Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1904

Chronique n° 1722
14 janvier 1904


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier.


La nouvelle année a commencé et elle se poursuit au milieu des inquiétudes que cause partout la situation de l’Extrême-Orient. Ce qu’est cette situation, nous l’avons déjà dit il y a quinze jours, et depuis lors elle ne s’est pas bien sensiblement modifiée. Tantôt elle a paru s’améliorer, et tantôt s’aggraver, sans qu’on puisse dire bien exactement pourquoi. Le secret des négociations pendantes entre la Russie et le Japon est, en effet, bien gardé ; on en sait, au total, peu de chose ; et nous sommes réduits à éprouver des impressions que le télégraphe nous apporte toutes faites, sans nous dire exactement quel en est l’objet. Mais il n’est pas douteux que les intérêts en cause sont très sérieux, et que le conflit qui pourrait sortir de leur opposition serait très redoutable.

S’il ne s’est pas encore produit, on le doit à la diplomatie, dont il serait bien injuste de médire en ce moment. Elle prodigue ses efforts pour maintenir la paix, et elle y a réussi jusqu’à ce jour, malgré des difficultés sans cesse renaissantes. Sans elle, il est probable que la poudre aurait déjà parlé et que le sang aurait coulé. Il y a heureusement une opinion européenne et, si l’on veut, mondiale, qui est de plus en plus favorable aux solutions conciliantes, et qui regarde la guerre comme une dernière ressource à laquelle il ne faut se résigner que lorsque, décidément, on ne peut pas faire autrement. Néanmoins, tout le monde se demande si cette guerre n’éclatera pas fatalement. Nous vivons depuis quelques semaines sous le coup d’une menace continuelle ; et c’est là, on nous permettra de le dire, un démenti significatif que les faits donnent eux-mêmes aux rêveurs d’une paix perpétuelle que, naguère encore, ils nous annonçaient comme déjà réalisée. Personne, disaient-il, ne veut plus de la guerre ; il n’y en aura donc plus, et il faut s’arranger en conséquence. La guerre turco-grecque, la guerre hispano-américaine, la guerre sud-africaine, qui se sont succédé sous leurs yeux en quelques années, ont à peine troublé leur quiétude. Elles n’ont été, à les entendre, que des accidens de plus en plus atténués d’un mal destiné à disparaître. Nous espérons qu’en ce qui concerne l’Extrême-Orient, nous en serons provisoirement quittes pour la peur ; mais nous sommes loin d’en être assurés ; et, quand bien même l’événement justifierait cet optimisme, ce serait une illusion de croire que les alarmes de ces derniers jours ne se renouvelleront pas. La guerre est dans l’air. Il ne faut rien négliger pour y échapper le plus longtemps possible, et, dans tous les cas, pour en limiter le théâtre et pour en atténuer les effets. Mais qui oserait répéter aujourd’hui que ses horreurs n’appartiennent qu’à la barbarie du passé, et que l’insondable avenir sera tout entier aux douceurs de la paix ?

Nous le savons bien, il y a l’arbitrage. On en a beaucoup parlé depuis quelque temps, et ceux qui y voient une infaillible panacée contre la guerre ont fait grand bruit des deux traités que nous avons signés coup sur coup avec l’Angleterre et avec l’Italie. Il suffit pourtant de les relire pour reconnaître que, s’ils ont contribué à faire naître ou à entretenir quelques-unes des illusions dont la naïveté ou même la puérilité nous épouvante, ce n’est pas la faute de leurs rédacteurs. « Les différends, disent-ils, d’ordre juridique ou relatifs à l’interprétation des traités existant entre les Parties contractantes qui viendraient à se produire entre Elles et qui n’auraient pu être réglés par la voie diplomatique, seront soumis à la Cour permanente d’arbitrage établie par la convention du 19 juillet 1899 à La Haye, à la condition toutefois qu’elles ne mettent en cause ni les intérêts vitaux, ni l’indépendance ou l’honneur des deux États contractans et qu’ils ne touchent pas aux intérêts des tierces puissances. » Il faut une imagination singulièrement complaisante pour voir là autre chose que ce qui y est, car les expressions employées sont parfaitement claires. Les auteurs du traité ont visé tout simplement les litiges d’ordre juridique généralement relatifs à l’interprétation des traités, et non pas du tout les conflits d’intérêts qui s’élèvent entre deux nations sans avoir encore été l’objet d’aucun règlement diplomatique. Encore ont-ils pris soin d’ajouter que les différends en question devraient ne mettre en cause « ni les intérêts vitaux, ni l’indépendance ou l’honneur des États contractans, » ce qui signifie, en bon français, que ces États restent absolument maîtres de soumettre leurs affaires contentieuses ou de ne pas les soumettre à la Cour arbitrale. Il en était déjà de même avant les traités. Autant ceux-ci sont formels et catégoriques lorsqu’il s’agit de limiter, en définissant leur caractère, les litiges à porter devant la Cour de La Haye, autant ils deviennent vagues et volontairement imprécis lorsqu’ils ouvrent le champ des exceptions. On peut y faire entrer tout ce qu’on voudra. Qui sera juge, sinon moi, de savoir si mes intérêts vitaux, mon indépendance ou mon honneur sont engagés dans l’affaire ? Dès lors, je conserve ma pleine liberté d’appeler mon adversaire devant un arbitre, ou de me battre avec lui. L’arbitrage ne supprimera donc pas la guerre. Cela arrivera peut-être dans une humanité future qui sera toute différente de celle d’aujourd’hui et de celle d’hier. En attendant, l’observation la plus favorable à faire sur nos deux traités avec l’Angleterre et avec l’Italie est que nous n’aurions pu les conclure ni avec l’une, ni avec l’autre, si nos rapports avec elles ne s’étaient pas améliorés au point de devenir amicaux. Ces deux traités sont une heureuse manifestation de notre rapprochement, et rien de plus.

On nous pardonnera cette digression, si c’en est une. Dans les récentes discussions du budget des Affaires étrangères à la Chambre et au Sénat, toutes ces questions de paix, de guerre, d’arbitrage, de désarmement, — car c’est toujours au désarmement qu’on conclut d’un certain côté, — ont été traitées en termes plus discrets que les nôtres, mais pourtant explicites. Le gouvernement a dit son mot sur les idées plus ou moins confuses qui hantent les esprits, ou même les égarent, et nous lui rendons la justice qu’il a dit le mot juste. En ce qui concerne les affaires d’Extrême-Orient, il s’est montré optimiste : sa situation l’y obligeait peut-être, car, s’il avait laissé voir de l’appréhension, il en aurait fait naître une cent fois plus grande. Mais qui ne voit, en face d’une réalité concrète comme celle qui s’offre à nous dans le conflit russo-japonais, combien il serait inutile et vain, nous dirons même déplacé, de proposer aux deux parties de recourir à un arbitrage ? Ni l’une ni l’autre ne voudraient en entendre parler, car il ne s’agit entre elles, ni d’un différend de l’ordre juridique, ni de l’interprétation d’un texte, mais d’un de ces intérêts vitaux dont un grand pays ne remet jamais la solution entre les mains d’un tiers. On comprendrait, si la Russie et le Japon voulaient bien s’y prêter, qu’une ou plusieurs puissances amies interposassent leurs bons offices pour les aider à sortir de la difficulté actuelle. On comprendrait même la médiation de celles de ces puissances qui tiennent le plus fortement au maintien de la paix : — nous ne disons pas qu’elles aient la moindre idée de l’offrir, et encore moins de l’imposer, mais enfin des interventions de ce genre se sont produites dans l’histoire, et ont été parfois efficaces. L’arbitrage seul est impossible, et il n’est peut-être pas inutile d’en faire l’observation à un moment où tant de personnes en parlent comme d’une découverte nouvelle destinée à procurer au genre humain une paix que rien ne troublera plus. A la première épreuve qui se présente, on reconnaît que la tâche à accomplir et l’instrument qu’on voudrait y appliquer ne sont pas appropriés l’un à l’autre. Il faut se contenter des vieux moyens diplomatiques. On les emploie donc, mais dans des conditions qui restent assez mystérieuses. Il y a déjà eu quatre notes échangées entre le Japon et la Russie, deux d’un côté et deux de l’autre, sans qu’on sache exactement quel en est le contenu. Le Japon, qui joue le rôle de demandeur, a parlé le premier, et la Russie lui a répondu. Mais la réponse de la Russie, — nous parlons de la première, — loin de produire l’apaisement à Tokio, y a paru inadmissible. Le gouvernement japonais a demandé au gouvernement russe de vouloir bien la « reconsidérer » : c’est l’expression dont il s’est servi, et il y a lieu de croire qu’il a indiqué les points qui lui paraissent comporter le plus utilement une révision. Le gouvernement russe a accédé au désir du gouvernement japonais, et il a envoyé à Tokio une nouvelle note qui a paru y produire quelque détente, mais non pas y donner encore toute la satisfaction qu’on en attendait. Le gouvernement japonais vient, dit-on, de répliquer, et, s’il ne l’a pas encore fait, il est sur le point de le faire. Les choses en sont là.

On ne sait rien de certain sur les deux dernières notes qui ont été échangées entre Saint-Pétersbourg et Tokio, ni peut-être rien de complet sur les deux premières. Cependant quelques communications qui ont été faites à la presse permettent de reconstituer, au moins partiellement, celles-ci. Le Japon, avons-nous dit, est demandeur. La Russie, elle, n’a rien à demander ; elle occupe la Mandchourie, et ne semble nullement disposée à l’évacuer. Si elle le fait jamais, ce sera pour la forme, et en conservant un protectorat effectif sur le pays. Beati possidentes ! disait autrefois M. de Bismarck. La Russie serait parfaitement contente de son lot, si on lui permettait d’en jouir en toute tranquillité et d’en disposer en toute liberté. Mais c’est ce que certaines nations ne la laisseraient probablement pas faire, sans avoir obtenu d’elle des garanties, ou du moins des promesses, au sujet du respect de ce principe nouveau de la porte ouverte auquel leur commerce est intéressé. Dans le nombre de ces nations, il en est une, le Japon, qui joint à ses préoccupations économiques des préoccupations politiques d’un ordre non moins important à ses yeux.

Le Japon prendrait son parti de voir la Russie rester maîtresse de la Mandchourie, s’il devenait lui-même, et dans les mêmes conditions, maître de la Corée. Les deux pays, Mandchourie et Corée, se touchent. Ils sont seulement séparés par deux rivières, le Yalou et le Tioumène : aussi est-il évident que, si la Russie, profitant de l’avance qu’elle a su prendre, se fortifie et se rend inexpugnable en Mandchourie, la prodigieuse force d’expansion qui est en elle deviendra bientôt une menace pour la Corée. Elle l’est déjà. Les Russes ont passé le Yalou ; ils ont des intérêts sur la rive gauche du fleuve, et, dans ces pays, où les intérêts politiques suivent généralement de très près les intérêts industriels et commerciaux, leur marche en avant sera sans doute rapide, s’ils ne rencontrent pas un obstacle, ou ne s’opposent pas à eux-mêmes un point d’arrêt. Le Japon ne pouvait pas voir cette situation sans une extrême inquiétude. Sa population pullulante est à l’étroit sur son territoire : de tout temps, il a considéré la Corée comme son déversoir et son champ d’activité nécessaires. Il n’y a pas un Japonais qui n’ait cette idée profondément enfoncée dans l’esprit, et qui ne soit prêt à en poursuivre la réalisation par des moyens quelconques. Tous les pays, et surtout les pays jeunes, ont ce qu’ils appellent leurs aspirations nationales : celles du Japon sont en Corée, et on peut être sûr que ce peuple intelligent, hardi, courageux, présomptueux même, enivré de ses victoires sur la Chine dont il s’exagère le mérite, ne reculera devant rien pour empêcher un autre, quel qu’il soit, de s’emparer de ce qu’il considère comme son bien. Le Japon peut attendre, mais non pas renoncer ; et il attendra d’autant plus patiemment que l’objet de ses désirs et de ses espérances ne sera menacé par personne, et paraîtra lui être réservé. S’il a eu autrefois cette impression sédative, il ne l’a plus maintenant. Les progrès de la Russie le remplissent d’anxiété. Le moment lui a donc semblé venu de s’adresser au gouvernement de Saint-Pétersbourg et de lui faire connaître ses desiderata.

Ils ont été au nombre de trois. 1° La Russie et le Japon s’engageraient réciproquement à respecter l’indépendance et l’intégrité territoriale de la Chine. — On peut croire, aux lumières du passé, que c’est là une clause de pure forme. — 2° Le Japon reconnaîtrait les intérêts spéciaux de la Russie en Mandchourie et la Russie reconnaîtrait les intérêts spéciaux du Japon en Corée. — Inutile de dire ce que cela signifie : les intérêts spéciaux dont il s’agit ne peuvent être que des intérêts politiques, et, en les reconnaissant à son partenaire, chacun des deux pays lui reconnaîtrait naturellement le droit, et l’autoriserait à employer le moyen de les garantir. — 3° Le Japon s’engagerait à ne porter aucune atteinte aux droits et immunités commerciaux que la Russie, en vertu des traités, possède en Corée, et la Russie prendrait le même engagement en ce qui concerne les immunités et les droits commerciaux du Japon en Chine, c’est-à-dire en Mandchourie. — Cette dernière clause est très importante. Le Japon ne pouvait pas la négliger, car il a un intérêt personnel à la faire prévaloir ; mais, comme son intérêt se confond ici avec celui des autres puissances, il s’est montré habile en la mettant au nombre de ses revendications. Il est clair, en effet, que les engagemens mutuels que prendraient la Russie et le Japon pour se garantir le maintien du statu quo commercial, tel qu’il résulte des traités existans, s’étendraient et s’appliqueraient au commerce de toutes les puissances. C’est la consécration du principe de la porte ouverte. En demandant la liberté pour lui en Mandchourie, et en la promettant à la Russie en Corée, le Japon l’assure aux autres, et, dès lors, il les intéresse à son succès. En Angleterre, par exemple, si le gouvernement est réservé et discret, si même il est, comme nous n’en doutons pas, très sincèrement pacifique, l’opinion publique, au contraire, a témoigné au Japon une sympathie bruyante, et les journaux n’ont pas cessé de parler de la Russie avec un sentiment qui ressemblait souvent à de la malveillance. Cet état de l’opinion, dangereux par lui-même, se modifierait sans doute assez vite si la Russie annonçait la ferme intention de pratiquer en Mandchourie le principe de la porte ouverte : et ce n’est pas seulement en Angleterre qu’elle ferait naître par là de meilleures dispositions à son égard. Il semble, au surplus, que la cause soit déjà gagnée : les dernières dépêches annoncent que la Russie respectera les traités existans.

Qu’a répondu le gouvernement de Saint-Pétersbourg à celui de Tokio ? Sa note est datée du 11 décembre. Il a refusé purement et simplement de traiter la question de la Mandchourie avec le Japon, sous prétexte qu’elle ne regarde que la Chine. Dans la forme, cette déclaration est parfaitement correcte : le Japon n’a aucun droit sur la Mandchourie, à l’exception toutefois de ceux que lui donnent les traités dont nous venons de parler ; mais il est possible que cette fin de non-recevoir de la Russie ait été énoncée en principe, et qu’on puisse ultérieurement se mettre d’accord sur ce qui intéresse le plus le gouvernement japonais, en d’autres termes la Corée. Si le gouvernement japonais obtient satisfaction à cet égard, il se détachera plus facilement du reste, ou y portera une moindre attention. Que la Russie reconnaisse ses intérêts spéciaux en Corée, et il sera bien près d’être satisfait. Malheureusement, dans sa note du 11 décembre, elle les reconnait dans une partie du pays seulement, c’est-à-dire au Sud, dans la partie péninsulaire de la Corée, mais non pas au Nord, dans la partie continentale ; ou plutôt, dans cette dernière partie, elle ne leur reconnaît pas un caractère exclusif. En conséquence, il serait créé une zone neutre, partant de la frontière mandchoue-coréenne, et s’étendant au Sud sur une largeur qui était d’abord assez considérable, mais qui, par la suite, aurait, dit-on, été réduite à cinquante kilomètres. Zone neutre. État-tampon, ce ne sont là généralement que des créations artificielles et provisoires, qui laissent d’ailleurs en suspens la question de savoir comment et par qui on y pourvoira au maintien de l’ordre. En théorie, les zones neutres se défendent très bien ; en pratique, elles ont été le plus souvent des nids à conflits, où le plus fort tâche de se substituer au plus faible. On comprend que le Japon ait éprouvé quelques préoccupations à ce sujet. S’il y a, ou plutôt puisqu’il y a déjà des intérêts russes sur la rive gauche du Yalou, intérêts privés d’ailleurs et de l’ordre industriel, le Japon est certainement prêt à leur garantir une pleine sécurité ; mais abandonner ses prétentions sur cette partie du pays, ou plutôt accueillir conjointement celles de la Russie, et combiner les unes et les autres dans une sorte de condominium difficile à définir, on comprend que cette idée lui répugne, et qu’il fasse son possible pour en écarter la menace. Cependant, cela ne vaut pas une rupture.

Reste une question dont on a parlé avec plus de réserve, et sur laquelle les renseignemens exacts font particulièrement défaut : celle de savoir comment serait assurée la liberté des mers qui baignent le Sud de la Corée. Il y a là, pour la Russie, un intérêt de premier ordre. Nous n’avons pas diminué l’importance de ceux que le Japon a ailleurs ; il faut convenir qu’à son tour la Russie en a là sur lesquels elle ne peut pas transiger. Depuis qu’elle a choisi Port-Arthur comme point terminus de son chemin de fer, nous avons dit souvent qu’elle n’avait plus en Corée les mêmes intérêts, et qu’elle pouvait reconnaître plus facilement et ménager davantage ceux du Japon ; mais c’est à la condition que rien ne gênera l’accès du grand golfe où Port-Arthur est situé, ni les communications, par la voie de mer la plus directe, entre Port-Arthur et Vladivostok. Le problème n’est pas insoluble, mais il est délicat, et a besoin d’être traité en dehors de toutes considérations d’amour-propre, en se plaçant d’ailleurs au point de vue de l’intérêt général. Le libre accès et la libre sortie du Petchili importe effectivement à tout le monde, y compris la Chine. Nous n’avons pas ici à indiquer des solutions : c’est l’affaire de la diplomatie de les chercher et de les trouver. Elle s’y applique avec une bonne volonté évidente. Rien n’a lassé jusqu’ici la patience du gouvernement russe et du gouvernement japonais ; ils sentent l’un et l’autre que, sans même parler de la responsabilité qu’ils auraient envers le monde entier s’ils laissaient la guerre éclater, ils seraient les premières victimes du fléau qu’ils auraient déchaîné. Ils se feraient, en effet, beaucoup de mal l’un à l’autre, dépenseraient beaucoup d’argent, répandraient beaucoup de sang, et n’atteindraient probablement, au bout de leur effort, que des résultats inférieurs à ce qu’ils auraient coûté. Peut-être cela est-il vrai surtout de la Russie, qui n’a pas grand’chose à gagner à une guerre, même heureuse : aussi le gouvernement russe est-il sincèrement pacifique. Mais qui ne l’est pas en Europe ? Tous les gouvernemens le sont, les peuples aussi. Il n’en est pas tout à fait de même de ce qu’on appelle leurs « colonies, » c’est-à-dire de leurs colons en Extrême-Orient. Les Anglais de Changaï et de Hongkong, par exemple, sont très belliqueux, et ils envoient aux journaux de Londres des télégrammes qui ne contribuent pas peu à maintenir l’effervescence des esprits. Mais s’ils entraînent parfois l’opinion, ils n’ont pas encore réussi à entraîner le gouvernement.

Le gouvernement désire la paix, parce qu’il ne sait pas à quelles complications, ni peut-être à quelles obligations pour lui la guerre pourrait conduire. L’Angleterre a un traité avec le Japon, traité qui a été publié et dont les termes sont connus. L’alliance des deux pays est nettement établie : toutefois, l’Angleterre n’est obligée à donner son concours militaire au Japon que s’il se trouve engagé contre deux adversaires à la fois. Il faudrait donc qu’une autre puissance entrât en ligne à côté de la Russie pour que le casus fœderis s’imposât à l’Angleterre ; aussi y a-t-il peu d’apparence à ce que les choses se passent de la sorte. Dans le cas où une puissance quelconque serait tentée de prendre parti pour la Russie, elle devrait songer qu’en le faisant, elle forcerait l’Angleterre à prendre parti pour le Japon, et il est probable que cette conséquence l’arrêterait. Il est probable également qu’elle empêcherait la Russie de désirer et de demander un concours qui assurerait au Japon celui de son allié. Mais les choses peuvent se passer autrement. Il peut arriver que, sans que son traité lui en fasse une obligation stricte, l’Angleterre intervienne en faveur du Japon. Supposons, par exemple, que celui-ci, après une lutte vaillante, soit sur le point de succomber et d’être écrasé : l’Angleterre laisserait-elle l’événement s’accomplir sans rien tenter pour l’empêcher ? Il serait imprudent de le croire. L’opinion britannique, on l’a vu ces derniers jours, est extrêmement impressionnable, et elle est violente, et impérieuse dans ses impressions. Son action sur le gouvernement est finalement toute-puissante. Qu’arriverait-il en pareil cas ? Quelles seraient les suites d’une intervention britannique éventuelle qui laisserait la Russie seule contre deux ? La Russie, alors, n’aurait plus les mêmes motifs de ne pas désirer, de ne pas demander le concours d’une autre puissance ; et on se doute bien à qui elle s’adresserait.

Ce sont là des hypothèses extrêmes qu’il est certainement prématuré d’envisager, et sur lesquelles il serait indiscret d’appuyer. Ce qui est sûr, c’est que nous ne sommes, en aucun cas, liés par des engagemens obligatoires. L’Angleterre en a ; nous n’en avons pas. M. Delcassé, dans son dernier discours au Sénat, a été amené à dire, — sans faire d’ailleurs aucune allusion à la situation actuelle, — que le champ d’action politique de la double alliance était surtout en Europe. La Russie et la France doivent se témoigner toujours et partout une bonne volonté réciproque qui n’a d’autre limite que celle de leurs intérêts ; mais c’est seulement en vue de l’Europe qu’elles ont contracté l’une à l’égard de l’autre des obligations plus précises. Nous n’en voulons pour preuve que la déclaration qui a été faite par les deux puissances lorsque le traité anglo-japonais a été connu. S’il y avait eu un engagement antérieur quelconque, cette déclaration aurait été superflue. On peut se demander, à la vérité, si l’engagement n’existait pas en secret, et si on n’a pas jugé l’occasion venue de le révéler ; mais alors il faut s’en tenir aux termes mêmes de la Déclaration, et il est clair qu’ils ne nous obligent à rien. Dans le cas où leurs intérêts seraient compromis en Extrême-Orient, parce que l’indépendance ou l’intégrité de la Chine serait menacée, la Russie et la France « se réservent d’aviser éventuellement aux moyens d’en assurer la sauvegarde. » Rien de plus, et c’est peu. C’est assez toutefois pour que, en dehors des considérations tirées de l’humanité elle-même, nous ayons un intérêt particulier au maintien de la paix. Alliés de la Russie en Europe et ses meilleurs amis en Extrême-Orient, mais amis aussi du Japon, avec lequel nous avons toujours eu et nous désirons conserver de bons rapports, la guerre, si elle éclatait et se prolongeait, pourrait nous mettre dans une situation fausse, où nous aurions à choisir entre des intérêts et des devoirs différens. Aussi faisons-nous les vœux les plus ardens pour la paix, et nous aimons à croire que notre gouvernement ne se borne pas à faire des vœux. Le danger immédiat, si inquiétant il y a peu de jours encore, s’est éloigné, nous ne disons pas dissipé : ce serait beaucoup trop dire. La dernière note russe a fait naître une accalmie qui permettra à la fièvre de tomber là où elle a le plus dangereusement sévi en Europe : et, certes, ce n’est pas en France. Le ton de la presse chez nous a été constamment pacifique. Nous n’avons rien fait, ni rien dit, qui pût encourager la Russie, pas plus que le Japon, à l’intransigeance dans leurs prétentions. Si la guerre avait éclaté, l’opinion française n’y aurait eu aucune responsabilité : tout le monde, peut-être, n’aurait pas pu en dire autant.


Notre gouvernement vient de commettre plus qu’une faute en expulsant de France M. l’abbé Delsor, député d’Alsace au Reichstag allemand, où il représente avec beaucoup de dignité les sentimens de ses compatriotes, qui ont été les nôtres et ne l’ont pas oublié. Nous ne l’avons pas oublié non plus ; mais le gouvernement, lui, ou ne s’en est plus souvenu, ou n’en a tenu aucun compte. M. l’abbé Delsor était venu à Lunéville chez des amis, et, sur l’invitation qui lui en avait été faite, il avait accepté de prendre la parole dans une réunion. Qu’aurait-il dit ? Nous n’en savons rien, et peu nous importe. Le gouvernement ne l’a peut-être pas très bien su lui-même ; mais quoi ! M. Delsor est un ecclésiastique ; on l’a soupçonné d’avoir une médiocre sympathie pour une politique dont la persécution religieuse est le pivot ; on a craint qu’il ne le dit, et on l’a chassé. Quand bien même il l’aurait dit, quel mal cela aurait-il fait ? Le gouvernement s’en serait-il porté plus mal ? Si on le croyait, rien n’était plus simple : il fallait interdire la réunion. Mais ce n’est pas à cela que s’est borné M. le préfet de Meurthe-et-Moselle. Ce fonctionnaire a fait du zèle ministériel aux dépens du patriotisme, et il a pris contre M. Delsor un arrêté d’expulsion dans lequel il l’a expressément et lourdement qualifié de « sujet allemand » et d’« étranger. »

Hélas ! M. l’abbé Delsor est tout cela, et ce n’est pas sa faute ; mais il est aussi Alsacien, et les Alsaciens restent à nos yeux des « étrangers » d’une espèce particulière. Nous leur reconnaissons volontiers droit de cité chez nous, quand il leur plaît d’y venir ; nous les regardons comme des membres séparés de notre famille, et, s’ils s’intéressent à nos affaires, nous n’avons garde de leur dire que cela ne les regarde pas. En expulsant M. Delsor, et en employant pour cela des termes qui nous rappellent toutes nos tristesses, le gouvernement a blessé en nous des sentimens délicats et profonds. Il ne s’agit pas ici d’un patriotisme de mauvais aloi. Nous n’aimons pas à faire du patriotisme une arme de parti. Nous n’accusons volontiers personne d’en manquer. Encore moins élevons-nous une protestation inutile, impuissante, et qui serait dès lors déplacée, contre un traité qui porte la signature de la France. Ce n’est pas ainsi qu’on déchire les traités de ce genre. Les Alsaciens ont cessé d’être Français, mais ils sont pour nous des frères. Il est pénible de penser que le sol national a été interdit à l’un d’eux, uniquement parce qu’il porte un habit ecclésiastique. L’expulsion de M. Delsor, venant après toute la campagne d’internationalisme, montre à quel point s’est oblitéré chez nous le sentiment, et même le sens de certaines choses qui étaient précieuses à nos pères et qui sont restées chères à ceux de nous qui ont vu l’Année terrible. La plupart de nos ministres l’ont pourtant vue : en auraient-ils perdu le souvenir ? Ils ont frappé au cœur l’Alsace et la France restées fidèles l’une à l’autre dans leurs regrets et leur douleur. Et pourquoi cela ? Pour rien : pour mettre un prêtre à la porte et pour s’épargner une critique qu’ils n’auraient même pas entendue. Mais l’Alsace ne s’y trompera pas ; elle ne confondra pas le ministère actuel avec la France ; elle ne doutera pas que celle-ci du moins lui reste amie et hospitalière, et que ses enfans, pour être des « sujets allemands, » comme le dit M. le préfet de Meurthe-et-Moselle, ne sont pas pour elle de simples étrangers.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.