Chronique de la quinzaine - 14 février 1858
14 février 1858
Depuis que ce triste et funeste crime du mois dernier est venu jeter dans la politique intérieure de la France une diversion aussi cruelle qu’imprévue, la force des choses a dû nécessairement créer une halte, un moment d’incertitude et d’attente, pendant lequel les impressions les plus diverses ont pu se succéder. Ces impressions se sont succédé en effet. Les esprits attentifs ont eu le temps de se demander ce qu’était ce sinistre coup de main, d’où il venait, quelles circonstances nouvelles il faisait naître, et quelles conséquences il pourrait avoir. Pour le crime lui-même, il est sous le sceau des informations judiciaires, et il ne se dévoilera dans tous ses détails que lorsque la justice aura accompli son œuvre. Quant à ce qui est particulièrement politique en de telles conjonctures, le gouvernement seul, maître de ses intentions et de sa pensée, pouvait éclaircir tous les doutes. Plusieurs questions s’élevaient à la fois, les unes intérieures, les autres extérieures. Depuis quelques jours, on a vu ces différentes questions se développer parallèlement et se traduire en actes publics. Or ces actes sont les élémens mêmes de la situation actuelle, et ne font qu’exprimer une même pensée, étendue aux diverses parties de l’organisation politique et administrative.
Rien n’est plus facile aujourd’hui, à ce qu’il semble, que de suivre cette pensée du gouvernement dans le cercle de ses applications successives. C’est de cet ordre d’Idées que procèdent la désignation publique de l’impératrice comme régente éventuelle, l’institution d’un conseil privé qui se transformerait en conseil de régence par le fait même de l’avènement de l’empereur mineur, la nouvelle répartition militaire de la France en cinq grands commandemens qui doivent être exercés par des maréchaux. Dans le conseil privé, constitué dès ce moment, se trouvent les présidens des trois grands corps publics, le cardinal archevêque de Paris, le maréchal duc de Malakof, le ministre d’état, M. de Persigny. Si ces résolutions ont pour objet visible d’assurer à tout événement l’organisation supérieure et la permanence du pouvoir, une autre mesure tend à fortifier le gouvernement dans les détails de son action quotidienne. Cette mesure était en germe dans quelques manifestations qui se sont succédé en ces derniers temps. Dès le premier moment, au lendemain de l’attentat du 14 janvier, ainsi qu’on a pu le remarquer, le président du sénat, adressant une allocution à l’empereur, insistait, entre autres considérations, sur la nécessité invariable de ne point dévier du principe d’autorité. L’empereur lui-même, en ouvrant la session, disait que le danger aujourd’hui était bien moins dans l’excès des prérogatives du pouvoir que dans l’absence de lois répressives, et il ne dissimulait pas l’intention de faire appel au concours du corps législatif. Quelques jours plus tard, dans un rapport précédant le décret de suppression de deux journaux, M. Billault, encore à ce moment ministre de l’intérieur, annonçait l’élaboration de certaines mesures dont le caractère n’était point défini. Ces paroles faisaient principalement allusion, selon toute apparence, à un projet qui a été débattu devant le conseil d’état, et qui a été présenté depuis au corps législatif sous le titre de mesures de sûreté générale. Il serait inutile, on le conçoit, d’énumérer tous les cas où l’on peut tomber sous le coup des nouvelles dispositions pénales. Il y a des délits depuis longtemps qualifiés par la loi, il en est d’autres qui n’étaient pas spécifiés jusqu’ici, et qui peuvent même n’être pas toujours faciles à préciser juridiquement. Des peines sont édictées contre toute personne qui, pour troubler la paix publique ou pour exciter à la haine du gouvernement, pratiquerait des manœuvres ou entretiendrait des intelligences soit à l’intérieur soit au dehors. Au fond, il est facile de l’observer, la pensée du projet consiste dans la combinaison de ces pénalités nouvelles et de la faculté conférée au pouvoir administratif d’interner dans les départemens et en Algérie ou d’expulser du territoire, par mesure de sûreté, ceux qui auraient encouru les sévérités de la loi. Une disposition particulière autorise le gouvernement à procéder de la même façon à l’égard des individus qui ont été déjà soit condamnés, soit internés, expulsés ou transportés à l’occasion des événemens de 1848,1849 et 1851. Le corps législatif est aujourd’hui saisi de ce projet. Dans l’intervalle, un incident est survenu. M. Billault a quitté le ministère de l’intérieur, et il a été remplacé par M. le général Espinasse, aide-de-camp de l’empereur. Ce changement impliquait-il une modification dans la politique et dans les propositions du gouvernement ? Rien ne l’indique jusqu’ici. Le nouveau ministre a tenu seulement à expliquer, pour le public qui s’en préoccuperait, ce fait particulier de l’avènement d’un militaire à des fonctions purement civiles, et il a donné cette explication dans une circulaire où il insiste sur ce point, qu’il n’est question ni de mesures discrétionnaires, ni de rigueurs superflues, mais d’assurer au pays les garanties de sécurité qu’il réclame, d’étendre partout une surveillance attentive, incessante, empressée à prévenir, prompte et ferme à réprimer. Le titre nouveau de ministre de l’intérieur et de la sûreté générale qu’a reçu M. le général Espinasse semblerait rattacher cette nomination aux mesures actuellement soumises au corps législatif.
À côté de ces mesures, on pourrait placer aujourd’hui le commentaire que le gouvernement lui-même vient de publier dans le Moniteur. Le projet de loi, comme on peut le voir dans l’article du journal officiel, n’a d’autre but que de donner au gouvernement et à la magistrature le moyen d’atteindre un petit nombre de factieux endurcis, résidu des dernières révolutions, et toujours prêts à s’insurger par l’assassinat. C’est à une catégorie de coupables nettement définie que s’adressent les dispositions nouvelles. Ainsi donc voilà le cercle où le gouvernement lui-même circonscrit l’action de la loi ; tel est l’ensemble de moyens qu’il a jugés nécessaires, mais qui lui suffisent, et l’application répondra sans nul doute au commentaire.
On n’en est point à savoir que le dernier attentat a soulevé une bien autre question, celle des réfugiés : seulement ce n’est plus ici une question de politique intérieure, c’est une affaire d’un caractère tout extérieur ; le vrai théâtre où elle se débat, c’est l’Angleterre. Cette question vient de remplir les premières discussions du parlement, qui s’est rouvert il y a quelques jours à peine, et naturellement toutes les opinions se sont produites dans la chambre des lords comme dans la chambre des communes. C’est lord Palmerston lui-même qui est allé au-devant du débat dans la chambre des communes, en présentant un bill qui assujettit à des peines un certain ordre de délits ou de crimes préparés en Angleterre et commis au dehors. Disons tout d’abord qu’il ne s’agit nullement pour l’Angleterre de porter atteinte au droit d’asile. Ce précieux privilège, la France elle-même l’a trop longtemps exercé à l’égard de tous les bannis du monde pour en demander l’abandon à un autre pays. Aussi, dans une dépêche adressée à l’ambassadeur de France à Londres, et qui devait être communiquée au gouvernement anglais, M. le comte Walewski s’abstenait-il de toute indication de cette nature ; il ne précisait même aucune demande, s’en remettant entièrement à l’initiative, à la sagesse du cabinet britannique. Il n’est pas d’ailleurs en Angleterre un gouvernement qui voulût assumer la responsabilité de proposer une abrogation du droit d’asile, et aucun parlement à coup sûr ne sanctionnerait cette proposition. Lord Palmerston a plus habilement agi. Il a trouvé en Irlande une loi d’une sévérité exagérée, et en Angleterre une loi incertaine, confuse ou inefficace. Il paraît même que la conspiration pour assassinat n’est pas prévue en Angleterre ; elle est assimilée à toute autre conspiration vulgaire, à une cabale pour siffler au théâtre. Lord Palmerston a saisi l’occasion d’introduire une certaine uniformité dans la législation, en adoucissant les rigueurs encore survivantes en Irlande, en fortifiant au contraire la loi anglaise, et il a présente son bill, qui établit une échelle de peines contre le crime de conspiration ayant en vue l’assassinat dans les états de la reine ou hors de ces états. L’affaire n’était point encore cependant aussi simple qu’elle pourrait le paraître. L’attentat du 14 janvier a certainement inspiré au peuple anglais la même répulsion profonde qui a été ressentie et exprimée partout ; mais en même temps quelques adresses de l’armée, qui ont reçu une publication officielle, ont suscité en Angleterre d’autres sentimens, et ont éveillé quelques susceptibilités qui se sont fait jour dans les deux chambres. La lecture d’une dépêche du ministre des affaires étrangères de France, attribuant cette publication à une inadvertance, et exprimant le regret qu’éprouvait le gouvernement français de l’impression fâcheuse qu’elle avait produite, est venue tempérer ces susceptibilités. Par ce fait même, la question se trouvait dépouillée de ce qu’elle avait de plus délicat, et la situation du cabinet était infiniment plus simple. La discussion n’a point laissé d’être vive et étendue, et lord Palmerston a été obligé de défendre son œuvre contre les hostilités de ceux qui ne veulent du bill à aucun prix aussi bien que contre l’opposition de ceux qui, tout en trouvant juste et politique d’attester leur sympathie pour la France, ne tiennent nullement à manifester les mêmes sentimens à l’égard du chef du ministère. M. Disraeli, ce nous semble, a été au nombre de ces derniers. Au fond, toute susceptibilité écartée, ce qui paraît avoir dominé dans cette discussion, c’est le désir de ne point porter atteinte légèrement à une alliance comme celle qui existe entre la France et l’Angleterre. C’est ce qui a valu au bill de lord Palmerston la majorité qu’il a obtenue à une première lecture, et s’il triomphe de toutes les épreuves du scrutin, c’est encore ce qui aura garanti son succès. Les esprits politiques qui aiment cette alliance des deux côtés du détroit se détournent de ces froissemens passagers, et voient les armes des deux pays se mêler une fois de plus au fond de l’Orient dans la récente attaque de Canton.
Les événemens contemporains passent comme les événemens d’autrefois ont passé, et quand on en vient à les regarder de plus près, que reste-t-il bientôt ? Un exemple de plus, une page nouvelle qui s’ajoute à tant d’autres dans cette histoire successive des peuples où l’on voit les passions des hommes, les caractères, les idées, les intérêts lutter, se débattre et se manifester sous toutes les formes à travers les péripéties de la vie publique. Tout ce qui existe aujourd’hui en Angleterre se rattache par mille liens au passé ; ce qui a maintenant un caractère de solidité inébranlable a eu ses périodes d’épreuves, et s’est affermi dans les crises de la révolution de 1688 et de l’avènement du prince d’Orange. C’est ce qui donne toujours un si singulier intérêt à cette époque transitoire et difficile que M. Macaulay a fait revivre dans un livre d’une ferme et lumineuse éloquence. Par malheur la traduction qu’on vient de faire en France de la seconde partie de l’ouvrage de M. Macaulay, c’est-à-dire de l’Histoire du règne de Guillaume III, cette traduction est d’une exécution matérielle des plus médiocres ; elle est pleine de fautes et d’inadvertances. N’importe, l’histoire garde son éloquence, et le livre de l’historien anglais n’est pas moins l’œuvre d’une des plus éminentes intelligences. Ces deux faits qu’il a racontés, la révolution de 1688 et le règne de Guillaume III, se complètent, s’éclairent mutuellement ; ils montrent comment une révolution peut être à l’origine et demeurer un grand acte de conservation, et surtout comment un gouvernement se fonde. Ce n’était pas tout de franchir ce pas difficile d’une crise dynastique. La révolution qui dépouillait Jacques II était un dénoûment sous certains rapports, et à d’autres égards elle n’était que le commencement d’un drame nouveau dont Guillaume d’Orange est le froid et taciturne héros, d’un drame plein de luttes et d’émotion.
Qu’on se représente en effet cette situation nouvelle, si supérieurement décrite par M. Macaulay : beaucoup de tories s’étaient alliés avec les whigs pour défendre les libertés anglaises et le protestantisme qu’ils croyaient en péril ; mais, la victoire une fois acquise, ils se retrouvaient ennemis. Les partis étaient aux prises dans le parlement et dans le pays ; les lords et les communes se querellaient sans cesse. Toutes les questions et toutes les difficultés se soulevaient à la fois. À côté des luttes politiques, il y avait les luttes religieuses. En Angleterre, la haute église cherchait à opprimer les non-conformistes, et en Écosse les presbytériens, se relevant, cherchaient à opprimer les épiscopaux. L’Irlande était tout entière en armes pour la cause du roi Jacques, qui allait fixer un instant sa royauté errante à Dublin, et la guerre s’allumait dans les highlands d’Ecosse. Joignez à cela une guerre étrangère formidable soutenue contre la France, des menaces incessantes d’Invasion, des conspirations permanentes contre le gouvernement nouveau, des tentatives d’assassinat contre le roi Guillaume, la trahison qui se glissait jusque dans les conseils. Marlborough, placé à la tête de l’armée, était le premier des traîtres, servant à la fois Guillaume et Jacques, et ne songeant peut-être qu’à sa propre ambition, à son propre avantage. Tous ces élémens conjurés créaient pour l’Angleterre une situation des plus critiques. Qu’il y ait eu dans les années qui suivirent 1688 des bills d’une criante intolérance, de violentes mesures répressives, des actes d’une rigueur outrée, cela n’est pas douteux. Plus d’une fois on désespéra. Une chose est à observer cependant : ces sévérités exagérées n’empêchaient pas une certaine liberté pratique qui défiait tous les bills, et qui par contre-coup avait elle-même ses excès. Les conspirations n’étaient pas moins actives, les correspondances n’étaient pas moins suivies entre l’Angleterre et la petite cour de Saint-Germain, où devaient se réveiller de singulières illusions, lorsque Marlborough faisait secrètement amende honorable. Des classes entières refusaient le serment au nouveau roi, d’autres le prêtaient en y ajoutant des interprétations équivoques. Les jacobites déclamaient publiquement dans les tavernes, et on écrasait des oranges pourries sous le talon de sa botte. La vérité est que cette Histoire du règne de Guillaume III est bien sans doute le résumé des efforts d’un gouvernement qui se fonde ; mais c’est l’histoire d’un gouvernement qui se fonde au milieu de luttes passionnées, dans des crises à l’issue desquelles la liberté elle-même se trouve fortifiée à l’égal du pouvoir.
Au milieu de ces luttes dramatiques, rien n’est plus frappant que la figure de Guillaume, telle que la peint M. Macaulay, et telle qu’elle apparaît réellement dans l’histoire. Guillaume d’Orange n’avait rien de ce qui peut rendre un roi populaire. Il n’aimait pas trop les Anglais, qui le lui rendaient bien ; il ne faisait nul effort pour plaire, se contentant d’être utile. Ferme lorsqu’il fallait aller combattre à la Boyne, en Irlande, ou sur le continent contre Louis XIV, il se montrait à Londres supérieur à toutes les haines des partis ; il les empêchait de se déchirer ; il prenait ses ministres et ses serviteurs parmi les tories aussi bien que parmi les whigs, qui avaient le plus contribué à son avènement. Il favorisait toutes les transactions et contraignait à la paix épiscopaux, non-conformistes, presbytériens. Le résultat le plus clair de cette politique était celui-ci : Guillaume ne désarmait pas ses ennemis, et il mécontentait ses amis. Peu lui importait, c’était un bienfaiteur intègre, impassible et rude. Il n’y avait pas deux ans qu’il était sur le trône, que, faisant violence au parlement, il publiait un acte de grâce dont n’étaient exceptés qu’un petit nombre de hautes têtes plus particulièrement compromises et les deux bourreaux restés inconnus qui avaient assisté voilés à l’exécution de Charles Ier. Médiateur, modérateur des partis en Angleterre, Guillaume était en même temps l’âme de la coalition européenne contre la France, cette œuvre qui n’était pas moins difficile à conduire que l’organisation d’un régime nouveau. Il avait à faire marcher d’accord l’Espagne, le duc de Savoie, le pape, l’Autriche, les princes allemands, pressant les uns, promettant aux autres, tempérant les conflits d’intérêts et d’amours-propres. Sa constance finit par triompher de Louis XIV. Guillaume III réussit, et son œuvre a survécu. Les Anglais ne l’aimaient pas à l’origine, disions-nous ; ils s’accoutumaient avec peine à l’humeur de ce roi étranger, taciturne et sévère, qui allait volontiers chercher ses favoris parmi les Hollandais ; mais ils subissaient son ascendant, ils se soumettaient à sa froide raison, et ils finissaient même par s’attacher à lui, car, tout étranger qu’il fût, il représentait à leurs yeux les deux choses les plus vivaces et les plus puissantes, le sentiment patriotique et le sentiment protestant.
C’est un fait à remarquer : dans les premiers temps, Guillaume parut plus d’une fois sur le point d’échouer justement par ce qui fait aujourd’hui sa grandeur, par sa modération, par son calme au milieu des passions, parce que, roi d’Angleterre, il refusa de partager les haines vindicatives des partis, et c’est peut-être ce qui a le plus contribué à faire de la révolution de 1688 la dernière des révolutions anglaises, comme l’appelle l’historien. En toute chose, cette époque est une bataille, il est vrai ; mais c’est une bataille où chaque jour est marqué par quelque progrès, et le roi Guillaume est le premier ouvrier de ce travail, d’où la liberté anglaise sort mieux affermie et plus épurée. Aussi suivez le développement de ce règne dans l’éloquent récit de M. Macaulay : vous verrez la marche ascendante de la nation anglaise à partir du bill des droits, consécration définitive des libertés britanniques. En quelques années, tout prend une face nouvelle : les actes importans se succèdent, la périodicité des élections parlementaires est établie, des garanties plus efficaces sont introduites dans l’administration de la justice, le crédit public se fonde par la création de la banque d’Angleterre, la presse commence à s’émanciper, les fureurs intolérantes des sectes religieuses tendent à perdre de leur violence. Guillaume trouve un pays troublé, il laisse un pays plein d’orgueil et de confiance. Tout d’ailleurs, dans les œuvres de ce temps, porte un cachet profondément britannique. L’Angleterre, ainsi que le remarque M. Macaulay, procède, au lendemain de sa révolution, comme elle a toujours procédé, s’inquiétant peu d’accumuler les contradictions ou les inconséquences dans les actes, pourvu que ces actes répondent à un besoin, à une nécessité immédiate. Elle cherche le remède quand le mal se fait sentir, et elle ne cherche pas à innover au-delà de ce qui est nécessaire ; sa politique n’a rien d’abstrait, et se dérobe aux embarras de la logique. Elle concilie tout dans un intérêt pratique, et c’est ce qui donné un caractère si étrangement original aux institutions anglaises. Quand le sentiment national commence à réclamer la publicité des votes, est-ce par l’illumination d’un principe philosophique ? Nullement, on s’aperçoit que le secret des votes, qui était autrefois pour les représentans une garantie d’indépendance vis-à-vis du pouvoir royal, n’est plus qu’un moyen d’irresponsabilité vis-à-vis du peuple. Comment se forme sous Guillaume ce rouage particulier, cette institution indispensable pour le mécanisme de la constitution anglaise, — le ministère ? Il naît de la force des choses, nullement d’un dessein prémédité. Comment naît la liberté de la presse ? Un bill de censure expire, et la presse est émancipée. La liberté de la presse, dira-t-on, n’est qu’un fait. Oui, c’est un fait comme il y en a un certain nombre en Angleterre, plus puissans que la loi elle-même, trouvant tout à la fois leur force et leur correctif dans les mœurs.
Un des traits de ce caractère anglais tel qu’il s’est formé et tel qu’il apparaît dans une longue histoire, c’est que, malgré des luttes intérieures qu’on dit énervantes, il se montre sans cesse à la hauteur de toutes les entreprises. On l’a remarqué quelquefois, l’Angleterre peut se laisser surprendre par une sorte d’orgueilleuse confiance en elle-même ; elle éprouve souvent des revers, dans une première campagne, elle se relève dans la seconde, et sa constance ne se laisse pas vaincre aisément. Elle poursuit son but avec ténacité. Telle elle se montre encore dans deux questions, — l’insurrection des Indes et la guerre de la Chine, — qui se débattent aujourd’hui dans l’extrême Orient, et qui ne sont pas les moins graves entre toutes celles dont l’Europe peut justement se préoccuper. La guerre des Indes, où l’Angleterre agit seule, ayant seule à se défendre, est un de ces événemens destinés à déjouer sans doute plus d’une fois encore toutes les prévisions et tous les calculs. Le résultat définitif, nul ne peut le mettre en doute ; mais comment arrivera-t-on à ce dénoûment victorieux ? Il y aura certainement de rudes combats à livrer avant d’éteindre complètement ce vaste foyer d’insurrection. Pour le moment, le général en chef, sir Colin Campbell, a repris l’offensive contre les insurgés, il a reconquis certaines positions. Les troupes anglaises retrouvent donc chaque jour leur ascendant, et poursuivent l’exécution d’un plan de pacification qui ne peut s’accomplir en un instant.
Aujourd’hui l’attention va se partager entre le Bengale et Londres, car si la question militaire s’agite sur les bords du Gange, c’est à Londres que va se débattre et se résoudre la question politique de l’organisation nouvelle de l’empire indien. Lord Palmerston vient d’aborder hardiment le problème, en proposant aux chambres un bill, depuis longtemps annoncé, qui transférerait de la compagnie des Indes à la couronne le gouvernement des possessions britanniques. Il y aurait un conseil qui se composerait de huit membres, et dont le président appartiendrait au cabinet. C’est là en réalité toute une révolution, et, comme on le peut présumer, la compagnie ne se laissera pas déposséder sans résistance ; déjà elle s’est adressée au parlement. Quoi qu’il en soit, la discussion est ouverte, et les chambres anglaises vont se livrer à une solennelle enquête sur l’état de l’Inde. Quant à la guerre qui a déjà commencé en Chine, et où les forces de l’Angleterre agissent d’accord avec celles de la France, elle a obtenu un premier résultat par l’attaque heureuse de Canton. C’est le 28 décembre que les forces alliées ont été débarquées, et l’attaque a eu lieu immédiatement. Anglais et Français ont marché ensemble contre les murs de la ville chinoise, qui ont été facilement emportés. Quelques-uns des forts ont été pris, d’autres ont été abandonnés par les Chinois, et les forces alliées dominent complètement Canton. Tel est le premier épisode de cette guerre, qui n’a d’autre but que de soumettre la Chine à l’ascendant de la civilisation occidentale.
Parmi toutes les affaires qui se croisent et s’entremêlent à la surface de l’Europe, il est des questions avec lesquelles il semble vraiment que les cabinets doivent s’accoutumer à vivre, tant elles sont persistantes. Ces questions, sérieuses par elles-mêmes sans nul doute, plus graves encore peut-être par les prétentions et les passions qui les compliquent, on ne peut évidemment les remettre aux décisions de la force, nul esprit sensé n’y peut songer ; seulement plus on les observe, mieux on aperçoit la difficulté d’arriver à une transaction qui semble reculer à mesure qu’on s’évertue à la poursuivre. C’est là justement l’histoire du démêlé existant entre le Danemark et l’Allemagne, démêlé qui s’agite tout à la fois aujourd’hui à Francfort, à Copenhague, à Vienne, à Berlin, et qui ne peut qu’attirer l’attention de tous les cabinets également intéressés à sauvegarder l’intégrité de la monarchie danoise, et à maintenir la paix au centre de l’Europe. Tout ce qu’il est possible de faire, c’est de contenir un tel conflit dans de justes limites sans trop essayer de pressentir comment il se dénouera. On sait comment cette singulière affaire est entrée dans la phase où elle est aujourd’hui. Il y a plus de huit ans que les duchés sont en querelle avec le Danemark, revendiquant des droits et des privilèges qu’ils s’attribuent comme membres de la confédération germanique, intéressant à leurs prétentions plusieurs cabinets, appelant à leur aide toutes les passions allemandes, et en définitive neutralisant les efforts de la monarchie danoise pour se constituer. Pendant les deux dernières années, l’Autriche et la Prusse ont suivi des négociations continuelles avec le cabinet de Copenhague. Le Danemark de son côté a essayé de réunir des assemblées dans les duchés pour leur soumettre une constitution particulière. Rien n’a réussi. Dès lors l’intervention de la diète de Francfort est devenue à peu près inévitable. C’est le Hanovre, le plus animé et le plus passionné des états allemands dans cette lutte, qui s’est chargé de porter le premier la cause du Lauenbourg devant l’autorité suprême de la confédération. L’Autriche et la Prusse à leur tour ont transmis à la diète tout ce qui concernait les négociations infructueuses qu’elles ont suivies au sujet du Holstein. Un comité, a été nommé pour éclaircir toute cette affaire, et, après un examen prolongé, à quelles conclusions est arrivé ce comité ? Il a préparé une série de résolutions d’où il résulte que tout ce que le Danemark a fait jusqu’ici est nul, que les lois et ordonnances relatives à l’organisation du Holstein et du Lauenbourg ne réalisent nullement les promesses faites par le cabinet de Copenhague en 1852, et que la constitution commune donnée à la monarchie danoise est incompatible avec les principes du droit fédéral. En conséquence, le comité de Francfort propose à la diète de s’adresser au Danemark pour lui demander d’établir dans le Holstein et le Lauenbourg une situation plus conforme au droit de la confédération, propre à garantir l’indépendance des constitutions particulières et des administrations des duchés en même temps que leur position d’égalité dans la monarchie. Ces résolutions n’avaient pas jusqu’ici un caractère absolument définitif, puisque la diète ne les avait point encore sanctionnées ; elles viennent d’être tout récemment adoptées.
Tandis que les choses se passent ainsi à Francfort, la lutte n’est pas moins vive à Copenhague, où elle se produit sous d’autres formes, et où elle fait naître de nouveaux incidens qui viennent à leur tour retentir au sein de la diète germanique. Le conseil suprême, composé selon la constitution des représentans de tous les états de la monarchie danoise, est en ce moment réuni à Copenhague. Des projets de loi d’une certaine importance ont été présentés ; il y a notamment une révision générale des tarifs de douane, qui est un pas dans la voie de la liberté commerciale, une organisation nouvelle de l’armée de terre, un projet de réforme et d’agrandissement de la flotte de guerre, un plan complet pour la fortification du pays, plan dont l’exécution commencera par l’achèvement des travaux de défense de Copenhague du côté de la mer. Tous ces travaux ne pourront être conduits à bonne fin sans créer dans le budget un déficit qu’on ne pourra couvrir que par un nouvel impôt général, ou par un accroissement des contributions particulières des diverses provinces de la monarchie. Dès que ces mesures ont été présentées, quelques-uns des membres holsteinois ont fait à l’assemblée une proposition assez singulière, tendant à demander au roi de retirer ou d’ajourner tous les projets de loi touchant aux intérêts communs de la monarchie, et de restreindre les travaux du conseil actuel aux affaires courantes telles que le vote du budget.
L’intention de cette proposition était facile à saisir. D’abord on évitait la réforme des tarifs douaniers, qui a des adversaires aussi ardens qu’intéressés parmi les commerçans et parmi les industriels ; en outre on mettait le gouvernement dans une situation telle que, s’il acceptait cet ajournement, il avait l’air de se défier de ses projets, et il paraissait mettre lui-même en interdit la constitution commune, passant ainsi condamnation sur toutes les accusations dont il est l’objet. Le gouvernement danois a dû nécessairement déjouer ce subterfuge, et la motion a été écartée ; mais alors le Hanovre s’est emparé de cette idée, et à son tour il a proposé à la diète de Francfort de réclamer du Danemark une mesure semblable à celle que demandaient les représentans holsteinois ; cette proposition cependant ne semble pas avoir beaucoup de succès. Il reste toujours les résolutions générales qui viennent d’être adoptées et qui vont être envoyées à Copenhague. Tel est donc l’état actuel de ce conflit, qui ne fait que s’aggraver par sa durée même. Dans la position difficile et embarrassante où il est placé, le Danemark ne peut évidemment jusqu’ici que se tenir sur la défensive. Il demande tout au moins qu’on précise les griefs, qu’on lui prouve que la constitution commune enfreint effectivement les droits légitimes des Holsteinois, que l’existence de l’organisation actuelle empêche le Holstein de remplir ses devoirs envers la confédération germanique. S’il en est ainsi, le gouvernement danois procédera aux changemens nécessaires, il ne refusera pas de rectifier sa politique en faisant au Holstein une position à part dans la monarchie. Tant que ces preuves ne se sont pas explicitement produites, tant que les plaintes gardent le caractère d’une guerre générale et vague dirigée contre les institutions danoises, sans que rien soit spécifié, que peut faire le Danemark ? Si à la faveur d’une confusion de mots on demande pour les duchés une entière parité avec le royaume du Danemark dans la représentation commune, ce n’est plus une position d’égalité qu’on réclame, c’est une position privilégiée. Le malheur est que cette question s’est trouvée dès l’origine obscurcie et compliquée par toutes les passions contraires. Le plus sage aujourd’hui serait de chercher à la ramener à des termes plus simples par l’examen impartial des griefs des duchés, qui peuvent être réels sous quelques rapports, et des droits de la souveraineté de la couronne danoise, qui ne peuvent être mis en doute. C’est à cette œuvre conciliatrice que les pourraient s’employer avec fruit et s’emploient vraisemblablement, pour ne point voir ce différend devenir, malgré toutes les volontés, une affaire européenne.
Tous les conflits diplomatiques ne sont pas en Allemagne. Il en est un qu’on a pu voir poindre en Italie, et qui semble en ces derniers temps avoir pris assez de gravité pour jeter quelques nuages dans les rapports entre le Piémont et Naples. Ce démêlé nouveau est une suite de cette triste expédition dirigée, il y a quelques mois, contre les côtes napolitaines et accomplie à l’aide du bateau à vapeur sarde le Cagliari, tombé au pouvoir des insurgés, et détourné de sa destination pacifique. Le procès relatif à cette insurrection se juge aujourd’hui à Naples. D’un autre côté, le Cagliari, capturé dans le premier moment par les forces navales napolitaines, a été séquestré d’abord, puis déclaré de bonne prise. Le capitaine lui-même, bien que n’ayant point agi de sa propre volonté, a été jeté en prison et soumis à une instruction, judiciaire aussi bien que l’équipage, d’origine sarde. Le cabinet de Turin a réclamé au premier instant ; mais à cette réclamation le gouvernement napolitain a opposé les prérogatives de la justice, saisie de l’affaire. La déclaration de bonne prise prononcée contre le Cagliari, de même que la détention prolongée du capitaine et de l’équipage, ont dû exciter plus vivement l’attention du gouvernement piémontais, qui à son tour a soumis tous ces faits à un conseil du contentieux diplomatique, créé il y a quelque temps à Turin, et alors cet incident s’est montré sous un nouveau jour. Il soulevait une question de droit des plus graves.
Le gouvernement napolitain pouvait-il mettre la main sur le Cagliari en dehors des eaux soumises à sa juridiction ? Était-il fondé à s’emparer du capitaine et de l’équipage et à les retenir prisonniers ? Le Cagliari a été pris en pleine mer ; or là il ne pouvait être capturé que dans le cas de piraterie ou dans le cas de guerre. Pirate, le navire ne l’était point assurément ; sa nationalité était constatée, le capitaine était muni de tous les papiers réguliers ; il avait une mission toute simple, dont il a été momentanément détourné par surprise. Comment, d’un autre côté, pourrait-il être considéré comme étant une prise de guerre ? Il appartenait à une nation amie, il n’avait ni armes, ni munitions, ni troupes ; il faisait uniquement un service de correspondance entre Gênes et Tunis. Victime de la violence de quelques insurgés, il ne pouvait être exposé en même temps aux représailles du gouvernement napolitain. Le conseil du contentieux diplomatique sarde s’est nettement prononcé sur tous ces points, et le cabinet de Turin a dû transmettre à Naples des réclamations plus formelles, tendant à obtenir la restitution immédiate du Cagliari aussi bien que la mise en liberté du capitaine et de l’équipage. La question devient donc plus pressante, d’autant plus que dans les termes où elle se pose elle n’admet pas les objections qui ont déjà motivé l’ajournement d’une solution. Est-ce à dire qu’il en doive résulter une rupture diplomatique, même dans le cas où le cabinet napolitain ne prendrait pas en considération la demande qui lui est adressée ? Tout est possible sans doute, mais tout n’est pas probable heureusement, et ne fussent-ils pas d’accord dans leurs négociations directes, le Piémont et le roi de Naples ont encore d’autres moyens de mettre fin à une question née d’un hasard, faite pour disparaître avec la circonstance qui l’a produite. Pour le Piémont comme pour Naples, il y a d’autres affaires plus graves et d’un plus sérieux intérêt.
Venons à la Hollande, à ce pays où tout marche d’un pas mesuré et calme. Depuis que la politique hollandaise se trouve heureusement affranchie des troubles intérieurs qui se sont manifestés en ces dernières années par des luttes parlementaires, des crises ministérielles, et quelquefois par une certaine émotion publique, les esprits se tournent incessamment vers des affaires d’un caractère tout positif, telles que les combinaisons financières, les remaniemens d’impôts, la construction des chemins de fer, l’état des colonies, la concession d’un télégraphe sous-marin entre les Indes néerlandaises et les possessions britanniques de l’Orient, l’extension des rapports commerciaux avec le Japon. Les chambres, après une prorogation de quelques semaines, vont reprendre leurs travaux, et ce temps de repos parlementaire n’a point été perdu. Le nouveau ministre de la guerre, M. van Meurs, s’est occupé de la réorganisation de son département, dont les dépenses n’ont été provisoirement votées que pour six mois. Le bilan financier de l’année qui vient de s’écouler a été définitivement établi, et il ne fait que confirmer les prévisions favorables émises à l’époque où le budget était présenté. Les recettes de 1857 dépassent d’un million de florins celles de l’année précédente. En se réunissant aujourd’hui, le parlement hollandais va se trouver en présence de deux questions principales qui préoccupent également l’opinion publique. La première est la réforme des impôts, œuvre toujours grave et délicate, problème épineux qui consiste en définitive à alléger le poids des charges publiques sans diminuer les ressources de l’état. Le ministère, si l’on s’en souvient, a fait des propositions qui attestent son dessein d’entrer sans plus de retard dans cette voie réformatrice : il a présenté un projet de remaniement d’impôts conçu de façon à dégrever les grandes communes, en diminuant particulièrement les taxes directes. Il y a de plus une motion de plusieurs membres de la seconde chambre tendant à l’abolition des droits d’accise sur l’abatage. Le gouvernement n’est donc nullement pris à l’improviste, le parlement est déjà en possession de tous les élémens d’une discussion approfondie, et l’opinion s’intéresse vivement à ces réformes.
Il y a une autre question dont les esprits ne se préoccupent pas moins en Hollande, et qui depuis quelque temps est devenue l’objet d’un incessant examen : c’est celle des chemins de fer. Les Hollandais ont déjà des chemins de fer sans nul doute, mais ils n’en ont pas autant que les autres pays ; ils se sont laissé devancer par les Belges, leurs voisins. Or ils voient chaque jour plus clairement que leur commerce souffre de ce retard trop prolongé dans l’établissement d’un réseau bien coordonné, et surtout de l’absence de quelques grandes lignes internationales. Bien que le commerce hollandais se soit accru depuis dix années, cette augmentation est proportionnellement moins considérable que dans les pays où les chemins de fer se sont développés. En France, le commerce a plus que doublé ; la même progression s’est fait remarquer en Belgique, en Allemagne, tandis que pour la Hollande l’accroissement n’a point été au-delà de 60 pour 100, et comme la navigation fluviale ne peut plus suffire aujourd’hui, il est de toute nécessité de stimuler l’essor du commerce néerlandais, d’alimenter et de féconder les rapports internationaux par un nouveau moyen. Ce moyen, c’est la construction rapide d’un réseau complet de chemins de fer. Cette question des chemins de fer hollandais vient d’être mise en tout son jour par un intéressant travail d’un habile ingénieur, M. Fynje, qui appelle à son aide les lumières de la science et les documens statistiques. L’auteur se prononce pour la formation de trois grandes sociétés qui se chargeraient de l’établissement des lignes du nord, du midi et du centre, et qui obtiendraient du gouvernement la garantie d’un minimum d’intérêt. L’établissement des trois lignes principales n’empêcherait nullement d’ailleurs l’esprit d’entreprise individuelle de concourir à l’œuvre commune par la création de voies affluentes et secondaires. Ce système semble moins compliqué que le plan un peu vaste du gouvernement, embrassant tout à la fois les grandes lignes et les lignes intermédiaires. Ce dernier projet, présenté il y a quelques mois aux chambres, a soulevé au premier examen diverses observations sur lesquelles le ministère est sans doute au moment de s’expliquer. Dans tous les cas, la nécessité de se mettre à l’œuvre est universellement reconnue en Hollande, et la question, assez longtemps débattue devant l’opinion, touche désormais inévitablement à une solution pratique.
Les Hollandais ne sont point hommes à s’arrêter là où les intérêts de leur commerce exigent de nouveaux efforts. Leur pays au contraire, et c’est là un des traits qui le caractérisent, s’occupe avec un zèle vigilant et actif de ses affaires soit sur le continent, soit dans les régions les plus lointaines. La Hollande n’a point été la dernière à fixer son attention sur les nouveaux rapports qui depuis quelques années commencent de s’établir avec le Japon. Elle était la mieux placée pour contribuer à ouvrir cette porte jusqu’ici fermée au commerce européen, et elle était la première qui pût en profiter. Le ministère hollandais, on ne l’a pas oublié, a signé le 30 janvier 1856 un traité avec le gouvernement du Japon ; celui-ci a éprouvé d’abord quelques hésitations avant de donner sa ratification, puis il a fini par se décider. C’est le 16 octobre dernier que l’échange des ratifications a eu lieu à Nagasaki, et en même temps le traité primitif a été complété, fortifié par la signature de quarante articles additionnels qui sont eux-mêmes à ratifier aujourd’hui, et qui devront recevoir d’ici à un an la sanction définitive des gouvernemens. Ces nouveaux articles sont un pas de plus dans une voie péniblement ouverte. Le gouvernement japonais fait quelques concessions qui ne sont pas sans valeur. Les ports de Nagasaki et de Hakodadi, dans lesquels les navires néerlandais n’étaient admis jusqu’ici qu’avec des restrictions, sont ouverts au commerce, le premier à partir du jour de la signature des articles, le second après un délai de dix mois. L’institution japonaise appelée la chambre des comptes, et servant en quelque sorte d’intermédiaire commercial, est chargée du recouvrement des créances des Néerlandais sur les indigènes, et elle garantit le paiement des marchandises achetées par ces derniers en vente publique. Tous les négocians japonais sans exception seront admis à Décima, et les privilèges accordés jusqu’ici aux anciens fournisseurs spéciaux se trouvent abolis. Une bourse pour le commerce sera établie à Hakodadi. Le commissaire néerlandais aura la faculté de se rendre à la résidence du gouverneur japonais pour traiter des affaires des deux pays. Les Hollandais obtiennent aussi le droit d’exercer librement leur culte.
Si la Hollande obtient quelques franchises nouvelles, quelques facilités commerciales, il ne serait pas difficile, ainsi qu’on doit le présumer, de découvrir encore dans ces articles plus d’une restriction. Ainsi l’exportation de l’or et de l’argent non travaillés est défendue, aussi bien que celle de la monnaie japonaise. Il est interdit de fournir des munitions de guerre à d’autres qu’au gouvernement japonais, qui se réserve aussi de pouvoir défendre temporairement la sortie des denrées alimentaires, et qui garde la faculté exclusive d’exporter le cuivre en barres. L’importation de l’opium est absolument interdite. En pareille matière, lorsque des relations commencent, il ne faut point évidemment être trop difficile. À côté de ces stipulations, il y a d’ailleurs des déclarations spéciales concernant divers objets, et qui, sans avoir la force d’un engagement diplomatique, ne laissent pas d’avoir une certaine importance. Les femmes et les enfans néerlandais seront admis dans les ports ouverts au commerce. Le gouvernement japonais est prêt à conclure de semblables traités avec toutes les nations civilisées. L’usage de fouler aux pieds l’image du Christ est aboli. L’obligation de jeter l’ancre à un endroit déterminé avant de s’approcher des ports cesse d’exister. On ne sera plus obligé de faire des présens à l’empereur et aux grands dignitaires de l’empire. Il est vrai que cet usage, désormais tout facultatif, pourra bien n’être pas aussi aisément abrogé dans la pratique. Enfin l’ouverture du port de Simoda au commerce est l’objet des délibérations du gouvernement japonais. Au demeurant, à travers les restrictions qui subsistent encore, c’est un progrès accompli, et le temps ne fera sans doute qu’ajouter à ce progrès, en amenant peu à peu un changement plus complet de système. Une chose à remarquer, c’est que, depuis l’inauguration de cette politique nouvelle du Japon, il y a, dit-on, dans ce pays une sorte de mouvement. Les habitans s’intéressent aux constructions navales, aux arts mécaniques. Ainsi s’ouvre pacifiquement un empire jusqu’ici fermé à la civilisation, tandis que les soldats de l’Angleterre et de la France sont occupés en ce moment même à forcer par les armes l’entrée de la Chine. ch. de mazade.
THÉATRE-ITALIEN
Il faut répandre promptement les bonnes nouvelles : le Théâtre-Italien vient d’obtenir un agréable succès avec Marta, opéra en quatre actes de M. de Flotow. Cet ouvrage, connu en Allemagne depuis dix ans, n’est pas assurément un chef-d’œuvre, et, par ses formes un peu grêles, il aurait mieux convenu au Théâtre-Lyrique ; mais les temps sont durs, et il faut bien se contenter de pain bis, quand on n’a rien de mieux. La musique italienne, pour ne pas dire l’art musical tout entier, traverse une crise qui pourrait bien être la dernière période d’un cycle d’or. Il n’y a plus moyen de se faire illusion sur la profonde misère où nous sommes quand on entend la Gazza Ladra exécutée comme elle l’a été tout récemment au Théâtre-Italien de Paris. Jusqu’à Mme Alboni, qui se permet de laisser de côté des phrases entières du rôle de Ninetta, dont elle ne peut rendre la grâce printanière. Et ce point d’orgue malheureux qu’ils ont ajouté à la conclusion de l’andante du trio entre Ninetta, Fernando, et il podesta ! Qui donc leur a permis de gâter un chef-d’œuvre par des oripeaux de baladins ? Le public n’est pas mieux éclairé que les artistes médiocres dont il encourage le mauvais goût, et tout va où s’en vont les choses qui finissent.
Le sujet de Marta est tiré d’une coutume de l’histoire d’Angleterre. M. de Flotow, qui a fait son éducation musicale à Paris, l’avait déjà traité sous la forme d’un ballet, Lady Henriette, qui fut donné à l’Opéra il y a une douzaine d’années. La musique de ce joli scénario était mi-partie de MM. Reber et de Flotow. Le libretto allemand présente de l’intérêt, et il a tout au moins le mérite de n’être pas calqué sur les fastidieux mélodrames qu’on nous fabrique à Paris depuis si longtemps. On y trouve même des scènes piquantes, comme celle du second acte, où les deux servantes, prises au piège, refusent d’obéir aux ordres de leurs nouveaux maîtres. Cette scène des rouets donne lieu à un quatuor fort gai qu’on a fait recommencer. Le premier acte de Marta est faible, y compris l’ouverture, qui n’a pas de caractère. Le second est bien meilleur, et renferme, outre le joli quatuor que je viens de citer, la délicieuse romance de la Rose, qui n’est pas de M. de Flotow, mais du poète irlandais Moore. La mélodie en est triste et touchante, et semble empruntée à une chanson populaire. Deux autres quatuors ingénieusement écrits, des couplets à boire, au troisième acte, que M. Graziani a dits de sa voix mordante, et un duo très piquant pour baryton et mezzo-soprano entre M. Graziani et Mme Nantier-Didiée, qui remplit le rôle de Nancy avec une grâce parfaite, tels sont les morceaux qui nous ont le plus frappé dans l’œuvre de M. de Flotow. Cela s’écoute avec plaisir et repose l’oreille des lieux communs de la musique parisienne. Une légère teinte de rêverie allemande qui traverse l’inspiration de M. de Flotow n’y gâte rien. Je préfère l’agréable composition de M. de Flotow, qui ne vise point à réformer le monde, aux vingt opéras plus ou moins comiques qu’on nous donne depuis des années. L’exécution est d’ailleurs assez bonne. MM. Mario, Graziani et Mme Nantier-Didiée y sont bons à entendre et à voir. Il n’y a que M. Bonetti qui se donne des tourmens inutiles. Y aurait-il donc péril en la demeure si M. le chef d’orchestre du Théâtre-Italien voulait modérer son zèle ? Nous reviendrons sur l’œuvre de M. de Flotow ; nous avons voulu seulement constater aujourd’hui le bon accueil que lui a fait le public parisien, P.Scudo.
LES CORRECTEURS DU TEXTE DE SHAKSPEARE.
On se rappelle l’émotion produite en Angleterre, en Allemagne et jusqu’en Amérique, dans le monde des admirateurs et des dévots de Shakspeare, lorsqu’au mois de janvier 1852 un érudit anglais, M. Collier, annonça la découverte d’un manuscrit annoté par un contemporain de l’auteur de Macbeth, et apportant au texte du grand poète des rectifications essentielles. Le nom et les travaux de l’écrivain à qui était due cette découverte disaient assez combien la question était sérieuse ; M. J. Payne Collier est un de ces érudits qui vouent leur vie entière à l’étude d’un seul homme, et le héros qu’il a choisi est Shakspeare. On a de lui une Histoire de la Poésie dramatique des Anglais au temps de Shakspeare, une édition religieusement surveillée des œuvres de Shakspeare, un très curieux ouvrage intitulé Bibliothèque de Shakspeare, où les romans, les nouvelles, les poèmes, les légendes, qui ont servi de texte à cette puissante imagination, sont recueillis avec un zèle infatigable et expliqués avec une érudition très sûre. Les publications de la Société de Shakspeare, dont M. Collier est membre, contiennent un grand nombre de ses opuscules, toujours consacrés aux mêmes recherches. — Shakspeare und keine Ende ! Toujours Shakspeare, Shakspeare sans fin ! — disait Goethe, fatigué des imitateurs du poète anglais. Ces mots, que l’auteur de Faust écrivait dans un moment d’humeur et d’ironie, sont la devise très sérieuse de M. Collier. Assurément un tel homme, un de ces Shakspeare’s scholars dont la dévotion poétique est si entière, ne devait pas être facilement dupe d’une illusion. Avant de toucher au texte de Shakspeare, il devait être bien sûr de l’autorité qu’il invoquait, et l’on comprend sans peine que l’annonce de M. Collier ait été un véritable événement littéraire.
Ce n’était pas d’ailleurs M. Collier qui soulevait pour la première fois la question du texte de Shakspeare : Il y a longtemps que des critiques de diverses écoles, signalant des obscurités, des non-sens, des contradictions dans les vers et la prose du grand poète, y voyaient de grossières erreurs des copistes, et s’efforçaient de les rectifier. Shakspeare, dans l’abondance de ses inspirations, dans l’entraînement de sa vie et de ses succès de comédien, s’était montré bien indifférent aux destinées de sa parole écrite. La moitié de ses comédies et de ses drames avaient été imprimés de son vivant sans qu’il en eût surveillé ou même autorisé la publication. La première édition de ses œuvres complètes (à l’exception d’une seule pièce, Périclès, prince de Tyr, qui ne s’y trouve pas) fut donnée sept ans après sa mort (1623), en un gros volume in-folio. Les éditeurs étaient des amis du poète, ses camarades de théâtre, et leur publication portait ce titre : Comédies, histoires et tragédies de M. William Shakspeare, publiées d’après les copies originales et authentiques. Malheureusement cette édition, si précieuse par son origine, est un des ouvrages les plus défectueux qui soient sortis de la presse ; les fautes typographiques y abondent. Quand ce ne sont que des fautes d’orthographe, le lecteur peut les rectifier sans peine ; mais que dire des fautes de ponctuation, des transpositions de lignes, des vers imprimés en prose, de la prose disposée en forme de vers, des désignations erronées de personnages, des paroles enlevées à celui-ci et données à celui-là, enfin de maintes inexactitudes qui défigurent l’œuvre du maître ? Pour ne parler que des errores minores, comme dit M. Collier, c’est-à-dire des fautes que le lecteur peut corriger à première vue, le savant critique n’en compte pas moins de vingt mille. Une seconde édition, également in-folio, parut neuf ans après (1632) ; il y en eut deux autres, en 1664 et en 1685. De ces quatre éditions in-folio, la première et la seconde offrent seules de l’intérêt, la première parce que, malgré ses fautes, elle donne le texte unique dont la critique puisse faire usage ; la seconde parce qu’elle contient plusieurs corrections utiles du texte de la première, corrections très insuffisantes, il est vrai, et mêlées elles-mêmes à des erreurs nouvelles.
On comprend que tous les éditeurs de Shakspeare, depuis le commencement du XVIIIe siècle, aient été dans l’obligation de réviser le texte du poète, c’est-à-dire de faire disparaître autant que possible les fautes typographiques des éditions in-folio. On ferait une bibliothèque de tous les livres composés à ce sujet. L’immense travail accompli depuis la fin du moyen âge sur le sens de la Divine Comédie peut seul donner une idée des efforts déployés depuis cent cinquante ans par les éditeurs et les philologues anglais pour fixer enfin le texte des drames de Shakspeare. Nicolas Rowe, Théobald, Thomas Hanmer, l’évêque Warburton, Samuel Johnson, Edward Capell, George Steevens, Edmond Malone, bien d’autres encore que je pourrais citer, ont entrepris cette tâche au XVIIIe siècle, les uns avec finesse et sagacité, les autres avec une audace et une inexpérience qui font sourire à bon droit la critique de nos jours. Depuis le renouvellement de l’histoire littéraire, surtout depuis les travaux que Coleridge en Angleterre, Goethe, Guillaume Schlegel et Louis Tieck en Allemagne, ont consacrés à Shakspeare, commentateurs, éditeurs, philologues se sont remis à l’œuvre avec une ardeur croissante. À ceux qui ont suivi le mouvement des lettres anglaises dans ces dernières années, il suffit sans doute de rappeler les travaux de M. Charles Knight et de M. Alexandre Dyce. Je n’ai pas à juger ici tant de curieuses études, j’ai voulu montrer seulement que c’était là une question très vive en Angleterre, une de ces questions perpétuellement à l’ordre du jour, quand M. J. Payne Collier découvrit le précieux manuscrit qui devait résoudre, disait-il, la plupart des problèmes soulevés par la critique.
Qu’était donc ce manuscrit ? Une copie de la seconde édition in-folio dont nous parlions tout à l’heure, copie remplie en marge de notes et de corrections à la main, qui semblaient à peu près de la même date que le manuscrit même. Ces corrections, à en croire M. Collier, étaient d’une valeur inappréciable. Celui qui les avait tracées, ajoutait le savant éditeur, avait eu entre les mains des indications que ne possédaient pas les éditeurs de 1632. C’était probablement ; un comédien, un camarade de Shakspeare mieux informé ou plus soigneux que ses confrères, ou bien, s’il n’avait pas fait ces corrections d’après sa propre expérience du théâtre, il les avait empruntées à quelques documens authentiques et disparus aujourd’hui. Ces corrections, M. Collier les publia d’abord séparément[1], puis il donna une nouvelle édition de Shakspeare rectifiée d’après ces notes, et les rectifications qu’il n’avait pas hésité à faire sur la foi de son manuscrit s’élevaient à plus de mille.
L’attente publique avait été vivement excitée ; la déception fut grande, lorsqu’on examina d’un œil attentif le Shakspeare de M. Collier. Trois critiques en Angleterre, M. Singer, M. Charles Knight et M. Alexandre Dyce, discutèrent avec vivacité les corrections du fameux manuscrit. M. Singer alla jusqu’à nier l’authenticité de ces notes, semblant mettre en doute, non-seulement la sagacité, mais la probité littéraire de M. Collier ; M. Dyce et M. Knight déclarèrent que la plupart de ces corrections, de quelques mains qu’elles pussent venir, étaient inadmissibles, et que si quelques-unes d’entre elles enrichissaient la science, elles se soutenaient par la critique et la raison sans qu’il fût nécessaire d’invoquer une autorité très contestable. En Allemagne, un des hommes qui connaissent le mieux Shakspeare, M. Nicolas Delius, soumit le travail de M. Collier à une critique sévère, et des onze cent treize corrections proposées par l’éditeur anglais, dix-huit seulement trouvèrent grâce devant lui. De vives polémiques s’élevèrent. M. Delius fut attaqué à son tour par M. Julius Frese et par M. À Leo. Ce dernier du reste, en adressant un blâme très amer à M. Delius, ne ménage pas les reproches à M. Collier. « M. Collier, dit-il, s’est hâté de publier une édition de Shakspeare : d’après son manuscrit avant que la critique eût rendu ses arrêts sur la valeur des corrections proposées. M. Delius se hâte de les rejeter presque sans discussion. Il s’en faut bien cependant qu’on ait tout dit sur ces notes du manuscrit de 1632. L’enthousiasme aveugle de M. Collier, le désenchantement subit de ses adversaires sont également contraires à l’esprit de la critique. Qu’on laisse la science accomplir sa tâche, qu’on lui donne le temps de séparer le grain de la paille : ce n’est qu’après un examen approfondi des documens nouveaux qu’il sera convenable de donner, s’il y a lieu, une édition définitive de Shakspeare. »
Voici un livre qui semble répondre à cet appel de M. Léo. Je ne sais si M. Richard Grant White a connu la polémique dont je viens de parler, car son ouvrage, si riche de documens en tout ce qui concerne la littérature de Shakspeare, est absolument muet sur ce point ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il continue logiquement les ouvrages de M. Delius et de M. Leo. M. Leo reproche à M. Delius une condamnation trop précipitée du manuscrit de M. Collier, et presque un rejet sans discussion ; M. White rejette aussi les corrections acceptées par M. Collier, mais il les discute l’une après l’autre, et cette discussion atteste chez lui une rare sagacité littéraire, en même temps qu’une connaissance approfondie de Shakspeare et de son temps. Pour réfuter le prétendu correcteur de 1632 et l’érudit qui le patronne aujourd’hui, des appréciations générales ne suffisent pas. M. White consacre un chapitre particulier à chacune des pièces de Shakspeare, il se pénètre de la pensée du drame, du sens de chaque scène, de l’esprit de chaque personnage, et, confrontant le texte traditionnel avec le texte du correcteur, il arrive à des conclusions si évidentes, que le lecteur les a prononcées avant lui. Le jugement définitif de M. White peut se résumer ainsi : « Le manuscrit invoqué par M. Collier est absolument dépourvu d’autorité, et les corrections qui y sont indiquées ne doivent être jugées que pour leur mérite intrinsèque. Ce ne sont pas des renseignemens fournis par un contemporain du poète, ou par un homme qui avait recueilli fidèlement la tradition ; ce sont simplement des remarques individuelles, comme chez les éditeurs du XVIIIe siècle, ce sont des notes semblables à celles de Rowe, de Pope, de Warburton, de Malone, partant soumises à la discussion et justiciables de la critique. L’auteur de ces notes ne les a tracées que longtemps après la mort de Shakspeare, vers la fin du XVIIe siècle. Bien loin d’avoir conservé la tradition du poète, il se trompe le plus souvent sur le sens de ses œuvres, et ne modifie que ce qu’il ne comprend pas. Sur les onze cent trois corrections que propose cette prétendue autorité, il en est mille et trois qui ne soutiennent pas l’examen. Enfin, dans toutes ces conjectures plus ou moins ingénieuses, il ne faut pas oublier que, si certaines parties du texte original nous paraissent incompréhensibles, la faute peut bien en être à nous, c’est-à-dire à l’imperfection de nos connaissances historiques, à l’insuffisance de nos renseignemens sur la langue du poète et les mœurs de son temps ; il ne faut pas oublier surtout qu’il vaut mieux conserver dans les œuvres de Shakspeare des passages obscurs, qui peuvent être de Shakspeare, que d’y substituer un texte clair, animé d’un autre esprit que le sien. »
Ces conseils que M. White donne aux Shahspeare’s scholars, il n’aurait garde de les négliger pour son propre compte. Son livre n’est pas seulement la réfutation du travail de M. Collier, c’est aussi une étude très détaillée des corrections accomplies à différentes époques par les éditeurs les plus autorisés. Les critiques du XVIIIe siècle et ceux du XIXe, Rowe et Malone, aussi bien que M. Knight et M. Dyce, comparaissent devant son tribunal. Je ne sais si M. White a toujours raison, quand il accepte telle correction, quand il rejette telle autre ; mais il est difficile de ne pas être charmé du talent, du savoir, de la sagacité qu’il déploie dans ces délicates matières. Il excelle à dissimuler l’aridité de son sujet, ou plutôt ce sujet se transforme entre ses mains ; ces dissertations philologiques sont en même temps d’excellentes études littéraires.
La littérature américaine, par l’organe de M. Grant White, a bien tenu son rang dans ces curieuses controverses. « J’ose assurer, disait Pope il y a un siècle, que si les ouvrages d’Aristote et de Cicéron avaient eu le même sort que ceux de Shakspeare, ils nous paraîtraient, aussi bien que ceux de ce poète, n’avoir ni sens ni érudition. » On ne parle plus en ces termes de la puissante imagination à qui nous devons tant de créations immortelles, mais les admirateurs du poète n’attachent pas moins d’importance que Pope à ces études philologiques. Bien que le sens d’Othello, de Macbeth, de Coriolan, d’Hamlet, de Roméo et Juliette ne souffre pas des altérations du texte, la critique de nos jours, à la fois plus élevée et plus précise que la critique du XVIIIe siècle, voudrait retrouver les paroles mêmes employées par Shakspeare, et si elle est forcée de renoncer à son espoir, elle prétend biffer du moins les plates corrections cent fois pires que l’obscurité d’un vers estropié. L’Angleterre et l’Allemagne travaillent ardemment à cette tâche ; M. White, qui représente dignement la critique littéraire à New-York, vient de marquer sa place parmi les intelligens scholars du grand William. En France, on le comprend, c’est l’inspiration de Shakspeare, et non le texte de ses œuvres, qui appelle les études de la critique ; dernièrement encore, ici même, M. Taine ajoutait de vives et fortes pages à celles que M. Guizot, M. Villemain, M. Emile Montégut, Chateaubriand et Gustave Planche ont écrites sur l’auteur du Roi Lear. L’examen philologique du texte était réservé aux écrivains de race saxonne. Les Anglais et les Allemands ont commencé, les Américains poursuivent l’œuvre. Après Coleridge et Goethe, après Carlyle et Gervinus, Emerson, dans ses Représentative Men, a complété l’appréciation du génie de Shakspeare ; après M. Charles Knight et M. Alexandre Dyce, comme après MM. Delius et Leo, M. Grant White prépare la conclusion de l’enquête ouverte il y a un siècle et demi sur le texte mutilé du grand poète.
SAINT-RENE TAILLANDIER.
LA COUR DE RUSSIE IL Y A CENT ANS[2]. — Ce livre n’est, à vrai dire, qu’un recueil de documens diplomatiques extraits des dépêches confidentielles que les ambassadeurs étrangers accrédités en Russie adressaient à leurs cours respectives. Au premier abord, une compilation de ce genre semble exclusivement consacrée aux personnes qui aiment à errer dans les labyrinthes de la politique ; mais la main inconnue qui a fouillé dans ce dédale épistolaire a su en élaguer, non sans habileté, tout ce qui aurait pu lasser l’attention des lecteurs ordinaires. Les intrigues fort compliquées que les diplomates étrangers ont nouées en Russie, avec tant de succès, au dernier siècle, sont à peine indiquées dans ce volume ; l’auteur s’est principalement attaché à nous décrire les scènes qui se sont passées dans l’intérieur du palais impérial sous les souveraines qui succédèrent à Pierre Ier, et il lui arrive même de nous introduire dans leur chambre à coucher, où se décidaient souvent, comme chacun le sait, les questions qui importaient le plus à l’honneur et à la prospérité du pays.
Lorsqu’on a terminé la lecture des fragmens de lettres qui nous initient à ces annales secrètes, on se sent pris de compassion pour la Russie. À peine eut-elle été ébranlée jusqu’en ses fondemens par le génie réformateur de Pierre Ier, que la direction des affaires publiques y échut en partage à l’indigne compagne de ce monarque. Les règnes suivans ne nous offrent guère qu’une suite non interrompue de rivalités sans grandeur, de trahisons odieuses, de persécutions non moins insensées que cruelles. Le peuple ne paraît sur la scène que pour figurer, comme comparse, dans des divertissemens ruineux, ou pour acheter de son sang des victoires dont l’éclat passager est destiné à rehausser la gloire de quelques courtisans en faveur. Dans les observations généralement fort justes qui tiennent lieu de commentaires à ces correspondances parfois un peu énigmatiques, l’auteur ne fait point assez ressortir peut-être ce qu’avait de navrant le spectacle présenté alors par la Russie. Cependant on trouve çà et là dans ces pages quelques morceaux qui éclairent très vivement le contraste que formaient, sous le règne de Catherine II, les fastueuses grandeurs de la cour et l’état misérable du pays. On ne sera pas surpris d’apprendre qu’un sourd mécontentement se faisait remarquer alors, par des signes incontestables, dans les classes inférieures. L’impératrice ne l’ignorait pas, et c’est pourquoi l’audacieuse entreprise du marquis de Pougatchef lui causa un effroi qu’elle cherchait vainement à dissimuler. Il faut lire les renseignemens que s’empressent de fournir sur ce dernier point à leurs souverains les diplomates étrangers cités par l’auteur ; rien ne prouve mieux le zèle et l’intelligence avec lesquels ils remplissaient leur poste d’observateurs affidés auprès de la cour impériale.
Quelque tristes que soient les événemens retracés dans ce livre, on peut néanmoins en tirer une conclusion qui est rassurante pour la Russie. Au milieu des fréquentes interruptions que l’action régulière du pouvoir y subit au siècle dernier, l’opposition, que Pierre Ier avait réduite au silence, ne donna point signe de vie. Les conditions qu’une partie de la noblesse sut imposer à l’impératrice Anne étaient évidemment dictées par un esprit tout différent ; les hommes qui prirent part à ce mouvement oligarchique ne songeaient nullement à rétablir les choses sur l’ancien pied. Lorsque l’impératrice Elisabeth se saisit du pouvoir, les mécontens avaient beau jeu : on pouvait croire qu’ils allaient prendre en main la direction des affaires ; mais il n’en fut rien. Le gouvernement resta fidèle de tout point aux principes qui avaient triomphé lors de la fondation de l’empire. Cela prouve, avec une entière évidence, que les prétentions du parti vaincu ne reposaient aucunement, comme on l’affirme, sur une base nationale.
L’histoire secrète de la cour de Russie au XVIIIe siècle inspire encore une réflexion qui n’est pas moins importante. Puisque la Russie a supporté cette longue période de folies désastreuses, il faut reconnaître qu’elle est fortement constituée ; peu de pays auraient résisté à un pareil régime. Au reste, si les désordres auxquels nous venons de faire allusion n’ont point causé plus de ravages dans son sein, c’est encore à Pierre Ier qu’il faut remonter pour trouver de ce fait remarquable une explication suffisante. On a souvent blâmé ce souverain d’avoir élevé, par ses réformes, une barrière infranchissable entre la noblesse et le peuple. Ce reproche est fort irréfléchi : si les rapports qui existent entre le peuple et la classe noble avaient été aussi intimes au dernier siècle que dans les temps anciens, le scandaleux exemple que donnait la cour aurait altéré, beaucoup plus profondément qu’il ne l’a fait, la naïve simplicité des mœurs nationales. C’eût été un grand malheur pour la Russie, car, une fois qu’il aura dépouillé les mœurs de ses pères, le peuple russe y perdra promptement les rares qualités qui le distinguent, et sur lesquelles reposent les destinées du pays.
Attendra-t-on longtemps encore avant d’autoriser les historiens russes à dévoiler les déplorables désordres qui forment le sujet de cet ouvrage ? Lorsque, il y a un siècle environ, on adressait à l’illustre auteur de l’Histoire de l’empire de Russie sous le règne de Pierre le Grand des manuscrits pleins de révélations intéressantes, mais un peu trop véridiques, sur le caractère et la vie privée de son héros, il se gardait bien d’y rien puiser. « Les vérités, répondait-il prudemment, sont des fruits qui ne doivent être cueillis que bien mûrs. » Ce temps est arrivé pour Pierre Ier ; la plupart des faits que Voltaire avait cru devoir passer sous silence sont maintenant connus parmi nous, et un auteur russe qui a entrepris dernièrement de raconter la fondation de l’empire, M. Oustrialof, a vu s’ouvrir devant lui, par ordre du gouvernement, les archives les plus secrètes. On ne tardera pas sans doute à accorder la même faveur aux écrivains qui voudront s’occuper des règnes suivans ; le gouvernement russe est maintenant assez fort et assez sage pour n’avoir point à redouter que l’on divulgue les honteuses faiblesses de ses prédécesseurs. En attendant, les pages que nous venons de parcourir pourront être utilement consultées par tous ceux que la curiosité ou un motif plus sérieux engageront à étudier l’histoire de Russie dans les temps qui suivirent le règne de Pierre le Grand.