Chronique de la quinzaine - 14 mars 1858

Chronique n° 622
14 mars 1858


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars 1858.

Puisque, dans cette histoire qui se fait tous les jours, chaque peuple a son chapitre ouvert, et puisque dans ce chapitre chaque jour ajoute une page de plus, c’est dans ce livre ouvert des destinées contemporaines qu’il faut lire, à mesure que les événemens s’accomplissent, pour voir comment les questions intérieures se mêlent aux questions d’alliance, comment s’agitent à la fois les intérêts les plus lointains et les plus rapprochés. C’est un fait suffisamment attesté aujourd’hui par des signes multipliés que depuis quelque temps, à la suite de l’attentat du mois de janvier, une situation nouvelle s’est produite ou a été subitement mise à nu, une situation qui a ses caractères et ses conséquences dans l’ordre intérieur comme dans la sphère des relations internationales. D’une part, le gouvernement, ainsi qu’il l’a dit lui-même, a cru devoir faire des arrestations qui se sont étendues aux provinces. De plus, il a signalé l’existence d’un travail recrudescent des partis révolutionnaires concordant avec deux tentatives récentes de désordre. L’une de ces tentatives a eu lieu ; Paris même dans une des premières nuits de ce mois ; l’autre a éclaté vers le même temps dans le département de Saône-et-Loire, à Châlon. Un rassemblement s’est formé un soir, il s’est jeté sur un poste militaire, et un instant il a parcouru les rues en proclamant la république. Les perturbateurs, on le pense, ne sont pas allés bien loin sans être dispersés, et quelques-uns ont été arrêtés ; puis tout est rentré dans le calme. Le mot de cette situation, le gouvernement le dit, c’est une certaine inquiétude entretenue par des causes diverses, et qui ne peut que s’apaiser sous l’influence d’une politique aussi attentive à désintéresser les gens de bien dans leur sécurité et dans leurs vœux légitimes qu’à réprimer les emportemens de l’esprit d’anarchie. D’un autre côté, par une sorte de force des choses, le gouvernement s’est trouvé engagé avec quelques états étrangers dans l’examen de questions toujours délicates. Encore aujourd’hui, à ce qu’il semble, une négociation est suivie avec la Suisse pour l’internement d’une certaine classe de réfugiés; c’est du moins ce qu’indique une dépêche du ministre des affaires étrangères de France, récemment mise au jour. En Piémont, le parlement continue d’étudier la loi qui lui a été présentée relativement à la répression des attentats et des délits de presse. Puis, comme pour achever le tableau, on s’est plu à imaginer des dialogues diplomatiques avec l’Autriche, avec la Prusse elle-même, dialogues où l’on prête en particulier à M. de Buol une attitude un peu romaine, que le ministre autrichien n’a point eu sans doute à prendre. De tous ces incidens diplomatiques, nés d’une circonstance imprévue, le plus grave assurément est toujours celui qui se rattache aux relations entre l’Angleterre et la France; c’est le nuage qui s’est élevé entre les deux pays, et que des deux côtés en ce moment on s’efforce de dissiper.

Or il y a ici visiblement une double question engagée, celle des rapports entre l’Angleterre et la France et celle de l’existence même du cabinet récemment arrivé aux affaires à Londres. Les deux questions se touchent, il est vrai, et n’en font qu’une, du moins pour le moment. Il faut se rappeler le point de départ de cette situation, aussi complexe que délicate. Le ministère tory est monté au pouvoir avec la double pensée de régulariser les rapports entre les deux pays, de raffermir une alliance qu’on pouvait supposer ébranlée ou menacée, et de donner en même temps satisfaction au vote du parlement qui a renversé lord Palmerston. La motion de M. Milner Gibson, on ne l’a pas oublié, exprimait le regret qu’il n’eût point été répondu à la dépêche de M. Le comte Walewski. Il y avait donc pour les nouveaux ministres une sorte d’obligation morale de faire ce que n’avaient point fait leurs prédécesseurs, de répondre à la communication du gouvernement français, et c’est la première question qui semble avoir occupé le nouveau cabinet. Le secrétaire d’état pour les affaires étrangères, lord Malmesbury, s’est chargé naturellement de cette œuvre diplomatique. Quant au caractère même de cette réponse, en présence de toutes les manifestations publiques qui se sont succédé et d’après les opinions connues des membres de l’administration actuelle, il n’est point douteux qu’elle n’ait dû être aussi conciliante que modérée; mais en dehors de cette question de correspondance diplomatique, il restait, à vrai dire, une autre difficulté, qui n’était pas la moins sérieuse. Que devenait le bill présenté par lord Palmerston à la chambre des communes? Avait-il disparu avec l’ancien premier ministre? allait-il être repris, soutenu ou amendé par les tories maîtres du pouvoir? Dans ses premières explications devant la chambre haute, dans l’exposé de sa politique, lord Derby, il faut le remarquer, ne se prononçait pas contre le bill sur les conspirations; sans se livrer à des appréciations inutiles, il indiquait tout au moins que dans sa pensée l’œuvre de lord Palmerston ne laissait point de survivre, même après le vote de la motion de M. Gibson. Depuis ce moment pourtant, les autres membres du cabinet ont battu plus ouvertement en retraite, et ont observé une réserve plus diplomatique, ce qu’ils n’ont fait peut-être que sous la pression de l’opinion publique. Les divers ministres qui appartiennent à la chambre des communes ont eu depuis quelques jours à s’expliquer devant leurs commettans en allant se faire réélire dans leurs comtés, et ils se sont tous montrés également circonspects; ils ont tenu à peu près le même langage. Est-ce à dire qu’ils aient laissé paraître quelque froideur en ce qui concerne l’alliance avec la France? Bien au contraire, ils ont parlé dans les termes les plus chaleureux de cette alliance, qu’ils ont représentée comme la sauvegarde de la paix générale et de la civilisation. Seulement il est désormais évident que le cabinet de Londres ne croit plus nécessaire de se prononcer, de se hâter, en raison même des circonstances dans lesquelles il se trouve.

En ce moment en effet, il se poursuit en Angleterre un procès contre un réfugié accusé de complicité dans l’attentat du mois de janvier. D’un autre côté, des libelles faisant l’apologie de l’assassinat politique sont également déférés à la justice. N’est-il pas simple et naturel d’attendre le résultat de cette épreuve à laquelle est soumise la législation anglaise? M. Disraeli lui-même résumait la question en ces termes dans le discours qu’il adressait récemment à ses électeurs du Buckinghamshire : « Si la loi anglaise se montre efficace, disait-il, le gouvernement français ne peut qu’avoir confiance en elle ; si elle est impuissante, le moment sera venu de prendre une résolution. Alors l’empereur des Français pourra dire à la nation anglaise : « Désirez-vous que la loi d’Angleterre soit telle qu’un étranger puisse y commettre sans être inquiété un crime qu’un sujet de votre propre souveraine ne pourrait commettre sans être puni? » M. Disraeli parlait à peu près ainsi il y a peu de jours, et, en posant ces questions, il ne se doutait pas qu’il recevait une réponse à Paris même. Cette réponse, c’est une brochure qui vient de paraître sous le titre de l’Empereur Napoléon III et l’Angleterre. On a dit que cette brochure était l’œuvre de M. de La Guéronnière. C’est un bruit répandu sans doute par les amis du publiciste; M. de La Guéronnière est d’habitude moins sobre, moins net et moins heureux. Il suffit de savoir que cette brochure a un caractère officiel qui se laisse voir suffisamment à toutes les pages. C’est un résumé très précis de la situation actuelle, appuyé sur des faits dont quelques-uns étaient peu connus. Le mérite d’une œuvre de ce genre est dans l’esprit de modération qui l’anime. L’auteur évite tout ce qui pourrait blesser les susceptibilités britanniques ; il ne demande pas à l’Angleterre de fermer ses portes aux vaincus de tous les pays et de tous les partis, de renoncer au droit d’asile. Il pose à peu près la question comme la posait M. Disraeli, en disant aux Anglais : Voulez-vous qu’à l’abri de lois inefficaces on puisse préparer des complots meurtriers, ou faire publiquement l’apologie de l’assassinat? — Telle est donc la situation aujourd’hui; tel est, si l’on peut ainsi parler, le dernier mot des deux politiques. Le gouvernement français se borne à demander à l’Angleterre la répression d’actes coupables, en dehors de toute considération d’opinion et de parti. L’Angleterre, de son côté, ne prétend pas protéger les meurtriers et les apologistes du meurtre ; seulement elle veut agir en pleine liberté, en restant fidèle à son esprit, en suivant ses traditions et en maintenant le caractère de sa législation. Dans ces termes, il est évident qu’un rapprochement ne pouvait que devenir facile. Aussi ne faut-il pas s’étonner que M. Disraeli ait pu annoncer ces jours derniers à la chambre des communes la solution de ces difficultés passagères. Ces difficultés sont toutes de circonstance, et il serait même à souhaiter qu’il n’en restât point de traces. Une seule chose est permanente, c’est la nécessité de l’alliance de l’Angleterre et de la France, et sur ce point les déclarations de la brochure qui vient de paraître sont d’accord avec toutes les manifestations des membres du gouvernement britannique, de même que, des deux côtés du détroit, tous les esprits sensés et prévoyans se rencontrent, par des raisons différentes peut-être, dans cette pensée d’une entente nécessaire et invariable. Un ministre anglais, parlant récemment de la nécessité de cette alliance, en donnait une raison supérieure. Autrefois les rivalités de l’Angleterre et de la France pouvaient jusqu’à un certain point tourner au profit de la civilisation; aujourd’hui les dissensions des deux pays sont une cause de faiblesse pour cette civilisation, devenue un bien commun. Elles menacent l’Europe, tous les intérêts, le développement régulier de l’Occident, et toutes les fois que les relations des deux grands peuples sont menacées, une vague inquiétude s’élève comme en présence d’un danger mystérieux.

La France et l’Angleterre peuvent se diviser sur des points exceptionnels ou secondaires, elles se trouvent naturellement unies dès qu’un intérêt supérieur est en jeu, et certes il reste encore assez de grandes choses à faire dans le monde. Il y a mieux : n’est-il pas des questions que toutes les puissances, quelles que soient les diversités de leur politique, doivent envisager du même œil ? Lorsque la dernière guerre s’est terminée et que la paix, en raffermissant l’ordre européen, est venue créer une situation nouvelle, tout n’était point fini, même en ne considérant que l’état de l’Orient, première cause du conflit. Tout n’est point fini encore maintenant, puisque l’Europe en est toujours à statuer sur la réorganisation définitive des principautés, affranchies par la guerre d’un protectorat onéreux, — sur le règlement de la navigation du Danube au profit du commerce universel. Ces dernières affaires ont soulevé des discussions, des polémiques, presque des conflits entre les cabinets, et cependant elles n’égalent pas en intérêt une autre question qui a fait moins de bruit, mais qui touche de plus près au développement moral de la civilisation : il s’agit des réformes stipulées par l’Europe en faveur des populations chrétiennes de l’Orient. Si la nécessité de ces réformes avait pu être un instant oubliée, elle se révélerait de nouveau d’une façon saisissante dans tous ces troubles qui remplissent aujourd’hui les provinces occidentales de l’empire ottoman. Depuis quelque temps en effet, ces troubles se sont progressivement aggravés. Dans l’Herzégovine, les rayas se sont soulevés, une insurrection véritable s’est organisée, et a fini par prendre quelque consistance. Des combats ont été livrés, des villes ont été prises, et les scènes sanglantes se succèdent. Dans la Bosnie, où les chrétiens ne souffrent pas moins, la même agitation règne, quoi qu’elle ne se soit pas traduite en faits insurrectionnels aussi palpables. L’Albanie suit le mouvement. De plus, des conflits incessans éclatent sur la frontière du Monténégro, ou plutôt sur cette ligne indécise qui est censée séparer le Monténégro des provinces voisines, car de frontière véritable, il n’y en a pas, et les invasions à main armée répondent aux invasions.

Ainsi voilà toute une partie de la Turquie, la plus occidentale, la plus rapprochée du centre de l’Europe, qui est livrée aux luttes sanglantes, à la dévastation, à la misère. Or, en laissant de côté les difficultés dérivant de la situation spéciale du Monténégro, quel est le caractère de ces mouvemens dont l’Herzégovine semble le foyer principal, et qui menacent d’envahir la Bosnie et l’Albanie? Il n’est pas difficile de le voir : c’est le cri séculaire des opprimés fatigués de porter le fardeau. Ce qu’il y a de misérable et d’accablant dans l’état de ces populations se laisse voir à chaque ligne d’une pétition adressée au sultan par les chrétiens de la Bosnie, et remise au prince Callimaki, ambassadeur de la porte à Vienne. Toujours menacés dans leur vie, dans leurs biens, dans leur travail, les chrétiens de ces contrées sont livrés au despotisme des autorités turques, des fermiers de l’impôt, des beys, surtout des beys, sorte de barons féodaux qui se sont constitués, par le droit de la force, propriétaires du sol, et prélèvent, sous forme de redevance, un tiers de tous les fruits de la terre ; ils prélèvent même une dîme sur les fleurs, et comme ils aiment mieux toucher la redevance qu’ils s’attribuent en argent, il leur suffit de donner aux produits une estimation assez haute pour absorber toute une récolte. Les malheureux, pressurés par les exactions et les violences, en viennent à dire que souvent la faim les tourmente au point de les forcer à vendre leurs enfans pour sauver d’une mort certaine toute une famille. Que veut-on que fassent ces populations accablées d’une part et sans protection de l’autre? Elles se soulèvent. Un des fruits de la dernière guerre a été le firman qui promulguait tout un code de réformes destinées à améliorer la condition civile et politique des chrétiens. Deux ans se sont passés, rien de bien sérieux n’a été fait; le firman n’est nullement exécuté dans les provinces occidentales, trop éloignées de Constantinople d’ailleurs pour que les beys n’éludent pas aisément tous les ordres. Aujourd’hui le gouvernement turc paraît s’être décidé à envoyer des commissaires dans l’Herzégovine et dans la Bosnie pour écouter les plaintes des chrétiens; mais ces commissaires n’ont pas quitté encore Constantinople. Pour l’Europe, il ne peut y avoir qu’un seul sentiment, comme il n’y a qu’un seul intérêt, celui de poursuivre incessamment, à travers toutes les difficultés, la transformation graduelle et décisive de cette situation misérable où ont vécu jusqu’ici les populations chrétiennes de l’Orient.

Notre époque a cela de particulier en effet que, même à travers les obscurités et les diversions qui surviennent de temps à autre, il y a un mouvement que rien ne détourne, qui s’accomplit partout, et qui domine jusqu’à un certain point les résolutions des gouvernemens. Vous le voyez aujourd’hui en Chine, où éclate d’une façon si étrange, par tout un ensemble d’opérations combinées, la solidarité qui existe entre la France et l’Angleterre. Canton est bien définitivement au pouvoir des alliés. L’amiral Rigault de Genouilly et l’amiral Seymour, lord Elgin et le baron Gros sont les maîtres souverains de la ville chinoise, occupée, gouvernée et administrée désormais au nom de l’Angleterre et de la France jusqu’au moment où il plaira au fils du ciel, au magnanime empereur qui règne à Pékin, d’accepter des transactions dont les deux états belligérans se chargeront plus tard de maintenir l’efficacité. En tout autre moment, cette guerre de Chine eût sans doute suffi pour attirer exclusivement tous les regards; elle est peut-être un peu éclipsée aujourd’hui par l’insurrection des Indes ou par les questions d’une autre nature qui se sont élevées entre les gouvernemens. Elle ne reste pas moins un des événemens les plus extraordinaires par les conséquences qui peuvent en résulter, un des épisodes les plus curieux du temps actuel par les bizarres détails de ces opérations lointaines, et ce qui fait la nouveauté, l’intérêt de ce spectacle, c’est ce contact soudain entre le génie actif de l’Occident et une civilisation immobile, à la fois puérile et corrompue. Les Anglais n’étaient entrés qu’à demi dans Canton lors de leur première guerre, qui fut suivie du traité de Nankin; l’Europe cette fois a forcé toutes les barrières, et elle s’est frayé un passage qu’elle ne laissera pas se fermer de nouveau sans doute. Qui ne se rappelle à peu près, pour l’avoir lu dans les récits de tous les voyageurs, ce qu’est cette ville de Canton, la porte de la Chine, la capitale des deux Kouangs, c’est-à-dire du Kouang-tong et du Kouang-si, deux provinces chinoises qui, à elles seules, comptent plus de trente millions d’habitans? Aux bords du fleuve, toujours sillonné par d’innombrables jonques et formant une sorte de cité flottante, s’étendent les faubourgs, qui sont eux-mêmes une ville populeuse, pleine de mouvement et de commerce. Plus loin est la ville officielle, mi-partie tartare, mi-partie chinoise, la ville murée et entièrement interdite jusqu’ici aux étrangers. Là résident les mandarins, le vice-roi des deux Kouangs, le gouverneur particulier de Canton, le général en chef tartare et toute cette hiérarchie d’autorités organisées selon les traditions d’une politique ombrageuse. Quant aux étrangers, ils sont relégués à une extrémité des faubourgs, dans l’étroit espace assigné aux factoreries. Quelle que soit leur nationalité d’ailleurs, qu’ils soient Anglais, Français, Américains, Danois, Portugais, ils sont tous, aux yeux des Chinois, des barbares tolérés et parqués, à peu près comme les Juifs au moyen âge l’étaient dans les villes. Ces marchands, à vrai dire, forment jusqu’ici dans l’empire du milieu le premier poste de la civilisation, qu’ils servent par leur négoce, par leur industrie, tandis que les missionnaires cherchent à pénétrer dans l’intérieur.

C’est donc là, autour de cette ville, que se déroule ce drame singulier commencé, il y a un an, par une première attaque des Anglais et continué aujourd’hui par les opérations dont on attend encore l’issue. On sait maintenant l’étrange histoire de ces opérations nouvelles. Tandis que les canons des escadres foudroyaient la ville réservée avec une précision qui ne laissait pas d’étonner les Chinois, une petite armée descendait à terre, brisait la faible résistance qui lui était opposée, s’emparait des forts extérieurs, escaladait les murs, et en peu de temps elle demeurait maîtresse de toutes les positions, d’une ville où l’on compte un million d’habitans, et qu’on disait défendue par trente ou quarante mille hommes. Les hommes y étaient à la vérité, mais ils y étaient avec des canons hors de service, avec des armes très primitives et des fusils portant à trente pas. Malgré un esprit d’imitation singulièrement développé, les Chinois ont évidemment tiré peu de profit pour leur expérience militaire de leur première guerre avec les Anglais. Les alliés étaient donc maîtres de tout désormais; ils ont pu franchir librement l’enceinte réservée, mettre la main sur les archives et sur le trésor, et planter sur la plus haute colline de la ville les drapeaux de la France et de l’Angleterre. Anglais et Français ont peut-être éprouvé quelque déception en entrant dans cette ville si soigneusement gardée, et qui se compose de rues étroites et tortueuses. Le spectacle a pu être original sans répondre tout à fait à l’attente des vainqueurs. Au demeurant néanmoins, cette prise de possession a été accompagnée de circonstances et de découvertes assez bizarres. Parmi les papiers qui ont été pris, on a trouvé des rapports datés de Hong-kong et annonçant d’un ton de rassurante ironie au vice-roi Yeh l’arrivée de quelques pauvres diables de soldats européens portant un costume fort laid et visiblement « fort peu accoutumés au maniement des armes. » On a fait une découverte bien plus précieuse encore, s’il est vrai qu’on ait trouvé l’exemplaire original du traité signé autrefois avec la France, exemplaire qui n’aurait jamais été envoyé à Pékin, la chose n’ayant pas assez d’importance, à ce qui a été dit : preuve singulière du prix que les hauts fonctionnaires du Céleste-Empire attachent aux engagemens internationaux! Le vice-roi Yeh s’était rendu, il y a quelque temps, à Pékin, d’après ce qu’on assure, et il avait été comblé de témoignages de confiance de son maître impérial aussi bien que de félicitations au sujet de ses victoires sur les barbares. S’il avait aujourd’hui à rendre compte au céleste empereur des événemens qui viennent d’avoir lieu, il trouverait certainement le moyen de lui dire qu’il a battu une fois de plus les barbares, et qu’il est présentement maître de la flotte alliée. Malheureusement ce n’est point Yeh qui annoncera au fils du ciel la prise de Canton. Si le vice-roi est à bord de la flotte alliée, il y est comme prisonnier, et l’attitude de ce personnage est même un des côtés curieux de cette aventure. Dans le premier moment, lorsqu’il a été pris, Yeh a eu visiblement une tenue assez peu héroïque. Quand il s’est senti un peu rassuré, il a repris son arrogance; il a joué son rôle avec cet art que les Chinois poussent au suprême degré, se montrant tout disposé à donner audience aux plénipotentiaires de l’Angleterre et de la France, réclamant les archives afin de pouvoir continuer à gouverner, et ne refusant pas au besoin d’aller inspecter les vaisseaux alliés.

Deux autres fonctionnaires importans, le gouverneur de Canton et le général en chef tartare, ont été pris également, et n’ont pas laissé voir beaucoup plus d’héroïsme. Les alliés ont songé à se servir de ceux-ci au lieu de les retenir simplement prisonniers, et ils les ont placés à la tête d’une administration nouvelle, sous la surveillance de commissaires français et anglais. L’installation s’est faite solennellement dans l’enceinte de la ville de Canton. Les plénipotentiaires et les amiraux alliés se sont rendus au palais au bruit de l’artillerie; le gouverneur Pehkwe, le héros principal de la cérémonie, est arrivé de son côté, et tout se serait bien passé, si durant l’entrevue Pehkwe, pour relever son importance sans doute, n’avait assaisonné cette scène d’un détail tout chinois : il a essayé de substituer aux sièges occupés par les amiraux des sièges moins beaux que celui qu’il occupait lui-même. Après tout, Pehkwe s’est résigné, d’autant plus aisément peut-être qu’il était en rivalité avec le vice-roi Yeh, sur lequel il s’est hâté de rejeter la responsabilité de la guerre. Le nouveau gouverneur s’est établi au palais, où on lui a donné une garde d’honneur, composée de troupes alliées, et tout se fait aujourd’hui à Canton au nom de la France et de l’Angleterre. Quant à la population chinoise elle-même, on se demande peut-être quelle a été son attitude : elle s’est montrée vraiment assez philosophe durant tous ces événemens. Elle a vu ses mandarins pris et sa ville occupée sans paraître s’émouvoir beaucoup, surtout sans manifester cette indignation dont on menaçait sans cesse les étrangers qui demandaient à franchir l’enceinte réservée. Les marchands chinois se sont mis à la suite de nos colonnes pour débiter leurs marchandises, et lorsqu’il a fallu transporter sur la flotte le trésor qui a été pris, on n’a point eu à chercher bien loin : les habitans eux-mêmes se sont prêtés moyennant salaire à cette opération. On eût dit que les Chinois assistaient à des événemens qui leur étaient étrangers, ou dont ils ne comprenaient pas le sens. Quoi qu’il en soit de ces scènes bizarres, si l’on rapproche quelques faits, l’insurrection qui menace toujours le Céleste-Empire, la prise de Canton par les alliés, cette apparition soudaine de la civilisation occidentale, la possibilité d’une intervention plus active de la Russie à une autre extrémité, ne faut-il pas voir dans ces faits le commencement d’une situation d’où peuvent sortir d’étranges événemens ?

Revenons à des événemens d’un ordre plus modeste, à toutes ces affaires quotidiennes dont se compose la vie des peuples. La Hollande, pour sa part, vient de tomber en pleine crise ministérielle. Cette crise ne pouvait être absolument imprévue. Après les échecs réitérés éprouvés par le cabinet de La Haye dans diverses discussions parlementaires relatives aux finances, aux chemins de fer et au traité de commerce avec la Belgique, un autre fait de la même nature était venu plus récemment encore ajouter aux difficultés de la situation créée au cabinet. Le ministre de la justice avait présenté une loi réformant l’organisation judiciaire. Or cette réforme n’a pas été plus heureuse que tous les autres projets du gouvernement; elle a rencontré dans les bureaux de la seconde chambre une opposition décidée, invincible. Tous ces incidens successifs étaient des symptômes trop visibles de l’affaiblissement progressif du cabinet pour qu’on ne dût point s’attendre à une crise prochaine. Le ministre des finances et le ministre de la justice, plus particulièrement atteints par la mauvaise fortune parlementaire, ont pris l’initiative de la retraite, et ils ont offert au roi leur démission. Cette démission n’a point été d’abord acceptée par le roi, qui s’est borné à autoriser les ministres à retirer les projets qu’ils avaient présentés. Cela ne remédiait point cependant à une situation devenue impossible, et c’était ajourner la question plutôt que la résoudre. Les difficultés effectivement n’ont pas tardé à renaître, non dans le parlement, il est vrai, mais dans le sein même du conseil, où se sont élevées des discussions. Il en est résulté que le ministre de la justice et le ministre des finances, M. van der Brugghen et M. Vrolik, ont plus que jamais persisté dans l’intention de quitter le pouvoir, et ils ont été suivis dans leur retraite par les autres membres du cabinet, notamment par M. van Rappard, ministre de l’intérieur, et M. Gevers van Endegeest, ministre des affaires étrangères. Ce cabinet, qui avait triomphé précédemment de très sérieuses difficultés politiques, est venu mourir pour ainsi dire en détail dans des discussions d’une tout autre nature. Il s’agissait dès lors de former un nouveau ministère, et ce n’était point, à ce qu’il paraît, sans difficulté. Bien des combinaisons se sont produites, les unes procédant d’un libéralisme modéré, les autres dans le sens d’un libéralisme plus avancé. La plus sérieuse était celle qui appelait au pouvoir un homme éminent de la Hollande, M. van Rochussen, ancien gouverneur des Indes. Un instant M. de Rochussen a reçu les pouvoirs du roi pour former un cabinet; il s’était assuré le concours de quelques hommes considérables et d’un libéralisme éclairé, tels que M. van Bosse, M. Zuylen van Nyevelt, M. Donker Curtius; mais le roi n’a point d’abord ratifié ces choix, et la crise a continué; de nouveaux essais ont été faits par d’autres personnages, qui n’ont pas eu plus de succès, si bien que le roi a fini par rappeler M. de Rochussen, et un nouveau cabinet s’est définitivement formé. Les principaux collègues de M. de Rochussen sont M. van Bosse et M. van Goltstein, président de la seconde chambre. C’est un ministère franchement constitutionnel, propre à concilier autant que possible toutes les nuances du parti libéral; cette conciliation est dans sa pensée sans doute, et l’accueil qu’il va recevoir des chambres donnera la mesure de sa force. Une chose à remarquer cependant comme un des signes les plus caractéristiques de la situation de la Hollande, c’est que cette crise, si laborieuse qu’elle ait été, s’est déroulée au sein d’un pays tranquille, qui s’est ressenti à peine de cette incertitude momentanée dans la transmission du pouvoir.

Un nouveau cabinet s’est formé il y a quelque temps à Madrid, si l’on s’en souvient, au moment où s’ouvrait la session qui se prolonge encore. Il succédait au ministère du général Armero, dont il recueillait l’héritage, pour ainsi parler, sous bénéfice d’inventaire, c’est-à-dire en se réservant de modifier dans les détails et dans l’exécution une politique dont il acceptait le principe. Depuis ce jour, plusieurs discussions sérieuses se sont succédé dans les cortès. Les chambres espagnoles ont eu tout d’abord à voter leur adresse en réponse au discours par lequel la reine inaugurait la session. Tout récemment encore, le congrès discutait une autorisation sommaire réclamée par le gouvernement pour la perception des impôts, car il est malheureusement vrai que les chambres en Espagne n’ont jamais trouvé le temps jusqu’ici de discuter sérieusement un budget. Le cabinet actuel, qui a pour chef M. Isturiz, s’est-il trouvé fortifié par ces diverses épreuves parlementaires? Il devrait en être ainsi, à n’observer que les apparences, puisque tout a été voté selon les vœux du gouvernement, puisqu’il n’y a eu qu’une imperceptible opposition. Et cependant, à y regarder de plus près, il est douteux que toutes ces discussions, toujours terminées par des votes favorables, aient contribué à donner un grand ascendant, une position très sûre au cabinet nouveau. Aussi voit-on de temps à autre se renouveler les bruits de crise ministérielle; ces bruits renaissaient encore ces jours derniers. Cela tient à plusieurs causes : la première est que cette majorité qui donne si libéralement ses votes au cabinet se subdivise elle-même en toute sorte de fractions, qui peuvent se trouver un jour d’accord pour renverser un ministère, comme elles l’ont fait au commencement de la session, mais qui ne peuvent offrir qu’un appui des plus fragiles et des plus précaires. Et qu’on ne croie pas que ces divisions du parti conservateur, qui règne aujourd’hui dans les chambres, tiennent uniquement à des rivalités, à des dissentimens personnels, à des ambitions qui cherchent à se faire jour. Tout cela existe sans doute en Espagne ; mais la faiblesse réelle de la situation tient à une cause plus profonde et plus grave. En réalité, toutes ces fractions de l’opinion conservatrice ne sont pas même d’accord sur les principes politiques qui doivent dominer. Les chambres espagnoles présentent ce spectacle assez étrange d’une perpétuelle mise en cause de la loi fondamentale. Il en résulte que la majorité du congrès a pu renverser le général Armero et ses collègues, parce qu’elle les soupçonnait d’être trop libéraux, et que M. Isturiz ne se trouve pas plus fort avec l’appui de cette majorité. Il vit dans une situation subordonnée, à la condition de ne rien faire. Un des plus clairs symptômes de cette situation s’est laissé voir dans les débats de l’adresse qui ont eu lieu récemment. Cette discussion s’est passée au-dessus de la tête du cabinet. Les deux principaux orateurs étaient M. Rios-Rosas et M. Bravo Murillo, le premier défendant la politique libérale contre toutes les velléités réactionnaires qui s’agitent au-delà des Pyrénées, le second s’appliquant à préciser sa position, à répondre de ses actes, de son passé, de ses projets. Ce n’est point le ministère qui a été interpellé, c’est M. Bravo Murillo, qui venait d’être élu président du congrès, et M. Bravo Murillo a répondu par un discours qui était une sorte de programme de gouvernement, un plan général de politique. Ce discours a causé une impression qui dure encore en Espagne; il a reçu une publicité exceptionnelle, et il a été répandu partout. M. Bravo Murillo ne laissait point, il faut le dire, d’être dans une situation difficile. Une majorité parlementaire venait de l’élever à la présidence du congrès. Or on pouvait se demander quel était le sens de ce vote et quelles pensées M. Bravo Murillo porterait au pouvoir, s’il y était appelé. L’ancien président du conseil avait-il abandonné les projets de réforme constitutionnelle présentés par lui en 1852, ou bien était-ce l’homme toujours fidèle à ces projets que le congrès venait d’élire pour son président? Si M. Bravo Murillo n’a point répondu complètement aux questions qui lui étaient posées d’une façon très pressante, il en a dit assez du moins pour laisser entendre qu’à ses yeux les circonstances avaient changé, et qu’il n’y avait point à revenir sur d’anciennes discussions; il s’est même défendu de toute pensée d’absolutisme, et s’est prononcé pour le principe d’un gouvernement constitutionnel contenu dans de justes limites sans cesser d’être libre. La vérité est que la constitution, telle qu’elle existe, assure à l’Espagne toutes les garanties de conservation, et qu’il n’y aurait rien de mieux à faire aujourd’hui que de travailler à la maintenir intacte. La partie la plus remarquable du discours de M. Bravo Murillo est peut-être celle qui a trait à l’administration, aux finances, à la nécessité d’introduire enfin l’ordre et la régularité dans toutes les sphères de l’organisation publique. Que faut-il donc pour accomplir ces réformes? Il faut se mettre à l’œuvre et les exécuter, en s’abstenant de les compromettre sans cesse par des réactions et des révolutions. C’est la moralité qu’il serait bon de tirer de ce discours de M. Bravo Murillo, qui, nous le répétons, passait évidemment par-dessus la tête du ministère.

Dans tout ce mouvement des affaires contemporaines, le Nouveau-Monde a sa part comme l’ancien continent. Parmi toutes les questions qui s’agitent aux États-Unis, il en est d’un ordre très sérieux, et il en est aussi qui continuent à montrer cette vie américaine sous des aspects bizarres. N’est-il pas curieux en effet de voir un gouvernement comme celui de Washington se proposer de mettre à la raison une secte comme celle des mormons, et ne pas réussir dans cette entreprise? Le fait est que cette singulière lutte se poursuit toujours, et que l’expédition envoyée contre les sectaires de la vallée d’Utah est jusqu’ici complètement impuissante, si bien que le cabinet américain est obligé de recruter de nouveaux soldats pour les envoyer au secours des premières troupes expédiées vers le Lac-Salé. En attendant, les forces fédérales et les mormons s’observent sans se faire réciproquement un grand mal. L’affaire la plus sérieuse pour le moment aux États-Unis est celle du Kansas. Le Kansas sera-t-il admis dans l’Union comme état libre ou comme état à esclaves? Voilà la question qui s’agite, qui est passée dans le domaine des délibérations législatives, et qui crée au gouvernement de grands embarras. Il serait assez inutile d’entrer dans cette histoire des dissensions du Kansas, où les coups de revolver ont eu visiblement plus d’effet jusqu’ici que tous les argumens de la raison. On peut cependant apercevoir deux ordres de faits se dégageant de toutes ces luttes obscures. D’un côté, la majorité de la population paraît bien clairement abolitioniste. Toutes les fois qu’elle a pu se prononcer librement, elle n’a point hésité; elle a multiplié les manifestations pour qu’on ne pût pas se méprendre sur ses vœux véritables. D’un autre côté, une convention assez irrégulièrement réunie à Lecompton a voté pour le futur état une constitution qui maintient l’esclavage. Cette constitution, à ce qu’il paraît au premier abord, devait être soumise dans son ensemble au vote populaire, et s’il en eût été ainsi, tout indique qu’elle n’eût point été ratifiée par le peuple; mais on a trouvé moyen d’éluder cette difficulté en ne soumettant au vote qu’une certaine partie de la constitution, et en réservant les clauses qui consacrent l’existence de l’esclavage. Le scrutin ouvert dans ces conditions a donné une majorité favorable à la cause antiabolitioniste. Ce résultat a été d’autant plus facile à obtenir que les partisans de la liberté ne se sont pas présentés au scrutin, ne voulant pas se rendre complices d’un subterfuge qui trompait tous leurs vœux. Quelle a été dans ces conjonctures la conduite du président des États-Unis ? M. Buchanan a accepté comme parfaitement légal tout ce qui s’est fait dans le Kansas, et par un message il a demandé au congrès l’admission du nouvel état dans l’Union avec la constitution de Lecompton. M. Buchanan s’est vraisemblablement laissé guider par la pensée d’en finir avec cette terrible affaire, qui entretient sans cesse l’agitation. Cette pensée pouvait avoir sa valeur; mais elle n’a pas eu un succès complet dans le congrès; elle a trouvé au contraire la plus vive opposition, et le congrès a fini par décider que l’affaire serait renvoyée à un comité spécial, chargé de se livrer à une enquête sur toutes les circonstances qui ont accompagné le vote de la constitution de Lecompton. La politique présidentielle a été assez directement frappée par ce vote. Là n’est point toutefois la partie la plus curieuse de cette singulière affaire, destinée à soulever tous les orages par cela même qu’elle met en jeu toutes les passions. La vérité est que le congrès a été le théâtre d’une scène où l’éloquence parlementaire ne s’est pas seule déployée. Deux représentans, M. Harris de l’Illinois et M. Grow de la Pensylvanie, en sont venus aux mains, et presque tous les membres du congrès ont fini par se mêler à la querelle. Le tumulte s’est apaisé pourtant sans qu’il y ait eu effusion de sang, et il reste à savoir aujourd’hui ce que va devenir la constitution de Lecompton. En d’autres termes, l’Union américaine comptera-t-elle un état à esclaves de plus? On le voit, c’est toujours cette terrible question de l’esclavage qui pèse sur les États-Unis, qui est une cause incessante de déchiremens, et qui est sans doute le plus sérieux danger de l’avenir.

Si le monde est agité par bien des mouvemens intérieurs qui s’expriment dans la politique par des événemens, des conflits et des troubles singuliers, il est aussi remué par ces inquiétudes de la pensée qui cherche sans cesse à se faire jour et à vivre. Celui qui voudrait juger le travail de l’intelligence en le séparant des phénomènes extérieurs se tromperait indubitablement, car ce travail et ces phénomènes se tiennent et s’expliquent mutuellement: ils montrent un temps qui cherche, qui s’égare, qui revient, et qui se sent dépourvu surtout de cette certitude intime et mystérieuse si puissante à d’autres époques. Ne cherchez pas aujourd’hui dans les lettres un mouvement net et défini; vous trouverez plutôt tous les caractères d’une transition, des idées et des genres littéraires en déclin, des tendances indéfinissables, des modes presque nouvelles, comme aussi des systèmes nouveaux qui n’ont souvent qu’un malheur, celui de n’avoir rien de nouveau. Peu à peu il survient une jeunesse facile à reconnaître : elle est instruite et active, mais elle manque totalement de naïveté et de sentiment poétique; l’illusion n’est pas ce qui l’embarrasse. Elle marche hardiment à son but, confiante en elle-même, parlant de toute chose, estimant le succès prompt et facile plus que la réflexion, et le bruit plus que le travail. L’étourderie, là où elle existe, n’a vraiment rien de juvénile, et l’on voit une habileté très savante s’allier à une légèreté sans grâce. Ce n’est point là toute la jeunesse littéraire actuelle, on le comprend; c’est une certaine jeunesse. Dans les générations qui s’avancent, M. H. Taine est, quant à lui, un des talens les plus sérieux. Il est entré dans les lettres vigoureusement armé, avec des connaissances étendues, avec un esprit hardi et une plume qui a paru exercée dès le premier moment. M. Taine n’en est plus à son premier ouvrage : il a obtenu des succès à la Sorbonne et à l’Académie par ses essais sur La Fontaine et sur Tite-Live. Il s’est fait lire du public en écrivant sur des matières fort sérieuses, et ce qui est mieux, il a gagné facilement l’attention des esprits réfléchis par une série d’études qu’il a publiées depuis quelque temps, et qu’il réunit aujourd’hui sous le titre d’Essais de Critique et d’Histoire. Dans cet ensemble d’études, l’auteur va sans effort de M. Macaulay à Fléchier, de Dickens à M. Guizot, de Saint-Simon à M. Michelet, et de Platon à Mme de La Fayette; mais voilà le malheur! M. Taine ne se contente pas d’avoir un esprit très vif: il a un système qui se laisse assez voir dans tout ce qu’il écrit, et qu’il résume, en le défendant, dans quelques pages qui précèdent les Essais de Critique et d’Histoire.

Le système de M. Taine, ce système dans lequel l’auteur voit simplement une méthode, n’est autre chose en définitive que l’analyse du XVIIIe siècle, compliquée de quelques élémens nouveaux. D’autres s’efforcent de peindre, de découvrir toutes les nuances de la vie, de montrer les choses et les hommes dans ce qu’ils ont de variable et de contradictoire. Là où d’autres peignent ainsi, M. Taine analyse et décompose, et ce que les peintres font voir, il veut le faire comprendre, comme le naturaliste qui, sous prétexte d’expliquer ce que c’est que la vie, analyse le jeu des muscles. Dans un temps ou dans un homme, le critique cherche le muscle essentiel, une inclination primitive ou une force prédominante, et, une fois maître de ce qu’il considère comme cette faculté prédominante, il a le fil conducteur en main : tout s’explique logiquement, c’est-à-dire systématiquement. Que résulte-t-il de ce système? Il en résulte tout d’abord un inconvénient très grave pour le talent même de M. Taine, qui finit par arriver à une certaine monotonie de pensée. Tout paraît jeté dans le même moule. Dès que l’auteur a dit son premier mot, le reste est presque prévu, sauf les hasards heureux de l’inspiration qui contredisent la théorie. Malheureusement c’est là un système qui soulève des objections bien autrement sérieuses à un point de vue plus élevé. Que dit en effet l’auteur des Essais de Critique dans une étude où il cherche à expliquer, par ce qu’il appelle les inclinations primitives et la combinaison des forces nécessaires, la triple histoire de Rome, de l’Angleterre et de la France ? Il fait jusqu’au bout l’application de sa théorie. À ses yeux, chaque pays est un creuset où la nature, cette chimiste éternelle, fait des expériences dont le résultat est d’avance déterminé. Le monde est un laboratoire infini où toutes les substances se combinent de façon à produire des révolutions, à fabriquer des destinées et à fixer dès le premier jour à chaque peuple sa part inévitable de misère ou de grandeur. Nous ne sommes pas de l’avis de M. Taine sur le genre de beauté de ce spectacle. S’il en était ainsi, la vie ne serait point tellement enviable, la fortune et la nature ne nous auraient pas si merveilleusement traités, car, dans cette destinée des peuples ainsi comprise, il manque l’effort spontané de la volonté ; la liberté n’a point sa place, la responsabilité humaine disparaît, et le fatalisme chasse la moralité de l’histoire. Et comme, lorsqu’on est entré dans cette voie, une erreur en entraîne d’autres, ce n’est pas seulement dans l’interprétation de la destinée générale des peuples que l’auteur se trompera : s’il veut étudier un écrivain, un poète, un romancier, en cherchant toujours les forces et les inclinations innées, il finira par confondre toutes les notions du goût. C’est ainsi que M. Taine, s’enivrant lui-même de son travail de dissection, arrivait récemment à transfigurer Balzac. L’auteur du Père Goriot était tout à la fois Saint-Simon et Molière ; précédemment c’était Shakspeare, et finalement c’est toujours M. de Balzac, c’est-à-dire un écrivain d’un ordre infiniment plus modeste. M. Taine dit dans sa préface que s’il ne réussit pas, il faudra accuser l’écrivain, non la méthode ; en un mot, ce sera le talent qui se trouvera en défaut, non l’instrument. Il se trompe : tout ce que le talent pouvait faire, il l’a fait ; mais le talent lui-même plie sous le poids d’une idée malheureuse et d’une méthode incomplète, quand il cherche la nouveauté là où elle n’est pas, quand il veut enfermer l’humanité dans le moule étroit d’un système.

Le théâtre, lui aussi, cherche la nouveauté, et il la cherche par toutes les voies ; il la demande à la comédie et au drame, au vaudeville et à la tragédie, et faute de la nouveauté, il se contenterait encore du succès, qu’il n’obtient pas toujours. Le Théâtre-Français en particulier n’a point un grand bonheur dans cette recherche. Depuis assez longtemps, il ne lui est point arrivé de rencontrer sur son chemin une bonne fortune dramatique, et en ce moment encore les œuvres les plus vivantes lui échappent. Tandis que la Jeunesse de M. Émile Augier et le Fils naturel de M. Alexandre Dumas fils se produisent sur d’autres scènes, le Théâtre-Français représente le Retour du Mari. L’auteur s’était déjà fait connaître par une première œuvre, la Fiammina, qui ne dut pas entièrement son succès à des raisons littéraires ; il a repris son thème, et il l’a développé sous une autre forme dans le Retour du Mari. Cet essai nouveau n’a point été heureux. Qu’est-ce donc en effet que la comédie nouvelle ? C’est une succession de scènes à la fois étranges et communes, où les caractères manquent de tout relief, et où les situations sont violentes sans être vraies. Le Retour du Mari n’est point certainement une œuvre littéraire ; il n’y a pas même assez de cet intérêt qui fait parfois le succès passager d’une composition dramatique, et le Théâtre-Français peut se remettre à la poursuite de la nouveauté. ch. de mazade.



ESSAIS ET NOTICES.
La Régence de Tunis, par M. J. Henry Dunant[1].

En 1270, saint Louis mourait à Tunis ; il était venu devant le chastel de Carthage, dit le sire de Joinville, espérant voir le roi de Thunes se chrestienner luy et son peuple. Six siècles se sont écoulés depuis la dernière croisade, et les espérances du saint roi ne se sont point encore réalisées. Cependant la civilisation européenne a pénétré dans la régence de Tunis ; elle y fait chaque jour des progrès, soutenue par le christianisme, qui a transporté, là aussi, ses institutions charitables et son action bienfaisante. Ce n’est point par la conquête que l’idée chrétienne s’est implantée dans cette région musulmane par excellence, où l’on fit peser longtemps sur les Nazaréens, comme sur les juifs, le joug du plus dur esclavage. Dans leurs relations fréquentes avec l’Europe, les beys de la race des Hussein-ben-Aly avaient appris à respecter les nations de l’Occident et surtout la France. Doués de modération et de justice, leurs héritiers, les derniers souverains de Tunis, ont successivement aboli la servitude des chrétiens, mis un terme aux vexations exercées contre les juifs, supprimé l’esclavage des noirs, et introduit dans leurs états des réformes qui portent leurs fruits. En même temps, ils permettaient aux catholiques de fonder dans leur capitale des écoles et des hôpitaux. La France, on le conçoit, a encouragé et secondé de tous ses efTorts ces tendances vers un régime d’amélioration et de progrès. Les traités du dernier siècle lui accordaient le premier rang parmi les nations d’Europe ; elle était la protectrice reconnue de tout chrétien arrivant sur le territoire de la régence. Ce beau privilège lui valut en une circonstance importante la gloire d’attacher son nom à un grand acte d’humanité et de justice dont l’honneur revient au prince Achmed-Bey. En 1842, une famille de noirs, pour échapper aux mauvais traitemens que lui infligeait un maître barbare, vint chercher un asile au consulat général de France. Achmed-Bey, cédant aux demandes de notre chargé d’affaires, accorda la liberté aux fugitifs, et déclara libre à l’avenir tout enfant qui naîtrait de parens esclaves. Bientôt après ce prince émancipa les esclaves de sa propre maison, et ce généreux exemple fut suivi dans tous ses états.

Les Tunisiens de nos jours, soumis à un gouvernement sage et régulier, ne ressemblent donc plus guère à ces pirates fameux par leurs féroces exploits que les deux Barberousses, Aroudj et Khaïr-ed-din, lançaient de toutes parts dans la Méditerranée contre les galères espagnoles et génoises. On retrouverait plutôt en eux les descendans des Maures de Cordoue et de Grenade, dont les vieux poètes de l’Espagne ont célébré avec une certaine tristesse mélancolique les iiiccars polies et chevaleresques. Les Maures de Tunis descendent en effet de ceux qui, établis par la conquête en Sicile et en Andalousie, furent rejetés en Afrique après une résistance plus ou moins longue. Plus civilisé que l’Arabe nomade, l’habitant de l’ancienne Mauritanie aime les fleurs et les parfums, la musique et la poésie, les récits merveilleux, tout ce qui plaît au cœur et séduit l’imagination. Il recherche la rêverie et le bien-être; il se complaît dans le sentiment de sa dignité, mais il a l’instinct de la politesse envers ses égaux et de la déférence envers ses supérieurs. En général, le Maure n’est pas sujet à ces élans terribles de haine et de colère qui transportent l’Arabe et trahissent chez ce dernier comme un reste de nature sauvage. L’habitant du désert, frugal, paresseux et vivant de peu, ne se montre pas, comme le Maure des villes, sensible à tous les raffinemens de la vie sédentaire. Libre et heureux dans sa pauvreté, il se conserve pur de tout mélange avec les races étrangères; on le reconnaît dans les rues de Tunis à la couleur brune de sa peau, à l’ovale régulier de son visage, aux formes un peu grêles de son corps musculeux et svelte, à la noblesse de sa démarche et à la finesse de ses traits. Tel est partout le Bédouin, qu’il se rencontre à Tunis, au Maroc ou dans l’Algérie. Le Maure, au contraire, a le teint presque blanc, et il est sujet à prendre de l’embonpoint. Le type primitif ne pouvait manquer de s’altérer parmi cette population formée de tant d’élémens divers. D’une part, les renégats grecs, italiens, espagnols, français, qui se fixèrent autrefois dans la régence, y apportèrent toutes les variétés de la race européenne; de l’autre, les Turcs et les Koulouglis y ont laissé les traces du type asiatique. Enfin, pendant des siècles, les Tunisiens enlevèrent des femmes sur tous les rivages de la Méditerranée et achetèrent aux bazars de Constantinople des Circassiennes et des Géorgiennes.

Il est donc assez difficile désormais de retrouver dans le Maure de Tunis la véritable physionomie du Maugrebin d’autrefois. De ce mélange avec les nations étrangères lui vient sans doute aussi son aptitude à apprécier la civilisation européenne. La sociabilité se développe tôt ou tard chez les peuples qui n’ont point l’orgueilleuse prétention de s’isoler du reste du monde. Par suite du contact fréquent avec d’autres nations, s’établissent des rapports de bienveillance; les préjugés s’effacent peu à peu, et s’il reste encore des préventions, le temps finit par en triompher. De quel œil par exemple les Maures de Tunis virent-ils, il y a deux ans, les premiers frères de la doctrine chrétienne traverser, avec leurs longues robes noires, les places publiques de la cité musulmane? Peut-être froncèrent-ils le sourcil, peut-être blâmèrent-ils la tolérance du bey, qui permettait aux chrétiens d’établir leurs écoles si près des mosquées. Aujourd’hui ils reconnaissent le bienfait de cette institution charitable. Trois cents enfans appartenant à des familles catholiques de toutes les nations, et qui végétaient dans l’ignorance et dans l’oisiveté, apprennent à lire, à écrire, à compter, à dessiner. Soumis à la discipline de l’étude, ces jeunes garçons ne tarderont pas à donner aux Tunisiens une meilleure idée des nations européennes, et la population indigène pourra envier aux étrangers de si utiles institutions. Les jeunes filles trouvent des institutrices zélées dans les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, qui se partagent avec une égale sollicitude entre l’enseignement du premier âge et le soin des malades recueillis dans leur hôpital. Une troisième école plus ancienne, fondée et dirigée par M. L’abbé Bourgade, aumônier de la chapelle Saint-Louis à Carthage, mérite d’attirer plus particulièrement l’attention. Elle réunit environ soixante élèves tunisiens, français, italiens, Israélites, qui apprennent l’italien, le français, l’arabe, le latin, la géographie, l’histoire, etc. En dehors de cet enseignement chrétien, dont l’évêque catholique a la direction supérieure, le gouvernement de Tunis a institué une école polytechnique dont les professeurs sont français. L’art de la guerre, quand on y joint l’étude des sciences exactes, fait partie de la civilisation. C’est à la gloire de ses armes que la France a dû l’ascendant qu’elle a conquis en Orient depuis des siècles. Après l’avoir redoutée, les peuples turbulens que l’islamisme poussait vers l’Europe l’ont respectée, puis admirée. Ils lui ont demandé de les instruire dans cet art terrible de la guerre dont elle a l’instinct et comme le secret; en récompense de ses services, ils lui ont permis d’apporter parmi eux les institutions de charité et de bienfaisance qui sont le plus intimement liées à l’exercice de la religion chrétienne. Sans doute la conquête de l’Algérie et l’affermissement de notre puissance dans cette partie de l’Afrique ont contribué beaucoup à augmenter la considération dont la France jouit aujourd’hui dans la régence de Tunis; mais il faut reconnaître aussi qu’il y a chez les musulmans, Maures et Arabes, un sentiment très vif de la justice. Lorsque le bien se révèle à leurs yeux, ils s’inclinent sans s’humilier et cèdent à la seule force de la vérité. C’est donc à Tunis que l’on peut étudier mieux qu’en aucun autre pays mahométan les effets de l’influence européenne, librement acceptée par un peuple africain qui a gardé son indépendance. Aucune réforme violente n’a été introduite par les beys; seulement les souverains ont retranché de la législation et des coutumes ce qu’elles avaient d’excessif et de barbare, et ils se sont sentis plus forts, plus contens d’eux-mêmes, lorsqu’ils ont entendu l’Europe applaudir à leurs tentatives. Ils sont flattés aussi de voir les étrangers, attirés par la beauté du climat, se diriger volontiers vers leurs états, certains d’y vivre en parfaite sécurité. La reine des cités mauresques, comme les Tunisiens appellent leur capitale, exerce sur les voyageurs une véritable attraction. Parmi les Orientaux, ceux-ci l’ont nommée la glorieuse, ceux-là la bien-gardée, d’autres la verdoyante, et c’est là une précieuse épithète pour une ville du littoral africain. Encadrée entre la mer, des collines toutes vertes et de hautes montagnes, Tunis a la blancheur étincelante des cités d’Orient. Autour des édifices modernes qui arrêtent les regards, combien de ruines qui parlent à l’esprit! Avant d’entrer dans la Goulette, dont le fort a été bâti par Charles-Quint, on a entrevu déjà les ruines de Carthage et la chapelle qui s’élève aux lieux où mourut saint Louis. Les guerres puniques et les croisades, ces longues et sanglantes luttes de l’Occident contre l’Orient, ont laissé sur cette côte des souvenirs indélébiles. Il devait y avoir toujours au fond de cette baie une cité maritime et militaire que la paix et la guerre mettraient en continuels rapports avec l’Europe. Désormais c’est la paix qui règne, et Tunis, rendue florissante par son commerce, voit affluer sur ses places et dans ses bazars les marins de toutes les nations coudoyant les indigènes qui ramènent leurs caravanes du fond de l’Afrique. Comme dans les autres villes du Levant, vous trouverez à Tunis la ville franque, propre et bien bâtie; mais là aussi apparaît la ville mauresque aux rues tortueuses, brusquement closes par une impasse, ou s’enfonçant sous une voûte obscure; dédale de ruelles bruyantes et animées au-dessus duquel se dresse le minaret de la mosquée, comme la fleur étoilée au-dessus du bouquet de feuilles ternes et sombres. Dans ces quartiers populeux, chaque industrie a sa place à part. Ici l’armurier forge la lame du yatagan; là le tailleur couvre de broderies d’or et d’argent la veste aux vives couleurs qui ornera le dos d’un élégant Maugrebin. Plus loin, le sellier assemble sur le velours l’or, l’argent et la soie qui rehaussent l’éclat de ces harnais splendides, la gloire des cavaliers turcs. N’oublions pas non plus les tissus variés, depuis l’humble burnous en poil de chameau jusqu’au tapis de soie, tous bariolés comme la peau du tigre d’Asie ou étincelans comme le plumage du colibri. Et pourtant on n’entend point là le vacarme qui retentit dans nos grandes cités. A travers ces rues marchandes ne circulent ni les voitures rapides, ni les lourds chariots; l’àne y trotte de son pas régulier sur la poussière qui en atténue le bruit, et le chameau y pose solennellement ses larges pieds plats qui ne réveillent pas même le marchand de dattes endormi sur le devant de son échoppe.

Ce repos des villes orientales a bien son charme. Au milieu du travail et de l’activité, on aime ce silence qui porte à la rêverie. Il semble que l’homme se fatigue moins dans l’exercice de sa profession lorsqu’il accomplit gravement sa tâche, et il y a plus de dignité dans le travailleur qui ne se hâte jamais. Chez les peuples occidentaux et de race japétique se trahit en toute occasion une agitation fébrile, un instinct de mouvement et d’expansion que rien ne rebute. C’est que notre rôle est d’agir sur tous ceux qui nous entourent de près et de loin. Les peuples du Levant, moins préoccupés du reste du monde, préfèrent se sentir vivre, estimant que l’avenir ne doit pas faire oublier le présent. Le respect qu’ils ont pour la personne et pour le souvenir de leurs pères et de leurs aïeux les rend aussi moins oublieux du passé et moins dédaigneux pour les choses anciennes. La routine est encore chez eux l’une des formes de la confiance en Dieu. Cependant l’ignorance absolue leur paraît digne de mépris. On sait combien les Orientaux attachent de prix à une belle écriture, — talent précieux dans les pays où l’imprimerie a été si longtemps inconnue, — et l’influence qu’exerce sur les populations musulmanes quiconque porte le titre de savant. A Tunis, sur une population de cent soixante mille habitans, on ne compte pas moins de soixante-dix écoles primaires, dirigées par des tolbas enseignant aux enfans à lire, à écrire, et à réciter quelques sourates du Koran.

Parmi les anciennes coutumes de l’Orient que le temps n’a pas abolies, la plus touchante est l’accueil cordial fait à l’étranger. Dans les douars arabes, on le sait, l’étranger s’appelle l’hôte de Dieu! Les Maures qui habitent les villages de l’intérieur de la régence ne montrent pas moins d’empressement à recevoir le voyageur que le hasard leur envoie. Leur zèle va si loin, qu’il s’ensuit des contestations et même des rixes sanglantes. Que fait alors le malencontreux étranger cause de tout ce tumulte? Il promet aux vaincus de loger chez eux à son prochain voyage, et suit comme un captif le vainqueur, qui l’héberge avec d’autant plus d’abondance qu’il a eu plus de peine à s’assurer de sa personne. Sans doute l’amour-propre entre pour quelque chose dans cet empressement extraordinaire à posséder sous son toit l’étranger; il y a cependant de la grandeur, on ne peut le nier dans cette hospitalité désintéressée et généreuse dont les premiers exemples ont été donnés aux Orientaux par les patriarches. Il arrive aussi quelquefois qu’un savant en lunettes, aux allures excentriques, tout occupé à ramasser des cailloux et à interroger les rochers à coups de marteau, se voit entouré de mille soins affectueux. Qu’il ne se hâte point de voir dans le respect dont il est l’objet un hommage rendu à la science : c’est que tout simplement on l’a pris pour un fou, et les fous inspirent aux habitans des parties les plus reculées de la régence une vénération superstitieuse. Il leur semble que l’homme privé de sa raison s’élève au-dessus de la terre, et que Dieu pense et agit pour lui.

Mais ceci se passe dans l’intérieur du pays, chez les tribus berbères, qui vivent encore dans une profonde ignorance. Les principales villes de la régence, et particulièrement celles du littoral, sont si fréquemment visitées par des voyageurs de toutes les nations, que la présence d’un touriste, d’un dessinateur ou d’un géologue n’y cause ni étonnement ni méprise. Des ingénieurs français, appelés par Achmed-Bey, ont parcouru tous les états de ce prince pour dresser une grande carte qui a été publiée à Paris, en 1841, au dépôt de la guerre. L’année dernière, de nouveaux travaux du même genre ont été accomplis par les ordres du bey Mohammed, qui gouverne aujourd’hui la régence. Le pays, si riche en souvenirs, a été exploré et fouillé dans tous les sens par des savans qui, chaque jour encore, découvrent quelques monumens se rattachant aux époques punique, romaine et arabe. Le bey, qui aime les arts du dessin et les cultivait lui-même avant de monter sur le trône, encourage par un accueil bienveillant et par de généreuses récompenses les hommes de talent capables de le seconder dans ses goûts et dans ses vues. Sous l’administration éclairée de ce prince aux mœurs douces et paisibles, la petite colonie européenne mène une vie fort agréable à Tunis. Les consulats forment le centre d’une société choisie que la navigation. à vapeur met presque chaque jour en rapport avec l’Europe. Des paquebots réguliers, venant de Marseille, de Malte et de Gênes, apportent sur ce point du littoral africain les nouvelles du monde entier et les journaux écrits en toutes les langues. La défense faite aux femmes étrangères de débarquer à Tunis sans une autorisation spéciale du bey est levée désormais, et à une époque où les voyages offrent plus d’agrémens que de périls, les dames ne se font pas faute de profiter de la permission. Elles peuvent d’ailleurs entreprendre sans fatigue de longues excursions, grâce aux calèches que des Maltais tiennent prêtes pour le service des touristes. Quant aux sportsmen, ils trouvent dans la régence de Tunis le plus admirable pays de chasse. Dans les montagnes le lion, le tigre, la panthère, dans les forêts le lynx, le singe, le cerf, l’antilope, la gerboise, dans les plaines la gazelle et l’autruche, telles sont les variétés de gros gibier qui invitent le chasseur à se mettre en campagne. Si vous préférez aux émotions un peu vives de la grande chasse les promenades solitaires du touriste, parcourez les vallées dans lesquelles paissent les petites vaches et les moutons à grosse queue, et les coteaux que couvrent par milliers les chameaux paisibles. À travers les rochers, vous entendrez murmurer par centaines des essaims d’abeilles dont le miel aromatique coule parmi les pierres. Au pied des montagnes s’étendent les plantations d’oliviers ; là aussi croissent le jujubier aux feuilles étroites, le grenadier aux fruits écarlates, le cactus épineux, le mûrier et l’arbousier qui se plaît également sur les versans des Pyrénées. Dans les lieux plus frais, l’Européen retrouve le châtaignier et le noyer. Enfin au milieu des plaines, dans le voisinage de la mer, fleurissent le citronnier et l’oranger, dont la vue rappelle les pays privilégiés où il ne gèle pas, et par-dessus la tête arrondie des figuiers se dresse le vert panache du dattier, comme le minaret au-dessus du dôme de la pagode.

C’est une si belle chose qu’une contrée chaude où l’hiver n’ose pas s’arrêter, tant il a peur du soleil ! En lisant la Notice sur la Régence de Tunis, on se rend parfaitement compte du charme que peut exercer sur ceux qui l’ont habité longtemps ce pays favorisé du ciel, célèbre dès les temps anciens, chaque année plus florissant, et dans lequel les mœurs vont en s’adoucissant toujours. Écrit sans prétention littéraire et rempli de documens historiques et statistiques, ce livre porte la marque d’une vive sympathie pour la France. Peut-être ne fait-il que retracer en toute justice le grand et noble rôle que notre pays a joué à Tunis, comme dans d’autres états du Levant, depuis les croisades. Quoi qu’il en soit, l’important ouvrage publié sous le titre modeste de Notice se distingue par un mérite assez rare : il fait très bien comprendre et il fait aimer le pays dont il parle. Quel dommage qu’un dessinateur de Genève capable de rendre l’Orient comme Calame entend la puissante nature des Alpes, comme Topffer savait exprimer la sérénité des vallées de la Suisse, n’ait pas été chargé d’y joindre quelques illustrations!


TH. PAVIE.


On nous signale une inexactitude qui s’est glissée dans le récit d’un curieux épisode de la guerre d’Orient, — la campagne de la Dévastation, — publié récemment par la Revue des Deux Mondes (livraisons du 1er et du 15 février). L’auteur de ce récit parle du colonel Muller comme s’étant distingué, à la tête du 95e de ligne, dans les mémorables faits d’armes de Traktir et de Kinburn. Le nom de ce colonel est Danner, et le brave officier qui le porte est aujourd’hui maréchal de camp. D’autres passages du même récit ayant été interprétés d’une façon certainement contraire à la pensée de l’écrivain, nous croyons devoir répondre également aux observations qui nous ont été présentées à ce sujet. C’est à tort qu’on a prêté à l’auteur l’intention de faire ressortir le rôle de la Dévastation devant Kinburn aux dépens de celui des autres batteries flottantes, et des bâtimens de l’escadre en général. Dans cette partie du récit comme dans toutes les autres, la place qu’occupe la Dévastation s’explique par le cadre même où l’auteur s’est renfermé. S’il avait voulu raconter l’histoire de la flotte au lieu de recueillir simplement quelques souvenirs, il aurait reconnu que les trois batteries flottantes, se suivant à deux cents mètres de distance, avaient eu chacune sa part glorieuse soit au début, soit à la fin du combat de Kinburn. C’est là un fait que nous aimons à constater en expliquant les véritables intentions du narrateur.


V. DE MARS.

  1. Un beau volume grand in-8o, Genève 1858.