, qui, sans être un chanteur d’un goût bien sûr, avait de l’entrain et une individualité piquante. Fra Diavolo a été traduit en italien et représenté, au théâtre du Lycaeum de Londres. M. Auber y ajouta des récitatifs, et un trio pour voix d’hommes qu’il emprunta à sa partition des Chaperons Blancs. La musique de Fra Diavolo n’a rien perdu de sa grâce spirituelle et facile, et si M. Barbot avait une meilleure voix, ce n’est pas le talent qui lui manquerait pour rendre les parties difficiles du rôle principal, dont Il est chargé. Fra Diavolo fait pressentir un bandit bien autrement, audacieux et poétique qui viendra, en 1831, émerveiller le public parisien : nous avons nommé Zampa. Quoi qu’il en soit, la reprise de Fra Diavolo a été accueillie avec faveur par le public, que les compositeurs du jour laissent mourir d’inanition musicale. Le petit acte qu’on vient de donner tout récemment à ce même théâtre de l’Opéra-Comique, les Désespérés, est des plus insignifians en effet. La musique de cette bouffonnerie est de M. Bazin, grave professeur d’harmonie au Conservatoire, qui n’abuse pas de la permission qu’on lui laisse d’avoir des idées et de la mélodie.

Le Théâtre-Lyrique est toujours plein d’activité. La direction vigilante de M. Carvalho ne recule devant aucune tentative, même hasardeuse, pour rencontrer une de ces bonnes fortunes qui deviennent de plus en plus rares par le temps de science extrême où nous vivons : je veux dire que le Théâtre-Lyrique cherche un compositeur qui soit autre chose qu’un musicien habile, estimé des connaisseurs et des experts assermentés près les tribunaux. Il croyait bien l’avoir saisi dans son nid, ce phénix des bois, lorsqu’il donna les Nuits d’Espagne de M. Semet, jeune compositeur inconnu partout ailleurs qu’à l’orchestre de l’Opéra, où il tient les baguettes du timbalier. Cet ouvrage des Nuits d’Espagne, où il y avait de la facilité et de l’entrain, semblait promettre un mélodiste un peu inexpérimenté qui viendrait, comme ce pauvre Monpou de regrettable mémoire, chanter sur sa guitare à trois cordes :

Gastibelza, l’homme à la carabine,


ou bien :

Avez-vous vu dans Barcelone
Une Andalouse au teint bruni ?


Mais non : M. Semet se trouve être un artiste fort bien élevé, qui sait le pourquoi des choses, et à qui il manque non pas la langue, qu’il a fort bien pendue, comme on dit, mais des idées qui ne sortent pas de la grande officine du Conservatoire. La Demoiselle d’honneur, opéra en trois actes, qu’on veut bien qualifier de comique je ne sais trop pourquoi, a été représentée le 30 décembre, et n’a pas répondu aux espérances qu’on avait pu concevoir de M. Semet. Je n’insisterai pas sur l’imbroglio fastidieux qui a servi de thème au jeune compositeur. Quand on a des idées, on trouve toujours une place pour les mettre, et il n’y a que les impuissans qui s’en prennent au libretto de leur stérilité. Mozart, Weber, Beethoven, Rossini ont fait des chefs-d’œuvre avec des contes de Barbe Bleue. Qu’est-ce donc que la Flûte enchantée, le Freyschütz, Fidelio, Matilde di Shabran, Ricciardo e Zoraïde, etc., sinon de mauvais mélodrames à faire peur aux enfans ? Tout le premier acte de la Demoiselle d’honneur est, à peu de chose près non avenu. On y sent l’effort et une large dose d’imitation de la manière de M. Auber, ce qui semble contradictoire. M. Semet use et abuse de l’emploi de la pédale dans l’harmonie et de la petite flûte, qui ne cesse de caqueter au-dessus de l’orchestre. Le finale du premier acte aurait pu devenir un morceau de maître, si le compositeur eût développé l’idée qu’on voit poindre lors de la remise du billet mystérieux à chacun des cavaliers. M. Semet a tourné court, en reprenant brusquement la marche qui avait déjà servi à annoncer l’entrée de la reine, et n’a pas donné suite à une situation qui était éminemment musicale. Pour ne pas être trop sévère, on peut encore signaler, au premier acte, une partie du duo que chante Tavannes avec sa sœur de lait, la petite Reinette. Au second acte, il y a un assez joli chœur pour voix de femme, une agréable ballade sur ces vers bien connus de Ronsard :

Mignonne, allons voir ai la rose…


qui est heureusement accompagnée surtout, puis un trio syllabique tout à fait dans le style de M. Auber, et le grand duo dramatique, trop dramatique, entre Hélène et son époux Tavannes, duo qui renferme quelques bonnes parties. Au troisième acte, on applaudit d’assez jolis couplets, que chante Mlle Faivre, et un chœur pour voix d’hommes, qu’on entend derrière les coulisses. Que M. Semet ne se décourage pas toutefois : il a du talent, et voilà que son nom s’est ébruité dans le public. Le reste viendra peut-être, car il ne faut qu’une bonne occasion pour s’inscrire en faux contre la critique la plus sévère. L’exécution de la Demoiselle d’honneur est assez bonne dans les ensembles. M. Balanqué serait un marquis de Mendoza parfait, s’il ne chantait pas faux de la plus mauvaise voix du monde. Une jeune personne, Mlle Marimon, s’est produite pour la première fois dans le rôle de la petite Reinette, qu’elle joue avec naturel. Élève de M. Duprez après avoir été dans la classe de Mme Damoreau, Mlle Marimon a une gentille petite voix de soprano aiguë qui manque un peu de timbre, si ce n’est de flexibilité. Mlle Marimon a été fort bien accueillie du public, et, si elle veut modérer son ambition et ne pas dépasser la mesure de ses forces, comme cela lui est arrivé déjà dans le grand air du troisième acte, elle peut devenir une cantatrice utile et agréable.

En fait de tentatives audacieuses, parlons un peu de celle de M. Gounod, qui n’a pas craint de se mesurer corps à corps avec le génie de Molière, non pas le génie de Molière réduit et accommodé pour les besoins de l’art musical, mais avec la prose même du Médecin malgré lui. Mozart, Paisiello, Rossini et tant d’autres ont bien eu la velléité de se faire tailler des libretti d’opéra dans les comédies de Beaumarchais ; mais je ne vois pas dans l’histoire un seul exemple d’un grand compositeur qui ait eu l’idée de prendre le texte même du Barbier de Séville ou du Mariage de Figaro, pour en faire le thème de ses propres inspirations. Pourquoi n’ont-ils pas osé faire ce qui a paru tout simple à M. Gounod ? Avons-nous changé les lois constitutives de l’art musical, comme Sganarelle prétend qu’on a changé la place du cœur ? Malgré tout ce qu’affirment les beaux esprits sur l’immense supériorité de notre siècle, je suis disposé à croire, avec le bonhomme Géronte, que nous avons le cœur juste à la même place où l’avait notre père Adam, et que l’art musical a des exigences qui veulent être respectées. Ce n’est pas à M. Gounod que j’apprendrai que la musique est avant tout une langue de sentiment ; qu’elle est une peinture libre de l’imagination, sans qu’aucun type extérieur l’oblige à une imitation matérielle trop prolongée. Ce que peut la musique dans ce genre d’onomatopées qui ravit les vaudevillistes est si peu de chose, si puéril, que ce n’est pas la peine d’en parler. Pour un ou deux effets sublimes qu’on trouve dans la Symphonie Pastorale de Beethoven, il y a dans les œuvres des compositeurs médiocres une foule de coucous, de cailles et de merles mal embouchés, indignes de la peine qu’on s’est donnée pour imiter leur ramage ridicule. Où sont-ils, les compositeurs de musique de piano qui, au commencement de ce siècle, faisaient des sonates sur la bataille de Marengo ou d’Austerlitz, comme ce pauvre Steibelt, qui était pourtant un homme de talent ? Il n’est plus question de ces pauvretés, qui faisaient les délices des grandes dames du consulat et de l’empire, tandis qu’on joue et qu’on jouera toujours les sonates ou fugues de Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber ; Hummel, Chopin, et tanti altri !

En s’attaquant à la prose hardie et si fortement colorée de Molière dans le Médecin malgré lui, M. Gounod s’est mis dans l’alternative ou de faire un chef-d’œuvre qui absorbât et fît oublier le texte original, ou bien d’établir une lutte entre l’esprit de Molière et l’esprit du compositeur, obligé de s’exprimer dans une langue où l’esprit des mots et les sous-entendus n’existent pas ; M. Gounod n’aurait pas été plus téméraire, si, obligé d’exprimer ses idées en vers alexandrins, il eût accepté une discussion avec un homme de génie qui aurait parlé librement en prose. La musique, étant surtout puissante par son coloris, ne supporte pas à côté d’elle un texte qui, avec la précision de l’Idée, que la musique ne peut avoir aurait encore la qualité qu’il appartient à l’art musical de donner à la parole. Il n’est donc pas vrai, comme le croient les gens du monde et les littérateurs, que de beaux vers puissent être d’un plus grand secours à l’inspiration du compositeur et à l’effet général que des rimes ou de la prose ordinaires, contenant l’expression d’un sentiment, d’un caractère ou d’une situation. Polyeucte, Athalie ou Tartufe, fussent-ils écrits pour les besoins de la musique moderne, ne vaudraient pas pour un compositeur dramatique un bon scénario de M. Scribe. Il est élémentaire de dire que deux effets qui se disputent l’attention de l’auditeur ne concourent pas à un bon effet général. Il y a un de ces élément qui doit être subordonné à l’autre, et dans un drame lyrique c’est à la parole d’obéir à la musique. Nous pouvons affirmer tout d’abord que M. Gounod n’a pas réussi à faire du Médecin malgré lui ce que Rossini a fait du Barbier de Séville, et Mozart du Mariage de Figaro, c’est-à-dire qu’il n’a pu vaincre le redoutable adversaire qu’il s’était imprudemment donné pour appui. Voyons alors quel est le vrai mérite du travail distingué de M. Gounod.

L’ouverture, qui débute par une phrase confiée aux violons, où l’auteur a ingénieusement imité la manière de Lulli, contemporain et collaborateur de Molière, devient tout à coup une sorte de fragment de symphonie d’un travail délicat, mais qui ne renferme pas une idée assez saillante dont on puisse saisir le caractère et apprécier le développement. Cette ouverture, qui ne dit rien à l’Imagination, finit comme elle avait commencé, par la phrase empruntée au style de Lulli. Le duo qui s’engage entre Martine et Sganarelle dès la première scène, car les arrangeurs anonymes n’ont fait que mettre des rimes à la prose de Molière en lui conservant d’ailleurs sa couleur et sa propriété, ce duo n’est qu’une scène dialoguée fort insignifiante. L’air que chante Martine immédiatement après les coups de bâton reçus et pardonnes est une spirituelle imitation de la vieille musique française, particulièrement de celle de Monsigny dans son Déserteur. Ce qui est tout à fait piquant, ce sont les couplets de Sganarelle :

Qu’ils sont doux,
Bouteille jolie,
Qu’ils sont doux,
Vos petits glouglous !


Dans ce genre d’imitation des phénomènes matériels, qui produit sur le public français l’impression inévitable d’un tableau d’intérieur de cuisine sur une ménagère enchantée de reconnaître tous les ustensiles dont elle se sert chaque jour, M. Gounod a été habile et spirituel. Il y a dans l’accompagnement de jolis détails d’instrumentation, et ces couplets, que le public a voulu réentendre, sont bien supérieurs au trio entre Sganarelle, Valère et Lucas. Cela manque de rondeur, et surtout de gaieté. Il y a trop d’esprit dans l’accompagnement, et M. Gounod ne trouvera pas mauvais que nous préférions celui de Molière. Le premier acte finit par un double chœur d’hommes et de femmes dont la fusion ne manque pas de vigueur.

La romance pour voix de ténor que chante Léandre au second acte est insignifiante comme mélodie ; mais l’accompagnement en est heureux, et rappelle celui de la romance de Don Juan, — Deh ! vieni alla finestra. — Après de jolis couplets chantés par Jacqueline, la nourrice, arrive la grande scène de la consultation, qui amène un sextuor où l’on remarque des parties estimables, mais dont l’ensemble est à peu près manqué. C’est dans une scène semblable qu’il aurait fallu un de ces morceaux de maître comme le sextuor de Don Juan, le quintette du second acte du Barbier, la scène de la vente dans la Dame Blanche, ou, mieux encore, comme le finale de la Gazza ladra ou celui des Nozze di Figaro ! Il fallait absolument encadrer tous ces détails du génie incomparable du grand comique dans une forme musicale ample et souple où l’auditeur pût trouver la traduction idéale de l’esprit et des saillies de caractère que la musique est impuissante à rendre. On ne peut louer dans ce sextuor mal bâti que la strette de la conclusion. Nous en dirons à peu près autant de la scène de bergerie qui termine le second acte, et qui ne produit aucun effet. L’acte suivant commence par un joli chœur de voix d’hommes, — Salut à monsieur le docteur, — dont la phrase est à la fois musicale et parfaitement en situation ; puis vient un duo entre Sganarelle et Jacqueline, qui est, à notre avis, le meilleur morceau de la partition, parce que le musicien, en profitant de la situation tracée par le poète, a substitué son inspiration à l’esprit du texte original, et l’a fait oublier. Tel n’est pas le mérite du quintette qui suit, et qui rappelle un grand nombre de détails déjà entendus dans le courant de l’ouvrage.

Il est évident qu’il y a de grandes qualités de facture dans la partition que nous venons d’analyser, mais on n’y trouve pas ce qui était absolument nécessaire pour que la tentative de M. Gounod eût un plein succès : de l’originalité, et surtout de la gaieté. M. Gounod est un compositeur d’un rare mérite, qui n’a pu vaincre, par l’inspiration de sa muse, le redoutable génie contre lequel il s’est imprudemment mesuré. Il y a beaucoup de finesse et infiniment d’esprit dans le travail ingénieux du compositeur ; néanmoins mais on se prend souvent à regretter qu’il vienne interrompre le simple discours de l’auteur original. Or c’est là un signe que la victoire du musicien n’est pas complète. Quoi qu’il en soit du succès du Médecin malgré lui et de l’avenir qui attend M. Gounod, nous sommes forcé de dire qu’il n’est pas encore complètement sorti de la pénombre qui voile depuis dix ans sa jeune renommée. L’ouvrage est monté avec soin au Théâtre-Lyrique. Les chœurs sont excellens. M. Meillet se fait applaudir dans le rôle de Sganarelle, ainsi que Mlle Girard dans celui de Jacqueline.

Aimez-vous à voir lever l’aurore, allez donc vers neuf heures du soir au petit théâtre des Bouffes-Parisiens entendre Bruschino o il figlio per azzardo, un bijou, una burla, échappé des mains immortelles de Rossini en cette année mémorable de 1813, qui vit naître à la fois Tancredi et l’Italiana in Algieri. Engagé à écrire pour un petit théâtre de Venise qui s’appelait San-Mose, où il avait donné successivement la Cambiale di Matrimonio, l’Inganno felice et la Scala di Seta, trois drôleries parmi lesquelles l’Inganno felice est un petit chef-d’œuvre, Rossini, qui devait bientôt porter son génie au grand théâtre de la Fenice, eut à supporter l’humeur jalouse de l’imprésario de San-Mose. Celui-ci, pour se venger de l’inconstance du jeune maestro, lui fit donner le plus mauvais libretto possible, celui de Bruschino. Rossini, après l’avoir parcouru, dit en riant à son collaborateur : « Je vous prouverai que je suis plus fort que vous, en faisant de la musique encore plus détestable que votre poema. » Telle est l’histoire de Bruschino, qui précéda de quelques semaines l’avènement de Tancredi, et dont le manuscrit original est entre les mains d’un dilettante vraiment distingué, M. le prince Poniatowski. Bruschino n’a été représenté que deux fois devant le public vénitien, qui, dès les premières mesures de l’ouverture, manifesta sa mauvaise humeur. Stendhal se trompe en attribuant à la Scala di Seta la plaisanterie des coups d’archet frappés sur le fer-blanc qui entoure la lumière des musiciens de l’orchestre. Cette haute bouffonnerie musicale se trouve marquée à la trentième mesure de l’ouverture de Bruschino. Cette jolie petite partition contient après l’ouverture un duettino pour soprano et ténor, un autre duo pour ténor et baryton, où l’on retrouve les germes du duo du Turc en Italie, — per piacere alla signora ; — un air de basse dont les difficulté vocales sont une malice du maestro à l’encontre du pauvre Raffanelli, qui était vieux et dans l’impuissance de rendre le plus léger gorgheggio ; puis viennent un air de soprano avec accompagnement obligé de clarinette, un trio, un charmant quatuor et le finale, qui annonce tout ce que Rossini fera dans ce genre où les Italiens n’ont pas de rivaux. La pièce a été arrangée avec goût par M. de Forges, et les pantins du théâtre des Bouffes-Parisiens ne la chantent pas trop mal. Bruschino de Rossini et l’Imprésario de Mozart vaudront à M. Offenbach le pardon de bien des péchés de sa composition.

Nous ne pouvons mieux terminer ce résumé très rapide des nouveautés musicales que par l’annonce d’une bonne nouvelle. Il vient d’arriver à Paris une famille d’artistes éminemment intéressante, dans laquelle on remarque surtout une petite fille de six ans, Mlle Juliette Delepierre, qui est une vraie et charmante merveille ! Elle joue du violon comme le faisait Marie Milanollo, avec un brio, une assurance, une justesse d’intonation et un sentiment où l’on reconnaît le doigt de Dieu. Ses petits yeux noirs scintillent comme deux escarboucles et révèlent la flamme divine dont son cœur in conscient est rempli. Mlle Juliette Delepierre sera bientôt connue et admirée dans tous les salons de Paris.

P. Scudo.