Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1858
14 janvier 1858
Au seuil de cette année qui commence à peine, que trouvons-nous tout d’abord ? Les morts se pressent déjà dans la politique et dans les armées comme dans les arts. L’Angleterre perd dans l’Inde quelques-uns de ses chefs les plus héroïques. L’Autriche voit mourir son vieux soldat, le feld-maréchal Radetzky, qui figurait a Marengo il y a plus d’un demi-siècle, et qui, plié par l’âge, retrouvait encore assez de verdeur martiale pour relever la fortune des armes impériales au milieu des dernières révolutions italiennes. Rechid-Pacha, le grand-vizir du sultan, disparaît surpris par la mort au faîte du pouvoir. Mais à part ces événemens qui marquent ces premiers jours d’une teinte funèbre, sous quels auspices s’ouvre cette année ? Le premier fait, si l’on peut ainsi parler, est un bruit répandu subitement et commenté par toutes les polémiques européennes. Est-il vrai que l’Angleterre et l’Autriche auraient signé, il y a quelques mois, une alliance secrète à laquelle il n’aurait manqué que l’adhésion de la Russie et de la Prusse pour devenir une véritable coalition ? Autant qu’on en peut juger, c’est là bien évidemment une de ces mille conjectures auxquelles peut toujours prêter la situation de l’Europe telle que la dernière guerre l’a faite, parce que le caractère de cette situation est justement l’indécision, parce qu’en l’absence des combinaisons anciennes de la politique qui ont disparu, il est tout simple que des combinaisons nouvelles s’essaient, et qu’on prenne quelquefois pour une réalité ce qui n’est qu’une apparence. Qu’on remarque en effet que la guerre d’Orient a laissé l’Europe dans cet état singulier où tout a été interverti diplomatiquement, et où il n’est plus resté qu’un ensemble de rapports réguliers sans intimité, dans les conditions d’une indépendance mutuelle. Que l’Angleterre se soit rapprochée de l’Autriche en ces derniers temps, cela n’est point douteux ; mais que ce rapprochement ait pris le caractère d’une alliance intime et invariable, c’est ce qui est plus difficile à croire. L’affaire de l’organisation des principautés a rapproché les deux états ; la question de la navigation du Danube les divise aujourd’hui. D’ailleurs n’est-ce pas une tradition pour l’Angleterre de ne point se lier par des alliances permanentes ? Lord Palmerston particulièrement aurait-il consenti à effacer de la politique le nom de l’Italie ? Si tout se réduit à une entente spéciale sur un point précis, il n’y a rien en cela qui soit en désaccord avec les données actuelles de la politique. La seule explication possible d’une telle combinaison eût été cet autre rapprochement dont on a parlé quelquefois entre la France et la Russie ; mais alors il n’y avait point réellement coalition, la France n’était point isolée. L’Europe était partagée en deux. Heureusement les faits démentent ici les conjectures.
Les coalitions ! elles ne se nouent pas ainsi, ce nous semble ; il est assez inutile de les consigner dans des protocoles qui risquent de rester une lettre morte. L’alliance qui a subsisté longtemps, après 1815, entre les principales puissances, qui a été restreinte ensuite aux trois premières cours du Nord, et qui reposait sur une identité de principes d’action, sur la solidarité dans la défense d’une certaine politique en Europe, cette alliance était une coalition permanente. Elle s’est affaiblie peu à peu pour disparaître dans le dernier conflit. La politique des alliances de principes a été remplacée réellement par une politique d’intérêts. Or les intérêts sont mobiles et se heurtent souvent. Ils font de la vie diplomatique une succession de dissidences et de rapprochemens, justement ce que nous voyons aujourd’hui. Ils ne peuvent donner naissance qu’à des coalitions de circonstance, nouées par la force des choses, ayant un but précis, et déterminées surtout par la faute d’un gouvernement surpris en flagrant délit d’agression contre la paix publique. Alors tout change, sans qu’il y ait eu de protocoles. On a eu ce spectacle il y a quelques années. Quelle est la puissance qui paraissait plus isolée que la France au lendemain de la résurrection de l’empire ? Peu après cependant elle avait un des premiers rôles dans les affaires européennes. Quel pays semblait avoir de plus solides alliances et exercer un plus grand ascendant que la Russie ? Bientôt pourtant la Russie avait tout le monde contre elle. Et quel était l’unique auteur de ce prodigieux changement dans la situation de l’Europe ? Il n’y en avait point d’autre que l’empereur Nicolas lui-même. Les conventions secrètes n’avaient certes joué aucun rôle dans ces surprenantes évolutions. Cela veut dire qu’il n’y a de coalitions possibles aujourd’hui que contre ceux, qui les provoquent par leurs fautes, en inquiétant ou en violentant tous les intérêts, et c’est une politique que la France doit peu songer à pratiquer pour elle, après l’avoir combattue chez les autres. S’il reste quelque chose à éclaircir dans ces mystères diplomatiques M. Disraeli, à la prochaine réunion du parlement anglais, ne manquera pas sans doute d’amener lord Palmerston sur ce terrain, et on verra, nous le supposons, s’évanouir ce nouveau fantôme des polémiques actuelles.
Le plus clair au moment où nous sommes, c’est qu’en l’absence d’un principe supérieur de politique qui règle toutes les situations et auquel se subordonnent toutes les considérations secondaires, il y a des dissidences inévitables qui naissent de l’antagonisme des intérêts, comme aussi il y a des affinités naturelles. L’Angleterre n’a point partagé toutes les vues de la France au sujet des principautés, elle a incliné au contraire vers l’Autriche. Voici une question qui l’éloigné de l’Autriche et qui la rapproche de la France : c’est la question de la navigation du Danube, qui passe aujourd’hui au premier rang, et va devenir sans doute un de ces champs de bataille diplomatiques où s’agitent tous les intérêts, C’est d’ailleurs une question des plus complexes, et s’il s’élève des difficultés qu’il est désormais assez facile de prévoir, il faut bien dire que l’Autriche aura singulièrement contribué à les créer par la façon inattendue dont elle a conduit une affaire que rien ne peut soustraire en définitive à l’arbitrage souverain de l’Europe. Le Danube, on ne l’ignore pas, n’a point été soumis jusqu’ici au régime de la liberté la navigation proclamé en 1815, par la raison bien simple que l’empire ottoman n’était point admis alors aux bénéfices du droit public européen. C’est le traité du 30 mars 1856 qui, en introduisant la Turquie au sein des puissances de l’Europe, a prononcé l’assimilation du Danube aux autres fleuves, et pour assurer l’application du principe de l’acte final de Vienne, le congrès de Paris instituait deux commissions. L’une était chargée de tout ce qui concernait l’embouchure du fleuve, les travaux à exécuter, et se composait de représentans de toutes les puissances européennes ; l’autre se composait de délégués des états riverains, et avait pour mission d’élaborer des règlemens de navigation ; les règlemens une fois préparés devaient être transmis au congrès réuni de nouveau et être arrêtés en commun pour devenir la loi souveraine de la navigation sur le Danube. Il résulte de ceci deux choses : premièrement, que les commissions instituées n’étaient en quelque sorte qu’une émanation du congrès de Paris, et qu’elles n’existaient qu’en vertu d’un mandat européen ; en outre, les règlemens adoptés pour la navigation n’ont évidemment de valeur que par la sanction de l’Europe, qui reste libre de les examiner et de les accepter ou de les rectifier. — Maintenant comment ces prescriptions ont-elles été exécutées et respectées ? La chose est bien simple : l’Autriche, selon sa coutume, a considéré la navigation du Danube exclusivement au point de vue autrichien, et elle a cherché à faire prévaloir ses idées, qui ne sont pas des plus libérales. Elle a convoqué des délégués des états riverains ; de longues négociations ont été suivies, une convention diplomatique a été signée pour réglementer la liberté fluviale, et tout récemment on a su que des ratifications de cet acte entre riverains venaient d’être échangées à Vienne.
C’est un premier succès que l’Autriche a voulu habilement et vivement emporter ; seulement la question n’est pas résolue, et tout semble assez étrange, on en conviendra, dans le fond et dans la forme de ce procédé. D’abord les délégués de la Servie, de la Moldavie et de la Valachie, que le congrès de Paris avait eu la précaution d’introduire dans la commission riveraine, ont été évincés ; mais de plus il s’élève ici une question singulière, où l’Autriche paraît vraiment avoir oublié ses habitudes de circonspection, ses connaissances dans l’étiquette diplomatique et son respect des traditions : elle compromet sa bonne renommée dans les chancelleries. Que voyons-nous en effet ? On sait ce que c’est en diplomatie qu’une convention et une ratification. La ratification est la signature du souverain qui rend un acte immédiatement obligatoire. En est-il ainsi de la convention signée et ratifiée par tous les riverains du Danube, c’est-à-dire par l’Autriche, la Turquie, la Bavière et le Wurtemberg ? Nullement ; la compétence du congrès de Paris ne reste pas moins entière, et elle ne saurait être contestée, quoiqu’on en ait eu peut-être la pensée. Or que va-t-il arriver ? La convention de Vienne présente ce phénomène anormal d’une transaction diplomatique dénuée de valeur réelle, bien que marquée du sceau qui la rend exécutoire. Si elle est sanctionnée par le congrès, l’acte de souveraineté accompli par les rois de Bavière et de Wurtemberg n’aura pas moins été suspendu. Ce serait bien mieux encore, si les règlemens stipulés pour la navigation du Danube étaient modifiés, et cette prévision n’a rien d’inadmissible ; l’Autriche aurait exposé deux souverains à voir un acte de leur prérogative infirmé par une réunion diplomatique où ils n’ont pas de représentans, par une autorité dont ils ne relèvent pas, et dont la juridiction ne peut les atteindre. Telle est la situation bizarre créée par la précipitation du cabinet de Vienne. L’Autriche a-t-elle espéré passer à travers tous les obstacles et assurer le succès de ses vues en présentant un acte définitif revêtu d’une solennité particulière ? Elle l’a cru peut-être, et elle se fonde, dit-on, sur une expression du traité qui semble laisser entendre que le congrès prendra simplement acte de la communication qui lui sera faite des règlemens de navigation : à quoi il est facile de lui répondre par un autre article, stipulant formellement que ces règlemens seront arrêtés en commun, et là est manifestement la pensée, l’esprit qui a inspiré les dispositions du traité. Cela est si vrai que la Turquie, elle-même, en envoyant sa ratification à Vienne, paraît avoir hésité, et a réservé la souveraine juridiction de l’Europe. Quant aux autres puissances, l’Autriche n’en est pas sans doute à savoir que, dans leur pensée, la convention signée par les états riverains du Danube n’a rien qui diminue les droits d’examen et de révision du congrès de Paris. C’est un point sur lequel la France et l’Angleterre, la Russie et la Prusse, aussi bien que la Sardaigne, ne peuvent qu’être d’accord, puisqu’il s’agit pour l’Europe de maintenir l’autorité d’un principe établi par elle, ou de l’abandonner à l’interprétation un peu intéressée, on en conviendra, du cabinet de Vienne. L’Autriche poursuit avec une invariable persévérance l’accomplissement de ses desseins sur le Danube, on ne peut absolument lui en faire un crime ; de même il est tout simple que les autres puissances ne laissent point énerver la force des prescriptions libérales sous l’empire desquelles elles ont voulu placer le commerce universel.
Cette lutte d’influences qui se prépare n’a point en vérité d’autre sens, et la forme ne serait rien après tout, si dans le fond la convention signée par les états riverains du Danube et inspirée par l’Autriche offrait une sérieuse et franche satisfaction à tous les intérêts du commerce et de la navigation. Malheureusement c’est là ce dont on peut douter. L’histoire de cette liberté des fleuves, pour laquelle les cabinets luttent en Europe et même en Amérique, au Brésil particulièrement, serait assez curieuse. On a pris pour point de départ, dans le dernier congrès, les dispositions de l’acte final de Vienne, qui consacrent le principe de la liberté de navigation. En réalité, c’est le traité de 1814 qui proclamait le premier ce principe, et il le posait dans des termes beaucoup plus larges en ouvrant les fleuves à tous les pavillons. , il y a eu une sorte de retraite successive. Les transactions de 1815 laissaient déjà la porte ouverte à plus d’une interprétation. L’acte définitif de navigation promulgué plus de dix ans après restreignait singulièrement la liberté dans la pratique ; il finissait, à vrai dire, par n’admettre tous les pavillons que dans les eaux maritimes. Il y a donc une sorte de conflit entre le principe qui a été à l’origine dans la pensée de l’Europe et l’application qui en a été faite. D’un côté est la liberté des fleuves, de l’autre une tendance incessamment restrictive, cachée sous le voile d’une réglementation nécessaire. L’acte récemment adopté à Vienne est loin de revenir au principe libéral qui a été le premier point de départ dans cette question ; il ne ferait que consacrer, si ce n’est aggraver le système des restrictions par des mesures habilement calculées. Il crée des facilités matérielles peut-être, mais en limitant le droit de navigation. L’objet bien évident de cet acte est de fermer le plus possible le Danube aux pavillons étrangers. Il est même un fait curieux qui ressortirait de ces arrangemens. Au moment présent, il y a un commerce de cabotage assez considérable fait à l’embouchure du Danube par des bâtimens de toute nationalité. Ce cabotage serait désormais réservé exclusivement aux riverains, de telle façon que le commerce général perdrait en réalité plus qu’il ne gagnerait. Il serait dépouillé d’un avantage existant pour le bénéfice illusoire ou affaibli dans la pratique de pouvoir remonter le Danube à travers toute sorte de gênantes restrictions. L’Autriche trouve dans ces combinaisons une garantie de l’extension de son commerce ; les autres peuples n’y peuvent trouver que des améliorations douteuses ou peu sensibles. Tel serait un des résultats de la dernière guerre, et il ne laisserait pas d’être assez étrange. Voilà comment les avantages péniblement conquis se répartiraient en proportion des sacrifices de chacun des états ! Les autres gouvernemens européens sanctionneront-ils ces arrangemens, s’ils sont réellement dominés, ainsi qu’on le dit, par cet esprit restrictif ? La France, l’Angleterre, la Russie, la Prusse, la Sardaigne, n’ont évidemment qu’un même intérêt, qui consiste à faire prédominer le plus possible un principe libéral, et, comme on voit, s’il y a entre l’Angleterre et l’Autriche des points d’affinité, il y a aussi, même dans la question d’Orient, des points où elles se heurtent et sont en antagonisme.
À travers ces affaires communes de l’Europe, qui sont plus propres à mettre en relief des diversités de politiques et à créer des troubles passagers qu’à déterminer des combinaisons durables ou à produire des ruptures, l’Angleterre ne cesse pas d’avoir sa préoccupation de l’Inde. L’insurrection indienne est plus qu’un grand intérêt pour les Anglais, c’est une émotion patriotique et nationale. Tout semblait s’éclaircir récemment dans les choses de l’Inde. Le général en chef, sir Colin Campbell, avait dégagé la résidence de Lucknow ; il avait livré des combats heureux. Des renforts arrivaient chaque jour. Dehli et Lucknow, ces deux victoires semblaient indiquer le déclin de l’insurrection. Rien n’est compromis assurément aujourd’hui, et au fond la situation reste la même ; seulement sir Colin Campbell a été obligé de quitter Lucknow et de se replier vers Cawnpore. Il a délivré un moment une citadelle assiégée et sauvé des Anglais cernés par les insurgés ; il n’a pas conquis une position. Le général Windham, vainqueur dans un combat soutenu contre un contingent insurgé de Gwalior, a éprouvé un échec dans une rencontre qui a suivi. Sur d’autres points, dans le pays des Mahrattes jusqu’ici tranquille, le désarmement devient une occasion de révolte. La population belliqueuse du royaume d’Oude reste en armes, et sans douter du succès définitif, on s’aperçoit que cette insurrection indienne est une grande et longue affaire, même réduite aux proportions d’une répression laborieuse., étendue à de tels espaces et à de telles populations. C’est ce qui a contribué à jeter quelque trouble dans les dispositions récentes des Anglais à se rassurer après la délivrance de Lucknow. Il y a eu visiblement une sorte de déception, mais il est surtout un événement qui a servi à raviver cette plaie, à jeter comme un voile de tristesse sur ces affaires : c’est la mort du général Havelock, l’un des chefs qui ont le plus illustré l’armée anglaise dans le premier effort de résistance opposé à l’insurrection. Havelock est mort après six mois de luttes, de marches épuisantes, de prodiges d’intrépidité. Cette mort a retenti en Angleterre ; c’était simple et juste, car tout d’abord Havelock a été le héros de la guerre de l’Inde ; on a vu en lui le chef qui personnifiait avec le plus d’éclat l’énergie virile et l’indomptable fermeté de la race britannique. Il n’était rien au commencement de l’insurrection : il n’était que simple colonel vieilli dans le service ; seulement c’était un de ces hommes comme l’Angleterre en a trouvé quelquefois dans l’Inde, qui sortent tout à coup de l’obscurité au moment voulu, s’élèvent en quelque sorte avec le péril, et se sentent responsables du nom anglais. Il avait parcouru en héros ces étapes de Cawnpore à Lucknow, conduisant sans faiblir sa petite troupe décimée à chaque pas par de feu et la maladie. L’Angleterre s’était aussitôt montrée fière de ce mâle serviteur : elle lui avait voté des pensions ; la reine lui accordait la noblesse héréditaire. Ces récompenses ne s’adressent plus aujourd’hui qu’à un mort, et Havelock, comme on sait, n’est pas le seul général qui ait succombé. Il est le dernier inscrit sur une liste déjà longue : terrible exemple des sacrifices nécessaires pour réparer des désastres que la politique aurait pu prévoir et détourner peut-être ! Cette question est l’affaire du parlement, qui se réunira bientôt.
Pour la France, elle a fini l’année dans le calme intérieur, et elle commence aussi l’année nouvelle dans le calme. La vie administrative suit son cours sans bruit, avec cette puissance régulière et silencieuse d’un vaste mécanisme qui embrasse tout un pays et lui imprime un mouvement uniforme, inaperçu, quoique perpétuellement actif. Les conditions que crée cet état nouveau ne sont pas toujours faciles, et il se rencontre aisément de singuliers docteurs qui ne demanderaient pas mieux que de les aggraver, s’ils le pouvaient. Volontiers ils réduiraient le pays à vivre de leur sagesse, de leur intelligence et de leur éloquence, ce qui ne serait point, il faut le dire, la plus fortifiante des nourritures. Si un professeur aimé de la jeunesse, écouté et applaudi depuis bientôt trente ans, accoutumé à parler avec une honnête liberté, si ce professeur mêle dans ses leçons la littérature et l’histoire, les vues ingénieuses sur l’art et les considérations sociales, ce qui charme l’esprit et ce qui le relève, aussitôt ils signaleront ce dangereux exemple, sans songer que leurs réquisitoires s’adressent encore plus au public qu’au professeur. Si les académies se réfugient dans ces immunités naturelles et légitimes qui sont la force de la science et des traditions littéraires, ils menaceront les académies. Ils se feront les surveillans des fonctionnaires qui n’attendent pas leur mot d’ordre et qui écrivent où bon leur semble, ils leur rappelleront même qu’ils sont inscrits au budget et qu’ils sont perpétuellement révocables. La modération surtout et l’indépendance leur causent d’indicibles malaises. Ce zèle, en vérité, a par momens des recrudescences toutes particulières. Il s’est institué un tout petit comité de surveillance publique qui sans mission spéciale dresse périodiquement sa liste de suspects dont le pouvoir, ainsi qu’on peut l’attendre de son intelligence, se hâte de ne point faire usage. Cette Revue n’est point épargnée dans cette guerre, on le conçoit ; il y a longtemps qu’elle a le privilège d’exciter de telles humeurs ; Elle est seulement affligée de tant de pauvreté d’invention de la part de ceux qui ne trouvent rien de mieux à répéter sans cesse que de la représenter comme un foyer d’hostilités indirectes et d’opposition systématique. Que veut-on dire en parlant ainsi ? Lorsque des fonctionnaires éminens répandent les lumières de leur esprit sur les plus hautes questions économiques, est-ce la marque d’une hostilité préméditée ? Lorsque d’autres hommes occupant des positions dans l’état tracent des tableaux d’histoire, écrivent sur la littérature ou sur les arts, y a-t-il quelque pensée ennemie ? Lorsque durant la dernière guerre nous avons soutenu, dans la mesure de nos forces, une politique qui nous semblait la seule digne du pays, était-ce opposition systématique ? Est-ce encore faire de l’opposition que de réfuter des théories dangereuses, de remettre sans cesse en honneur les principes qui font la dignité de la vie publique, d’être juste même pour le passé ?
Ce qu’on veut dire peut-être, et en cela on n’aurait vraiment pas tort, c’est que les rédacteurs de cette Revue n’obéissent qu’à leur propre inspiration. Ils ont vu assez de choses, et quelques-uns même sans avoir beaucoup vécu, pour accepter le bien, de quelque main qu’il leur vienne. Ils ont des principes avant d’avoir des préférences personnelles, et à leurs yeux le meilleur gouvernement est celui qui s’inspire de ces principes, qui travaille à la grandeur du pays au dehors, qui lui donne dans la vie intérieure les garanties qui font sa sécurité aussi bien que la sécurité des pouvoirs publics. Ils aiment la liberté, ils croient en elle : est-ce donc que la liberté est un nom proscrit ? Ils croient à son efficacité et à son retour sur la foi de la parole de l’empereur lui-même, et en attendant ils observent les lois, ce que ne font pas toujours ceux qui les accusent dans le moment où ils rédigent leurs réquisitoires. Ils ne cherchent nullement à cacher les choses utiles là où elles apparaissent. Par-dessus tout, ils tiennent comme au premier des biens à l’indépendance de l’esprit, et là est le lien de tant d’écrivains qui, sans abdiquer leurs opinions, se rencontrent sur un même terrain. Qu’y a-t-il en cela d’incompatible avec le gouvernement ? Où sont les combinaisons mystérieuses et les oppositions systématiques ? Il resterait à savoir si c’est une grande habileté de vouloir persuader aux pouvoirs publics qu’ils ont un ennemi partout où il y a un homme debout, dans les académies, dans les chaires de Sorbonne aussi bien que dans les plus sérieuses publications. La vérité est plutôt que le nom du gouvernement n’est le plus souvent invoqué que pour couvrir des intérêts et des rivalités fort subalternes, qui veulent à toute force protéger le pouvoir, lequel ne sent pas absolument la nécessité d’une telle protection. Ces étranges protecteurs ont besoin de trouver un but à leur zèle : s’ils ne découvraient pas ou ne supposaient pas des ennemis, à quoi serviraient-ils ? Ils ne voient pas que là où le pouvoir est armé de facultés administratives considérables, supposer des intentions au lieu de discuter des opinions, signaler de prétendus systèmes d’hostilité, désigner des fonctionnaires coupables d’avoir du talent et d’écrire selon leur goût, cela prend un nom dans toutes les langues humaines. Qu’en est-il résulté jusqu’ici, dira-t-on ? Rien. Cela prouve que le pouvoir, jugeant de plus haut, attache un juste prix à ces intempérances ; cela ne prouve pas que ceux qui se livrent à ce singulier métier soient innocens parce qu’ils sont impuissans. Le gouvernement en effet, et c’est son honneur comme aussi c’est son intérêt, peut se mettre facilement au-dessus de ces excès de zèle. Il ne se croit pas tenu de voir un danger dans la liberté de parole d’un professeur ou dans une immunité académique. On l’a vu récemment encore. L’Institut a eu à défendre une de ses prérogatives au sujet de la nomination d’un de ses fonctionnaires : ce fonctionnaire serait-il nommé par l’administration ou par l’Institut ? Le gouvernement n’a point eu de peine à sanctionner le droit qu’a l’Institut de s’administrer lui-même. Et pourquoi le gouvernement s’est-il ainsi arrêté devant cette simple et légitime revendication ? Parce qu’il a reconnu que l’unité de direction administrative, nécessaire et utile quand elle s’applique aux choses matérielles, devient impuissante ou malfaisante quand elle prétend régler les choses de l’intelligence, parce qu’il a vu que, dans ce privilège académique, il y avait une garantie de liberté qui, en tournant au profit de la science et de l’art, tourne au profit du pays lui-même.
Dans un corps tel que l’Institut, où se rassemblent des traditions, des convenances, des influences de différente nature, et qui reste la seule chose à peu près immuable à travers tant de variations, il est un degré d’indépendance qui est la vie même, et c’est en cela que les académies apparaissent réellement comme des institutions, au lieu d’être une collection banale de talens réunis au hasard. En cherchant à se préserver des envahissemens de l’esprit administratif, l’Institut défend justement cette indépendance de la littérature, de l’art et de la science. Il pourrait y avoir quelquefois cependant un ennemi d’un autre genre pour l’Institut et particulièrement pour l’Académie française : c’est l’esprit de coterie, qui n’est pas l’esprit de corps. Qu’est-ce donc que l’esprit de coterie ? C’est cet esprit de combinaison intime qui puise dans toute sorte de considérations, sauf dans les considérations littéraires et scientifiques, les motifs d’un choix à faire ou d’une récompense à décerner. Le talent se trouve-t-il de plus par hasard dans l’homme ou dans l’œuvre, ce sera véritablement heureux ; s’il n’y était pas, le choix serait absolument le même. Il suffit qu’il réponde à certains arrangemens préparés par des mains habiles dans une ombre discrète. L’Académie française, à l’heure actuelle, est en travail d’une double élection désormais prochaine : qui va-t-elle nommer ? Ce ne sont pas sans doute les candidats qui manqueraient ; ils abondent. Il en est qui consentiraient volontiers à se désigner eux-mêmes, et ce ne sont pas, on le pense, les plus sérieux ; il est aussi des candidats avoués et désignés en quelque sorte par le suffrage anticipé de l’opinion, qui n’est point certes sans avoir sa puissance. Si l’Académie veut nommer un poète d’une inspiration sérieuse, elle a M. de Laprade, à qui elle a déjà donné des voix, sinon le succès ; si elle veut choisir une plume habile et sobre qui a su préserver l’art du roman des atteintes de toutes les corruptions, qui préférerait-elle à M. Jules Sandeau ? Si elle veut élire un écrivain qui a porté une ferme et libérale intelligence dans l’étude de l’histoire et des problèmes contemporains les plus épineux, elle trouve M. de Carné. Entre ces esprits sérieux, élevés ou charmans, que l’Académie eût des scrupules et qu’elle hésitât, n’ayant pour le moment que deux élections à faire, cette hésitation même révélerait une juste préoccupation littéraire ; mais voici l’embarras : quand elle a des candidatures naturelles, l’Académie en veut chercher d’autres, ou du moins on se plaît à les chercher pour elle.
Une élection est tout un drame savamment combiné, où se croisent mille influences, et où ce qui est public n’est peut-être pas ce qui est le plus curieux. Il y a de grands électeurs et même, dit-on, de grandes électrices, qui se reposent de leurs fatigues mondaines en s’essayant à faire des académiciens. On discute les titres, — non les titres littéraires, il s’entend, — on dirige d’avance le scrutin, et c’est ainsi que naissent des candidatures qui semblent tout à fait imprévues ou improvisées, même quand elles sont le mieux préparées. Supposez quelque combinaison de ce genre, la candidature si simple et si naturellement indiquée de M. Jules Sandeau aura tout à coup les inconvéniens les plus inattendus. Dans ce dernier roman que vous avez lu, dans ce gracieux et émouvant récit de la Maison de Penarvan, M. Jules Sandeau, — le croiriez-vous ? — a commis un grand crime sans y songer : il a attaqué la noblesse, à ce qu’il paraît. Dans l’auteur de Marianna et du Docteur Herbeau s’est révélé tout à coup un esprit des plus dangereux, sinon un révolutionnaire fort menaçant. Qu’en faut-il conclure ? C’est qu’il est de toute nécessité que l’Académie, pour sauver les traditions sociales, songe à un autre candidat et nomme M. de Marcellus. Il n’y aurait vraiment rien à dire, si M. de Marcellus, qui a employé son zèle à doter la France de la Vénus de Milo, et qui a fait des travaux d’érudition sur la littérature grecque, entrait à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ; mais évidemment l’honorable candidat s’est trompé de porte. S’il entrait à l’Académie française, Jules Sandeau n’aurait plus qu’à se présenter à l’Académie des Inscriptions, tandis que M. de Carné irait solliciter les suffrages de l’Académie des sciences mathématiques, et tout serait à sa place dans le monde nouveau créé par les grands électeurs de l’Institut. Ceci est plus grave qu’on ne le dirait au premier abord, et passe par-dessus toutes les questions personnelles. L’Académie a quelquefois à soutenir des luttes directes ou indirectes, cachées ou ostensibles, pour défendre ses privilèges, ces franchises traditionnelles qui ne sont pas la liberté même de l’esprit, mais qui en sont l’image. Où peut-elle trouver sa force, si ce n’est dans l’opinion ? L’opinion s’intéressera à l’Académie ; elle lui prêtera cet appui invisible, insaisissable et pourtant si réel, qui est son unique moyen d’action, tant qu’elle verra des choix heureux, des récompenses justement accordées au talent et au travail. S’il n’en était plus ainsi, elle se retirerait peut-être. L’opinion ne sévit pas, elle abandonne ; elle n’a point de rigueurs matérielles, elle a l’indifférence, la raillerie, et même quelquefois elle se tourne contre ce qui l’intéressait la veille. C’est un tort sans doute, parce qu’enfin l’Académie a bien le droit de se tromper sans cesser d’être une institution littéraire éminente, comme aussi l’Académie, en personne sensée, n’ignore pas que tout ne serait point avantage dans une de ces situations d’isolement et d’abandon où elle resterait sans défense, parce que la faveur publique se serait refroidie.
Quelles que soient ces diversions de la vie de l’esprit, il y a un mot qui a été répété quelquefois depuis le jour où M. le duc de Broglie le rappelait à l’Académie et qui semble merveilleusement résumer le besoin intime encore plus peut-être que l’aspiration ostensible du temps présent : c’est le dernier mot d’ordre que l’empereur Sévère donnait avant de mourir : Laboremus, travaillons ! Pour les uns, c’est l’apprentissage de la vie, c’est la préparation de l’avenir et le gager d’une généreuse virilité ; pour les autres, c’est la continuation active d’une carrière déjà remplie d’œuvres, c’est la dignité dans la retraite, et pour ainsi dire le moyen de prolonger la jeunesse par la sève toujours renaissante de l’esprit et de la pensée. Ainsi fait M. Villemain en préparant des études nouvelles qu’il rassemble sous le titre de la Tribune moderne, et ces études, qui s’étendront successivement à d’autres personnages tels que M. de Serre, M. Royer-Collard, l’auteur les commence par Chateaubriand, non parce que Chateaubriand a été un orateur de tribune, mais parce qu’il a été l’un des plus éminens, le premier peut-être, parmi les hommes qui ont agi par la parole écrite ou parlée, parce que ce nom, venu à la gloire avec le siècle, se lie à tous les mouvemens de l’opinion. C’est une carrière qui commence en l’année des grandes nativités, selon le mot de l’écrivain, l’année où naissaient Napoléon, Cuvier, Wellington, et qui vient se clore en 1848 au bruit de l’effroyable bataille de juin, après s’être mêlée durant quatre-vingts ans aux plus mémorables événemens. Quel est le secret de M. Villemain pour rajeunir ce tableau et animer cette biographie déjà retracée par le héros lui-même ? M. Villemain se souvient, il raconte ce qu’il a vu et ce qu’il a connu, ajoutant plus d’un trait nouveau à tout ce qui a été dit ; il peint et il juge ; il montre l’enfant rêveur des grèves de Bretagne, le poète grondant et révolté sous le joug de l’empire, le publiciste retentissant de la restauration, le vieillard dégoûté et morose des derniers temps. Là est l’intérêt de ce livre conçu dans le dessein de caractériser encore une fois M. de Chateaubriand, sa vie, ses écrits, son influence littéraire et politique sur son temps.
Chateaubriand a été traité sévèrement, surtout depuis qu’il n’est plus là, depuis qu’il a disparu derrière le nuage épais de la mort, laissant ce dangereux et puissant testament des Mémoires d’Outre-Tombe, dont il avait de son vivant fait savourer la poésie sans dévoiler ce qu’il y cachait d’aiguillons. Il est vrai, Chateaubriand eut souvent d’impétueux mouvemens d’orgueil qui se traduisent en aveux singuliers ; il avait fini par pousser jusqu’à l’affectation le dédain, l’ennui des choses et des hommes de son temps. Comme politique, il ne mesura pas toujours les coups qu’il portait, et dans ses Mémoires il a une manière à lui de jeter sa fidélité à la face de la monarchie tombée en 1830. On peut lui reprocher tout cela : il ne reste pas moins un homme d’une supériorité exceptionnelle, et il serait aussi injuste de rapprocher des Mémoires d’Outre-Tombe, tant d’autres confessions vaniteuses que de comparer à cette carrière tant d’autres carrières versatiles. Chateaubriand se peint lui-même quittant avec regret le « vieux rivage, » s’avançant avec espérance vers ce monde inconnu où tendent les générations nouvelles, et reflétant dans sa vie, dans son esprit les émotions, les troubles, les idées, les instincts de cette époque de transition. Là est le secret de ses contradictions apparentes, peut-être de ses faiblesses et aussi de sa grandeur, de son influence. Il a écrit dans le petit livre de René le poème des tristesses modernes ; par le Génie du Christianisme, il a attaché son nom à la renaissance des idées religieuses à l’aurore du siècle ; dans la Monarchie selon la Charte, il a tracé l’un des premiers le programme des idées constitutionnelles. Comme écrivain, il n’a point d’égal, il a surtout ces merveilleuses créations de style dont parlait M. de Fontanes, selon le témoignage de M. Villemain ; comme homme public, il est après tout quelques points sur lesquels il n’a ni varié ni fléchi, et si l’on remarque qu’il aurait pu en 1830 se retirer de meilleure grâce dans sa fidélité, qu’il n’aurait point dû faire rejaillir sur les autres, sur ses amis comme sur ses adversaires, les éclats de son humeur, cela sera vrai, sans qu’il en résulte cependant que cette injustice de Chateaubriand envers ses contemporains ait tourné en infidélité aux cultes essentiels de sa vie. Laissez retomber ce qui porte une trop vive empreinte de la passion humaine, ce qui surnage c’est la démission après la mort du duc d’Enghien, c’est la publication de la Monarchie selon la Charte c’est la guerre d’Espagne elle-même, c’est la polémique pour l’intégrité des franchises du pays, puis la retraite opportune, et c’est enfin une puissance d’imagination qui a régné sur un siècle dont elle a inauguré la grandeur littéraire. M. Villemain n’a point eu la pensée de tout réhabiliter en Chateaubriand, de transformer en vertus ses affectations et ses faiblesses ; bien au contraire, il rectifie avec sûreté ses inexactitudes, et il le montre parfois dans ses entraînemens d’imagination. En un mot, c’est une œuvre de juste et éloquente critique poursuivie à travers la vie d’un homme et la vie d’un siècle. Seulement cette œuvre est accomplie avec une sympathie admirative, et on sent que l’auteur est sous la fascination d’un grand souvenir. Pour M. Villemain, Chateaubriand est un de ces hommes rares qui savent conquérir et conserver jusqu’au bout cette royauté du génie, qui n’est pas plus inamissible que les autres royautés : exemple salutaire fait pour montrer quelle distance il y a toujours entre les supériorités véritables et les glorieux vulgaires !
Certes, depuis quelque temps, dans les lettres comme dans les arts, les morts se succèdent et les vides se font. Aujourd’hui ce n’est plus un poète, ce n’est plus un critique ou un statuaire, c’est Mlle Rachel qui s’en va ; c’est une comédienne d’une destinée et d’un talent exceptionnels. Mlle Rachel était depuis quelques années exilée de la scène, où le déclin de ses forces ne lui permettait plus de remonter. Elle avait épuisé sa vie dans toutes ces luttes du théâtre et dans tous ces voyages multipliés en Russie, en Angleterre, aux États-Unis, où elle cherchait le succès, la fortune, et où elle n’a trouvé que la mort, une mort qui l’a prématurément vaincue. Le nom de Mlle Rachel se liera, dans l’histoire littéraire de ce siècle, à l’un des plus sérieux et des plus intéressans épisodes, à une renaissance de la tragédie. Un jour on a vu cette comédienne, inconnue la veille, monter sur la scène et faire revivre toutes ces héroïnes de Corneille et de Racine. Elle a été tour à tour Monime et Camille, Esther et Phèdre, Hermione et Pauline. Par un don spontané, elle ranimait ces œuvres merveilleuses, dont un habile interprète fait toujours des œuvres émouvantes. C’est là en effet le trait distinctif de cette organisation d’artiste : Mlle Rachel ne devait rien à une tradition d’école ; la nature avait tout fait pour elle, et jamais peut-être diction plus sévère et plus correcte n’a mieux fait sentir la force, la majesté et la grâce de ce grand art du XVIIe siècle. Là était le don véritable de ce talent, et, chose remarquable, l’originalité de la comédienne n’apparaissait tout entière que là, dans cette interprétation des œuvres anciennes ; elle diminuait ou s’effaçait dans les créations modernes, pour lesquelles elle semblait avoir peu de goût. Son mérite a été de contribuer pour sa part à faire briller aux yeux des contemporains une image de cet esprit littéraire d’un autre siècle qui résume l’intelligence française dans ce qu’elle a de plus élevé et de plus complet. Poussée tout à coup de l’obscurité à la gloire de la scène, Mlle Rachel a eu les vertiges de cette fortune et de cette vie. Si elle eût moins promené son talent sur tous les théâtres de Saint-Pétersbourg, de Londres ou de New-York, sans compter les plus humbles théâtres de province, elle l’eût conservé plus sobre et plus sévère, et, en restant plus fidèle à l’art, elle eût plus longtemps vécu peut-être. Elle est morte aujourd’hui. Qu’on reconnaisse les dons de l’artiste, ce sera une justice ; seulement il ne faudrait pas tout confondre, et faire pour l’interprète du génie ce qu’on ne fait pas toujours pour le génie lui-même ou pour le talent de l’écrivain.
La situation du Piémont, telle que les dernières élections l’ont faite, commence-t-elle à s’éclaircir un peu à mesure que se déroule la session du parlement ? A vrai dire, cette session n’a été marquée jusqu’ici que par le discours du roi Victor-Emmanuel. La chambre des députés en est encore à vérifier ses pouvoirs. Seulement, dans cette première opération, il est facile d’observer la trace des préoccupations éveillées par le résultat du dernier scrutin. Ce résultat a été évidemment imprévu. Tandis qu’on croyait au succès infaillible d’une majorité libérale considérable, il s’est trouvé, comme on sait, que la droite voyait sa position agrandie et fortifiée dans le parlement. Des ecclésiastiques ont même été élus. Il n’en fallait pas plus pour exciter la susceptibilité d’une certaine fraction de l’opinion libérale, qui ne peut admettre un tel démenti de ses prévisions et de ses espérances. Le premier mouvement a été de prendre en méfiance ce résultat électoral ; le second mouvement a été de voir s’il n’y aurait pas quelque moyen de l’infirmer ou de l’atténuer. On peut dire que de là sont nées les propositions qui se sont fait jour dans la vérification des pouvoirs et quelques-unes des décisions qui ont été prononcées. La question principale qui a été agitée est celle d’une enquête sur la participation du clergé aux élections, ou sur ce qu’on nomme les menées cléricales. Cette enquête a été votée après une discussion animée, à laquelle ont pris part des orateurs de toutes les nuances, notamment M. de Cavour et M. de Camburzano, un des membres nouveaux de la droite, qui s’est fait remarquer par son langage habile et conciliant. L’enquête va donc se faire. Il ne faut pas croire pourtant qu’elle soit sans difficulté : elle peut être périlleuse ou impuissante. Lorsqu’en Angleterre des enquêtes sont ordonnées sur une question administrative, sur les affaires de l’Inde, sur la situation d’une industrie ou d’un district manufacturier, il y a là une base certaine et précise d’investigation, et encore même dans ces conditions les enquêtes parlementaires ont quelquefois leurs embarras, comme on l’a vu à l’époque de la guerre de Crimée. S’il s’agit, en l’absence de données précises, de faire en quelque sorte une révision des votes, d’évaluer la participation d’une certaine classe, de certains hommes, à un mouvement électoral, les élémens d’une enquête deviennent extrêmement vagues. Comment peut-on procéder ? Si le clergé a commis des illégalités, des délits qualifiés, il est coupable sans doute ; mais en ce cas il relève de la justice, gardienne des lois, non du parlement. S’il n’a fait qu’exercer son influence, quel moyen aura le parlement de constater la mesure dans laquelle cette influence a été légitime ou illégitime ? Pourra-t-il faire la distinction entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas ? Ira-t-il s’interposer entre un prêtre et la conscience qu’il dirige ? Là est le danger ; il résulte du vague même d’une telle résolution, de sorte qu’une enquête de ce genre, inoffensive en apparence, peut aboutir à une impossibilité ou à une intervention qui dépasserait toute mesure.
L’essentiel est de ne point faire de cette enquête une arme de parti, et M. de Cavour s’est proposé justement de lui enlever ce caractère dans un discours des plus modérés. En se prononçant pour cette mesure, le président du conseil semble avoir voulu donner une satisfaction aux méfiances qui se sont élevées, sans se faire trop d’illusions sur le résultat, et surtout sans mettre en doute le droit du clergé ; il n’a tourné sa sévérité que contre les abus de pouvoir. Au fond, cette discussion ne change pas la situation du Piémont, qui reste ce qu’elle était ; elle ne fait qu’indiquer les forces probables des partis. Quant à M. de Cavour, autant qu’on en peut juger par ses premiers discours, il semble fermement décidé à ne se point départir de la politique qu’il a suivie jusqu’ici. Seulement le chef du cabinet de Turin est trop homme d’état et trop homme d’esprit pour ne point voir que, dans les dernières élections, tout ne peut être attribué à des menées du clergé. Il y a l’expression d’un instinct conservateur dont il ne peut que tenir compte, et qui n’est nullement incompatible d’ailleurs avec un système libéral. Combiner ces nécessités diverses, c’est là l’œuvre de M. de Cavour, et on ne peut croire qu’il rencontre des obstacles sérieux dans une portion notable de la droite. Que ce parti ait ses exagérés, cela n’est point douteux ; mais il y a aussi des hommes sincèrement constitutionnels, qui se sont montrés toujours dévoués à un régime sagement libéral, et de ce nombre sont MM. Menabrea, Arnulfi, Genina, le comte de Revel, qui sera sans doute élu dans un des collèges aujourd’hui vacans. Entre ces hommes et M. de Cavour, la distance n’est point aussi grande qu’on peut le croire. C’est dans ces opinions modérées, prudentes, en même temps que libérales qu’est la vraie force du Piémont.
L’Espagne n’est point dans d’autres conditions morales et politiques. Malheureusement il y a dans ses affaires une singulière apparence de trouble. Ce n’est point un désordre matériel, c’est un trouble qui est dans les esprits, dans les partis. On peut, depuis quelque temps, voir se développer cette confusion dont le premier symptôme a été un travail de quelques-unes des fractions conservatrices contre le ministère, et qui vient de se produire dans les chambres tout récemment ouvertes. M. Bravo Murillo a été en effet élu président du congrès contre M. Luis Mayans, qui était le candidat choisi et appuyé par le cabinet. En réalité, quelle est le sens de cette nomination et quelle est la situation de l’Espagne ? D’un côté est un ministère dont les chefs, comme on sait, sont le général Armero et M. Mon, et qui est évidemment animé d’un esprit libéral. S’il n’a point marqué jusqu’ici son existence par des actes nombreux, ce qui a été un grief contre lui, il vient de montrer qu’il n’était point resté inactif depuis son avènement. La reine, dans le discours qu’elle a prononcé devant les chambres réunies, annonce un arrangement avec le saint-siège au sujet des biens du clergé, des mesures de des amortissement, des lois organiques sur les élections, sur l’administration, de nouvelles combinaisons financières propres à régulariser le budget. Ainsi se présente le ministère devant le parlement. D’un autre côté, il y a un assez grand nombre de nuances du parti conservateur. Ces diverses fractions ne sont point fort intimement unies entre elles, mais elles s’allient d’habitude contre le ministère qui existe, et c’est ainsi que, par une de ces combinaisons qui se reproduisent sans cesse, elles viennent d’élire M. Bravo Murillo moins comme un président du congrès que comme un candidat au pouvoir. Dans l’état actuel, c’est la seule signification possible de cette élection. Maintenant que fera le ministère ? L’Espagne se trouve probablement placée entre la dissolution du congrès et la démission du cabinet. Si le congrès est dissous, la Péninsule va entrer dans une nouvelle crise électorale ; si la reine ne consent pas à prononcer la dissolution de la chambre élective, c’est sans doute M. Bravo Murillo qui sera appelé au pouvoir. Le fait certain pour le moment, c’est que le ministère a présenté un candidat pour la présidence du congrès, et que ce candidat a échoué. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que le général Narvaez est tombé il y a quelques mois parce qu’il était accusé de pousser trop loin la réaction, et que le ministère actuel voit s’élever des hostilités contre lui parce qu’on le soupçonne d’inclinations trop libérales. Ce sera bientôt un problème de savoir où un ministère espagnol ira chercher sa force et son appui.
ch. de mazade.
Depuis quelques années, la plupart des villes de l’Europe se sont transformées. On cherche dans Edimbourg l’ancienne ville décrite par le romancier ; il faut sortir de Munich pour trouver la ville de palais et de monumens du roi Louis ; on rebâtit Paris, L’ancienne capitale de la Hongrie n’a pas voulu rester en arrière. « Si l’un des habitans de Pesth morts il y a vingt-cinq ans, dit M. Demeter Dudumi, pouvait sortir de sa tombe, il regarderait avec des yeux bien étonnés les admirables embellissemens de sa ville. » Dans ses Lettres sur Pesth[1], M. Demeter Dudumi raconte rapidement ces divers travaux, qui datent tous de ces dernières années. La plupart sont dus à des Anglais. Le pont suspendu qui réunit aujourd’hui en une seule les deux villes de Pesth et d’Ofen (ou Bude) est l’ouvrage de M. Adam Clark, ainsi que le beau tunnel pratiqué presque vis-à-vis, sous la citadelle d’Ofen, et que, sauf l’élévation et la longueur, on pourrait comparer à la voie souterraine par laquelle passe l’une des routes de Naples à Pouzzoles, et connue sous le nom de grotte du Pausilippe. Le quai d’Alt-Ofen s’est appelé quelque temps la colonie anglaise, et l’un des plus beaux cafés de Pesth est le café Victoria.
Par le chemin de fer, Pesth n’est plus qu’à quelques heures de Vienne. Il n’y a que les touristes qui vont encore d’une ville à l’autre par le bateau à vapeur, pour visiter les bords du Danube. M. Demeter Dudumi a suivi cette voie : nous ne l’y accompagnerons pas, de peur d’être importuné comme lui par un cicérone trop savant qui nous nommerait tous les châteaux et toutes les ruines. Nous citerons seulement la légende populaire qui donne au nom de Komorn cette fière étymologie : « Komm morgen (viens demain), » répondit le défenseur de la place à l’ennemi qui lui parlait de se rendre.
Le principal objet des Lettres de M. Demeter Dudumi, c’est la littérature, l’art, le théâtre et la vie de société dans la ville de Pesth. La Hongrie a une littérature comme elle a une langue nationale. Forte et énergique, dominée par l’esprit militaire du peuple, cette littérature a eu surtout pour monumens des épopées et des odes ou chants patriotiques. Après de longues années d’engourdissement, une véritable renaissance littéraire s’est déclarée à la fin du règne de Joseph II. Les diètes décrétèrent que la langue hongroise serait enseignée dans toutes les écoles ; on répandit les livres hongrois, on publia des journaux hongrois, et on institua des prix de poésie et de littérature. À la fin du XVIIe siècle, il y avait trois écoles de poésie en Hongrie. Elles eurent à lutter contre l’école française et contre l’école latine. Dans cette lutte, la langue s’épura, grâce surtout aux travaux de Franz Kazinczi, dont M. Demeter Dudumi compare l’influence à celle de Herder en Allemagne. Charles Kisfaludy continua son œuvre en fondant en 1822 le recueil d’Aurora, qui subsista seize ans, et où se produisirent toutes les gloires poétiques de la Hongrie. Czuczor et Voeroesmarty s’illustrèrent dans la poésie épique, le premier par le Combat d’Augsbourg et par la Diète d’Arad, le second par la Conquête de la Hongrie par Arpad ; le Siège d’Erlans et la Forêt enchantée. Bissenyei, Faludy, Rivai, ont composé des odes restées célèbres. À leur suite est venue une jeune phalange de poètes et d’écrivains parmi lesquels il faut citer les noms de Csassar, d’Arany, de Petoefi, et surtout ceux de Lessnyai et de Toth, de Joseph Coetvoos et de Nicolas Josika.
Bien que plusieurs de ces écrivains se soient aussi essayés dans le genre dramatique, ce sont moins des œuvres originales que des traductions ou des imitations qui sont représentées sur la scène de Pesth. Le théâtre national n’a été inauguré qu’en 1837. On était déjà las des pièces faites à l’imitation de celles de Shakspeare et remplies des traditions nationales. On s’est presque renfermé dans le répertoire de quelques écrivains français. Malheureusement, après avoir épuisé ce qu’il y avait de meilleur, on s’est inspiré de nos vaudevilles et de nos drames du boulevard. Effrayé de cette trop prompte décadence, M. Demeter Dudumi invite les Hongrois qui traduisent pour le théâtre à puiser à une nouvelle source. N’y a-t-il pas le théâtre italien, auquel on n’a encore rien emprunté ? Il vaudrait mieux cependant conseiller aux Hongrois de composer des pièces originales. On commencerait par des essais aussi faibles que le Dioclétien de Szighgoh, ou le Roi Coloman de Bérenyi ; on arriverait peut-être, dans un avenir peu éloigné, à des épopées dramatiques semblables aux anciennes trilogies et comparables à celles de Shakspeare ou de Schiller. Cette rivalité pourrait naître d’autant plus facilement, qu’à côté du théâtre national Pesth possède un théâtre allemand où les chefs-d’œuvre dramatiques de l’Allemagne trouvent souvent de dignes interprètes.
L’académie hongroise (Magyar tudos tarsarag), qui doit présider à ce progrès comme à tous les progrès littéraires, date à peine de trente ans. Le comte Stephan Szechenyi en a posé la première pierre en 1826, et a souscrit pour une somme de 60,000 florins. En 1830, quand le plan des constructions a été adopté, le total des souscriptions s’élevait à 300,000 florins. Le règlement de l’académie a été arrêté en 1836. Aujourd’hui elle possède un revenu de 22, 000 florins, et compte cent soixante-treize membres. Sa bibliothèque, considérablement enrichie par un don de la famille Teleky, renferme cinquante mille volumes. Un prix annuel de 200 ducats est institué pour le meilleur ouvrage écrit en hongrois, et deux de 100 pour les meilleurs mémoires sur les sciences. Déjà l’académie a publié plus de la moitié d’un grand dictionnaire de la langue nationale, une grammaire et plusieurs lexiques. Elle a fait imprimer d’anciens monumens historiques, dix-sept volumes d’ouvrages couronnés, des traductions des classiques. Elle fait enfin paraître un magasin scientifique qui en est à sa treizième année de publication. Indépendamment des prix académiques, la nation a pour le talent de nobles et généreux encouragemens. Après la mort du grand poète Voeroesmarty, la Hongrie a joint à tous les honneurs qu’elle lui avait rendus pendant sa vie une souscription nationale de 60,000 florins en faveur de ses fils.
Le musée national, beau monument avec un péristyle soutenu par huit colonnes corinthiennes, entre lesquelles se trouvent les statues de la Pannonie, du Danube, de la Theiss et autres figures allégoriques, renferme plusieurs collections importantes, entre autres celle des manuscrits, au nombre de plus de deux mille, celles des bois, des minéraux, des monnaies et des objets d’antiquité. Les tableaux sont en petit nombre. Pour la musique hongroise, elle semble avoir fait peu de progrès depuis les chants patriotiques, dont elle formait l’accompagnement. Elle conserve toujours le pouvoir d’exalter les âmes par le prestige des vieux souvenirs, mais l’art a peu ajouté à sa simplicité primitive.
Qu’on nous permette d’entrer avec l’auteur hongrois dans quelques détails qu’il ne faudrait pas se hâter de rejeter comme superficiels : il s’agit de la vie magyare étudiée dans ses distractions de chaque jour. Les concerts sont rares, à Pesth. M. Demeter Dudumi nous apprend que pendant le carême, malgré l’exemple général que donnent les autres pays de l’Europe, il n’y a qu’un petit nombre de réunions musicales. Les hommes se réunissent plutôt au cercle ou dans les cafés. « Le nombre multiplié des cafés et des bains chauds pourrait servir à indiquer l’origine asiatique du peuple hongrois. » Depuis les derniers événemens, les cafés de Pesth ont perdu leur ancienne physionomie ; le Café des Échecs, où Szen battit deux fois les célèbres joueurs Loewenthal et Grimm, le café de Zrinyi, illustré sur la scène par Szigligeti, et celui d’Herrengasse, où se réunissaient les étudians, ont fait place à des cafés modernes et splendides, tels que ceux de la Reine Victoria, de l’Hôtel de l’Europe et de la Promenade, où l’on ne retrouve plus aucune tradition politique.
La presse allemande ou hongroise est représentée à Pesth par de nombreux organes. La première feuille politique publiée en allemand fut le Pest-Ofener-Zeitung, qui commença à paraître dans cette ville en 1845 ; le Pester Llyod parut ensuite : organe du commerce, il est celui qui a le plus d’abonnés. Depuis 1855, il paraît à Pesth une nouvelle feuille politique, l’Ungarische-Post. Il faut y joindre une petite feuille, le Localblatt, et deux revues, le Sonntags-Zeitung et le Pester-Sonntags-Blatt. Tous ces écrits sont en allemand ; il n’y a que deux feuilles rédigées en hongrois, ce sont le Buda-Pesti-Harlap et le Pesti-Naplo. M. Demeter Dudumi s’arrête plutôt sur le caractère littéraire que sur le caractère politique de ces diverses publications. Il cite seulement de Paul Gyulai un morceau de critique intéressant sur une maladie morale et littéraire qui, après avoir fait le tour de l’Europe, semble menacer la jeune Hongrie : la mélancolie ou le pessimisme, ce que les Allemands appellent Weltschmerz, « une douleur que tout le monde semble nourrir. » Ce morceau témoigne d’une critique forte et saine.
La vie de société semble assez imparfaite dans la capitale hongroise. Il y manque, comme dans beaucoup de pays aujourd’hui, l’influence salutaire des femmes. Faute de cette direction, les jeunes gens n’y apportent pas assez de politesse ni d’élégance. Le monde est d’ailleurs divisé en deux classes par la langue. Les artistes et les écrivains vivent entre eux. Les savans allemands demeurent souvent des mois entiers à Pesth sans se connaître. « La science a été de tout temps le premier amour d’un Allemand, et le symbole de la science est la chouette, l’oiseau de Minerve et l’ami de la solitude. » On se réunit en famille, on joue aux cartes pendant la fin de l’automne, on fête l’arbre de Noël, on boit du punch à la Saint-Sylvestre, et l’on danse pendant le carnaval. L’esprit de caste disparaît dans ces réunions ; il y règne la même liberté de ton que dans les soirées dansantes des villes de bains. Les danses à figure et à caractère, les danses nationales des tsiganes de viennent de plus en plus rares ; on ne les retrouve qu’aux bals de jeunes gens. Le coasdus se conserve cependant à côté du quadrille. Le Lloyd de Pesth et la Société de Charité des dames donnent presque seuls de grands bals. À Pesth, comme partout aujourd’hui, on danse pour l’amour du prochain et sous la présidence de dames patronesses. Cette société des dames a été fondée en 1817, pendant une famine, par la grande-duchesse Hermine, deuxième femme du grand-duc palatin Joseph. Le 20 mars 1852, une crèche a été établie avec une douzaine de lits. On y paie deux kreuzers par jour pour un enfant de moins d’un an, et trois pour ceux au-dessus de cet âge. Un institut des jeunes aveugles a été créé en 1842, et un établissement des orphelins en 1843.
Toutes ces fondations, en même temps que le mouvement intellectuel, semblent avoir été arrêtées par les derniers événemens. L’aristocratie est retirée dans ses terres : elle n’en sort que l’hiver, pour aller, il est vrai, à Presbourg et à Pesth plutôt qu’à Vienne, afin de conserver la richesse dans le pays ; mais à Pesth même, elle ne fait plus rien pour l’embellissement d’une ville dont elle possède les deux tiers. M. Demeter Dudumi se plaint beaucoup de cette conduite des magnats. « Ils oublient, dit-il, que la devise de leurs pères a toujours été : Aide-toi, le ciel t’aidera ; ils proclament par leur silence qu’ils ne se sentent plus appelés à diriger la vie nationale. Ils succombent moins par la perte de leurs droits que par leur faiblesse et l’oubli d’eux-mêmes. Au lieu d’avoir conscience de leur force et de mettre leur gloire à la montrer, ils ne savent que s’abstenir. Leurs pères leur avaient pourtant légué d’autres traditions. Au XVIIIe siècle, comme au commencement du XIXe, la grande seigneurie donnait l’exemple de toutes les vertus civiques, elle fondait des musées et des bibliothèques, elle encourageait l’agriculture et l’industrie, elle protégeait les arts, véritable rôle de l’aristocratie, aujourd’hui que les chevaliers du glaive doivent devenir les chevaliers de l’esprit, et que l’on ne dit pas le baron Joseph Coetvoos, mais le spirituel poète Coetvoos. Cependant la noblesse semble ne plus lire. Aussi n’est-ce plus à elle que s’adressent nos modernes écrivains. Au lieu de s’élever, la littérature s’abaisse ; elle se fait populaire, et à bon marché. Le Journal du Dimanche a dix mille abonnés, la Bibliothèque du Dimanche qui donne dix volumes pour 2 florins, a aussi des abonnés en grand nombre ; mais qu’y gagnent l’art et la poésie ? »
Nous ne saurions partager entièrement l’opinion exprimée par M. Demeter Dudumi sur les tendances actuelles de la littérature de son pays. La vie intellectuelle sommeille en Hongrie depuis quelques années, nous voulons bien l’admettre avec lui ; mais il y a des repos qui ne sont qu’apparens, et si à Pesth le règne de l’esprit semble suspendu, on aime à croire que cela tient a des conditions qui ne sauraient durer, et après lesquelles tous les progrès retracés par le spirituel écrivain hongrois reprendront leur cours interrompu.
E. DE SUCKAU.
Mémoires du marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères, édités par M. le marquis d’Argenson. — Les Courriers de la Fronde, car Saint-Julien, édités par M. Moreau[2]
Deux documens curieux, et d’un caractère bien différent, sur la société française du XVIIe et du XVIIIe siècle, s’offrent à nous d’une part avec les Mémoires du marquis d’Argenson, de l’autre avec la gazette rimée du poète bourgeois Saint-Julien,
René-Louis de Voyer, marquis d’Argenson, naquit le 18 octobre 1694 ; son père fut lieutenant-général de police au Châtelet de Paris, puis garde-des-sceaux en 1720. Tandis que son frère cadet était rapidement arrivé au ministère de la guerre, René avait parcouru les divers échelons de la carrière administrative, et n’avait pas été aussi heureux. Après avoir pris part, comme plénipotentiaire, aux travaux du congrès de Cambrai, il fut ensuite désigné pour l’ambassade de Lisbonne, puis remplacé avant son départ et enveloppé, en 1740, dans la disgrâce de son ami M. de Chauvelin. M. d’Argenson occupa ces loisirs forcés, partie à la rédaction de ses volumineux Mémoires, partie à « un métier où il y a prodigieusement à gagner ; car personne ne s’en avise : celui d’être parfaitement honnête homme. Joignait à cela une grande application, ajoute-t-il, qui amène nécessairement quelque intelligence, il est impossible que, de degré en degré, l’on ne soit pas recherché pour les premières places. » M. d’Argenson voyait juste, ou peut-être était-il, par ses espérances, conduit à prophétiser ainsi. Peu après il remplaça aux affaires étrangères M. Amelot, dont le bégaiement agaçait la belle duchesse de Châteauroux. Les deux frères se trouvèrent alors ministres en même temps, et ils payèrent brillamment de leur personne à la bataille de Fontenoy, qui inaugura leur administration, et valut au marquis d’Argenson ce billet de Voltaire : .« Ah ! le bel emploi pour votre historien ! Il y a trois cents ans que les rois de France n’ont rien fait de si glorieux : je suis fou de joie. Bonsoir, monseigneur. »
L’un des principaux événemens diplomatiques qui signalèrent le ministère de M. d’Argenson fut le congrès de Bréda, par lequel on essaya de conclure une paix qu’il fallait cimenter avec ses alliés, comme disait le marquis, avant de la négocier avec ses ennemis. Le gouvernement français avait été alors vivement occupé des prétentions du prince Charles-Édouard, comme aussi des troubles de l’Italie, où un parti rêvait déjà la formation d’une république italienne. Les complications qui surgirent en Espagne amenèrent bientôt la chute de M. d’Argenson, que le roi abandonna complètement après lui avoir accordé la plus entière confiance : il donna sa démission par ordre, le 10 janvier 1747, et fut remplacé par le marquis de Puisieux, qui adopta un système entièrement opposé à celui de son prédécesseur. M. d’Argenson fut le dernier des ministres français qui poursuivit les vues de Richelieu et de Mazarin pour l’abaissement de la maison d’Autriche. Après lui, la cour de Versailles devint l’alliée de l’empereur et l’ennemie du roi de Prusse. Le ministre disgracié rentra dans la vie privée ; mais il ne fut pas seulement éloigné des affaires, il fut exilé, ce qui l’affecta au plus haut point. Il n’obtint qu’à la fin de sa vie la permission de venir se faire traiter à Paris, et y mourut le 22 août 1764, un peu trop délaissé par son heureux frère, demeuré secrétaire d’état de la guerre.
La vie politique, à proprement parler, ne fut qu’un épisode dans l’existence du marquis d’Argenson. Il était très intimement lié avec Voltaire et toute la coterie des beaux-esprits philosophes, qui étaient alors si fort tenus en honneur à Paris et dans toute l’Europe. L’éditeur de ces Mémoires consacre à M. d’Argenson une longue et très intéressante notice. Sans prétendre entrer ici dans un examen approfondi de ce curieux ouvrage, je ne puis que le signaler comme digne de l’intérêt des gens du monde et de l’attention des hommes sérieux.
Les Courriers de la Fronde nous font encore remonter cent ans en arrière pour nous conduire au milieu de cette société élégante et ferrailleuse où l’on était ami le matin et ennemi le soir, sans toujours bien savoir pourquoi et souvent par simple esprit de mode. Saint-Julien, poète-bourgeois de Paris, nous a laissé une très curieuse gazette rimée des événemens accomplis depuis mai 1648 jusqu’en avril 1649 : c’est une chronique piquante et qu’on doit lire avec Loret, dont l’édition paraît aussi en ce moment. Ces histoires burlesques, il faut bien se servir de ce mot, sont des témoignages utiles à entendre et surtout instructifs. L’historien burlesque, comme Saint-Julien, comme Loret, comme tous ceux qui rimaillèrent alors en ce sens, est l’écho et bien souvent l’organe d’un parti ou d’un homme. « Il a écrit, dit M. Moreau, en présence des événemens, sous l’influence des sentimens et des idées qui prévalaient alors, et qu’il a traduits à sa manière : il a été l’instrument de toutes les rivalités, de toutes les jalousies, il s’est prêté à toutes les passions comme à toutes les haines ; mais il y a tout un côté des mœurs publiques qu’il enlumine de couleurs éclatantes et qu’il éclaire d’une chaude lumière. C’est dans ces vers surtout qu’on voit bien la foule qui grouillait sur le Pont-Neuf, autour du cheval de bronze ou devant la Samaritaine, dès que le moindre bruit se répandait dans Paris, et qui vociférait au Palais et jusque sous les piliers de la Grand’Salle dans les jours d’émeute. » Saint-Julien et Loret font merveilleusement connaître cette singulière phase de notre histoire révolutionnaire, avec laquelle, grâce aux nombreuses publications contemporaines, nous sommes presque aussi familiarisés qu’avec la nôtre.