Chronique de la quinzaine - 28 février 1858

Chronique no 621
28 février 1858


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février 1858.

Si l’on veut voir comment un événement sinistre, exceptionnel par sa nature et en dehors de tous les calculs des hommes d’état, peut exercer une influence d’un certain ordre sur les affaires des peuples et laisser ses traces dans la politique, on n’a qu’à observer la marche des choses en quelques pays. En France, vous venez de suivre jusqu’à son dénoûment ce triste procès des auteurs du crime du mois de janvier, et il y a quelques jours à peine le corps législatif votait une loi qui spécifie des délits, prononce des peines nouvelles sous l’invocation de la sûreté générale. En Belgique, le gouvernement du roi Léopold a mis un prudent empressement à détacher d’un projet de code pénal qui s’élabore les dispositions relatives aux attentats contre les souverains étrangers, pour les soumettre dès ce moment au vote des chambres, et les représentans belges de toutes les opinions se sont hâtés de se rallier à la pensée du ministère ; tout le monde s’est trouvé d’accord, bien que par des motifs différens, comme on l’a dit. À Turin, le cabinet, cédant à des nécessités identiques, a présenté une loi du même genre, et le gouvernement piémontais s’est vu obligé de redoubler de vigilance à l’égard des réfugiés étrangers, qui semblaient s’agiter, à Gênes notamment. En Angleterre, tout s’est effacé depuis quelques jours pour faire place à l’émotion causée par le bill sur les conspirations tendant à l’assassinat, et à cela sont venues se joindre les préoccupations d’une crise ministérielle née des péripéties de ce bill. Ainsi voilà un certain ensemble de faits liés par d’évidens rapports, et qui sont comme l’épilogue politique de l’attentat du là janvier. C’est principalement vers l’Angleterre que se tournent maintenant tous les regards, car ce que n’avaient pu faire ni les derniers incidens de la guerre avec la Russie, ni les hostilités ouvertes l’an dernier contre la Chine, ni l’insurrection de l’Inde, ni la réforme électorale, un événement imprévu l’a fait en un instant : il a provoqué la chute du cabinet de lord Palmerston, qui n’a pu franchir le défilé d’une seconde lecture du bill sur les conspirations. Chose plus curieuse, c’est lord Palmerston, le ministre préféré du patriotisme britannique, l’homme du civis romanus, qui tombe sous le soupçon de n’avoir pas suffisamment pourvu à l’honneur de l’Angleterre, et c’est M. Milner Gibson, le représentant de l’école de Manchester, le partisan de la paix, qui est dans le parlement le belliqueux promoteur des hostilités contre le cabinet ! C’est lord Palmerston, le ministre si souvent accusé de vouloir déchaîner les tempêtes révolutionnaires sur l’Europe, qui échoue en soutenant une mesure d’un caractère évidemment conservateur, et ce sont les tories qui contribuent à sa chute, qui recueillent le pouvoir de ses mains ! Tel est parfois le jeu bizarre des événemens.

La crise ministérielle qui vient de se dénouer à Londres avec une certaine promptitude par l’arrivée des tories au pouvoir est donc aujourd’hui l’un des principaux événemens, et elle domine la situation de l’Angleterre, en même temps qu’elle intéresse sa politique extérieure. Cette crise a été peut-être un peu imprévue sur le continent pour plusieurs causes, dont la principale était que le bill présenté par lord Palmerston avait traversé sans encombre les difficultés d’une première lecture ; il avait même obtenu une assez forte majorité relative. Et cependant, même après ce premier succès, à considérer de près le mouvement de l’opinion et les allures des partis, peut-être n’était-il pas impossible d’apercevoir des symptômes assez menaçans, des signes de lutte et d’orage prochain. D’abord les radicaux s’étaient prononcés ouvertement, violemment, contre le principe du bill. Lord John Russell lui-même, bien que dans la mesure de modération qui appartient à un homme d’état, s’était rallié à cette opinion tranchée. Les peelites observaient une certaine réserve. Les tories, de leur côté, par l’organe de M. Disraeli, manœuvraient visiblement de façon à ne point s’engager avant d’avoir sondé le terrain. Ils ne combattaient pas la mesure dans son principe, ils se réservaient de montrer dans les détails qu’elle n’était satisfaisante pour aucun intérêt. Il y avait là tous les élémens d’une coalition parlementaire qui, appuyée sur l’opinion extérieure, se présentait avec quelques chances de succès.

Le difficile était de concilier des hostilités, des vues d’une nature fort diverse, de frapper sûrement le chef du cabinet dans sa politique, sans atteindre du même coup l’alliance avec la France. C’est M. Milner Gibson qui, par sa motion, au moment de la seconde lecture du bill, a donné le signal de cette campagne, fatale à la fortune ministérielle de lord Palmerston. Cette motion, habilement combinée, n’était point une tentative directe contre le bill : elle contenait un témoignage de la répulsion profonde inspirée par le récent attentat ourdi en Angleterre ; elle déclarait que la chambre des communes était prête à concourir à une réforme de la loi criminelle, si elle était jugée nécessaire, et en même temps elle exprimait le regret que le cabinet, avant de présenter son projet, n’eût pas cru devoir répondre à la dépêche reçue du gouvernement français et soumise au parlement. Pour tout dire sur ce point, il n’y a eu ni une parfaite exactitude ni une parfaite justice dans quelques-uns des griefs qui se sont produits, attendu que la dépêche de M. le comte Walewski n’incriminait nullement, comme on l’a dit, le gouvernement ou le peuple anglais ; elle mettait uniquement en cause les réfugiés qui abusent de hospitalité britannique et se transforment en artisans de meurtre. Lord Palmerston, de son côté, n’a point eu de peine à prouver que le projet présenté par lui ne touchait en rien au droit d’asile, et n’avait aucun des caractères d’un alien-bill. C’était une loi pénale également applicable aux sujets anglais et aux étrangers. Mais le point vulnérable était découvert : lord Palmerston n’avait pas répondu à la dépêche du gouvernement français. On avait trouvé le terrain du combat, et sur ce terrain se sont rencontrés, venant de points différens, M. Disraeli, M. Gladstone, lord John Russell, M. Roebuck lui-même. Tories, libéraux, radicaux, peelites, ont fait le succès de la motion de M. Milner Gibson, votée à une majorité de quelques voix. Lord Palmerston s’est défendu jusqu’au bout avec une verve que l’âge ne refroidit pas, et qui s’est exercée cruellement contre ses adversaires; il n’a pu éviter une défaite à laquelle peut-être il ne s’attendait pas. Que devait-il résulter de là? Le cabinet a immédiatement offert sa démission à la reine. Or, dans les circonstances actuelles, lord John Russell ne pouvait guère recueillir la succession qui s’ouvrait; ce sont donc les tories qui ont été appelés au pouvoir. Le comte de Derby est aujourd’hui premier lord de la trésorerie. Il a essayé un moment de s’entendre avec quelques-uns des principaux peelites, notamment avec M. Gladstone; il n’a pu réussir dans ses tentatives d’alliance, et dès lors il n’a plus songé qu’à former un cabinet entièrement conservateur, où figure naturellement M. Disraeli, comme chancelier de l’échiquier, à côté du comte de Malmesbury, qui est ministre des affaires étrangères, et de lord Ellenborough, sir Frédéric Thesiger, M. Henley, M. Walpole. Telle est la situation, si complètement transformée en quelques jours.

C’est une situation, il faut le dire, qui ne laisse point d’être singulière et d’avoir encore ses obscurités. Lord Palmerston a disparu pour le moment, il est vrai, dans la dernière mêlée parlementaire; mais le bill qu’il avait présenté a-t-il disparu également? C’est un point qui reste à éclaircir, qui est discuté chaque jour en Angleterre. Le fait est que le succès de la motion de M. Milner Gibson ne semble pas impliquer absolument au fond le rejet d’une mesure sur laquelle la chambre des communes n’a pas eu à se prononcer. La combinaison parlementaire qui a triomphé paraît avoir consisté justement à frapper le dernier cabinet sans préjuger le sort du bill lui-même. Dans tous les cas, le bill fût-il retiré, ou modifié, ou remplacé par une proposition équivalente d’un autre genre, il est une question que tous les principaux orateurs se sont efforcés d’élever au-dessus de la discussion et de ne point compromettre dans cette échauffourée des partis : c’est le maintien de l’alliance avec la France. M. Milner Gibson lui-même a protesté contre toute intention de jeter des embarras dans les relations des deux pays. Lord Derby, lorsqu’il a parlé, il y a quelques jours, dans la chambre des pairs, et M. Disraeli plus récemment, se sentaient trop près du pouvoir pour ne point témoigner le prix qu’ils attachent à une alliance qui a été jusqu’ici une garantie pour la paix et pour la civilisation du monde. La composition même du cabinet actuel d’ailleurs éloigne toute pensée d’une politique contraire à un système de bonne intelligence. Quelles que soient donc les dernières péripéties parlementaires, les rapports entre l’Angleterre et la France ne sont pas menacés, il faut le croire, et sur ce point le nouveau ministère fera vraisemblablement tout ce qu’il pourra, tout ce que l’opinion du pays et du parlement lui permettra. Seulement il est toujours une question assez grave : quelle sera la durée de ce ministère qui vient de naître? De quelles forces dispose-t-il ? Où sont ses élémens de vie? Lord Derby est assurément un chef de cabinet éminent; M. Disraeli, dans son. passage aux affaires il y a quelques années, a laissé voir des qualités qui ont émoussé quelque peu l’ironie de ses ennemis; mais en définitive cela ne change pas la situation d’un ministère qui trouve toute sa force en lui-même, et qui est dépourvu d’appuis suffisans. De toute façon il faut bien en revenir à ce fait extraordinaire, que le cabinet tory vient au monde sans avoir une majorité dans la chambre des communes, et il ne peut guère songer à dissoudre un parlement qui est élu depuis une année à peine. Là est vraiment la difficulté. La nouvelle administration pourra garder le pouvoir pendant quelques mois, comme elle peut ne le garder que pendant quelques jours. Elle est exposée à vivre à l’aide de majorités de circonstance qui la soutiendront tant qu’il ne se présentera pas une occasion favorable de la renverser. Que fera lord Palmerston dans cette situation nouvelle? Il attendra peut-être, comme il attendit en 1852 après sa sortie du ministère. Il trouvera bien pourtant quelque moyen d’exercer ses représailles, de faire sentir son influence, et parmi toutes les éventualités qui peuvent s’offrir en Angleterre, le retour de lord Palmerston au pouvoir n’est point certainement la plus impossible.

Entre toutes les choses qui s’accomplissent aujourd’hui en France, il en est qui touchent à des intérêts matériels, au développement économique du pays, et il en est qui se rattachent encore au trouble profond né le mois dernier de cette odieuse tentative devenue tout à coup un événement européen. Parmi les premières vient se ranger en ce moment un décret qui transforme le régime de la boucherie en consacrant définitivement la liberté de cette industrie. Il y a longtemps que cette question est étudiée et que les expériences se succèdent; il y a même ce fait singulier à considérer, que Paris seulement était soumis jusqu’ici à un régime tout spécial, dont les départemens restaient affranchis, et qui n’existe point dans les grandes capitales de l’Europe. Le décret actuel fait cesser heureusement cette anomalie, et il a cet avantage de concilier tout à la fois ce qui est dû à l’intérêt du public et le respect du principe de la liberté des professions et des industries. Parmi les choses qui ont aujourd’hui un caractère politique, tout se résume, à vrai dire, dans le procès qui vient de se terminer devant la cour d’assises de Paris et dans la loi sur les nouvelles mesures de sûreté générale votée, il y a quelques jours, par le corps législatif.

Que peut-on dire de ce procès, des auteurs de l’attentat du 14 janvier ? Il s’est déroulé sans notable incident, il s’est dénoué comme il était facile de le prévoir. La vérité était tristement palpable; le souvenir du sang versé pesait encore sur cette affaire. Entre la justice des hommes et la justice de Dieu, il n’y a certes place pour aucune parole. Quant à la loi sur les mesures de sûreté générale, elle a été votée par le corps législatif à peu près telle que le gouvernement l’a présentée, si ce n’est que les mesures d’internement ou d’expulsion, pour être entourées de plus de garanties, devront être prononcées sur l’avis collectif des autorités administrative, judiciaire et militaire. De plus, le corps législatif a voulu ôter à la partie politique de la loi le caractère de la permanence dans nos codes, et il a fixé que les pouvoirs accordés au gouvernement cesseraient en 1865, dans sept ans. Enfin on pourrait, ajouter encore une fois que le président du corps législatif, rapporteur de la loi, et les orateurs du gouvernement ont répété, comme cela avait été déjà dit par le journal officiel, que les mesures actuelles étaient dirigées uniquement contre ceux qui conspiraient, contre ce qu’on a nommé l’armée du désordre. Le gouvernement est donc investi aujourd’hui des facultés qu’il demandait contre cette armée ; mais au-dessus de ces mesures nouvelles récemment adoptées, et qui sont désormais des actes officiels, il y a un fait frappant, tout moral pour ainsi dire, et singulièrement propre à caractériser une situation. Quelle est la raison invoquée par le gouvernement pour demander des pouvoirs exceptionnels? C’est le danger incessant que créent pour l’ordre universel les armées secrètes de l’anarchie. Quel est le sentiment qui domine dans une partie de la société? C’est la crainte de ces mêmes armées des socialistes, des rouges, puisque le mot est passé dans la langue politique. Tel est l’effet que produisent ceux qui n’ont que des projets de destruction et des menaces à offrir sous le nom de démocratie et de progrès. Toutes les fois qu’ils se montrent, ils effraient; ils ne laissent place qu’à un seul instinct, celui de la conservation, et le souvenir de ce qu’ils peuvent tenter ou exécuter est le plus grand ennemi d’une vraie et honnête liberté. Le danger existe sans doute, puisque le gouvernement croit devoir s’armer contre lui, et que la société en a par instans le vague pressentiment; mais qu’en faut-il conclure ? C’est que la société elle-même doit travailler à sa propre défense. Elle a tout pour elle. Si elle est faible, c’est qu’elle s’abandonne. En regardant son ennemi en face, elle doit retrouver en elle-même l’intime et virile assurance qu’elle ne peut être à la merci des surprises et des événemens fortuits. Pour notre part, c’est ce sentiment viril que nous voudrions voir se développer et grandir dans la société, car alors il pourrait y avoir encore des épreuves, il n’y aurait plus ces alternatives qui font de la vie d’un pays une succession d’accès de fièvre et de défaillances.

C’est le propre de certaines situations et de certaines époques de donner carrière à tous les bruits, à toutes les hypothèses, à toutes les interprétations. Il y a une multitude d’esprits sans cesse à la recherche de ce qui se fera et de ce qui ne se fera pas, du possible et de l’impossible, ou de l’invraisemblable. La réalité ne leur suffit pas, il faut le croire, et ils prêtent aux gouvernemens tout ce qu’ils imaginent eux-mêmes. N’avez-vous pas vu récemment une de ces rumeurs voyageuses passer à travers l’Europe, s’arrêter un instant dans les journaux allemands, puis revenir s’abattre dans nos journaux de province, toujours sous l’autorité de ce personnage anonyme qu’un écrivain espagnol d’autrefois appelait « l’autre, » ou « une personne bien informée, » ou bien encore «je ne sais qui?» Il ne s’agissait de rien moins, disait-on, que d’étendre à tous les fonctionnaires publics de France une règle, jusqu’ici toute spéciale, qui fait un devoir aux militaires de ne rien écrire sans l’autorisation du gouvernement. C’est un vieux bruit que nous pourrions reconnaître au besoin, et qui n’est pas plus fondé aujourd’hui que par le passé, nous en demeurons bien convaincus pour notre part. Ceux qui d’une main légère fabriquent ces merveilleuses nouvelles pour les lancer dans le monde ne soupçonnent pas quelles questions ils soulèvent, ils ne comprennent pas le sens de l’interdiction ancienne dont ils parlent, ils ne voient pas qu’il n’y a rien d’exact dans l’assimilation qu’ils établissent, et en définitive ils mettent au compte du gouvernement un projet qu’il n’a pas eu, qu’il n’a pas pu avoir, par la raison bien simple qu’il agirait contre lui-même en se créant sans motif des difficultés qu’il lui est si facile de s’épargner.

Certainement, pour tous les esprits conservateurs, l’état a le droit de s’informer de ce qu’un militaire peut écrire sur des opérations de guerre, sur l’organisation des forces publiques; un diplomate qui a pris part à des négociations n’est pas seul maître de son secret, même quand il n’a plus dans les mains la direction d’une affaire ; un fonctionnaire qui assiste aux délibérations intimes des pouvoirs publics et de l’administration ne dispose pas de sa propre autorité de tout ce qu’il sait. Il y a là une règle bien facile à saisir, qui est de tous les temps, parce qu’elle est dans la nature des choses, et qui s’applique à des faits tout spéciaux relatifs aux fonctions qu’on occupe; mais imagine-t-on le rôle étrange, presque puéril, qu’on donnerait à un gouvernement en le faisant intervenir pour autoriser un militaire à publier un roman, un diplomate à raconter ses voyages, un fonctionnaire quelconque à écrire des travaux d’histoire, de philosophie, d’économie politique, de littérature? Un membre de l’Institut qui aurait en même temps un emploi de l’état serait-il soumis à l’autorisation préalable? Un professeur qui a conquis sa position par une série d’épreuves, à des conditions déterminées, et qui trouve dans son titre une sorte de propriété, serait-il obligé de se faire autoriser pour mettre au jour ses leçons, pour livrer à la publicité les résultats de ses études de tous les momens ? On irait fort loin si l’on voulait énumérer toutes les anomalies qui en pourraient résulter, surtout dans un pays comme la France, où les emplois publics sont nombreux, et voilà pourquoi justement il n’y a que des esprits irréfléchis qui puissent prêter au gouvernement cette pensée de surveillance universelle qui atteindrait le fonctionnaire en dehors même de ses fonctions, dans ce qu’il a de plus personnel, tout en créant pour l’état du reste la plus singulière, la plus compromettante des responsabilités.

Car enfin, qu’on y songe un instant : là où l’état est directement intéressé, rien n’est plus simple que de tracer au fonctionnaire écrivain la mesure dans laquelle il peut parler; l’état est dans son droit, et il sait ce qu’il fait. En dehors de ce domaine réservé et défini, tout est vague et périlleux. Que ferait-on? Une autorisation ressemblerait toujours à une approbation implicite des doctrines émises dans un livre et soutenues par un fonctionnaire. Le refus d’autorisation équivaudrait à une condamnation administrative, outre qu’il enlèverait à un homme le premier des droits, celui de manifester sa pensée. L’état prendrait couleur dans les mêlées de l’esprit; il aurait ses doctrines historiques, philosophiques, littéraires, économiques. Il serait responsable de tout, ou il le paraîtrait, n’en doutez pas. Les inventeurs de ces prétendus projets savent bien peut-être ce qu’ils font. Ils ne servent pas le gouvernement, qu’ils compromettraient, si on les voulait suivre, dans toute sorte d’aventures; ils servent leurs passions ou leurs intérêts, et ils commencent par se faire les ennemis de toute indépendance de l’esprit. L’état n’est-il pas au contraire le premier intéressé à respecter tout travail indépendant des intelligences, tout ce qui se produit en dehors de son action? Il reste dans sa sphère, il gouverne, il administre, et autour de lui l’initiative individuelle s’exerce comme elle peut. Les associations littéraires se forment librement, les talens se groupent et unissent leurs forces. Les fonctionnaires eux-mêmes, selon leurs goûts, selon leurs opinions, écrivent sur l’histoire, sur la littérature, sur l’économie politique, et publient leurs ouvrages là où ils les croient le mieux placés. La science peut y gagner : que peut y perdre l’état? Rien sans doute; il y trouve au contraire une sécurité de plus, car, par un bienfait heureux, tout ce qui relève la dignité humaine, tout ce qui stimule l’activité individuelle et réveille chez les hommes le grand et fécond sentiment de la responsabilité éloigne des doctrines dissolvantes, et devient le plus efficace préservatif contre les dépravations démagogiques. Nous nous sommes laissé raconter qu’un jour, dans une réunion qui avait sans doute qualité pour s’occuper de ces matières, cette question s’était agitée. L’idée de restreindre le droit d’écrire pour les fonctionnaires avait-elle des défenseurs? L’histoire ne le dit pas, peu importe d’ailleurs. L’essentiel est qu’une parole dont nul ne pouvait décliner l’autorité se serait élevée, dit-on, pour résumer la discussion à peu près en ces termes : Si ces fonctionnaires émettent des idées absurdes ou frivoles, l’état n’en est point responsable; s’ils exposent des vues utiles, le gouvernement en peut profiter comme tout le monde. — C’était le mot d’une sagesse intelligente, et la discussion était fermée en même temps que la question résolue.

Laissons donc à l’intelligence ces heureuses libertés qui ne doivent pas du moins avoir leurs éclipses dans les lettres comme dans la politique, et qui appartiennent à tout le monde. Laissons vivre la république des lettres, si nous voulons que les lettres vivent réellement. Après cela, nous en convenons, cette république elle-même, comme toutes les républiques, a ses épreuves, ses confusions, ses médiocrités, ou ses sycophantes. Que disons-nous? elle a aussi ses sauveurs bruyans et tranchans qui arrivent pour tout régénérer, et qui viennent heureusement remettre l’ordre dans ce pauvre monde de l’esprit! Qu’importe? N’ont-ils pas eu toujours d’ailleurs une vocation spéciale pour sauver l’art, la morale, les institutions? Ils ont sauvé déjà deux ou trois fois la société, et ils n’oublient pas de se mettre en scène dans les histoires qu’ils racontent. Il y a bien des années, ils sauvaient l’art littéraire en cherchant à substituer dans nos admirations Lucrèce Borgia à Andromaque, en démontrant avec autorité comment Racine est vraiment un homme de peu de style! Aujourd’hui ils viennent restaurer le principe d’autorité et remettre en honneur le grand siècle, dont ils n’ont pourtant pas encore pris le langage. Religion, morale, littérature, ils mettent tout sur leur bannière. Ce sont de déterminés sauveurs, qui commencent par le bruit et qui finissent d’une façon quelque peu monotone. Et ce n’est point le seul indice d’un trouble profond d’idées; chacun veut se faire son rôle et se donner l’air d’un personnage d’importance. Cherchez-vous à représenter Béranger avec un esprit libre de préjugés, en faisant la part d’une popularité éphémère, et en vous dépouillant sans peine de passions que vous n’avez pas connues : il se trouvera aussitôt des critiques qui découvriront dans vos appréciations morales et littéraires la trace évidente de l’esprit de parti; ils vous accuseront d’un pseudo-libéralisme auquel ils renoncent volontiers, c’est une justice à leur rendre. Ils croiront montrer leur goût en admirant fort les dernières œuvres du chansonnier, et s’ils ont des leçons à donner, ils choisiront sans doute leurs exemples ailleurs. Ainsi vont les choses, rien n’est plus vrai, et tout cela n’empêche pas que l’esprit ne trouve encore sa puissance, sa force et sa garantie dans l’indépendance, dans l’étude librement appliquée à l’art, à l’histoire, à la vie humaine, au passé comme au présent.

Toutes ces luttes, toutes ces agitations confuses, toutes ces contradictions de l’esprit contemporain qui surprennent parfois et troublent les jugemens les plus fermes, si on voulait les analyser dans leurs causes et dans leur principe, on rencontrerait bientôt devant soi sans nul doute ce terrible événement qui remplit l’histoire, la révolution française : c’est là en quelque sorte le point de départ du monde actuel. Un jour on arrivera certainement à la vérité sur cette formidable crise de la fin du siècle dernier. En attendant, c’est à qui interrogera cette histoire : les plus sincères s’arrêtent parfois et hésitent comme devant une énigme qui change de face à tout instant, selon les époques où l’on vit, selon les points de vue où l’on se place. De toute façon il reste palpable à tous les yeux, il ressort de tous les faits que, si quelques-uns des problèmes posés par la révolution sont résolus, il en est d’autres qui se débattent encore, et de là vient cet attrait passionné, irrésistible, qui pousse les esprits vers l’étude de ce temps, qui inspire aujourd’hui même à M. Lanfrey un nouvel Essai sur la Révolution française. Le nouveau livre ne raconte point les événemens, il ne les remet pas en scène, ou du moins il les peint d’un trait rapide. M. Lanfrey s’est proposé un autre but, que bien des écrivains avant lui ont voulu atteindre, et que bien des écrivains après lui poursuivront encore. Il a essayé de dégager de l’histoire des faits les principes, les symboles, l’esprit, les doctrines de la révolution française, et ces doctrines, il les a étudiées dans l’assemblée constituante, dans la convention, dans les lois, dans les œuvres des hommes et des partis. M. Lanfrey a écrit, il y a quelques années déjà, un livre d’ardente polémique sur l’église et les philosophes au XVIIIe siècle, et de l’inspiration agressive de ce premier livre il reste sans doute quelque chose encore dans le nouveau travail de l’auteur. De plus, l’Essai sur la Révolution française n’est pas toujours nouveau, et il manque assurément de conclusions précises. Pourtant, il faut le reconnaître, M. Lanfrey entre dans l’étude des problèmes de la révolution avec un esprit plus calme, et qui, sans abdiquer son trop vif enthousiasme du XVIIIe siècle, fait un effort visible pour n’accepter que les idées sérieuses et justes de ce temps au moment où elles vont se traduire en faits dans le premier feu de la révolution. Entre l’assemblée constituante et la convention, le choix de M. Lanfrey n’est point douteux ; l’auteur est avec la première de nos assemblées politiques, de même qu’il est avec les girondins contre les montagnards et les jacobins. Il peint en traits mordans les démagogues, les inventeurs de religions et de systèmes socialistes. Le mérite de M. Lanfrey est d’entrer dans cette étude avec un sentiment assez énergique de libéralisme. C’est ainsi qu’il arrive à cette conclusion bien juste, que la démocratie absolue est la plus terrible ennemie de la liberté. A ses yeux, il y a toujours dans la révolution de 1789, deux principes qu’on ne peut scinder, qui doivent marcher ensemble, le principe de la liberté et le principe de l’égalité. Faire vivre ensemble ces deux choses, voilà le problème. M. Lanfrey comprend-il toutes les conditions de ce problème quand il dit que « dans toute révolution il faut que la force accomplisse sa tâche? » Malheureusement, quand la force a commencé son œuvre, elle ne s’arrête pas ; les violences se succèdent; on marche de réactions en réactions, et un jour, si l’on s’arrête un instant pour se demander comment il se fait que tout manque, tout échoue, on se reporte au point de départ, et on trouve le germe fatal déposé par la force dans les ouvrages des hommes.

Que les idées révolutionnaires aient une puissance politique réelle, tout l’atteste assez. L’histoire est pleine de leurs œuvres, mais jusqu’ici elles n’ont pas produit leur poésie, car on ne peut assurément donner ce beau nom de poésie à tous les vers nés de l’enthousiasme révolutionnaire. Ce n’est point un phénomène surprenant; cela tient à ce que ces idées, par leur essence, développent des instincts contraires à l’idéal par qui vit toute poésie. M. Maxime Ducamp n’en est nullement convaincu. Malheureusement il ne réussit pas à prouver la fécondité d’une inspiration purement démocratique ou révolutionnaire. Le livre qu’il appelle aujourd’hui Mes Convictions ressemble, à s’y méprendre, à ses précédens ouvrages, et on pourrait dire que ses vers ont une certaine monotonie sonore qui n’est point absolument de la poésie. Il y a certainement dans les vers de M. Ducamp une facture habile, un assemblage de mots brillans et magiques. Que manque-t-il donc? C’est une pensée précise. Il en résulte que les meilleurs fragmens de l’auteur sont ceux où il exprime quelque rêverie intime, quelque sentiment naturel du cœur, et les morceaux les moins attachans sont ceux où il traduit en strophes ses idées sur la transformation morale, religieuse et sociale du monde. Le monde se transforme, oui sans doute : c’est un fait qui éclate à tous les regards; mais quelles que soient les prochaines destinées de ce monde, il faut bien savoir, si l’on veut travailler à sa grandeur morale, que la chimère n’est point la nouveauté, que l’abandon de toutes les traditions n’est point le progrès, et que l’assemblage de tous les systèmes conçus par des imaginations plus ardentes que justes ne constitue pas un symbole bien clair pour l’humanité et bien fait pour fortifier les âmes. M. Maxime Ducamp croit sans doute que là sont la vérité et la vie; c’est l’erreur de son esprit, et son talent s’égare dans cette poursuite impuissante d’un idéal chimérique, lorsqu’il pourrait s’élever et trouver des inspirations heureuses dans une voie plus simple et plus juste.

Et maintenant si nous revenons à la politique, voulez-vous remarquer un fait curieux? Tandis que la question de l’alliance de l’Angleterre et de la France se retrouve au fond de tous les débats récens qui ont eu lieu à Londres, cette alliance se manifeste par des œuvres à l’extrémité orientale du monde, en Chine, où les forces des deux pays viennent de prendre ensemble la ville de Canton. On ne savait jusqu’ici que le fait sommaire de la prise de la ville chinoise; on connaît aujourd’hui les détails de cette opération de guerre dirigée avec autant d’habileté que d’énergie, et s’il y a quelque chose de surprenant, c’est de voir un si petit nombre d’Européens s’emparer si promptement d’une ville peuplée de près d’un million d’habitans et défendue par des forces assez considérables. Le vice-roi de Canton, Yeh, a été fait prisonnier ; il a trouvé plus simple peut-être de tomber aux mains des Français et des Anglais que de partir vaincu pour Pékin. Un gouvernement provisoire a été établi à Canton; il reste à savoir ce que la France et l’Angleterre feront de leur conquête.

Il a été difficile jusqu’à présent d’apprécier le caractère véritable du travail intérieur auquel la Russie est livrée depuis la fin de la guerre d’Orient. Des inquiétudes, des désirs et des aspirations inaccoutumés tourmentent une partie de la société russe ; de sombres appréhensions agitent l’autre. Il devient possible aujourd’hui de saisir, au milieu de ce mouvement un peu confus, quelques traits caractéristiques, d’observer comme des partis qui se forment au sein de cette immense population, si étrangère en apparence aux passions politiques. Ce sont les projets du gouvernement relatifs à l’affranchissement des serfs et quelques autres indices de ses intentions réformatrices qui ont provoqué cette émotion, dont le résultat le plus certain pour le moment est de jeter une assez vive lumière sur l’état des esprits en Russie. Les employés du gouvernement, le clergé, l’armée, la noblesse, commencent à se grouper en effet sous le nom de conservateurs. Le sentiment qui domine parmi eux, c’est une aversion systématique pour toutes les réformes accomplies ou projetées, pour l’abolition du servage principalement. L’autre parti qu’on peut distinguer, le parti favorable aux réformes, compte en majorité dans ses rangs des savans et des écrivains. Quelques seigneurs y figurent également, mais on peut se demander si leurs convictions sont bien sincères. Le corps des marchands appelle au contraire les réformes avec une impatience que sa condition actuelle ne justifie que trop. Quelques fonctionnaires probes et intelligens, qui voudraient avancer sans recourir aux tristes pratiques de la vieille administration, complètent le contingent de ce parti, peu nombreux encore, mais qui a pour lui la supériorité morale. Il faut ajouter que les hommes attachés à la politique réformatrice sont forcés d’apporter dans l’expression de leurs vœux une grande réserve, car ils ne trouvent pas toujours, même dans leur accord avec la direction donnée par l’empereur, une garantie suffisante. Les intentions du souverain sont d’ordinaire très mal exécutées, sinon méconnues, et on a vu récemment la police, sans respect pour les ordres du tsar, expulser de Moscou des exilés de Sibérie qu’un arrêté impérial autorisait à rejoindre leurs familles. Il faut toutefois s’applaudir que ce parti n’ait plus pour principaux interprètes les écrivains russes établis à Londres, et que des recueils périodiques publiés dans le pays même puissent enfin répandre ouvertement ses principes. Une preuve des progrès que font les idées réformatrices dans l’empire, c’est que la commission chargée officiellement d’étudier la question de l’affranchissement des serfs, ayant fait un appel aux hommes de bonne volonté, reçut bientôt après cent quatre-vingts projets, dont plusieurs sont très radicaux. A côté des conservateurs et des réformistes russes, c’est à peine si l’on doit citer la petite coterie littéraire des starophiles, ou vieux Russes, qui combine un culte fanatique pour les traditions nationales avec un mysticisme nuageux d’origine visiblement germanique. C’est plutôt l’attitude des paysans et des ouvriers russes qu’il faudrait préciser pour avoir une idée complète du mouvement actuel. Or cette attitude est complètement d’accord avec la réputation de douceur et de résignation que s’est faite le peuple russe. Les sectaires seuls font exception, et c’est, il faut l’avouer, une force assez redoutable qu’une population d’environ huit millions d’hommes (si l’on en croit des témoins dignes de foi) généralement hostiles au pouvoir par cela même qu’ils rejettent l’autorité de l’église orthodoxe. On prépare heureusement quelques mesures qui auraient pour effet de calmer l’effervescence de cette portion, d’ailleurs singulièrement intelligente, du peuple des campagnes, et les sectaires cesseraient d’offrir par leur turbulence un contraste regrettable avec les autres paysans. Telle qu’on peut l’entrevoir en somme, la situation de la Russie explique la politique du gouvernement russe, à la fois favorable aux réformes et disposé à n’avancer qu’avec prudence. Quelques esprits ardens lui reprochent sa lenteur; mais on a pu reconnaître que pour atteindre un but vers lequel tendent tous ses efforts, l’empereur doit refouler devant lui une masse compacte de récalcitrans qui ont tout à perdre aux changemens projetés. Comment ne tiendrait-il pas compte de cette opposition désespérée, et ne voudrait-il pas éviter, par de trop brusques innovations, de la pousser à de monstrueux excès? Une saine politique commande au gouvernement russe de grands ménagemens. On ne réforme pas les mœurs et les institutions d’un pays en quelques jours, et si le nouveau souverain pouvait borner l’œuvre de son règne à l’affranchissement des serfs, il aurait encore une belle page dans l’histoire.

Dans un moment où les ministères de différens pays ont à traverser des épreuves d’où ils ne sortent pas tous victorieux, comme le prouve ce qui se passe en Angleterre, la Hollande à son tour vient d’être presque menacée tout à coup d’une crise ministérielle. Seulement il n’y a ici rien de politique. Ce sont des questions d’un ordre purement économique et matériel qui ont produit cette sorte d’ébranlement momentané du cabinet de La Haye. En un mot, il s’est trouvé que, dans plusieurs discussions récentes des chambres, le gouvernement hollandais a éprouvé des échecs successifs auxquels il ne s’attendait peut-être pas. La première question qui est venue lui révéler les difficultés nouvelles de sa situation a été celle de la réforme des impôts, qui a été l’objet d’un débat prolongé. Le gouvernement avait présenté, comme on sait, un plan complet tendant à venir en aide aux grandes communes en augmentant leurs ressources. Pour atteindre ce but, le ministre des finances, M. Vrolik, proposait de modifier le système des contributions personnelles, de changer différentes dispositions de la loi communale, d’augmenter les droits de succession et de reviser la loi relative aux accises sur les boissons. Les esprits étaient déjà fort divisés sur l’obligation morale de l’état de subvenir aux besoins des grandes communes; ils l’étaient peut-être un peu moins sur l’opportunité d’une réforme dans la situation financière actuelle du pays, qui ne laisse point d’être prospère, bien que cependant on pût alléguer nombre de dépenses nouvelles imposées à l’état; mais la divergence de vues était surtout complète en ce qui touche les moyens d’exécution des réformes proposées. Ici toutes les opinions étaient en lutte. De plus l’intérêt des campagnes ne laissait point d’être atteint par des remaniemens d’impôts principalement profitables aux grandes villes, et cet intérêt a eu naturellement ses défenseurs. Il s’est établi une sorte d’antagonisme entre les représentans des villes et les représentans des campagnes, et cela n’a fait que compliquer la question. Le ministre des finances a vainement défendu son projet en faisant valoir l’opportunité de la réforme, la situation favorable du trésor; il n’a pu entraîner la seconde chambre. Lorsque le moment du vote est venu, le projet ministériel a été rejeté, et le gouvernement s’est trouvé sous le coup d’une défaite. Le ministère, il est vrai, n’avait point attaché son existence à cette question financière : l’échec n’a pas été moins réel et moins sensible. M. Vrolik a été obligé de remettre en portefeuille un projet sur lequel il fondait de grandes espérances.

Bientôt est venue une autre question, celle des chemins de fer, dont tout le monde se préoccupe en Hollande. Un des membres considérables de la seconde chambre, M. Thorbecke, s’est chargé d’adresser de pressantes interpellations au ministre de l’intérieur, et il a proposé une motion dont le sens était qu’il y avait urgence à se mettre à l’œuvre, ne fût-ce que pour une seule ligne jugée plus nécessaire que les autres. M. Thorbecke, à la vérité, s’est efforcé d’enlever à sa proposition toute couleur d’hostilité, en déclarant qu’il ne voulait pas attaquer le cabinet, qu’il n’était mû que par la pensée d’activer l’établissement des grandes communications ferrées. Dans ces termes, toutes les opinions étaient d’accord, toutes les nuances politiques se confondaient, et la motion a fini par être adoptée presque à l’unanimité, avec le consentement du ministre de l’intérieur lui-même. Au fond, on n’en est point venu cependant à ce vote sans une vive discussion, où le gouvernement a défendu le terrain, ne cédant que peu à peu, opposant la nécessité de suivre des règles générales pour les concessions, et ne se rendant qu’à la dernière extrémité, d’où il suit que l’assentiment donné par le ministre de l’intérieur à la motion de M. Thorbecke a été tout au moins peu spontané. Il reste toujours une déclaration nette et significative de la seconde chambre hollandaise en faveur de la prompte construction des chemins de fer. Enfin il s’est élevé récemment une autre difficulté, qui a été l’occasion d’une défaite plus marquée pour le cabinet de La Haye. Cette difficulté est venue du traité de commerce et de navigation conclu, il y a quelques mois, avec la Belgique. Ce malheureux traité a obtenu aussi peu de faveur que possible en Hollande. On lui a reproché d’être peu opportun, de faire à la Belgique des avantages sans compensation, de stipuler au profit des Belges une réduction des droits différentiels aux Indes, ce qui pouvait tout au plus être l’objet d’une mesure générale de réforme, et non d’un engagement diplomatique. De plus, il y a une question toute pratique et matérielle qui divise les deux pays : c’est celle des irrigations belges qui tendent à détourner les eaux des fleuves et des canaux dans le Brabant septentrional et le Limbourg, au détriment du commerce néerlandais ; on pensait en Hollande que cette question aurait dû être rattachée à la négociation du traité de commerce. Le gouvernement s’est défendu sur tous ces points, mais il n’a pas réussi à désarmer l’opposition. Au jour fixé pour la discussion publique, la seconde chambre a préféré examiner la question en comité, sans doute pour éviter les inconvéniens d’un tel débat en matière de relations internationales. La discussion a été vive, à ce qu’il paraît, et s’est terminée par un vote négatif. Le traité avec la Belgique a été repoussé presque unanimement; il n’a obtenu qu’une voix en sa faveur. Ce résultat, on le conçoit, a singulièrement embarrassé le gouvernement. Le cabinet actuel quittera-t-il le pouvoir à la suite de ces petits échecs, dont le dernier est le plus grave? Il en a, dit-on, manifesté l’intention; quelques-uns des ministres au moins inclinent à se retirer. Rien n’est encore décidé cependant, et la question reste en suspens.

Un des pays les plus éprouvés du monde aujourd’hui, c’est certainement le Mexique, et si ce spectacle des révolutions américaines n’a rien de particulièrement nouveau, il n’est pas moins bizarre et moins curieux à suivre. Que manque-t-il au Mexique? Dictatures rivales, scènes de guerre civile, coups d’état impuissans, soulèvemens de toutes les provinces, interruption de toute vie régulière, ce sont là, au premier aspect, les traits les plus reconnaissables d’une situation dont de violentes recrudescences attestent de temps à autre la gravité croissante. Depuis quelques mois déjà, tout se préparait pour une crise qui vient enfin d’éclater, si tant est qu’elle ait jamais cessé, et que les événemens d’aujourd’hui ne soient pas la plus simple conséquence des événemens d’hier. M. Ignacio Comonfort, président pendant ces dernières années, dictateur depuis quelques jours, a été vulgairement renversé comme tous ses prédécesseurs; il a eu le temps d’aller s’embarquer sain et sauf pour la Nouvelle-Orléans, et le pouvoir est à qui pourra le prendre à Mexico. On a vu poindre et se dérouler cette crise. Il y a plus de deux ans, le Mexique faisait une révolution démocratique, et cette révolution a produit ses résultats naturels, une constitution anarchique, des lois violentes, un congrès animé du plus pur esprit démagogique. Lorsque le Mexique s’est vu enfin, non sans peine, en possession de cette organisation nouvelle, le président, M. Comonfort, qui était d’ailleurs assiégé de difficultés de toute sorte, s’est dit vraisemblablement que la constitution et le congrès étaient des rouages inutiles, qui seraient pour lui un embarras encore plus qu’une ressource, et il a fait un coup d’état. Secondé par les troupes réunies autour de lui, aidé par un chef militaire, le général Zuloaga, M. Comonfort a publié un plan qui s’est appelé le plan de Tacubaya. Il a supprimé la constitution, dissous le congrès en promettant la convocation d’un congrès nouveau et une constitution meilleure. En attendant, et c’était là l’essentiel, le plan de Tacubaya accordait au président tous les pouvoirs, toutes les facultés imaginables, excepté, à ce qu’il paraît, le pouvoir de triompher d’une situation impossible. Le président mexicain n’a point vu que, s’il lui était difficile de vivre avec la constitution et le congrès tels qu’ils étaient, il pourrait encore moins vivre sans eux. C’est ce qui n’a point tardé à devenir évident. Les villes, les divers états du Mexique se sont prononcés contre l’acte de Tacubaya, non certes par amour de la constitution, mais par ce sentiment de malaise qui fait qu’on se soulève à tout propos. Les partisans de Santa-Anna, qui s’agitent depuis longtemps pour préparer le retour de leur chef, ont senti que le moment était venu de tenter un effort suprême. Le clergé, qui a singulièrement souffert de la dernière révolution, s’est remué à son tour. M. Comonfort était un dictateur si peu expérimenté, qu’il n’a point vu que cette force militaire dont il venait de se servir pouvait elle-même d’un jour à l’autre se tourner contre lui. Le général Zuloaga a été un joueur plus habile à cette loterie des révolutions. Après avoir aidé le président à faire son coup d’état, il a essayé d’évincer M. Comonfort lui-même ; il a fait son pronunciamiento contre le dictateur qu’il venait de créer, et la guerre civile a éclaté à Mexico. C’est là le second acte du drame nouveau commencé à Tacubaya.

La lutte aurait été rude, si l’on en jugeait par sa durée et d’après les apparences ; on s’est battu pendant plus de dix jours à Mexico. Il est vrai que les armistices et les négociations ont joué un grand rôle dans ce conflit et ont pris plus de temps que le combat lui-même. Malgré toutes leurs conférences pour arriver au rétablissement de la paix, les deux partis ennemis n’ont pu parvenir à s’entendre, les conditions faites au président étant trop dures et équivalant à une abdication. Ce qui semble assez singulier, c’est que le principal chef des prononcés, le général Zuloaga, pris un moment par M. Comonfort, a été bientôt relâché, et a pu poursuivre plus que jamais les hostilités. Le résultat a été que M. Comonfort, à peu près abandonné par les partisans qui lui restaient, s’est hâté de se mettre en lieu sûr et s’est dirigé vers les États-Unis, tandis que le général Zuloaga demeurait maître de la place. Le vainqueur s’est naturellement institué aussitôt président provisoire ; il a nommé ses ministres, publié des proclamations, rétabli les juridictions ecclésiastique et militaire, abrogé les lois relatives au clergé et aux biens de l’église. Ces mesures indiquent suffisamment que le général Zuloaga agit d’accord avec le parti conservateur, et dans ce cas la révolution de Mexico semble un premier pas vers une restauration nouvelle de Santa-Anna. Seulement Zuloaga, après avoir vaincu pour son compte, consentirat-il à céder le pouvoir ? Ce n’est pas tout d’ailleurs. Tous les états du Mexique sont en complète dissolution, et c’est à qui créera un gouvernement. Toutes les troupes ne sont pas soumises au pouvoir nouveau. Un autre chef militaire, le général Parrodi, s’est prononcé contre le mouvement de Mexico. Enfin un dernier personnage, M. Juarez, en sa qualité de président de la cour suprême de justice, revendique le pouvoir exécutif, qui lui appartiendrait d’après la constitution, s’il y avait une constitution, en cas d’empêchement du président légal ; M. Juarez a convoqué un congrès à Guanajuato, de sorte que, tout compte fait, il y a trois ou quatre pouvoirs au Mexique, ou plutôt il n’y a de pouvoir d’aucune espèce. Que sortira-t-il de ce chaos ? On ne peut le dire assurément. Santa-Anna a pourtant des chances de remonter au sommet d’où il est si souvent tombé ; quant au Mexique, il n’a plus que des haltes dans la décomposition. ch. de mazade.

ESSAIS ET NOTICES.
L’INSTRUCTION PUBLIQUE EN ESPAGNE.
De la Instruccion publica en España, por don Antonio Gil y Zarate; 3 vol., Madrid.


Le meilleur moyen d’apprécier la nature et la portée d’une révolution n’est pas de l’observer dans cette succession de crises de pouvoir et de mouvemens alternatifs qui ne font le plus souvent qu’agiter un pays sans le renouveler; il faut la suivre dans ce travail intime et universel qui embrasse les idées, les mœurs, les usages, les institutions civiles, les relations des classes, les systèmes d’administration. Là se révèle la vraie mesure de ces grands mouvemens de transformation qui, selon leur caractère et le degré de leur maturité, descendent rapidement jusqu’au plus profond de la vie sociale, ou restent à la surface et se prolongent indéfiniment sans se fixer. Le monde est plein de révolutions qui semblent irrésistibles dans leur cours et qui se bornent à des changemens extérieurs ou à des substitutions de personnes, qui ont l’air de tout bouleverser et dont les plus simples conséquences ont une peine extrême à se traduire en faits palpables et pratiques. L’histoire contemporaine de l’Espagne est un tissu de ces contradictions apparentes à travers lesquelles on aperçoit un phénomène étrange, l’impopularité des innovations. Il y a eu au-delà des Pyrénées plusieurs révolutions, des soulèvemens sans nombre, des guerres civiles, des guerres dynastiques; l’Espagne a vu se succéder trois ou quatre constitutions politiques, passer vingt ministères, avant qu’une main hardie ait osé toucher aux élémens essentiels de la vie organique du pays. Il était plus facile d’imposer un moment en 1836 une résurrection éphémère de la constitution de Cadix que de rajeunir les mœurs publiques, de créer un esprit nouveau, de triompher tout à coup de traditions séculaires, d’habitudes administratives invétérées. En 1840, une simple loi sur les municipalités provoquait une sédition devenue bientôt une révolution, et la loi, qui était un vrai progrès pourtant, était ajournée jusqu’à une révolution nouvelle. Lorsqu’on a voulu substituer à la confusion des contributions anciennes un système tributaire plus rationnel et mieux coordonné, il a fallu livrer bataille. Il n’y a pas bien longtemps encore, après vingt changemens dans l’ordre politique, il existait des impôts datant de Charles-Quint.

Ce n’est enfin qu’il y a dix années, et même un peu plus, qu’on a commencé à s’occuper sérieusement de l’instruction publique, à peu près abandonnée jusque-là, ou du moins réglée par des lois contradictoires qui restaient sans exécution, et l’un des ouvriers les plus zélés, les plus intelligens de cette réforme commencée en 1845 a été M. Gil y Zarate, poète dramatique éminent, auteur d’un remarquable Manuel de littérature et administrateur habile, qui a été pendant longtemps directeur de l’instruction publique, puis conseiller d’état. Comme bien d’autres, M. Gil y Zarate, en sa qualité de modéré, était rejeté par la révolution progressiste de 1854 dans ce cadre mobile des cesantes qui reçoit successivement les blessés de tous les partis; il perdit sa place, et c’est justement de ce temps de repos qu’est né le livre qu’il a écrit sur ce sujet si simple et si fécond de l’instruction publique. Ce que M. Gil y Zarate a fait comme fonctionnaire de l’état, il le raconte comme écrivain; il a montré ce qu’était autrefois l’instruction publique en Espagne, ce qu’elle avait fini par devenir au milieu d’une décadence universelle, ce qui a été tenté pour restaurer l’enseignement, pour lui communiquer une vie nouvelle : œuvre intéressante et instructive, qui résume toute une série de réformes souvent contrariées, péniblement accomplies, et compliquées encore par une loi récente qui n’est peut-être pas la dernière.

A n’observer que les apparences, l’instruction publique, étrangère par elle-même à la politique, reste sans doute une affaire spéciale dans l’administration d’un pays; elle a ses règles, son organisation et son objet propre, comme la justice et les finances; mais dans ces élémens modestes et pratiques on peut suivre à chaque pas le reflet éclatant ou affaibli du génie national se manifestant sous des formes diverses. Avec un système d’impôts, on recomposerait souvent toute une histoire. M. Gil y Zarate a le mérite de ne point résumer l’enseignement tout entier dans des questions d’école et dans des détails de statistique; il ne le sépare pas de la marche de la civilisation espagnole, et il se trouve que son livre est comme une histoire morale de la Péninsule. Si le nombre des établissemens d’instruction publique était la mesure la plus exacte de la civilisation d’un pays, l’Espagne aurait été sans nul doute la nation la plus civilisée de l’Occident. Il fut un moment, en effet, où elle eut des universités nombreuses, libéralement dotées, pourvues de chaires de toute sorte, illustrées par l’éclat d’un enseignement qui attirait souvent les étrangers aussi bien que toute la jeunesse nationale. Le développement de ce vaste et florissant ensemble ne s’est point accompli en un jour; il compte plusieurs périodes. Au premier instant, lorsque l’invasion arabe venait tout submerger, l’Espagne, concentrée tout entière derrière les âpres rochers de Covadonga, avait plus besoin de soldats que d’étudians ou de lettrés, et les prêtres eux-mêmes, en portant les armes, finissaient par oublier ce qu’ils savaient. Ceux qui voulaient s’instruire étaient obligés de passer en France. D’autres allaient dans la partie de l’Espagne soumise aux Arabes. Les Juifs de leur côté, se mêlant à tout, entretenaient encore une certaine culture. Quant aux moyens directs et spéciaux d’enseignement, tout se réduisit pendant assez longtemps à quelques pauvres écoles attachées à des églises ou à des monastères, et fondées par des moines de Cluny introduits vers le XIe siècle en Espagne. Jusque-là tout est confusion et bataille; l’Espagne n’est encore qu’une nation militante occupée à se défendre et à revendiquer sa nationalité.

Un nouveau mouvement commence au XIIIe siècle, après la bataille de Las Navas de Tolosa. La première université qui apparaît est celle de Palencia, fondée par le roi Alphonse VIII de Castille; elle est bientôt suivie de celle de Salamanque, qui ne devait pas tarder à éclipser toutes les autres: puis vient celle de Valladolid. Dès lors, à mesure que l’Espagne reprend possession d’elle-même, les moyens d’instruction se développent et se multiplient dans les villes reconquises, à Valence, à Séville, à Murcie, tandis que d’autres établissemens se forment à Saragosse, à Lérida, à Barcelone, dans ces deux régions de l’Aragon et de la Catalogne qui avaient moins souffert d’ailleurs, soit par suite de leur affinité avec le monde roman, soit en raison de l’esprit d’entreprise maritime des Catalans et d’une sorte de communication permanente avec la France et l’Italie. Ce mouvement continue, et a son point culminant au XVIe siècle, lorsque le grand cardinal Cisneros fonde l’université d’Alcala. C’était le moment où, désormais affranchie, formée à l’héroïsme par la lutte et fatalement entraînée par la politique de Charles-Quint, l’Espagne allait se répandre sur l’Europe. Une grande littérature commençait à naître. La Péninsule alors ne comptait pas moins de quarante universités, successivement fondées depuis trois siècles. Comment ces universités étaient-elles venues au monde? On retrouve dans leurs origines comme dans leur développement les élémens essentiels et primitifs de la civilisation espagnole, l’initiative individuelle, un grand fonds d’indépendance pratique, le patronage royal et la sanction religieuse. Des évêques, des grands, des municipalités, fondaient des écoles dans une pensée de piété ou pour encourager la culture de l’esprit. Ces écoles se groupaient et formaient ce qu’on appelait un estudio general ; les souverains donnaient l’existence civile à ces corps moraux, auxquels ils accordaient des privilèges considérables, jusqu’à des exemptions d’impôts et une juridiction propre. La bulle d’institution définitive venait du saint-siège, et une université de plus était créée. Entre ces divers centres d’enseignement, il n’y avait d’ailleurs aucun lien nécessaire. Les universités étaient indépendantes les unes des autres; chacune avait son organisation, ses statuts, et se régissait elle-même. Ce qu’on a depuis appelé la liberté de l’enseignement existait par le fait à cette époque, en ce sens qu’aucune règle uniforme ne présidait à ce vaste mouvement. Les rois, il est vrai, avaient songé quelquefois à créer une sorte d’administration commune et à introduire une certaine régularité dans l’instruction publique. Ils n’avaient réussi que très imparfaitement; ils trouvaient un premier obstacle dans le vif sentiment d’indépendance de toutes ces universités, entre lesquelles il n’y avait en réalité que deux liens, l’un résultant d’une protection générale exercée par la couronne, l’autre, et c’était le plus puissant, inhérent à une croyance religieuse partout la même et partout également ardente. Par là les papes étaient réellement les maîtres de l’enseignement espagnol, et c’est pourquoi aussi les rois cherchaient, quand ils le pouvaient, à faire prévaloir les prérogatives de l’autorité civile. Même au sein de l’unité catholique la plus entière, c’était la lutte éternelle des deux pouvoirs.

Ce qu’on sait de mieux le plus souvent sur les universités espagnoles, c’est ce qu’en ont dit les romans picaresques. Ces tableaux, tracés par l’imagination, ne sont pas sans vérité comme descriptions de mœurs. Seulement, ce qu’il y eut d’original, de sérieux et de puissant dans cette organisation disparaît dans les détails d’une vie parsemée d’aventures, pleine de turbulence et d’humeur joyeuse. C’était réellement un monde curieux, sorti tout entier des entrailles de l’Espagne, singulièrement démocratique dans son essence et dans ses formes. Ce n’est pas tout à fait pour rien qu’on qualifiait les universités de républiques; Salamanque prenait ce titre dans ses statuts, et de fait elle était une petite république. Voyons donc le gouvernement de ces universités. Il y avait deux dignitaires principaux : le chancelier et le recteur. La première de ces dignités était le plus souvent attachée à quelque haute charge ecclésiastique, quoique ce ne fût pas une règle partout, et lorsqu’elle était inhérente au siège épiscopal, l’évêque d’habitude choisissait un délégué. Le chancelier était le fonctionnaire supérieur et perpétuel; il représentait le pape et le roi. Il exerçait la juridiction civile et criminelle dans la sphère de l’université. Le recteur avait la direction spéciale des études. Au fond, il possédait un grand pouvoir, quoique d’un ordre en apparence plus modeste, puisqu’il avait le gouvernement intérieur des écoles. Il n’était nommé que pour peu d’années; à Barcelone seulement, il était perpétuel comme le chancelier. Il y a de plus à remarquer que le plus souvent il était élu, véritablement élu, par un scrutin où les étudians eux-mêmes étaient appelés. En certaines universités, pour être recteur, il fallait être chanoine ou docteur; en d’autres, il suffisait d’être simple bachelier. Il y avait un troisième personnage qui s’appelait le conservateur. C’était quelque homme de grande naissance ou de grande influence, vivant à la cour, et chargé de défendre au besoin l’université. Enfin tout ceci se complétait par un conseil ou chapitre généralement composé de tous les gradués du titre de docteur. C’était une sorte d’assemblée représentative assistant le recteur dans l’administration économique de l’université. Cette assemblée du reste déléguait d’habitude ses pouvoirs à une junte moins nombreuse où l’on admettait encore des étudians.

Un des faits les plus curieux de cette organisation, on le voit, est l’intervention des étudians dans le gouvernement des universités. Les étudians contribuaient à la nomination du recteur; ils participaient bien plus encore à la nomination des professeurs, qui étaient électifs et temporaires, et même on voit des cortès, — celles de Valladolid en 1528, — se plaindre d’une certaine tendance à rendre le professorat perpétuel. Des étudians élisant ceux qui doivent les diriger et les instruire, cela semblerait aujourd’hui fort démocratique et singulièrement anormal. Ce principe de l’élection étonnait moins au moyen âge, et était assez appliqué dans beaucoup d’universités. Cela peut s’expliquer par bien des considérations, et surtout peut-être par une cause particulière au temps : c’est que les universités d’autrefois étaient des académies autant que des écoles. Les études commençaient plus tard, et se prolongeaient plus longtemps qu’aujourd’hui. Il n’était pas rare de rencontrer des hommes qui avaient dépassé l’adolescence dans ces universités, d’où l’on ne sortait souvent que pour aller occuper les premiers postes de l’église et de l’état. Cela n’excluait pas la turbulence, mais il y avait aussi la part de la maturité. J’ai dit que les universités espagnoles, outre cette liberté et cette indépendance, avaient reçu de la couronne de nombreux privilèges. D’abord le grade de docteur conférait la noblesse; mais en outre les étudians ne pouvaient être pris ni détenus. Leurs biens ne pouvaient être vendus quand ils en avaient. Les maisons où habitaient des docteurs, des maîtres ou des écoliers, étaient fermées à toute perquisition de justice. Les étudians ne payaient aucun droit pour tout ce qui leur était nécessaire, et même, chose plus particulière, ces immunités avaient fini par s’étendre à tous ceux qui se rattachaient d’une façon quelconque à l’université ou qui en vivaient, fût-ce au degré le plus inférieur. Le maître de maison et le domestique étaient arrivés à s’incorporer à l’université. A une certaine époque, il y eut à Salamanque dix-huit mille personnes inscrites comme jouissant des immunités universitaires. Ce n’est point sans raison que M. Zarate représente ce monde des universités comme formant une société à part au sein de la société civile du temps. Tous ces écoliers se répandaient dans les villes et se distribuaient par groupes; ils avaient leurs chefs et leurs députés; ils s’enrégimentaient, toujours prêts à entrer en bataille, et volontiers ils imposaient leurs goûts et leurs mœurs.

Le caractère démocratique des universités espagnoles apparaît dans des faits multipliés et d’une plus intime signification sociale. En ces temps reculés, on ne peut chercher ce qui s’est appelé depuis l’instruction primaire, c’est-à-dire un enseignement mis à la portée des plus humbles classes de la nation. Il y avait à peine quelques écoles perdues. L’instruction secondaire elle-même n’existait pas comme on la comprend aujourd’hui. Tout se résumait dans les universités, mais les universités étaient libéralement ouvertes aux enfans du peuple par des dotations et des bourses instituées en leur faveur, par les secours de tout genre qui allaient au-devant d’eux. Il fut un temps où plus de cinq cents étudians pauvres vivaient à l’université d’Alcala. Le collège dit le grammairien comptait cinquante bourses, le théologique en avait soixante-douze, le philosophique cinquante, le trilingue douze. Il en était de même partout. Il y avait deux sortes d’étudians : les uns étaient dans les nombreux collèges appartenant aux universités et se distinguaient par une partie de leur vêtement appelée la beca, nom qui est resté attaché à la bourse même dont jouissait l’écolier. Les étudians libres s’appelaient des manteistas, du nom de l’habit, cape ou manteau, qui leur servait d’uniforme. C’était un vêtement de laine brune, et on n’en est pas à savoir que la vétusté de l’habit était une grande marque de distinction pour l’étudiant, qui comptait son ancienneté par les trous de son manteau. Les étoffes de soie étaient rigoureusement prohibées, aussi bien que tout ce qui pouvait rappeler une supériorité de classe. Toute distinction spéciale disparaissait sous la cape de l’étudiant. Les manteistas vivaient dans des maisons particulières, et beaucoup, pour rester à l’université, étaient obligés de recourir à d’autres travaux, même à des services de domesticité. Les plus favorisés trouvaient une place de page chez un évêque ou quelque autre personnage de marque ; ils vivaient ainsi, et acquéraient des protecteurs qui leur ouvraient une carrière. D’autres, plus pauvres, plus insubordonnés ou moins laborieux, se contentaient des distributions qu’on leur faisait dans les couvens; on les appelait les étudians de la soupe. Cela formait une bohème errante, dont n’étaient pas exclus des fils de famille qui auraient pu mieux vivre, et qui préféraient les douceurs de cette existence picaresque. Les études continuaient ainsi tant bien que mal ; les cours commençaient tous les ans le 18 octobre, jour de Saint-Lucas, et ils étaient interrompus par beaucoup de vacances. Une grande heure dans cette vie était celle du doctorat, qui ne sonnait pour les plus favorisés qu’après sept ou huit années passées à l’université. La solennité de la réception durait plusieurs jours; elle se terminait par des cérémonies religieuses et des réjouissances. L’investiture était faite par le chancelier, qui remettait en grande pompe au candidat le bonnet, l’anneau, les gants blancs, l’épée et les éperons dorés ; puis on sortait en procession, au son des cloches, insignes déployées, bedeaux, alguazils et massiers en tête. La ville tout entière était de la fête; les femmes agitaient leurs mouchoirs sur les balcons. Il y avait des distributions pour la multitude. La cérémonie finissait par un grand banquet et par des courses de taureaux. Le soir, le pauvre docteur qui avait contribué à ces réjouissances avait la bourse vide, sans compter qu’avant sa réception il avait été obligé de donner en cadeau à chacun de ses examinateurs trois paires de poules, avec une caisse d’écorce de citron confite. Beaucoup d’étudians n’arrivaient pas à de si coûteux honneurs; ils demeuraient simples bacheliers ou s’arrêtaient à la licence.

A travers ces détails et bien d’autres encore, qui n’ont fait que s’exagérer dans le déclin des universités espagnoles et qui ont servi de texte à tant d’iliades picaresques, la puissance de cet enseignement ainsi organisé n’était pas moins réelle ; une sérieuse animation intellectuelle était répandue partout. Qu’on se représente ces grands centres d’instruction et d’activité intelligente, Salamanque, Alcala de Henarès. Salamanque a pu être justement considérée comme un des principaux foyers des lumières en Europe ; elle marchait de pair avec Paris, Oxford et Bologne. Elle apparaissait comme une matrone des sciences et des lettres, avec ses vingt-sept collèges et ses vingt-sept couvens presque tous attachés à l’université, avec ses sept mille étudians et ses illustres professeurs, comme Luis de Léon, le docteur-poète qui, après avoir été persécuté par l’inquisition, après avoir subi cinq années de captivité, remontait dans sa chaire demeurée vacante et reprenait son cours, comme s’il eût été interrompu la veille, en prononçant ces premiers mots: «Je vous disais hier... » L’université d’Alcala, moins ancienne que celle de Salamanque et créée une seconde fois pour ainsi dire par le cardinal Ximenès de Cisneros, n’eut pas moins d’éclat. Il y avait à Alcala quarante-deux chaires, dont six de théologie, six de droit canon, quatre de médecine, deux d’anatomie et de chirurgie, huit pour les arts, une de philosophie morale, une de mathématiques, quatorze pour les langues, la grammaire et la rhétorique. Les étudians étaient au nombre de trois mille. Le cardinal Cisneros ne s’était pas contenté de doter généreusement l’université d’Alcala; il la protégeait d’une affection spéciale; il lui avait confié les trophées de la conquête d’Oran, et c’est là qu’il voulut avoir son tombeau. Après Salamanque et Alcala de Henarès venaient Valladolid, Séville. Valence, Saragosse, Barcelone, Santiago, Lérida. Dans toutes ces universités vivaient nombre d’hommes éminens, des théologiens, des jurisconsultes, des médecins, des lettrés, des astronomes. Le système de Galilée, poursuivi en Italie, trouvait faveur à Salamanque. Moment merveilleux, ainsi que le dit M. Zarate ! A côté de ses soldats qui parcouraient l’Europe et de ses hommes d’état, l’Espagne avait alors des savans versés dans l’étude de toutes les langues, des docteurs comme Luis Vivès, qui précéda Bacon dans la voie de l’observation philosophique. Le mathématicien Ciruclo était appelé de Salamanque à Paris pour professer. Comment s’est réalisée la décadence de cet enseignement?

Cette décadence a été complète, et elle s’explique par des causes multiples qu’on peut trouver, soit dans l’esprit du temps, soit dans les circonstances politiques, soit encore dans l’organisation même des universités. M. Gil y Zarate montre clairement la première de toutes ces causes, la prédominance exclusive et absolue de l’esprit théocratique se servant de la scolastique pour tout immobiliser, la science humaine aussi bien que le dogme, ce qui s’accroît incessamment par l’étude aussi bien que ce qui est invariable. Il se noua un formidable réseau dans lequel la vie fut étouffée. Toute pensée périt en son germe; les sciences furent désertées. Il ne resta plus qu’un enseignement mécanique, réduit à de simples lectures ou à des argumentations subtiles et hérissées de formules. Lorsque, dans le courant du XVIIIe siècle, on voulut restaurer l’instruction publique, Salamanque répondit fièrement par le mot de l’Écriture : « Non erit in te Deus recens! Tu ne reconnaîtras pas le Dieu nouveau! » Salamanque en était toujours au XIIIe siècle. Une autre cause de la décadence des universités est sans nul doute dans l’organisation du professorat. Le professorat n’était pas une carrière ; il était fort précaire, comme on l’a vu, et de plus fort mal rétribué. Souvent les professeurs étaient réduits à se débattre avec les écoliers pour le paiement de leurs droits. Il y eut incontestablement à une certaine époque des maîtres illustres; bientôt ils disparurent. Les professeurs titulaires qui restaient se faisaient remplacer par de pauvres suppléans, quelquefois par de simples étudians, et enfin, dans cette indépendance dont elles jouissaient, les universités trouvèrent un piège. Cette liberté, mal dirigée, jeta le désordre et l’incohérence dans l’administration, et parmi les étudians la vie picaresque ne tarda pas à l’emporter sur la vie sérieuse. Bien que les fêtes fussent innombrables en Espagne et assurassent de fréquentes vacances, les étudians avaient fini par trouver un fort singulier moyen d’augmenter le nombre des jours où ils ne travaillaient pas : ils avaient découvert le jour de barbe. C’était un jour férié de plus consacré au repos! On distribuait encore des grades, mais bien évidemment il n’y avait plus d’enseignement.

Une première fois, au XVIIIe siècle, en 1771, les hommes d’état éminens du règne de Charles III songèrent à réformer les universités et se mirent à l’œuvre. A son apparition, le régime constitutionnel voulut aussi renouveler l’instruction publique. Ces tentatives peu suivies, inefficaces et toujours interrompues, ne servirent qu’à attester le mal en accroissant le désordre. Lorsqu’une sérieuse et décisive réforme commença en 1845, rien n’était plus misérable que l’état des universités. Les biens de ces grands établissemens avaient été dilapidés, les édifices étaient en ruines. Quant à la partie morale, on voyait quelquefois des années de service militaire comptées comme des années d’université, et des études de théologie servir pour les cours de médecine. Pour favoriser sans doute quelque opération de librairie, le Télémaque de Fénelon était signalé comme un livre élémentaire de droit, et M. Zarate raconte avoir vu un programme d’après lequel le professeur enseignait tout à la fois dans son cours la littérature, l’histoire, les mathématiques, la géographie et la chimie. Qu’on ne l’oublie pas, il y a dix ans à peine que cela se passait en Espagne.

La réforme dont M. Gil y Zarate a été l’un des plus habiles promoteurs, et dont il est aujourd’hui l’historien, avait certes beaucoup à faire. Elle a eu le mérite de partir de quelques idées simples, déjà éprouvées dans d’autres pays et appropriées au temps. Chercher à faire revivre les anciennes universités avec leurs privilèges et leur indépendance, cela n’était pas possible : il ne restait qu’à transférer à l’état l’héritage de ces institutions mortes, et à faire de la puissance publique la régulatrice et l’arbitre de l’enseignement renouvelé. Maintenir l’autorité exclusive de l’église sur l’instruction, cela ne se pouvait désormais : la sécularisation des études devenait une nécessité. Il y avait donc une multitude de questions à résoudre : concentrer entre les mains de l’état toutes ces forces éparses et devenues stériles, rassembler les débris des biens des universités, créer un nouveau corps enseignant, développer l’instruction primaire, fonder une instruction secondaire qui n’existait pas, ou qui n’avait existé jusque-là, à quelques égards, que dans les séminaires conciliaires et dans certaines institutions spéciales, réorganiser l’enseignement supérieur. Centralisation et sécularisation, telles semblent avoir été les idées génératrices des réformes commencées en 1845 et poursuivies depuis cette époque, quoique souvent contrariées par des causes de tout genre. Le gouvernement a été partout le moteur, et c’est là le trait distinctif de l’organisation actuelle, modelée en cela sur l’organisation française, et bien différente de l’ancienne organisation. Comme en France, l’enseignement a été partagé en trois degrés : l’instruction primaire, l’instruction secondaire, et l’enseignement supérieur. En quelques années, plus de quinze mille écoles primaires ont été ouvertes en Espagne. Des écoles normales ont été instituées pour former des maîtres. L’instruction secondaire a été représentée par plus de cinquante instituts successivement créés dans les provinces. L’enseignement supérieur a été réparti en dix universités placées à Madrid, à Barcelone, à Grenade, à Oviedo, à Salamanque, à Séville, à Santiago, à Valence, à Valladolid et à Saragosse. Les autorités et les conseils universitaires n’ont plus d’ailleurs les mêmes pouvoirs qu’autrefois. Le recteur et le professeur sont nommés par le gouvernement. Il n’y a plus de privilèges ni de juridictions indépendantes. Quelques-unes des universités réunissent toutes les facultés, d’autres n’en ont qu’un certain nombre. Ce qui survit encore aujourd’hui remonte au plan de 1845 ou s’y rattache indirectement, bien que la pensée réformatrice de cette époque se soit souvent arrêtée en route et ait été paralysée ou détournée.

Il ne faut pas croire effectivement que ces réformes se soient accomplies sans se heurter à maint obstacle et sans soulever des résistances. Elles ont rencontré des obstacles dans les intérêts qu’elles froissaient, dans les habitudes qu’elles violentaient, dans les défiances des populations, quelquefois même dans le mauvais vouloir assez peu déguisé des assemblées. Pourquoi, disait-on, aller chercher des exemples au dehors, lorsqu’on avait de si beaux modèles et des modèles tout nationaux dans l’Espagne d’autrefois? M. Zarate peut répondre avec bon sens qu’une organisation morte n’est pas une organisation vivante, et que se rattacher à un passé où l’on trouverait encore plus d’une trace de l’imitation française, c’est une illusion du patriotisme. Lorsque le cardinal Cisneros reconstituait l’université d’Alcala, il ordonnait que cette réorganisation se fît more parisiensi. Un fait assez curieux est l’espèce d’impopularité que l’instruction publique paraît avoir souvent trouvée dans les chambres : non qu’on s’élevât contre elle précisément; mais s’il s’agissait de l’instruction primaire, on disait que c’était une affaire municipale, et s’il était question de rémunérer de nouveaux fonctionnaires, on trouvait toujours les traitemens exagérés. Toutes les fois qu’il y a eu une réduction à faire dans le budget, on a songé à l’enseignement, chose d’autant plus étrange que l’état, après s’être approprié les biens des universités, était fort rigoureusement tenu d’y suppléer. La réforme qui a rencontré le plus de résistance est celle de l’instruction secondaire, parce qu’elle a eu particulièrement à lutter contre l’hostilité d’un corps puissant et organisé, le clergé lui-même. Le plan de 1845 tendait à tracer une démarcation entre l’état et l’église, entre l’enseignement laïque et l’enseignement religieux. Les universités avaient seules le droit de délivrer les grades académiques; les instituts représentaient l’enseignement civil. Les séminaires conciliaires étaient ramenés à leur destination primitive, qui consiste dans l’éducation des jeunes ecclésiastiques et dans le recrutement du clergé. Il y avait un antagonisme évident et dangereux entre les instituts et les séminaires conciliaires. Le gouvernement tint ferme d’abord pour les instituts et voulut rester fidèle à l’esprit qui avait dicté l’organisation nouvelle. La réforme reçut un premier coup en 1851, lorsque le ministère de l’instruction publique, créé quelques années auparavant, fut supprimé et que l’enseignement fut transféré au ministère de grâce et de justice, d’où il dépend encore aujourd’hui. On ne s’arrêta pas là. Quelque temps après, les facultés de théologie furent séparées des universités et réservées exclusivement aux séminaires, qui furent autorisés à décerner les grades académiques et retrouvèrent le droit d’avoir des élèves externes qui leur avait été retiré ; bientôt même, l’enseignement de la philosophie fut diminué dans les universités. C’était évidemment tomber dans un excès. La révolution de 1854 venait, et elle tombait dans l’excès opposé : elle enlevait aux maisons ecclésiastiques toute instruction secondaire, et elle réduisait l’enseignement de la théologie dans les séminaires à ce qui était strictement nécessaire pour les curés de paroisse. Une loi récemment promulguée fait de nouveau une grande part au clergé. M. Gil y Zarate est toujours pour l’enseignement laïque tel qu’il l’avait conçu, tel qu’il l’avait organisé lorsqu’il était directeur général de l’instruction publique.

Quelle a été dans la pratique l’influence de cette réforme contemporaine de l’instruction publique espagnole? Si l’on pénétrait un peu plus profondément, si l’on voulait interroger des chiffres, on obtiendrait plus d’une réponse curieuse qui aiderait à évaluer le niveau intellectuel des populations de l’Espagne. Malgré les efforts qui ont été faits, il est évident que les résultats sont encore loin d’être décisifs. Dans les dernières années, le nombre des élèves des instituts ne dépassait pas douze mille. Cette instruction secondaire elle-même n’est rien moins que complète : elle ne comprend pas l’enseignement de la langue grecque, et M. Zarate assure que c’était bien assez pour le moment d’avoir à trouver en Espagne des professeurs pour les dix universités, ce qui ne dénote pas une culture très répandue des littératures anciennes. L’enseignement supérieur laisse apercevoir un phénomène qui n’est pas moins singulier: c’est une diminution sensible et régulière du nombre des élèves qui fréquentent les écoles de jurisprudence et de médecine. Le nombre était réduit, il y a quelque temps, à 3,420 pour les facultés de droit, et à l,463 pour les facultés de médecine, si bien qu’un ministre se croyait obligé de diminuer de deux années la durée des études pour que l’Espagne ne fût pas menacée de manquer de médecins. Cet abandon explique peut-être comment certaines personnes opposent encore à l’époque présente l’époque où Salamanque seule comptait sept mille étudians. Ces détails, et tous ceux que contient le livre instructif de M. Gil y Zarate, semblent ne se rattacher qu’à une question d’enseignement; au fond, ils révèlent la situation de l’Espagne, situation où tout est lutte et travail encore, où l’on voit partout l’effort du présent pour se dégager du passé et les signes multipliés d’une transition pénible.

Je ne veux point mêler ici de trop près la politique à cette question de l’enseignement en Espagne; la politique revient assez vite dans les affaires des hommes. Il y aurait pourtant une observation bien simple à dégager. Entre tous les partis qui se disputent la prépondérance au-delà des Pyrénées, quel est celui qui a le plus fait pratiquement pour l’Espagne ? Le parti progressiste est dans cette position fort étrange, que par la pente de ses opinions il se tourne sans cesse vers le peuple, et que par ses prétentions novatrices il froisse quelques-uns des instincts populaires les plus vivaces. De là son embarras visible dès qu’il est au pouvoir. Il supprime bien une contribution, parce qu’on est toujours populaire en supprimant une taxe; mais il ne sait plus comment la remplacer. C’est le parti de l’agitation et du mouvement, non le parti des vraies et justes innovations. Les modérés ont mieux réussi, et leur œuvre a mieux résisté, même dans le péril des révolutions, parce qu’ils ont visé au possible. C’est là le mérite des réformes accomplies en 1845 et dans les années suivantes. Ces réformes ne sont point exemptes d’imperfections et de lacunes; mais enfin l’Espagne a trouvé pour ainsi dire la forme moderne de son existence. Que manque-t-il donc aujourd’hui? Peut-être manque-t-il un peu de cet esprit politique qui persévère, qui maintient ce qu’il a créé, améliore au lieu de détruire, et préserve un pays tout à la fois de ces deux périls, — les réactions et les révolutions.


CH. DE MAZADE.



LITTERATURE ANGLAISE.
A Hundred Years Ago, an historical sketch; 1755 to 1756, by James Hutton[1].


Les éphémérides sont à peu près du goût de tout le monde. Chacun y cherche et y trouve, selon ses instincts et son humeur, la pâture qui lui convient. Que se passait-il à pareil jour, il y a dix ans, vingt ans, cent ans? On se souvient, on cherche, on compare, et quelles surprises! quels contrastes! quelles coïncidences! Au fond, si vous voulez y regarder de près, il n’y a rien là de très philosophique, car le rapport de deux dates entre elles est aussi fortuit, aussi insignifiant que le rapport des deux numéros qui composent un ambe de loterie. N’importe, ce rapprochement de hasard est tout au moins une occasion, un prétexte à curiosité, comme est un prétexte à générosité telle ou telle date du calendrier qui vous rappellera le nom ou la naissance d’une personne aimée. Vous ne l’aimez certes pas davantage le 22 février parce qu’elle se nomme Isabelle, ou le 27 parce qu’elle se nomme Honorine, mais vous saisissez avec joie cette occasion d’offrir bouquets, bonbons ou fleurs, suivant l’occurrence.

Il n’y a donc pas à s’étonner qu’un de ces curieux en histoire, qui se plaisent aux fouilles patientes et troublent volontiers le repos des vieilles archives, se soit en 1856 posé cette question : Jour pour jour, an pour an, que se faisait-il ici-bas? La réponse ne s’est fait attendre qu’un an, et ce n’est pas trop, si l’on songe à la quantité de bouquins poudreux, d’almanachs véreux, de journaux moisis qu’il a fallu explorer pour la faire tant soit peu complète. Or en 1756 il se passait bien des choses qui, rapprochées de celles que nous avons vues en 1856, et de celles que nous voyons en 1858, ne laissent pas de sembler bizarres. En 1756, le roi d’Angleterre s’appelait George II et le roi de France Louis XV. L’entente cordiale n’était pas encore devenue le mot d’ordre des deux peuples, qui se mesuraient de l’œil, athlètes irrités, sur le point de descendre dans l’arène où ils combattirent sept ans. Il se forgeait beaucoup de canons dans l’arsenal de Woolwich. Portsmouth et Plymouth regorgeaient de vaisseaux. De ce côté du détroit, on fortifiait Dunkerque, et La Galissonnière armait à Toulon la flotte qui prit Minorque. Sa majesté très chrétienne se plaignait des pirateries, des brigandages commis par les sujets de sa majesté britannique. Sa majesté britannique prétendait au contraire que nous étions les agresseurs. Fox répondait à Rouillé, Rouillé répliquait à Fox, et à voir s’envenimer la querelle des plumes, on pouvait prévoir qu’un autre duel n’était pas loin. Ce duel devint une mêlée générale où entrèrent tour à tour et le grand Frédéric, dont Th. Carlyle va nous raconter l’histoire d’ici à peu, et la tsarine Elisabeth, si singulièrement appelée la Clémente, et le roi de Hongrie, Marie-Thérèse, et l’électeur de Saxe, roi de Pologne, et tant d’autres encore.

L’Angleterre sortit à son honneur de ce grand conflit, et cependant qui eût pu, dès le début, la croire en état de tenir tête à un pareil orage ? On sourit, vraiment, en voyant Pitt déployer toute son éloquence (fin 1755) pour obtenir une armée permanente de 18,000 hommes, basée sur des milices montant au moins à 50,000. Quels chiffres en présence de ceux dont on entend parler maintenant! Lord Panmure, l’autre jour, annonçant, par exemple, que les enrôlemens hebdomadaires vont à 2,500 hommes, et l’opposition se plaignant qu’avec 80,000 soldats envoyés dans l’Inde, la guerre n’y marche pas d’une autre allure. Il est vrai que l’Angleterre achetait dès lors des auxiliaires étrangers. Le landgrave de Hesse lui vendait, à prix débattu, 8,000 fantassins, 900 cavaliers et 114 pièces de canon. George II faisait venir du Hanovre 10,000 soldats, ayant bien soin de les mettre au compte du budget anglais, à la grande stupéfaction de ceux qui savaient que lorsque le roi d’Angleterre prêtait ses soldats à l’électeur de Hanovre, le Hanovre ne payait rien. Bubb Doddington lui-même, — celui dont Walpole a si justement flétri les apostasies politiques[2], — observant ironiquement à ce sujet que « sa majesté, pour rien au monde, ne se prêterait un farthing. »

De plus, la Russie est à la solde de l’Angleterre. Moyennant 500,000 livres sterling par an, — et par parenthèse on en demanderait bien dix fois autant aujourd’hui, — l’impératrice promet une diversion contre l’Autriche : 55,000 hommes, dont 15,000 cavaliers, marcheront aux frontières de Lithuanie, et quarante ou cinquante galères, tenues prêtes dans les ports russes, prendront la mer au premier signal.

Voici la guerre déclarée (22 mai 1756). Elle a déjà sévi et sur mer et en Amérique, où George Washington, à la tête de quelques milices locales, est allé compromettre sa naissante renommée en combattant sans succès pour l’Angleterre et contre la France. Elle va s’allumer dans l’Inde, où Dupleix, à l’apogée de sa puissance, passe pour vouloir s’attribuer une royauté indépendante, et où Clive, alors simple capitaine, va prendre le commandement du fort Saint-David. Insuffisant pour les difficultés de la grande crise qui se développe, l’inepte Newcastle, abandonné par son collègue Fox, essaie en vain de lutter contre l’antagonisme passionné de Pitt. William Murray, l’attorney général, était le seul orateur en état de défendre le ministère. Pour le retenir à la chambre des communes, d’où allait le faire sortir son avancement comme magistrat, il faut voir quelles conditions lui fait le chef du cabinet. En désespoir de cause, il lui offrait 6,000 livres sterling de pension viagère pour l’engager à rester au parlement un mois de plus, jusqu’après la discussion de l’adresse. Murray, honteux lui-même de tant d’extravagance, répondit par un refus dédaigneux, et le ministère tomba. Le duc de Devonshire et Pitt arrivèrent au pouvoir.

En France pourtant que voyons-nous? ou pour mieux dire, qu’y voit un Anglais de notre temps, étudiant la France de 1756? — Tout d’abord la grande lutte de la couronne et du clergé à propos de la bulle Unigenitus : les prêtres refusant les sacremens aux fils désobéissans du saint-père; le roi envoyant, sous l’escorte de quatre mousquetaires, Mgr de Paris dans sa villa de Conflans; puis les exactions des fermiers-généraux, objets de l’exécration publique, gorgés de richesses, de mépris, et menacés de la chambre ardente; puis encore, comme échantillon de la noblesse, les exploits du marquis de Plomartin, qui traitait si lestement ses créanciers : « Il en emmena six dans son château, les fit attacher à la queue de ses chevaux et traîner ainsi dans un étang, après quoi il les mit sécher, liés à des pieux, auprès d’un grand feu devant lequel trois d’entre eux moururent, et les trois autres quelques jours plus tard. » Après ceci, et quelques gens du roi mis à mort, Plomartin s’était enfui du royaume, où il rentra fort imprudemment au bout de quelques années, croyant tout assoupi. Un beau jour, trois cents hommes l’allèrent prendre à l’improviste dans son repaire et l’amenèrent à Poitiers. Une commission et le bourreau firent le reste.

L’histoire de Mandrin, — ce belliqueux faux-monnayeur, contre lequel il fallut presque faire campagne par-delà les frontières du Piémont, — et celle de Mme Bergeret, qui brûla si bien la cervelle à son mari entre la poire et le fromage[3], complètent un assez curieux aperçu de « notre civilisation » en 1756. J’allais oublier un abbé, mentionné dans la curieuse correspondance de Smollett, et à qui son évêque avait refusé l’ordination, en raison de ses mœurs plus que légères. Cet abbé poignarda le prélat au sortir de la cathédrale, et, bien que la mort ne s’en fût pas suivie, périt sur la roue. C’est encore Smollett qui définit en quatre mots la noblesse de province, telle qu’il avait pu l’observer après un assez long séjour à Boulogne : « elle est vaine, bouffie d’orgueil, pauvre et fainéante. »

Le Portugal fournit à l’année 1756 son plus grand désastre : le tremblement de terre de Lisbonne ; la Russie, un bal masqué merveilleux, donné par l’impératrice aux commerçans exclusivement et à leurs femmes et filles, la noblesse, ce jour-là, demeurant à la porte par exception, — une véritable fête des lupercates. En Turquie, nous avons le couronnement d’Osman III, la disgrâce du grand-vizir Mustapha-Pacha, et le supplice de quatre banquiers mis à la torture comme dépositaires des trésors illégalement amassés par ce grand dignitaire de l’état ; puis un incendie à Constantinople, — cela va de soi, — et l’envoi par le dey d’Alger d’un certain nombre d’esclaves blancs et d’esclaves noirs, pêle-mêle avec un assortiment de lions de l’Atlas. L’impérial suzerain riposte en offrant à son vassal bon nombre de canons et des munitions de guerre. Le pape aussi reçoit des cadeaux. Le cardinal de Cordoue lui offre huit livres de tabac à priser dans deux vases d’or, plus une cuillère du même métal, le tout en une boîte de velours rouge, et quelques gentilshommes anglais, résidant à Rome (entre autres sir William Stanhope), font hommage au successeur de saint Pierre d’une boîte d’or remplie de la meilleure rhubarbe qu’on puisse se procurer en Turquie, « laquelle drogue, étant pour sa sainteté d’un fréquent usage, a été fort gracieusement reçue. » Voilà tout le contingent des États-Romains à cette histoire d’il y a cent ans.

Il y a cent ans naissaient, tous morts aujourd’hui, bien des personnages célèbres, et diversement célèbres : Volney par exemple, et Flaxman le sculpteur, et la tragédienne Siddons, et le romancier Godwin, et le musicien Mozart. Crabbe et Chatterton étaient encore tout enfans. Goethe faisait des vers latins ; Mirabeau tétait sa nourrice. Gibbon, âgé de dix-huit ans, avait déjà changé deux fois de religion, et il discutait avec M. Allamand les théories de Locke. « — Ne croyez-vous pas, écrivait-il en français à ce savant, ne croyez-vous pas, monsieur, que nous touchons à de grandes révolutions ? Il y a longtemps que je soupçonne un plan formé de réduire le système général à trois grands empires : — celui des Français à l’occident du Rhin, celui d’Autriche à l’orient, et celui des Russes au nord. Il n’y en a pourtant rien dans l’Apocalypse. Qu’on partage du reste la terre comme on voudra, pourvu qu’il y soit toujours permis de croire que ce qui est est, et que les contradictoires ne peuvent pas être vraies en même temps. » — Ceci s’écrivait le 12 octobre 1756. Cependant Goldsmith, ce vagabond de génie, était à Paris, suivant le cours de chimie de Rouelle et tout aussi assidûment les représentions de la Comédie-Française, quand jouait l’inimitable Clairon. Le vieux Fontenelle, presque centenaire il y a cent ans, attaqua un jour devant lui la littérature anglaise, dont Denis Diderot se constitua le champion. Beau sujet de dialogue des morts à refaire par un de nos contemporains !

En 1756, Robertson n’est encore qu’un prédicateur ; son collègue Home vient de faire jouer, au grand scandale de l’église presbytérienne, une œuvre profane, sa tragédie de Douglas. Le grand docteur Johnson va publier son Dictionnaire et prépare son édition de Shakspeare ; mais il lutte encore contre les difficultés de la vie matérielle, et s’épuise en menus travaux mal payés pour suffire aux besoins de chaque jour. Cependant il refuse, à cette époque même, une riche cure de province, « ne se sentant pas les qualités requises pour entrer dans les ordres. » Les décevantes séductions de la vie littéraire, la royauté dans un café, les luttes sans trêve, les triomphes et les mécomptes de l’orgueil, voilà ce que Johnson ne pouvait abandonner. Voilà ce qui lui faisait aimer Londres d’un amour….. unconquerable. Pauvre Johnson !

Passons sur les originaux de l’époque, — et ils sont nombreux, — le charlatan Hill, l’avare John Elwes, qui, sou par sou, économisa 500,000 livres sterling ; — Alexander Cruden, qui, pour avoir été correcteur dans une imprimerie, se crut appelé à donner une nouvelle interprétation des Écritures et à s’intituler le correcteur-officiel du peuple anglais ; — John Tallis, qui passa trente ans au lit, dans une chambre bien close, emmaillotté dans toute sorte de couvertures, entouré de toute sorte de coussins, les narines à demi bouchées, un tissu de laine sur le visage, pour se mettre à l’abri de l’air extérieur, qui lui était, disait-il, un poison. Des excentriques de cette sorte, il en est peut-être encore, inconnus d’un public blasé ; mais ce qui a disparu, ce que l’adoucissement des mœurs a rendu, espérons-le, impossible, ce sont les horreurs de la press-gang. À l’époque où les hostilités allaient éclater entre la France et l’Angleterre, on put lire dans les journaux des articles comme celui-ci : « Hier soir, la presse a été chaudement menée sur la Tamise ; il n’y avait pas moins de quarante press-gangs, qui ont fait rafle de plus de cinq cents matelots. » On adjoignait à ces malheureuses recrues les gens, capables de servir, que les magistrats condamnaient au fouet pour crimes ou délits, et dont on commuait la peine en service militaire. Ces enrôlemens à main armée donnaient lieu à des combats atroces, où les agens subalternes de l’autorité n’avaient pas toujours le dessus. Alors intervenaient la troupe et le canon. Puis d’étranges épisodes : un marin poursuivi sur Tower-Hill, et près d’échapper, après lequel on lance un bull-dog qui, d’un coup de dents, lui enlève la moitié du mollet ; un autre qui, après s’être vainement défendu, se coupe un doigt pour rendre sa capture inutile. Des voleurs, il y en avait, et beaucoup, il y en a beaucoup encore; mais un raffinement de l’époque, dû à l’usage de mettre à prix la capture d’un voleur et de payer la dénonciation, c’était la profession de public informer exercée par des voleurs émérites, qui provoquaient de pauvres jeunes gens, non pas au crime réel, mais aux apparences du crime, et qui, après les avoir amenés à des démarches accusatrices, quoique innocentes, les vendaient à la police et aux tribunaux. M. Hutton entre là-dessus dans les détails les plus précis et les plus curieux. Il dénonce aussi les sauvageries de la justice, telle que la pratiquaient, il y a cent ans encore, les magistrats anglais. En voici un échantillon : — « Un certain Barlow, libraire dans Star-Alley, Fenchurch-Street, tua son enfant et se tira ensuite un coup de pistolet, mais il survécut quelques jours à sa blessure. Son corps, enlevé de la prison par ses amis, fut confié à la terre; mais, sur l’ordre du lord-maire, on le retira de la fosse, et, après l’avoir de part en part traversé d’un pieu, on l’alla jeter dans un trou creusé à la jonction des deux routes qui se croisent en haut de Moorfields. » — Le même jour peut-être paraissait dans le Gentleman’s Magazine une longue et lugubre facétie dont l’auteur donnait, avec une longue énumération de toutes les causes de suicide, les recettes les plus nouvelles pour sortir sans scandale, bruit ou douleur, de « cette vallée de larmes. »

Quand on a parcouru les documens réunis par M. Hutton, on ne regrette pas de n’avoir point vécu à l’époque dont ils nous rappellent les souvenirs. Si loin que nous soyons de l’idéal de perfection que peut concevoir l’esprit, il est évident que l’Angleterre actuelle, l’Europe actuelle, font avec cet idéal un contraste moins choquant que l’Angleterre et l’Europe d’il y a cent ans. Le progrès n’est donc pas un mot aussi vain que veulent bien le prétendre certains découragemens, fort concevables du reste; mais si le monde marche, comme nous l’assurent les optimistes, et comme nous sommes disposé à le croire ; — s’il y a moins d’intempérance et moins de frénésie dans le vice, — et moins d’audace dans le ridicule, — et moins de brutalité dans les formes extérieures, — encore faut-il reconnaître que tout ce qui nous choque dans cette époque lointaine se retrouve, atténué, dans la nôtre. Le feu couve sous la cendre, et tout recouvert, tout voilé qu’il est, il semble que le moindre souffle peut le ranimer. Nos vertus de fraîche date n’ont pas encore poussé des racines bien profondes : l’étude du passé peut servir du moins à nous rappeler sous quelles influences elles se sont développées, et le présent y trouve ainsi des leçons fortifiantes, en même temps que l’avenir sa meilleure garantie.


E.-D. FORGUES.


V. DE Mars

  1. London 1857, Longman and C°.
  2. « That so often repatrioted and reprostituded prostitute. »
  3. Mme Bergeret était la fille naturelle d’un Du Tremblay, d’une excellente famille normande. Dégoûtée de son mari, elle s’enfuit à Paris. Son mari, fermier-général, l’y poursuit. On les réconcilie. Depuis lors il la traitait mal, et voulait la dominer par la terreur. Une paire de pistolets chargés était sous sa main pendant qu’ils mangeaient tête à tête. Certain jour, une querelle s’élève. Bergeret prend un couteau sur la table et menace d’en frapper sa femme ; celle-ci saisit un des pistolets, et, à bout portant, tue sur place ce farouche traitant. Par le crédit de ses amis, elle obtint son pardon, et l’affaire fut arrangée.