Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1903

Chronique n° 1721
31 décembre 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre


Il faut confesser notre erreur : nous avions cru que l’application de la loi du 1er juillet 1901, même avec les développemens et les excroissances qu’on y avait apportés, touchait à son terme, et que le gouvernement serait amené bientôt à chercher un autre champ d’exercice pour son exubérante activité. Nous nous trompions, et M. Combes ne devait pas tarder à le prouver. Peut-être n’est-il pas suffisamment préparé à traiter d’autres problèmes que les problèmes théologiques : aussi n’en sort-il pas. Il n’a d’ailleurs pas tardé à s’apercevoir que, grâce aux principes de liberté ou aux habitudes de tolérance qui ont été, en somme, la marque distinctive du siècle dernier, l’Église avait été, comme il dit, très envahissante. On la retrouve un peu partout sous une forme ou sous une autre, et c’est dès lors une œuvre de très longue haleine que de l’en chasser. Avec cela un gouvernement a, — qu’on nous pardonne la vulgarité du terme, — du pain sur la planche pour très longtemps, et, aussi longtemps qu’il mangera chaque jour un morceau de ce pain, peu nutritif sans doute mais presque inépuisable, il sera dispensé de chercher autre chose. La guerre religieuse suffit en ce moment à tous les besoins de l’esprit public, et M. Combes espère bien qu’il en sera encore ainsi pendant plusieurs années. Peut-être ne se trompe-t-il pas. Son œuvre, qui paraissait presque finie, vient de prendre un essor nouveau, et ce ne sera certainement pas le dernier. On a admiré la longévité du ministère Waldeck-Rousseau, qui a duré trois ans ; il n’y a plus aujourd’hui aucune raison pour que le ministère Combes ne dure pas davantage encore. Il a su trouver dans l’exploitation rationnelle de cléricalisme, ou plutôt dans la mise en coupe réglée de toutes nos institutions religieuses, un véritable élixir de longue vie.

Puisque nous avons prononcé le nom de M. Waldeck-Rousseau, on nous permettra de signaler l’illusion fondamentale qui a vicié la politique de son dernier ministère. M. Waldeck-Rousseau s’élève par son intelligence et par son talent fort au-dessus de la moyenne parlementaire ; mais n’est un légiste plus qu’un homme d’État, et sa pensée, qui s’est formée dans l’étude et dans la pratique du droit écrit, s’est rarement mise en contact direct avec les réalités présentes. Dans les discours qu’il a prononcés en défendant la loi de 1901, les autorités qu’il citait de préférence étaient les politiciens libéraux du temps de Louis Philippe, quand ce n’étaient pas nos vieux rois eux-mêmes ou les légistes qui écrivaient pour eux. Que de citations n’a-t-il pas faites de Dupin aîné, le personnage le plus représentatif de cet ordre d’idées vers le milieu du dernier siècle ! Il n’a pas suffisamment songé que notre société actuelle diffère profondément de celle d’autrefois, aristocratique ou féodale sous l’ancienne monarchie, bourgeoise sous la monarchie de Juillet, mais toujours religieuse. On a beaucoup parlé du voltairianisme de la société de 1830, en quoi il y a quelque exagération ou quelque méprise. Les hommes de cette époque avaient sans doute un esprit très libre et n’aimaient pas les jésuites ; mais ils étaient profondément respectueux de la religion et le plus grand nombre étaient restés chrétiens. Nos institutions reposant alors sur le suffrage restreint, la vie politique s’étendait moins loin qu’aujourd’hui. Il en résultait que, lorsqu’on lançait du haut de la tribune ou qu’on propageait dans la presse certaines attaques, parfois très vives, contre les empiétemens du cléricalisme, il était beaucoup plus facile d’en limiter les effets au point qu’on se proposait d’atteindre, et qu’on était à peu près sûr de ne pas dépasser. N’ayant plus les mêmes garanties, il est prudent de prendre d’autres précautions. Lorsque certaines paroles tombent maintenant dans les milieux démocratiques que le suffrage universel a rendus tout-puissans, l’effet produit est beaucoup plus brutal et il est impossible d’en restreindre les conséquences. M. Waldeck-Rousseau a pu s’en apercevoir. Il n’était pas nécessaire d’avoir une perspicacité d’esprit bien profonde pour deviner ce qui allait se produire. L’erreur était de croire qu’après avoir fait appel aux passions populaires, on pourrait les apaiser aussi aisément qu’on les aurait excitées, et qu’elles se contenteraient d’un anticléricalisme de juriste ou même de libéral de 1840, alors que des tribuns plus en mesure de se faire comprendre d’elles les poussaient à la guerre religieuse, et proclamaient bien haut que l’Église était l’ennemie. Bientôt la presse est venue en aide à la propagande déchaînée. Des journaux se sont expressément fondés en haine de la religion, et ils ont déjà remplacé dans beaucoup de mains ceux qui, en d’autres temps, prêchaient le radicalisme ou le socialisme. Le radicalisme semble désormais bien pâle ; aussi les radicaux s’intitulent-ils volontiers radicaux-socialistes afin de. se barioler d’une couleur plus à la mode. Mais la couleur socialiste elle-même commence à être démodée, et nous voyons les congrès de la Libre-pensée remplacer, ou sur le point de remplacer les congrès socialistes autrefois remplis par le bruyant et interminable duel de M. Jaurès et de M. Guesde. La Libre-pensée seule est à l’ordre du jour, plus hardie, plus audacieuse, plus impérieuse que jamais. Elle vient de tenir à Paris un congrès « national, » qui ne se contente pas de réclamer la séparation de l’Église et de l’État, mais qui poursuit la destruction de l’Église. Elle sera d’ailleurs avantageusement remplacée par la Libre-pensée elle-même. La Libre-pensée demande qu’on ferme nos vieilles églises, mais qu’on construise des salles dans les mairies pour y célébrer ses propres fêtes ; qu’on lui donne des permis de chemin de fer pour se rendre aux congrès futurs ; enfin qu’on la favorise et qu’on la subventionne sous une forme indirecte en attendant qu’on le fasse ouvertement. On aurait tort de croire qu’elle soit vraiment favorable à la séparation de l’Église et de l’État. Ce n’est pour elle qu’une forme transitoire en vue d’arriver le plus tôt possible à l’union intime de la nouvelle Église et de l’État, ou plutôt à la subordination de celui-ci à celle-là : théocratie à rebours, aussi excessive dans ses prétentions dominatrices qu’a pu l’être jamais celle d’autrefois.

M. Combes a beaucoup de chemin à faire pour atteindre le but final qu’on lui propose, ou qu’on lui impose. Nous ne savons pas s’il le parcourra tout entier, et ce n’est pas à lui qu’il faut le demander, car il ne le sait pas davantage. Il va comme on le pousse. Il ira aussi longtemps et aussi loin qu’on le poussera. Mais il opère par étapes, jugeant avec raison que c’est pour lui le meilleur moyen de durer. Son art, d’ailleurs assez facile, est d’avoir toujours quelque chose à promettre, et surtout de ne s’opposer jamais à rien. — Tout vient à point, dit-il, à qui sait attendre : attendez donc ; et comptez sur moi pour aller jusqu’au bout. — L’exemple de M. Waldeck-Rousseau lui a profité : il a compris très vite que c’était un exemple à ne pas suivre M. Waldeck-Rousseau s’était fixé à lui-même un point d’arrêt et il a essayé, timidement et tardivement, de le faire respecter par les autres. Il y a perdu en quelques jours sa fragile popularité. Pour vivre aujourd’hui, il faut céder, toujours céder, ne manifester sur aucun point la moindre velléité de résistance, enfin se laisser aller au courant sans se préoccuper de savoir où il vous portera. Cette conception du pouvoir est d’ailleurs à la portée de toutes les intelligences : il faut croire que les gouvernemens antérieurs en ont pourtant eu une autre, puisqu’ils sont tombés. Cela doit étonner beaucoup M. Combes. Il se dit sans doute que son procédé est bien simple, mais qu’il fallait encore le trouver, comme Christophe Colomb a trouvé le moyen de faire tenir un œuf debout. La vérité est que les autres avant lui, et y compris M. Waldeck-Rousseau lui-même, avaient une notion différente du gouvernement et de la dignité de ceux qui l’exercent. Le liège flottant sur l’eau serait une fidèle image de M. Combes, si le liège pouvait parler, car M. Combes parle, et la preuve en est que M. Anatole France vient d’écrire une préface pour ses discours. Un bouquet d’orchidées qui aurait fleuri sur une caisse d’emballage serait un emblème assez exact de cette aventure.

La dernière œuvre de notre ministre est un projet de loi « relatif à la suppression de l’enseignement congréganiste. » En le déposant, M. Combes a réalisé une promesse qu’il avait faite devant le Sénat, au cours d’une séance et conformément à l’inspiration du moment. Lorsque M. Combes est venu au Luxembourg ce jour-là, il ne savait très probablement pas qu’il serait amené à prendre cet engagement. On discutait la loi de M. Chaumié sur l’enseignement secondaire : tout d’un coup un sénateur, M. Girard, a proposé d’interdire l’enseignement à tous ceux qui auraient fait les vœux d’obéissance et de célibat, ce qui comprenait les prêtres séculiers aussi bien que les congréganistes. Nous avons relaté l’incident, et nos lecteurs ne l’ont sans doute pas oublié. M. Chaumié a dit que, le gouvernement n’ayant pas délibéré sur l’amendement, il lui était impossible à lui, sinise ministre de l’Instruction publique, de se prononcer, et l’affaire a été remise au lendemain. M. Combes a été alors entendu. Il s’était rendu compte, en y réfléchissant pendant la nuit, qu’adopter l’amendement Girard serait en quelque sorte manger son blé en herbe : l’idée de M. Girard était bonne, si bonne même qu’il fallait la garder pour plus tard. On a pu surprendre, en cette occasion, un des procédés de M. Combes pour faire durer son ministère. Il s’est contenté de promettre avant la clôture de la session le dépôt d’un projet de loi qui supprimerait complètement l’enseignement des congréganistes, en ayant soin de faire remarquer que, s’il ne prononçait pas tout de suite la même exclusion contre les prêtres séculiers et si sur ce point il restait en deçà de M. Girard, il allait d’autre part fort au delà en étendant l’interdiction d’enseigner à tous les ordres d’enseignement : primaire, secondaire et supérieur. L’amendement Girard ne s’appliquait qu’à l’enseignement secondaire, le seul qui était en discussion avec la loi Chaumié. Donc, si l’on perdait d’un côté, on gagnait de l’autre, et M. Combes n’a pas eu de peine à faire entendre qu’on gagnait beaucoup.

Les laïcisateurs à outrance gagnaient en effet beaucoup, et plus même peut-être qu’ils n’auraient osé espérer. L’amendement Girard, ne s’appliquant qu’à l’enseignement secondaire, ne pouvait pas avoir de grandes conséquences, puisqu’il y a peu de prêtres séculiers qui s’adonnent à l’enseignement secondaire et que toutes les congrégations qui le faisaient avaient déjà été dissoutes. Mais il n’en est pas de même dans l’enseignement primaire. Il y a là, encore aujourd’hui, un nombre considérable d’établissemens congréganistes, et l’espérance de les frapper tous d’un seul coup devait flatter les imaginations de nos libres penseurs. On verra effectivement bientôt qu’il s’agit d’un vrai massacre. Mais pourquoi M. le président du Conseil a-t-il déposé son projet de loi à la Chambre et non pas au Sénat ? Il y avait là une réelle injustice, presque une ingratitude : n’est-ce pas au milieu d’une discussion du Sénat qu’avait poussé du soir au matin ce champignon malsain ? Le budget étant voté à la fin de l’année, le Sénat n’aura pas grand’chose à faire dans la session prochaine, tandis que la Chambre a beaucoup de projets de loi dont la discussion est prête. Faut-il croire que M. le président du Conseil redoute cette discussion et qu’il ait voulu l’écarter, ou l’ajourner ? Faut-il croire qu’il aime mieux maintenir la Chambre sur le terrain anticlérical que de la laisser vagabonder sur le terrain social ou financier ? C’est bien possible. Le fait, en tout cas, méritait d’être signalé : il est conforme à la politique que nous avons indiquée plus haut, et qui consiste à occuper le tapis le plus longtemps et le plus exclusivement possible avec la question religieuse et ses succédanés.

Une fois de plus, nous voilà bien loin de la loi de 1901. Cette loi, en obligeant toutes les congrégations religieuses non autorisées à demander à l’être, avait eu une double intention : d’abord, de consacrer l’existence des congrégations autorisées ; ensuite, d’en autoriser un certain nombre d’autres. Sur ce second point, on sait ce qui est arrivé : les autorisations sollicitées par des congrégations d’hommes ont été refusées en bloc. Quant aux demandes présentées par les congrégations de femmes vouées à l’enseignement, M. le président du Conseil a rejeté lui-même toutes celles qu’il a pu ; mais il s’est trouvé désarmé lorsqu’il y avait autorisation préexistante, et les congrégations de femmes autorisées à enseigner ont continué de le faire » A dire vrai, il n’y a qu’une congrégation d’hommes dont l’enseignement soit très répandu ; c’est celle des frères des Écoles chrétiennes. Elle a 1 452 établissemens disséminés sur tout le territoire. Ce sont ces frères qui, fondés autrefois par le vénérable de la Salle, ont renouvelé sur certains points les méthodes de l’enseignement primaire, ont créé un enseignement plus pratique, et ont rendu par là des services reconnus et loués par M. Ferdinand Buisson lui-même dans un document qui a été beaucoup cité depuis quelque temps. Le projet de M. Combes, en n’établissant aucune distinction entre les congrégations enseignantes autorisées et les autres, n’atteint plus que les premières, les secondes ayant déjà disparu. Aux 1 452 établissemens des frères des Écoles chrétiennes, il faut ajouter 2 817 établissemens de femmes, ce qui fait en tout 4 269 maisons d’enseignement qui devront être fermées- M. Combes aura ainsi complété son œuvre, et l’enseignement congréganiste aura disparu en France ; on en aura extirpé les dernières racines. Mais il y a 323 congrégations de femmes qui sont à la fois hospitalières et enseignantes, et elles ont 2 343 établissemens : quel en sera le sort ? « Les parties enseignantes » de ces établissemens mixtes, comme s’exprime le projet de loi, sont supprimées : toutefois, les congrégations peuvent continuer jusqu’à nouvel ordre leurs œuvres hospitalières et charitables ; et un article du projet dit même que « la partie des biens à l’usage d’école dans les établissemens mixtes accroîtra à la partie de l’œuvre statutaire n’ayant pas le caractère scolaire. » On a pensé sans doute que la distinction ou ventilation serait trop difficile à faire, et qu’après tout les biens momentanément abandonnés ne seraient pas perdus si on opère un jour la liquidation des congrégations charitables. Tel est, dans son ensemble, le projet de loi déposé par le gouvernement, et tels en sont les résultats principaux. Comme on ne peut pas terminer cette grande réforme en un jour, M. Combes accorde cinq ans pour cela à lui-même ou à ses successeurs, s’il en a pendant cette période de temps. Il compte que cette transformation ne coûtera à l’État que 25 millions, soit 5 millions par an pendant les cinq ans prévus ci-dessus, ou mieux qu’elle ne coûtera rien. Nous parlons sans ironie. M. Combes a expliqué, en effet, que ces millions seraient pris sur un crédit déjà ouvert pour la construction ou l’entretien des bâtimens du ministère de l’Instruction publique. Faut-il donc croire qu’il y avait 5 millions de reste, ou de trop dans ce crédit ? Non, le crédit n’était pas excessif ; mais M. Combes aime à présenter ainsi les choses pour pouvoir conclure que l’exécution de son projet de loi n’augmentera pas d’un centime les dépenses de l’État. Quant aux communes, une note officieuse qui a paru dans les journaux dit expressément que le surcroît de charge qui leur incombera ne regarde qu’elles, et qu’il n’y a pas lieu de s’en occuper.

Il est à peu près certain que le projet de loi dont nous venons de parler sera voté pendant la session ordinaire de 1904 : nous ne voyons pas, étant donné le vent qui souffle, ce qui pourrait empêcher ce dénouement soit à la Chambre, soit au Sénat. Cela permettra au ministère de passer l’année, à moins d’accidens imprévus, et d’atteindre la session d’automne où l’on aura un nouveau budget à discuter. Et ensuite ? Ensuite, comme nous l’avons dit en commençant, une matière législative très abondante restera encore à la disposition de M. Combes. D’abord, on pourra reprendre l’amendement Girard qui interdit l’enseignement aux prêtres séculiers. Rien ne sera plus logique. Les moines ont été proscrits parce qu’ils faisaient les vœux d’obéissance et de célibat ; les prêtres ordinaires font au moins le second, et dès lors on nous a fort bien expliqué qu’ils s’étaient mis eux-mêmes en dehors de l’humanité. Qu’y a-t-il d’excessif à interdire l’enseignement à des gens qui sont en dehors de l’humanité ? Rien, n’est-ce pas ? C’est même les traiter avec ménagement. Et d’ailleurs ne sont-ils pas animés du même esprit que les moines ? Ne propagent-ils pas les mêmes superstitions ? N’est-il pas aussi dangereux de leur laisser mettre la main sur la tête des enfans, qui contient un cerveau encore si malléable ? Mais on s’apercevra peut-être que les prêtres séculiers ne s’adonnent à l’enseignement que par exception, et qu’en le leur interdisant on donnerait un coup d’épée dans l’eau. Nous souhaitons que cela les sauve de l’interdiction. On aura d’ailleurs bien d’autres choses à faire, soit qu’on veuille préparer, ce qui ne peut avoir lieu que pas à pas, la suppression des congrégations charitables, soit qu’on préfère s’en prendre tout de suite à l’énorme problème de la séparation de l’Église et de l’État.

Il s’est fait à ce sujet un progrès rapide dans les idées de beaucoup de personnes ; mais ce progrès ne s’est pas encore manifesté d’une manière très sensible dans les majorités parlementaires. Celle de la Chambre des députés est troublée, elle hésite, elle tâtonne ; néanmoins, toutes les fois qu’elle a été amenée à se prononcer nettement, elle la fait en faveur du maintien du Concordat et du budget des cultes. Une de ses commissions étudie tous les projets relatifs à la séparation, et prépare un texte définitif à lui soumettre : dans cette commission elle-même, la majorité tient à une voix. Il semble donc qu’à la Chambre, l’opinion du ministère fera pencher la balance dans un sens ou dans l’autre, et jamais responsabilité plus écrasante n’aura incombé à un gouvernement moins capable d’en comprendre la gravité et d’en mesurer l’étendue. Quant au Sénat, on a vu tout récemment encore quelle était sa pensée propre. Appelé par les radicaux à se prononcer sur le passage à la discussion des articles du budget des cultes, il l’a voté par 200 voix contre 73, ce qui est une belle majorité. On peut dire sans doute que quelques partisans de la séparation ont voté le budget des cultes, le jugeant indispensable jusqu’à ce que la séparation soit faite ; mais cette interprétation du vote ne serait pas exacte, car il s’agissait de faire une manifestation dont tout le monde savait bien qu’elle n’aurait pas de conséquences immédiates : on voulait seulement se compter. Les partisans de la séparation étaient donc bien à l’aise, et ceux qui n’ont pas profité de l’occasion qui leur était offerte sont pour le moins des tièdes. Le gouvernement n’a rien dit, pas plus d’ailleurs que les partisans ou que les adversaires de la mesure. A. quoi bon des discours ? Chacun n’a-t-il pas son opinion faite ? Il n’y a pas eu même un simulacre de débat. On a voté en silence, et le résultat du scrutin a été celui que nous avons fait connaître : d’où il faut conclure que le Sénat est hostile à la séparation de l’Église et de l’État, et qu’il la verrait se produire avec la plus grande inquiétude. Mais il n’est pas probable que ceux qui la veulent d’une volonté forte s’arrêtent à cette considération. Ils agissent en ce moment sur M. le président du Conseil. De discours en discours, on a vu sa pensée, d’abord très flottante, se préciser davantage, et toujours dans le sens de la séparation. Il a accusé l’Église d’avoir violé le contrat qui la lie à l’État, et la dénonciation du Concordat a pris dans sa bouche la forme d’une menace. Le seul signe que donne M. Combes de la conscience qu’il a, au moins d’une manière intermittente, de ce qu’aura de redoutable devant l’histoire la responsabilité à encourir, est qu’il voudrait bien la rejeter sur l’Église. Il ferait volontiers passer Léon XIII pour un pape intransigeant, qui aurait accumulé contre la République française les actes de maladresse ou même de malveillance. Ce travestissement de la vérité ne lui coûte rien pour arriver à dire que ce n’est pas lui qui a fait la séparation, mais le pape, mais l’Église, mais le clergé ! En même temps il s’efforce, par les mesures qu’il prend et par le langage qu’il tient, de faire perdre au clergé, à l’Église et au pape leur prudence, leur sang-froid et leur modération. On voit que la séparation mûrit dans son esprit. Il est à l’affût du moindre incident qui lui permettrait de l’en faire sortir comme une représaille légitime ou un acte de réparation. S’il reste à la tête du gouvernement pendant une durée assez prolongée, — et rien ne permet de croire qu’il en tombera prochainement, — nous nous trouverons donc un beau matin en présence d’une proposition de dénonciation du Concordat ; et si la Chambre la vote sous la pression du ministère, celui-ci, armé du vote de la Chambre, sera bien fort sur le Sénat pour vaincre ses hésitations, ou même pour étouffer ses angoisses. Le scrutin final peut être enlevé de haute lutte, et la procédure de dénonciation commencera tout de suite auprès du Vatican.

Nous sommes en un temps où tout arrive : il faut remonter, chez nous, à la fin du XVIIIe siècle pour en trouver un autre aussi révolutionnaire. Nous reconnaissons, d’ailleurs, que les choses se passent, non pas toujours légalement, mais enfin sans violences matérielles, ce qui est d’autant plus facile que le pays semble indifférent à ce qui arrive et que les intérêts lésés ne songent même pas à se défendre. M. Combes n’a-t-il pas dit un jour à ses adversaires : — De quoi vous plaignez-vous ? Vous parlez de révolution, et il n’y a pas de guillotine I — Nous lui en savons, certes, beaucoup de gré, et nous apprécions comme il convient cette différence entre ce qui s’est passé il y a cent dix ans et ce qui se passe aujourd’hui. Mais la guillotine n’est pas le fond de la Révolution, elle n’en est qu’un des instrumens, et nous venons de dire pourquoi cet instrument est aujourd’hui inutile. Le gouvernement peut tout se permettre, car on le laisse tout faire. Il rencontre sans doute de l’opposition, une opposition correcte et bien sage, bien impuissante aussi, mais pas la moindre résistance. Combien de temps les choses dureront-elles ainsi ? Qui le sait ? Cela ne paraît pas près de finir ; il n’y a aucune raison pour que M. Combes ne reste pas longtemps encore maître de nos destinées. Il était, semble-t-il, le ministre ignoré que cherchait la troisième République pour s’incarner en lui. Nous ne l’aurions pas cru, mais il faut bien se rendre à l’évidence. Son habileté consiste à engager continuellement des affaires nouvelles que lui seul peut conduire à terme, comme il lui a plu de s’en vanter un jour où il avait oublié sa modestie. — Je vous défie, a-t-il dit, de me trouver un successeur. — C’est vrai ; il serait difficile d’en trouver un autre pour faire ce qu’il fait ; et pourtant on a vu combien cela est facile, puisqu’il suffit, n’ayant aucune volonté personnelle, d’exécuter docilement celle des autres. Mais tout le monde ne voudrait pas s’y prêter. Pour tous ces motifs, M. Combes a des chances sérieuses de durer plus que tous les ministres qui l’ont précédé. Quand on demandera plus tard, dans l’histoire, ce qui s’est passé en France en 1903, la réponse sera : On a fermé des couvens et des écoles. Et en 1904 ? On a fermé des écoles et des couvens. Et après ? Il ne restera plus qu’à séparer l’Église de l’État. Cette œuvre, d’abord si monotone, et finalement si effrayante, restera attachée au nom de M. Combes sans qu’on puisse dire qu’elle a été faite spontanément par lui ; mais elle l’aura été sous lui, et peut-être, car il faut être juste, n’aurait-elle pas pu l’être sans lui.


Les nouvelles d’Extrême-Orient ont, depuis quelques semaines, assez vivement préoccupé les esprits : aussi avons-nous enregistré avec satisfaction les paroles très brèves, mais très rassurantes, que M. le ministre des Affaires étrangères a prononcées à ce sujet devant le Sénat dans la discussion générale de son budget. M. Delcassé, comme il y avait été invité par le rapporteur, M. Edouard Millaud, a passé après lui en revue les principales questions actuellement posées en Europe ou plutôt dans le monde, car l’Europe n’est plus qu’une petite partie du champ d’action de la diplomatie. Lorsqu’il en est venu aux affaires d’Extrême-Orient, il a dit qu’il ne lui appartenait pas d’émettre des appréciations sur les négociations qui s’y poursuivent. « Mais, d’une part, a-t-il ajouté, les dispositions pacifiques des gouvernemens ne sont pas douteuses, et, d’autre part, je ne vois pas qui voudrait prendre la responsabilité d’y faire obstacle, au lieu de les favoriser dans la mesure où il le peut utilement. En tout cas, rien, à ma connaissance, ne permet jusqu’ici d’ajouter foi aux nouvelles alarmistes qu’on répand depuis quelque temps. » Il faut souhaiter que ce langage ne soit pas trop optimiste. Nous sommes bien sûr que M. le ministre des Affaires étrangères en a pesé les termes et ne les a prononcés qu’à bon escient. Tout danger immédiat de conflit paraît donc écarté. Mais nul ne peut répondre de l’avenir, et M. Delcassé n’a parlé que du présent. Nous croyons, comme lui, que personne en Europe n’a intérêt à ce qu’un conflit éclate entre la Russie et le Japon en Extrême-Orient, et, quant à nous. Français, nous en avons un très évident à ce que les difficultés pendantes se résolvent à l’amiable entre un pays qui est notre allié et un autre qui est notre ami. Nous n’avons jamais eu que de bons sentimens pour le Japon, et nous souhaitons en toute sincérité qu’il poursuive son développement dans la paix ; malgré la valeur militaire dont il a donné des preuves si remarquables, il est le premier à en avoir besoin. Le gouvernement du Mikado le comprend fort bien, mais il a affaire à une opinion publique qui s’en rend moins compte. L’opinion est extrêmement surexcitée au Japon : si le gouvernement se laissait conduire par elle, on en viendrait vite aux dernières extrémités. Nos journaux démocratiques aiment à répéter que les peuples sont toujours pacifiques et que les gouvernemens seuls sont belliqueux. Il est douteux que ce soit une vérité en Europe, où l’esprit des gouvernemens est fort changé, mais sûrement ce n’en est pas une au Japon. Le peuple n’y rêve que guerre et conquête, tandis que le gouvernement, plus sage parce qu’il est plus éclairé et mieux renseigné, recherche et poursuit les solutions pacifiques avec une bonne foi qui, nous l’espérons, sera récompensée.

Il y a trois semaines environ, le parlement japonais s’est réuni, et a eu à répondre à un discours du trône prudent et circonspect comme les discours du trône le sont habituellement. La réponse de la Chambre des représentans a résonné comme une fanfare guerrière. Après la dénonciation qu’elle a dirigée contre la politique des ministres, il ne restait plus qu’à mettre ceux-ci en accusation. Mais le gouvernement a pris un autre parti : il a dissous la Chambre elle-même. A partir de ce moment, on a été convaincu que, s’il était parfaitement résolu à ne compromettre ni les intérêts ni la dignité du pays, il ne l’était pas moins à ne pas les risquer dans une aventure. L’incident a prouvé aussi, d’abord, que le parlement n’avait pas encore au Japon l’influence prépondérante qu’il exerce dans certains pays européens, et qu’il était heureux qu’il ne l’eût pas. Il serait prématuré de la lui laisser prendre : son éducation politique n’est évidemment pas achevée. Si la Chambre japonaise avait été réunie au moment où est arrivée la réponse de la Russie aux demandes du cabinet de Tokio, il aurait pu en résulter des conséquences fâcheuses. Cette réponse, qui n’a pas été jugée satisfaisante par le gouvernement, aurait encore contribué à l’exaltation des esprits, et le gouvernement aurait éprouvé une difficulté de plus à conserver le calme et la modération qui lui étaient devenus plus que jamais nécessaires. Il les a conservés. On affirme que sa réponse à la note russe, bien loin d’être la préface d’une rupture, a au contraire pour objet d’ouvrir un nouveau terrain de conciliation. Nous avouons toutefois notre ignorance sur le fond des choses. Les détails de la négociation n’ont pas été publiés ; ceux qu’on a cru connaître et que les journaux ont reproduits, vraisemblables sans doute, conservent un caractère hypothétique. Ne pouvant parler que sur ces données incertaines, nous ne dirons que peu de chose.

S’il est vrai que le gouvernement japonais ait fait des observations au « gouvernement russe au sujet de sa situation en Mandchourie, c’est probablement parce qu’il a voulu se donner une entrée de jeu pour parler de la situation qu’il désire avoir lui-même en Corée. Nous l’avons dit souvent : depuis que la Russie a fait de Port-Arthur le principal débouché de son chemin de fer transsibérien, elle n’a plus les mêmes intérêts en Corée et elle peut se montrer plus coulante à l’égard de ceux du Japon. Cependant il est naturel qu’elle désire avoir certaines garanties au sujet d’un territoire qui, par sa configuration géographique, peut servir à fermer l’accès du golfe de Petchili, et il est à croire que c’est sur ces garanties qu’on discute. Nous n’avons pas à en rechercher la nature : il faut évidemment qu’elles soient sérieuses et efficaces en ce qui concerne la Russie, sans avoir rien de vexatoire ou de menaçant pour le Japon. Le problème est délicat, mais non pas insoluble. Est-il vrai que la Russie ail demandé à occuper deux points, Masampho et Mokpo, au sud de la Corée ? Est-il vrai qu’elle ait revendiqué, non seulement les droits commerciaux qu’auraient les autres puissances en Corée, mais une liberté absolue ? On le saura un jour ; on n’en sait rien encore. Il y a seulement lieu de croire que c’est bien sur des questions de cet ordre qu’on cherche à s’entendre. Les dernières nouvelles sont que, des troubles ayant éclaté en Corée dans les environs de la capitale, le gouvernement russe ne s’oppose pas à ce que le Japon envoie des troupes pour rétablir l’ordre. La nouvelle ne peut être reproduite que sous les plus expresses réserves ; mais, si elle est vraie, le gouvernement russe donne par là une preuve aussi éclatante de ses dispositions conciliantes à l’égard du Japon que celui-ci a pu en donner des siennes par la dissolution de la Chambre des représentans à Tokio. Et dès lors, quelque incertitude qui reste sur l’avenir, il est permis départager les espérances pacifiques que M. Delcassé n’a pas hésité à exprimer dans un discours public, avec l’autorité de sa situation.


FRANCIS CHARMES


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIÈRE.