Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1866

Chronique n° 833
31 décembre 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre 1866.

Voilà encore une année qui finit et une année qui commence. Rien ne serait plus agréable que de s’arrêter à cet intervalle comme le béat Janus antique, qui peut regarder placidement au passé et à l’avenir sans se tordre le cou, grâce aux deux têtes dont il est pourvu. Il serait doux aussi de s’oublier dans les gaîtés que les bonnes et aimables coutumes des nations chrétiennes répandent, au souvenir de la naissance du Christ, sur ce crépuscule et cette aurore ; mais ni Noël ni le jour de l’an ne communiquent cette année leur hilarité à la politique. Aucun événement récent ne nous permet d’entonner le cri joyeux de nos pères : Noël ! Noël ! et les heureux apparens ne peuvent point eux-mêmes échanger leurs souhaits de bonne année avec la délectable sécurité qu’inspire une sereine confiance.

Nous ouvrons le nouvel an comme nous finissons l’ancien, dans le trouble moral et la confusion politique. La rhétorique officielle des complimens de circonstance ne pourra point nous faire perdre un moment le sentiment des soucis dont nous sommes chargés. La tâche de 1867 est sévère et laborieuse ; elle doit être de travailler à réparer les erreurs, les déceptions, les résultats, en un mot, de 1866. Il y a une parole qui est passée depuis quelques années d’un gouvernement et d’un peuple à l’autre en Europe, c’est celle que prononça le prince Gortchakof après la guerre de Crimée quand il dit : La Russie se recueille. D’autres gouvernemens, d’autres peuples ont eu à se recueillir depuis cette époque. Aujourd’hui le tour de la nation française et du gouvernement français est venu : c’est à nous de nous recueillir. Le recueillement de la France, telle est l’œuvre de l’année politique qui va commencer pour nous.

Le recueillement sera notre salut, si on y cherche avec un patriotisme loyal et désintéressé les leçons de l’expérience, et si l’on sait en suivre les inspirations avec une décision opportune. Le premier acte de ce travail intérieur de la conscience nationale doit être la comparaison des nécessités qui nous sont manifestement imposées et des causes qui ont déterminé et révélé ces nécessités. Cet examen serait trop borné et demeurerait inefficace, s’il n’allait point au-delà des faits immédiats et présens. Il est un point pratique où vient aboutir ce qu’on pourrait appeler la résultante des conditions intérieures et extérieures où la France est en ce moment placée. Ce point est la nécessité sentie par tous les patriotes vigilans et proclamée par le gouvernement de procéder à une prompte réorganisation des institutions militaires de la France. En découvrant qu’il était urgent d’asseoir l’armée française sur des bases plus larges et plus fortes, nous avons reconnu qu’un grand et subit changement s’est accompli dans la position occupée par la France envers la mutualité européenne. Le problème de la réorganisation militaire n’est point une de ces questions simples que le courant ordinaire des affaires apporte au pouvoir et aux assemblées, et qui se résolvent pour ainsi dire toutes seules par les considérations et les procédés purement techniques. Les plus vivans intérêts, les plus sérieuses pensées, les plus énergiques sentimens de la nation sont ici mis en jeu. Il faut donner à la France toute la force militaire dont elle est capable, et cela ne se peut faire qu’au moyen d’un énergique réveil d’esprit public et d’un effort vigoureux du pays sur lui-même. La question la plus pressante et la plus positive de l’heure actuelle ne peut donc être résolue sans un examen préalable approfondi de la situation intérieure et extérieure de la France.

Tel doit être l’ordre logique des choses, et l’instinct public le comprend bien ainsi. Si le projet sorti de l’élaboration de la haute commission militaire a été accueilli par l’opinion avec une sorte de mauvaise humeur, c’est non-seulement à cause de la maladresse de quelques-unes des combinaisons proposées, mais c’est aussi surtout parce que les motifs politiques, la raison d’état de la réforme militaire, n’ont point été exposés au pays avec l’étendue et la profondeur nécessaires. La réforme de l’armée ne peut être que la conclusion d’un débat politique. Qu’on en juge par l’exemple même du peuple dont les institutions militaires nous ont inspiré les appréhensions contre lesquelles nous cherchons à nous affermir par un système de précautions nouvelles. Ce n’est point en temps de paix, à une époque de sécurité et de prospérité, dans la calme recherche d’une perfection théorique, à loisir, par choix, que les Prussiens ont établi l’organisation militaire dont nous voyons et comprenons aujourd’hui l’efficacité. Ils étaient sous le coup de la plus extrême infortune nationale ; ils venaient d’être écrasés par un vainqueur impitoyable ; ce vainqueur voulant les éliminer de la famille des grandes nations, venait de leur interdire d’entretenir une armée active supérieure à 40 000 hommes. Des malheurs poignans, la réaction du sentiment patriotique contre une injuste et aveugle oppression étrangère, la volonté absolue d’être un peuple, firent accepter aux Prussiens cet austère régime qui devait donner à leur patrie autant de soldats que de citoyens. Les désastres sous lesquels palpitait la Prusse, son amoindrissement territorial, son appauvrissement, la forcèrent de combiner son nouveau système d’armement national avec un esprit d’économie qui en reste jusqu’à présent une des conditions caractéristiques les plus heureuses. En Prusse, la grande organisation militaire est donc née des nécessités réunies de la situation extérieure et de la situation intérieure, nécessités vues et senties par tous. Il n’en saurait être autrement ailleurs pour l’accomplissement d’une tâche analogue.

Avant de demander à la France un développement considérable de ses institutions militaires, on ne peut par conséquent se dispenser de lui dire avec franchise et netteté pourquoi sa situation extérieure lui prescrit ce grand effort, et de l’édifier sur les conditions auxquelles sa situation intérieure pourra la mettre en garde et en défense contre les périls et les chances qui exigent d’elles un vaste déploiement de forces. Avant de convenir du nombre d’hommes que nous devrons donner à la défense de la patrie, avant de décider sous quelle forme nos nouveaux devoirs militaires nous seront imposés, nous devons savoir ce qu’il y a eu de changé en Europe par rapport à la France, nous devons examiner si ce changement ne demande point de nous autre chose que des précautions militaires. Nous devons nous consulter nous-mêmes sur les directions qu’il nous importe de donner à notre politique intérieure et extérieure en vue de ces transformations qui s’accomplissent autour de nous, et dont nous éprouvons la réaction d’une façon si visible.

Pour répondre à ces interrogations qui nous pressent, nous ne rentrerons point dans la discussion des transactions de la politique extérieure durant ces dernières années, transactions que nous avons d’ailleurs appréciées à satiété et le plus souvent critiquées avec une prévoyance malheureusement impuissante au moment où elles se produisaient. Il serait aujourd’hui sans utilité de remâcher des récriminations éternelles contre les fautes commises. On se convaincra d’ailleurs de jour en jour davantage, à mesure que le point de perspective s’éloignera des événemens, que, si ces fautes peuvent être imputées aux personnes, elles sont bien davantage encore la conséquence du système politique défectueux où la France a été engagée. Il nous suffira de prendre les choses où elles sont. Le grand changement européen dont la France est émue, le changement qui a porté soudainement la pensée publique sur l’état de nos forces militaires, est celui-ci : en face des victoires de la Prusse, des transformations politiques de l’Allemagne, de la concentration des forces de guerre sous une seule direction gouvernementale qui est devenue tout à coup possible à notre frontière au-delà du Rhin, la France a senti qu’elle ne possédait plus cet ascendant de puissance qui était pour elle une condition de sécurité, qui assurait la plénitude de la liberté d’action à sa politique européenne, qui lui donnait la faculté d’exercer un arbitrage élevé dans les affaires du monde. Nous n’indiquons point ce revirement profond et subit qui s’est opéré dans laconscience nationale avec une pensée d’aigreur pessimiste. Nous sommes contraints de prendre acte d’un fait incontestable dont la signification est constatée avec éclat par les projets de réforme militaire ; mais il ne suffit pas de constater ce fait, il faut le dominer et l’étudier de haut. Le mécompte que nous éprouvons est surtout l’effet de la direction dans laquelle la politique européenne est placée depuis quinze ans.

Le jour où la France, abandonnant les expériences souvent brillantes, quelquefois malheureuses, mais toujours saines et attachantes, de la liberté appliquée à sa vie intérieure, s’est remise avec un abandon absolu au patronage d’une autorité omnipotente, on peut dire que l’axe de la vie politique a été déplacé en Europe. Les questions d’équilibre des forces ont repris dans notre hémisphère l’importance qu’elles y avaient dans l’ancien régime et au commencement de ce siècle, avec cette aggravation que les conflits des états sont plus dangereux aujourd’hui, et peuvent entraîner des conséquences plus terribles à cause de l’accroissement de concentration que les progrès modernes ont donné aux peuples, et de l’efficacité plus grande que la science et l’industrie ont assurée aux ressources de guerre. À partir de cette époque, l’Europe a bien pu se livrer avec ardeur à la vie industrielle et développer avec un rapide succès sa vie économique ; elle a toujours senti au-dessus d’elle, durant cette étrange paix intermittente, l’influence dominante de la politique qui médite les remaniemens de frontière, qui prépare les combinaisons d’alliances, qui poursuit les litiges internationaux, qui recherche les agrandissemens de territoire. La sanction de cette politique appliquée sans relâche aux questions internationales est toujours la guerre, et la guerre, comme on l’a vu, a depuis quinze ans éclaté à diverses reprises sur nos sociétés modernes, si merveilleusement outillées cependant pour la paix par la richesse, la science et la diffusion des sentimens d’humanité générale.

C’est là le contre-sens de la situation présente de l’Europe : partout des peuples qui n’ont au fond aucun motif de nourrir les ufis à l’égard des autres des craintes, des défiances et des haines, et pourtant au-dessus de ces peuples des cours et des gouvernemens occupés de desseins inspirés par des rivalités de puissance, travaillant à des combinaisons de forces, prêts sans cesse à jouer le terrible jeu de la guerre. Sans doute les préoccupations de lutte diplomatique et de guerre ont apporté à la France durant cette période des diversions contraires à son éducation politique intérieure et à ses intérêts économiques. Cependant, au point de vue de sa prédominance au milieu des manèges de politique étrangère, la France n’avait point trop à se plaindre, et elle semblait être arrivée au sommet de son influence arbitrale en Europe, lorsqu’à la veille de la guerre d’Allemagne fut écrite la lettre fameuse de l’empereur à M. Drouyn de Lhuys. Le revers de cette confiance dans la prépondérance de la politique française, qui fut alors si ingénument éprouvée par le public, est le projet de la réorganisation militaire. On se complaisait parmi nous dans une suprématie dont on croyait avoir la possession facile et paisible, et l’on se voit tout à coup obligé de pourvoir à la sécurité du pays. La sécurité de la France, telle est la raison proclamée de la réforme de nos institutions militaires, et nous sommes loin d’y contredire, car avant tout il faut mettre la patrie à l’abri de toute insulte possible ; mais, dans l’ensemble des circonstances qui nous ont conduits où nous sommes, la sécurité militaire n’est point la seule qui soit en jeu. La sécurité politique est plus nécessaire encore que la sécurité militaire. Nous avons besoin de garanties contre le système qui a rendu possibles les erreurs de conception et les inhabiletés de conduite dont on déplore aujourd’hui les résultats ; nous avons surtout besoin de garanties pour que le mouvement de la politique générale de l’Europe soit détourné de ses tendances actuelles, ambitieuses et belliqueuses, et soit ramené, par l’initiative de la France, vers le développement intérieur de la vie politique chez tous les peuples.

Telle est la haute nécessité morale qui jaillit, pour ainsi dire, de la réforme des institutions militaires et plane sur cette grande mesure. — La France, pour tenir le rang qu’elle veut occuper dans la société des peuples, a aujourd’hui deux moyens devant elle. Il faut qu’elle les considère tous les deux en face, avec sang-froid et résolution. L’un est la réforme de l’armée, car ni pour elle-même ni pour l’étranger elle ne doit laisser subsister aucun doute sur l’étendue et l’efficacité de ses forces. L’autre est le progrès libéral de ses institutions intérieures, la participation plus active et plus influente du pays à la direction de ses affaires. Négliger, éluder, ajourner le second de ces moyens, ce serait fermer les yeux à l’enseignement le plus vivant de l’expérience, ce serait faire défaut à une occasion suprême, ce serait fermer l’oreille à l’appel le plus émouvant du patriotisme. Pour avoir sa juste place dans le monde, pour occuper une position honorée dans le conseil des peuples, la France doit honorer elle-même ses citoyens en les reconnaissant dignes d’être libres, en leur accordant leur juste place dans la direction de sa politique. Ce n’est pas seulement des soldats que la France doit à son gouvernement, c’est la légitime action de la pensée publique par le complet essor de sa vie intellectuelle. Qu’on y fasse attention : nous en sommes à prendre en considération les élémens mêmes de la grandeur française. Croit-on que la grande France ait été celle du despote qui fît incendier le Palatinat ou celle de l’autre despote qui exaspéra par les brutalités de la domination victorieuse le patriotisme allemand, qu’on dirait armé encore avec un enthousiasme farouche contre l’ombre formidable du vainqueur d’Iéna ? La grande France n’est-elle pas au contraire celle qui porta au monde les promesses de la révolution, celle qui prophétisa la destruction universelle des tyrannies et des féodalités, la liberté de chacun et l’égalité de tous, celle qui, en certains jours marqués d’une sérénité inaltéraljle, mérita la sympathie et l’admiration des meilleures âmes et des plus nobles génies de l’Europe ? Poussez donc au dehors à la fois tous les rayonnemens de la France au moment où vous voulez garantir sa sécurité par un accroissement de forces. Tempérez les apprêts d’une nouvelle organisation militaire par le spectacle d’une nation redevenue assez influente sur son gouvernement pour rendre à jamais impossibles les guerres de caprice, de système et d’ambition. Imprimez, par l’exemple de la France reprenant la tradition de la liberté intérieure, un cours nouveau à la politique générale de l’Europe. Si l’on borne au contraire ses efforts à l’intérêt militaire exclusivement, on courra le risque de ne point réussir dans l’œuvre spéciale qu’on va entreprendre ; on n’aura rien changé du moins à cet état à la fois confus et violent où se perpétuent les incertitudes européennes.

À notre avis donc, la question politique domine la question militaire ; ce n’était qu’après avoir bien compris et bien défini les conditions politiques de la situation présente qu’il fallait demander aux hommes spéciaux la solution technique du problème. On n’a point procédé ainsi, et tout le monde voit aujourd’hui les inconvéniens de la conduite qui a été suivie. On n’a point parlé à la raison du pays, on a surtout omis de parler à son âme, et on lui a présenté l’ébauche aride d’une étude militaire purement professionnelle. L’accueil que ce projet a rencontré dans le public doit faire déjà comprendre la faute commise. Dès à présent, on a mis contre soi l’inconvénient d’une mesure mal présentée, d’une mise en scène manquée. La haute commission n’a composé qu’un canevas sur lequel, comme le Constitutionnel l’annonce aujourd’hui d’une façon assez obscure, on est obligé d’exécuter de grosses reprises. Le défaut d’esprit politique s’était trahi dans le projet par cette disposition exorbitante qui autorisait l’appel du premier ban de la réserve en vertu d’un simple ordre ministériel, et l’appel du second ban en vertu d’un décret impérial. Plus de huit cent mille hommes étaient ainsi donnés discrétionnairement au gouvernement sans contrôle parlementaire ; la fixation même du contingent annuel à un chiffre immuablement déterminé annulait l’intervention de la chambre représentative dans la loi annuelle du recrutement. Peut-être encore, si la pensée politique avait tenu une plus grande place dans les travaux de la commission, aurait-on tenté quelque effort pour résoudre le problème financier de la question militaire conformément aux principes d’une plus rigide économie. L’exemple de la Prusse devrait sur ce point stimuler notre amourpropre. La Prusse agrandie par les annexions ne dépensera pas plus de 200 millions de francs pour son budget de la guerre ; quand les contingens de l’Allemagne du nord seront ajoutés à ceux de la Prusse, la dépense totale n’ira point au-delà de 300 millions. Il est impossible de rapprocher de tels chiffres de ceux de notre budget militaire sans être frappé de stupeur. Les exemples de la Prusse ne nous apportent point des faits moins surprenans dans l’ordre financier que dans l’ordre militaire. Si un industriel français rencontrait de semblables discordances entre ses prix de revient et ceux d’un concurrent étranger, il n’aurait pas de repos qu’il ne les eût effacées ou considérablement atténuées. La vigilance et l’économie ne sont pas de moins pressans devoirs pour l’administration des ressources d’un grand état. La Prusse n’a pas seulement résolu le problème de pouvoir réunir en cas de guerre une grande masse d’hommes formés au métier des armes, elle a eu l’art de produire la plus grande armée au meilleur marché. L’enseignement que son organisation militaire nous donne est double ; on en néglige entièrement chez nous la portée financière. Ce n’est pas tout : dans le système prussien, la charge de l’obligation générale du service n’agit que pour les cas de guerre, c’est-à-dire en des circonstances exceptionnelles et fort rares. Dans cette organisation, on s’est ménagé le moyen de réunir la plus grande somme de forces possible en temps de guerre ; mais par contre on s’est étudié à rendre le service aussi peu onéreux que possible aux populations en temps de paix. La durée de service dans l’armée active est réduite à très peu d’années : les organisations des régimens, des divisions, des corps d’armée de landwehr, s’adaptent aux circonscriptions territoriales du pays, et épargnent tout déplacement aux soldats. Dans la réforme militaire, l’occasion se présentait pour la France d’aviser à ces deux grands intérêts des populations, réduction du service à la plus stricte limite de temps, attention à laisser les soldats sédentaires et à les éloigner le moins possible de leurs foyers. Une mesure de réorganisation comme celle que la France va entreprendre devrait être définitive ; pour être définitive, elle devrait être conçue sur les bases les plus larges, supprimer toutes les anomalies, prévoir et concilier dans un juste équilibre tous les intérêts. La question de la durée du service actif en temps de paix, c’est-à-dire de la charge la plus pénible imposée à la jeunesse française, devrait être résolue avec la plus grande libéralité. La politique eût dû fixer aux spécialistes militaires à qui elle confiait l’élaboration du projet, comme une donnée essentielle du problème, de combiner une armée active qui n’imposât point aux jeunes soldats une durée de service plus longue que trois ou quatre années.

Quelles que soient les difficultés qui se dressent à toutes les avenues de la situation politique, nous ne doutons point que la France ne réussisse à les surmonter. Il n’y a point, par exemple, de dogmatique et de casuistique constitutionnelle qui puisse tenir longtemps contre l’instinct de conservation dont un peuple est toujours animé, et contre les lois naturelles produisant les événemens nécessaires. Nous ne sommes donc point découragés par ce qu’il y a aujourd’hui d’incertain et de trouble dans les choses. Les dissonances qui éclatent à tout moment entre les esprits, les conflits d’opinion, produisent souvent parmi nous, depuis quelques années, des effets plus douloureux et plus affligeans. L’anarchie des idées est pénible à traverser, mais elle ne doit point nous porter au désespoir. La cessation des causes qui ont produit en France l’état actuel des esprit amènerait bientôt des manifestations morales et politiques plus justes et plus saines que celles dont nous sommes témoins. Nous sommes affaiblis et déconcertés par les entraves qui depuis trop longtemps nous ont privés de la liberté de la presse, de la liberté d’association, et des fruits d’une véritable liberté électorale. Isolés, éparpillés, pensant à l’écart, nous donnons parfois, quand quelque accident provoque des manifestations d’idées, des résonnances étranges, heurtées, criardes ; nous ressemblons à un orchestre où les exécutans n’auraient point la liberté d’accorder leurs instrumens. C’est un peu ce qui nous arrive à propos de cette grave et capitale question de l’armée, où le gouvernement lui-même, précisément parce qu’il manque du concours d’une opinion publique exercée et fortifiée par la discussion libre, tient le bâton du chef avec une gaucherie et une incertitude trop visibles. Mais ne nous trompons point à ces apparences et continuons à avoir bonne idée de notre pays. La France, suivant les événemens, a bien des surfaces différentes, et on a trop souvent le tort chez nous d’oublier le fond en s’arrêtant à la surface. Au fond, la France est pleine d’élémens sains et robustes ; elle a toujours des savans qui poursuivent avec sérénité leurs travaux lumineux ; elle a des professions libérales où se maintient le feu sacré des études désintéressées et des aspirations intellectuelles ; elle a des hommes d’industrie qui portent dans les affaires l’énergie et la persévérance de travail que Tocqueville admirait comme une sorte d’héroïsme dans les grands négocians américains ; chaque année apporte dans son armée de jeunes générations d’officiers frémissans d’ambitions généreuses ; ses patiens fonctionnaires n’ont point oublié les émulations de notre ancienne vie publique ; ses classes ouvrières, toujours animées au travail, ouvrent avidement leur intelligence aux lumières et aux combinaisons bienfaisantes de la science économique. On pourrait, en frappant le sol du pied, en faire sortir une France jeune, active, ardente, où bien des esprits et bien des cœurs brûleraient d’ajouter aux admirations et aux sympathies que le génie de la France a autrefois inspirées au monde. Que faudrait-il pour opérer cette renaissance ? Un pas en avant du gouvernement dans la voie de la liberté pratique. Espérons que le gouvernement sera clairvoyant, et qu’on ne laissera point passer avec insouciance l’heure des pages sibyllines.

Nous avouons que nous n’avons nul goût à nous occuper des affaires extérieures dans l’état de désarroi où elles se trouvent. M. de Bismark est toujours curieux à observer. Il est arrivé enfin à une veine de concession à l’égard du Danemark : il laissera les populations du nord-Slesvig opter par un vote entre la nationalité danoise ou la nationalité allemande. En réalité, c’est plus à la France qu’au Danemark que M. de Bismark veut bien accorder cette grâce. Pour faire accepter la mesure au parlement prussien ou pour en faire sonner l’importance aux oreilles de la France, il n’a fallu rien de moins qu’un discours à effet de M. de Bismark. Nous sommes enchantés pour les braves Danois de cette petite satisfaction, et nous espérons que les habitans du nord-Slesvig la feront tourner au profit du petit royaume Scandinave. En finissant ses explications rétrospectives sur le conflit dano-allemand, M. de Bismark a donné quelques explications sur sa politique étrangère. Ses observations relatives à la France ne sont point d’une complète aménité ; la péroraison du discours qui invite tous les partis prussiens dans le parlement à cesser leurs contestations et à regarder du côté de l’étranger en se serrant les uns contre les autres fait image, et semble être en harmonie avec l’humeur maussade qui s’est emparée des gouvernemens européens.

Faut-il, à propos des insurrections crétoises, recommencer de nouvelles élucubrations sur la question d’Orient ? Ce n’est point notre envie, et nous ne pensons point en tout cas que ce soit le moment. Les Crétois, en prolongeant leur résistance, acquièrent des droits à la protection sympathique des puissances chrétiennes ; pour peu que la lutte dure encore, il faudra bien faire quelque chose pour eux. La conduite des Crétois pourrait bien, le printemps prochain, être imitée par les populations grecques du continent. Sera-ce pour le gouvernement ottoman le commencement de la fin ? Les gens qui s’amusent encore à prévoir — la mort de la Turquie nous paraissent naïfs. La Turquie n’a plus à mourir, il y a longtemps qu’elle est morte. Ce qui en reste est comme un vieil arbre déraciné étendu sur le sol ; ce qui lui donne encore un air de vie, ce sont les mousses et les végétations parasites qui ont peu à peu enveloppé l’énorme squelette. La Turquie est morte, et elle aurait depuis longtemps disparu, si les races chrétiennes qui s’agitent sur elle étaient elles-mêmes douées d’une vitalité plus vigoureuse, ou bien si, parmi les puissances européennes qui sont mêlées aux affaires d’Orient, il s’en fût trouvé une qui pût dominer la neutralité défiante et résistante des autres. Il semblait à nos pères que le royaume de Grèce serait un jour capable de s’emparer de la succession de la Turquie ; mais cette espérance n’a point été réalisée. Le royaume hellénique n’a pas montré les qualités de discipline intérieure, d’économie, d’esprit politique, par lesquelles un petit peuple peut s’agrandir. Il est donc naturel qu’aucune grande puissance ne se soit éprise de l’idée de substituer la Grèce à la Turquie. Le dépècement de l’empire ottoman pourra-t-il donner lieu entre les puissances européennes à quelque combinaison de partage et d’équilibre ? Nous ne pensons point que, si un tel événement est possible, il soit prochain. Aucun grand état ne montre d’entrain à l’endroit des complications orientales, aucun ne paraît avoir de mesures liées pour cet objet. Qui pourrait dire au surplus que les dispositions de tous les cabinets à l’égard de la Turquie soient restées ce qu’elles étaient autrefois ? On prétend que l’Autriche, qui était jadis si turque avec M. de Metternich, est maintenant en froid avec la Sublime-Porte. Nous n’affirmerions point que l’Angleterre actuelle eût gardé sur la question orientale les opinions de lord Palmerston. Si le moment était venu, la Prusse ne manquerait point de seconder à Constantinople, on en peut être sûr, les intérêts et les vues de la Russie ; mais la Russie est douée d’une patience merveilleuse, elle n’a plus l’air de tenir à ce qui fut autrefois l’objet de ses plus téméraires convoitises. En voyant cette politique de la Russie, qui s’amuse à peine au badinage des intrigues byzantines, les Anglais aujourd’hui en viennent à se demander si en effet les Russes sont leurs ennemis en Orient. Quant à la France, quelle politique active pourrait-elle poursuivre envers l’empire ottoman ? Ce serait pour elle un autre guêpier. L’intérêt de la France est donc de maintenir le statu quo, vénérable formule latine que la diplomatie européenne ne peut plus trouver aujourd’hui l’occasion d’appliquer qu’à l’Orient.

En Autriche, on en est toujours au problème du nœud gordien, ou plutôt il s’agit ici de faire le nœud au lieu de le trancher. L’adresse de la diète hongroise ne sera point entièrement acceptée par l’empereur. Un rescrit impérial répondra à l’adresse diétale. À travers les lenteurs ordinaires qui accompagnent d’un côté les résistances légales, de l’autre la casuistique d’un despotisme affaibli, il se joue là un jeu terrible qui, si l’on n’y met une fin prompte par un accord raisonnable, enveloppera dans une même ruine l’Autriche et la Hongrie. Nous l’avons dit à maintes reprises, la Hongrie, avec les fragmens de nationalités diverses qu’elle embrasse sous la couronne de saint Etienne, est elle-même une autre Autriche ayant les mêmes complexités que l’empire central à débrouiller. Si la Hongrie ne se décide point à accorder des conditions de concours acceptables aux autres sections importantes de la monarchie autrichienne, elle rendra impossible la fédération de races qu’il faudrait maintenant établir sur le Danube. En empêchant la constitution d’une forte monarchie autrichienne, elle n’aura pas détourné l’ascendant de la race germanique, elle l’attirera au contraire sur elle sous la forme plus impérieuse encore et plus pesante de l’union allemande. Si on laissait échapper l’occasion actuelle, serait-il possible d’en retrouver une semblable ? Si le travail de dissolution continue dans l’empire autrichien, il ne servirait de rien de le masquer par un nouvel essai de centralisation artificielle : l’antagonisme des races achèverait rapidement son œuvre destructive, et livrerait les tribus divisées. Magyars, Slaves, Roumains, que le cours du Danube devrait si naturellement réunir, à la lourde domination de la Prusse et de la Russie.

Les choses prennent décidément en Italie un aspect favorable. Il est rarement donné de lire un document d’état d’un souffle aussi sain, d’une inspiration politique aussi vigoureuse, juste et habile que le discours prononcé par le roi Victor-Emmanuel à l’ouverture du parlement italien. Il y a pour la politique italienne des momens où elle réussit à définir avec un rare bonheur son œuvre et sa mission. Le ton du discours royal a été de tout point excellent, et la phrase sur Rome a été d’une mesure et d’une justesse parfaites. Les hommes d’état italiens se relèvent et se montrent tout à fait dignes de la mission que la force des circonstances et le patriotisme leur ont donnée quand ils ont à exprimer leur pensée sur la séparation du spirituel et du temporel dans le gouvernement du catholicisme. M. le baron Ricasoli vient de faire une fois de plus ses preuves sur ce terrain nouveau et encore si mal frayé pour la masse des catholiques. Nous entendons parler de la belle lettre qu’il a écrite aux évêques réfugiés à Rome. Jamais en Europe la question des rapports de l’église avec l’état fondés sur la liberté n’avait été traitée par un homme d’état avec une largeur de vues, une logique désintéressée et une sagacité pratiques semblables à celles que M. Ricasoli a déployées dans sa lettre aux évêques. Le premier ministre italien a écrit là une page monumentale qui sera consultée désormais, par les libéraux et par les catholiques revenus au sang-froid et à la raison, toutes les fois qu’on aura à concilier par la liberté les droits de l’état avec ceux de la conscience chrétienne. En pensant et en écrivant ainsi, le baron Ricasoli n’a pas eu seulement le mérite de traduire l’opinion admirablement sensée de son pays ; il a rendu service à tous ceux qui professent, hors d’Italie, le même respect que lui pour l’indépendance de la société civile et les libertés de l’église. Appuyés sur ces fortes et honnêtes idées, si supérieures aux mesquines routines qui ont prévalu jusqu’à ce jour, et animés de patience à l’égard des minuties du gouvernement qui survit à Rome, les Italiens peuvent retrancher la question romaine de leurs préoccupations et de leurs soucis.

Il est un autre point où il faut applaudir cette année aux débuts du parlement et du gouvernement italiens dans la présente session. Le cabinet a présenté à la chambre un projet rectificatif de budget pour 1867 où le déficit qui avait été prévu à 250 millions est réduit à 186 ; mais la chambre et ses principaux hommes politiques se sont mis tout de suite d’accord sur ce point, que le déficit était trop considérable et qu’il fallait le réduire encore, si l’on voulait avoir l’espoir raisonnable de le combler soit avec des augmentations de recettes, soit avec de nouveaux impôts. La chambre n’a donc voulu voter le budget provisoire pour trois mois qu’à la condition que le ministère accepterait l’insertion dans la loi d’un article ainsi conçu : « Le gouvernement devra présenter avant le 15 janvier prochain un annexe au budget de 1867 proposant des économies à réaliser dans les différens départemens ministériels et spécialement dans ceux de la guerre et de la marine. » Le baron Ricasoli et le ministre des finances, appelés dans la commission chargée d’examiner la demande des douzièmes provisoires, y ont promis d’exécuter l’article introduit dans la loi, et le rapporteur de la commission a pu dire, aux applaudissemens de la chambre unanime, que l’Italie, qui a voulu son indépendance avec fermeté et l’a obtenue, est entrée dans une phase nouvelle où elle doit vouloir avec une fermeté égale la réorganisation de l’administration et l’établissement de l’équilibre financier. L’article demandant les nouvelles réductions de dépenses a été voté sans discussion et presque à l’unanimité. Le ministre de la guerre, le général Cugia, est le seul membre du cabinet qui n’ait point voté l’article : on voudrait réduire le déficit à 80 millions, et pour arriver à ce résultat le baron Ricasoli se résignerait, s’il le fallait, à se passer du concours d’un ministre de la guerre aussi distingué que M. le général Cugia. Ce qui nous frappe dans cette attitude du ministère italien, c’est la résolution tranquille avec laquelle le baron Ricasoli brise ainsi les routines ruineuses des administrations militaires, dès qu’une grande armée cesse d’être nécessaire au service du pays. Il y a là le coup d’œil et la force de caractère d’un homme qui comprend bien son temps, et qui est résolu à en suivre les inspirations sensées. Quant à l’Italie, en réduisant son effectif au strict nécessaire, non-seulement elle fera une bonne affaire, mais elle donnera au monde un témoignage de sa confiance dans la consolidation de son indépendance nationale et de ses institutions libres.
E. Forcade.


ESSAIS ET NOTICES.

LES LIVRES DE SCIENCE ILLUSTRÉE.

I. Le Monde des Papillons, par M. Maurice Sand, avec une préface de George Sand, suivi de l’Histoire naturelle des Lépidoptères d’Europe, par M. A. Depuiset ; Paris, J. Rothschild. — II. Les Insectes, par M. Louis Figuier ; Paris, Hachette. — III. Les Fougères, par MM. Rivière, André et Roze ; Paris, J. Rothschild. — IV. La Vie souterraine, ou les Mines et les Mineurs, par M. L. Simonin ; Paris, Hachette. — V. Vies des Savans illustres du moyen âge, par M. Louis Figuier ; Paris, Lacroix et Verboeckhoven.

Le goût de plus en plus vif du public pour les connaissances positives provoque le débordement périodique de livres destinés à les mettre à sa portée. Il faut bien avouer qu’il en est assez peu dans le nombre qui satisfassent aux conditions de la science vraiment populaire, nous voulons dire toujours accessible, intéressante, sans cesser d’être exacte. Le moyen en effet de reconnaître ces qualités à des compilations indigestes, souvent plus diflficiles à lire que les véritables traités scientifiques à cause de l’obscurité que la profonde ignorance des auteurs répand sur les sujets les plus simples? Comment trouver des notions claires sur une question tant soit peu compliquée chez des écrivains qu’on voit se donner pour tâche d’assembler des morceaux taillés presque au hasard dans deux ou trois ouvrages qui traitent le même sujet à des points de vue différens ou même diamétralement opposés? La clarté, la simplicité, voilà pourtant ce que nous promettent invariablement les préfaces de ces prétendus vulgarisateurs. Dans leurs livres, le texte n’est que l’accessoire obligé des gravures. Comme le temps et le goût ont manqué pour fondre ensemble les élémens disparates réunis à la hâte, sans critique et sans enchaînement logique, il en résulte que chacun de ces ouvrages est un capharnaüm de toutes les opinions et de tous les styles. En outre ils sont parfois hérissés de détails techniques peu récréatifs, qui ne s’y rencontrent que parce qu’on a trouvé commode de les copier dans les traités spéciaux, où ils étaient à leur place. On dirait des pierres oubliées sur une grande route, d’autant plus gênantes et plus dangereuses qu’on ne doit pas s’attendre à les y rencontrer.

Au milieu de cette littérature d’occasion, on voit cependant paraître de temps à autre des ouvrages écrits et composés avec soin par des écrivains de talent, amateurs sérieux ou savans de profession. Signaler ces sortes d’ouvrages au public est un service à lui rendre; il est permis d’espérer qu’en guidant son choix on lui épargne de fâcheuses méprises. C’est de plus un devoir de justice envers les auteurs de ces livres que d’en recommander la lecture; trop souvent ce qu’ils renferment de meilleur n’arrive que de seconde main à la connaissance du public. Le Monde de la Mer du regrettable M. Moquin-Tandon mérite d’être lu et relu, quoiqu’on le retrouve par lambeaux dans le livre de M. Figuier sur les mollusques.

Nous mettons au premier rang des publications illustrées de la nouvelle année le Monde des Papillons de M. Maurice Sand. C’est un livre à deux faces, d’une conception originale, un roman greffé sur un traité scientifique. Dans la première partie, M. Maurice Sand, qui s’est épris d’une belle passion pour le peuple gracieux et léger des lépidoptères, entreprend de nous initier aux mœurs et aux métamorphoses de ces petits êtres en apparence si détachés des choses de la terre, si immatériels, qu’on pourrait les appeler des couleurs animées.

Cette partie du livre est présentée sous une forme enjouée et spirituelle; c’est le récit d’une promenade à travers champs, entremêlé d’aventures plaisantes d’un comique vrai et de bon aloi. Deux artistes sont allés faire des études de paysage dans la forêt de Châteauroux, ils s’égarent et tombent chez un naturaliste plein d’enthousiasme pour la science; en homme généreux qui ne garde pour lui aucun des petits secrets du métier, si simples et néanmoins si importans, il les retient, les fait assister à ses chasses et leur enseigne en quelques jours le classement, l’éducation et la conservation des papillons. Dans ce cours d’entomologie à l’usage des amateurs. mais qui sera utile même aux savans, grâce à une foule de détails tout pratiques qui révèlent un collectionneur consommé, M. Maurice Sand a su éviter très habilement les allures fatigantes de l’enseignement dialogué. Il faut beaucoup de goût et de talent pour lutter avec succès contre les difficultés que comporte cette forme; le savoir-faire d’un auteur dramatique n’est pas de trop, si l’on veut que le lecteur se laisse ainsi instruire par procuration. En effet, lorsque dans un livre le discours se trouve remplacé par la conversation, il arrive souvent que les questions destinées à amener les réponses impatientent le lecteur, dont la pensée va plus vite que le personnage de fantaisie chargé de le représenter. M. Maurice Sand a tourné cet écueil de la façon la plus heureuse, ses personnages sont des gens d’esprit qui ne disent pas de banalités, et leur conversation est aussi agréable à entendre que s’il s’agissait de tout autre chose que de l’élevage des chenilles ou de la classification des papillons. De charmans petits dessins à la plume égaient le texte de temps en temps et reposent la vue. Cette partie de l’ouvrage se termine par un almanach du chasseur de chenilles, où l’on trouve, pour chaque mois, l’indication des espèces que l’on peut cueillir sur les différens arbres et sur les herbes, et par un tableau synoptique des diverses classifications de l’ordre des lépidoptères. La seconde partie de l’ouvrage, l’histoire naturelle des papillons d’Europe, est due à un naturaliste distingué, M. A. Depuiset, et suffira aux besoins des amateurs qui voudront former des collections. Cinquante planches coloriées qui représentent près de neuf cents sujets (papillons-chenilles-chrysalides-plantes), un catalogue systématique des genres connus, avec des descriptions remarquablement claires et concises, c’est bien tout ce qu’il faut pour guider les premiers pas d’un apprenti entomologiste. M. Maurice Sand s’est chargé de captiver ses lecteurs et d’amener des recrues au camp; M. Depuiset a pris sur lui de fournir les armes et bagages.

C’est une étrange erreur de croire que l’observation soit chose froide, dénuée de poésie et d’émotion; froide est la paresse qui refuse d’ouvrir les yeux, sans poésie l’indolence blasée qui dédaigne les avances que lui fait la création, sans émotion l’apathie de l’incurieux qui passe indifférent à tant de merveilles! L’attrait des sciences naturelles va toujours croissant à mesure que l’on entre plus avant dans les détails intimes de la vie des êtres, et le classement des trésors qu’on découvre à chaque pas devient un plaisir qui passionne. La vague contemplation des beautés de la nature est inféconde; artistes et poètes ne peuvent que gagner à voir clair dans le monde réel et à peupler leur imagination de formes nettes, de contours précis, au lieu de se cloîtrer obstinément dans un brouillard d’images indécises et confuses. Goethe, on le sait, était naturaliste et observateur; mais combien d’écrivains célèbres dont les œuvres fourmillent d’hérésies scientifiques qui n’ajoutent absolument rien aux beautés de style! Il faut protester contre le préjugé qui veut que les connaissances positives soient inutiles pour réussir dans les arts ou dans la littérature, et même qu’elles dépoétisent la nature. « C’est là, dit George Sand dans la préface qui accompagne le Monde des papillons, c’est là que nous sommes tous vraiment très coupables et très ingrats envers le divin auteur des choses, car, sans croire qu’il les ait faites absolument pour nous, nous devrions sentir qu’en nous donnant la faculté de comprendre la richesse et la beauté de son œuvre, il nous a fait un très beau présent, et c’est toujours être ingrat et mal appris que de laisser dans un coin, sans y regarder jamais, une magnifique chose qui nous a été magnifiquement donnée. »

Beaucoup de personnes s’imaginent volontiers que la nature a besoin d’être fardée et défigurée pour devenir poétique. Il me semble que la vie des animaux n’est jamais plus intéressante que lorsqu’elle est racontée simplement, comme dans les ouvrages de Réaumur sur les insectes, ou dans ceux des deux Huber sur les abeilles et sur les fourmis. Il sera même permis de croire que les fables de La Fontaine n’auraient rien perdu au point de vue poétique, si l’auteur avait été un peu plus familiarisé avec les habitudes et les mœurs des animaux qu’il met en scène. Prenons, par exemple, la célèbre fable de la Cigale et de la fourmi. Quand la bise vient, la cigale se trouve fort dépourvue :

Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau...


Or la cigale n’est pas carnassière, elle se nourrit exclusivement de la sève des arbres. D’un autre côté, si elle va crier famine chez la fourmi,

La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister,


elle connaît bien mal sa voisine, car la fourmi n’est pas grainetière de son état; elle vit de substances animales, de fruits, de miel, et préfère à tout les liquides sucrés. Eût-elle d’ailleurs des grains de blé à offrir à la cigale, celle-ci n’en aurait que faire. Du reste il est même douteux que La Fontaine ait voulu parler ici de la vraie cigale; il avait peut-être en vue la grande sauterelle verte, qu’on appelle à tort la cigale dans le nord de la France, car les figures qui ornent les anciennes éditions de ses fables représentent toujours une sauterelle. Cette erreur est très répandue; dans l’ouvrage intitulé les Insectes, qui vient de paraître, M. Figuier nous dit qu’à l’exposition des beaux-arts on a vu cette année un tableau de M. Aussandon, la Cigale el la Fourmi, où la cigale était une magnifique sauterelle vert-pomme. Ces deux insectes appartiennent cependant à deux ordres parfaitement distincts; la cigale est un hémiptère, la sauterelle un orthoptère; elles n’ont de commun que le chant, ou plutôt le bruit désagréable qu’elles produisent avec les cymbales dont la nature les a dotées. La sauterelle, pas plus que la cigale, ne touche ni aux vermisseaux ni aux grains de blé; elle vit de feuilles. On nous dira que La Fontaine le savait peut-être, mais que l’inspiration poétique et la rime ont des droits qu’il ne nous appartient pas de discuter.

Le monde des insectes est peut-être ce qu’il y a de plus curieux dans tout le règne animal à cause des contrastes que l’on y rencontre entre la taille et le poids d’une part — et la force et l’intelligence ou, si l’on aime mieux, l’instinct de l’autre. Sous ce rapport, l’ordre des hyménoptères ou insectes à ailes membraneuses, qui renferme les abeilles et les fourrais, l’emporte sur tous les autres, comme les lépidoptères ou papillons l’emportent au point de vue de la beauté des formes et des couleurs. D’un côté la suprême élégance, de l’autre le travail, l’industrie, voire l’art, et une organisation civile et militaire. Tout le monde connaît la constitution générale des monarchies d’abeilles; on sait que chaque ruche a une reine dont la principale occupation consiste à pondre, que les ouvrières, femelles avortées, récoltent ou plutôt fabriquent le miel et la cire, bâtissent les cellules, élèvent le couvain et défendent la cité, — enfin que les mâles, les faux-bourdons, ne font rien, et sont impitoyablement massacrés comme des bouches inutiles, dès que la reine a été fécondée. Ce qui est moins connu, même des apiculteurs, ce sont certains détails de mœurs fort curieux que l’on doit à Réaumur et à François Huber, le célèbre observateur aveugle qui se servait, pour étudier les abeilles, des yeux de son domestique. M. Figuier les rapporte longuement dans son livre sur les Insectes. Nous en citerons au moins quelques-uns. Les larves d’abeilles destinées à la royauté sont logées dans des cellules beaucoup plus spacieuses que celles qui reçoivent les larves d’ouvrières, et nourries avec la gelée royale, substance plus épaisse, plus sucrée ou épicée que la bouillie que les ouvrières nourrices offrent aux larves communes. Cette panacée exerce une influence stimulante si énergique sur le développement des ovaires, que de simples ouvrières qui en ont reçu accidentellement quelques bribes pendant qu’elles étaient encore à l’état de larves deviennent presque femelles, et pondent quelques œufs imparfaits. Les abeilles connaissent bien cette vertu prolifique de la gelée royale, et en tirent parti lorsqu’il s’agit de remplacer une reine morte par accident. Sans perdre de temps, elles agrandissent la cellule d’une larve ordinaire, âgée de moins de trois jours, en démolissant des alvéoles tout autour, et se mettent à administrer à ce ver, espoir de la patrie, de fortes doses de la miraculeuse gelée. Pendant douze jours, une abeille spécialement affectée au service de la nouvelle infante lui offre à manger et surveille son repas. Quand le moment de la métamorphose en nymphe est venu, on ferme l’orifice de la cellule et on attend l’éclosion de la nouvelle reine, qui est en état de prendre son vol en sortant du berceau. Si à ce moment il y a encore d’autres prétendantes dans les cellules, ce qui est le cas ordinaire, la jeune reine cherche à les détruire; mais les ouvrières font bonne garde autour des prisons, empêchent les rivales puînées d’en sortir, et ne laissent les exécutions s’accomplir que lorsque la nouvelle reine a été fécondée, et que l’avenir de la ruche se trouve ainsi assuré. Si, malgré cette active surveillance, deux reines éclosent à la fois, il y a des combats terribles qui se terminent toujours par la mort de l’une des deux prétendantes. Quand une ruche a perdu sa reine à un moment où il est impossible aux abeilles de la remplacer par voie d’élection parmi les larves d’ouvrières, il faut que l’homme leur vienne en aide par l’introduction d’une reine étrangère; mais, si on se hâte trop d’exécuter cette substitution, on risque de voir la nouvelle souveraine étouffée par ses sujets, qui n’ont pas encore eu le temps de s’apercevoir de toute l’étendue de la perte qu’ils ont faite.

Les mœurs des fourmis sont encore plus étranges que celles des abeilles. Elles ont été étudiées surtout par Pierre Huber, fils de celui dont nous avons parlé. Rien d’attachant comme les récits que cet observateur nous a laissés des expéditions entreprises par les fourmis roussâtres contre les citadelles des noires cendrées. Quelquefois c’est la possession d’un troupeau de pucerons qui allume la guerre entre deux fourmilières; on sait en effet que les fourmis élèvent des pucerons et les tiennent en étable comme des vaches à lait pour se gorger du liquide sucré que ces insectes abandonnent par une poche de l’abdomen. Le plus souvent cependant les expéditions ont pour but la traite des esclaves; les vainqueurs emmènent dans leur nid le couvain arraché à l’ennemi. Telle est l’origine des fourmilières mixtes, qui renferment, à côté de l’espèce indigène, une espèce étrangère réduite en esclavage. Ces ilotes, arrachés à leur berceau et élevés dans la crainte des maîtres, s’habituent bientôt à leurs ravisseurs et ne songent point à les abandonner. Ils leur rendent toute sorte de services et sont pour eux aux petits soins; ils les lèchent, les brossent, les voiturent sur leur dos, leur apportent la nourriture et font l’éducation du couvain. Les maîtres rejettent sur eux toute espèce de travail, ne se réservant que la guerre. Ils entreprennent de temps à autre une nouvelle campagne. S’ils reviennent sans butin, les ilotes les boudent et les traitent avec dédain ; mais, si l’expédition a été fructueuse, ils sont fêtés et honorés comme ils le méritent. Une fourmilière, on le voit, pourrait avoir ses annales, comme elle a ses victoires et conquêtes.

Les termites, improprement appelés fourmis blanches, appartiennent à l’ordre des névroptères; les ravages qu’ils exercent peuvent nous inquiéter depuis qu’ils ont envahi les villes du sud-ouest de la France. M. Figuier raconte les expériences que M. de Quatrefages a entreprises pour trouver un remède contre ce fléau; les injections de chlore gazeux sont le procédé qui a le mieux réussi jusqu’à présent. L’ordre des orthoptères et celui des coléoptères renferment également de terribles ennemis de l’homme. Les invasions des sauterelles qui dévorent les champs de nos colons en Afrique, les ravages occasionnés par les hannetons et par les vers blancs (nom donné aux larves de ce coléoptère) fournissent les sujets de récits fort intéressans. A propos des lépidoptères, M. Figuier fait l’histoire de la soie et de la sériciculture; un autre insecte utile et pour ainsi dire domestiqué est la cochenille, qui appartient aux hémiptères. Relevons en passant une négligence qui témoigne de la hâte avec laquelle ce livre a été composé : M. Figuier qualifie les cochenilles de gallinsectes; ce nom doit être réservé aux cynips (hyménoptères), auxquels il se trouve en effet appliqué plus loin. Un nombre considérable de figures plus ou moins dessinées d’après nature recommande les Insectes de M. Figuier, mais comme livre d’étrennes.

Un intérêt d’un ordre tout différent s’attache à l’ouvrage que l’éditeur Rotschild vient de publier sur les fougères. Ces végétaux si remarquables par l’élégance et la délicatesse du feuillage commencent à être appréciés par les amateurs. On les avait trop délaissés jusqu’ici pour des végétaux plus brillans; mais on finit par s’apercevoir que la grâce du dessin peut lutter parfois avec avantage contre le charme des couleurs. Les fleurs captivent le regard par une impression plus immédiate; les beautés du feuillage reposent sur la distinction des formes, sensible seulement aux esprits délicats qui raisonnent leurs jouissances. C’est là ce qui justifie le succès des fougères comme plantes ornementales. Elles impriment aux paysages de la nature et aux groupes artificiellement composés de nos serres ou de nos jardins d’ornement un cachet d’élégance et de grâce qui frappe et séduit les yeux. On en connaît aujourd’hui plus de trois mille espèces, sans compter les deux ou trois cents dont on a recueilli les rudimens fossiles et qui ont été restaurées par les paléontologistes; mais toutes offrent un air de famille qui les fait aisément reconnaître parmi les autres acotylédonées, leurs congénères. Les unes rampent dans nos bois, le long des buissons ou sous les pierres humides, les autres se suspendent en festons gracieux aux arbres des forêts vierges; les fougères arborescentes, qui atteignent une hauteur de plus de quinze mètres, ressemblent à des palmiers et s’élancent majestueusement dans les airs, couronnées de panaches légers et de frondes gigantesques découpées comme des réseaux de dentelle. Le feuillage des fougères présente autant de variété que leur habitat et leur taille. Il est tantôt simple, entier, tantôt découpé en languettes ou en vastes éventails pennés; la plupart offrent le type de ces feuilles déchiquetées que les botanistes désignent plus particulièrement sous le nom de frondes. Partout cependant se retrouve le caractère commun qui distingue cette tribu parfaitement circonscrite : la finesse de la contexture et la légèreté du dessin. C’est le style gothique dans l’architecture végétale.

Dans l’ouvrage dont nous parlons, les fougères ne sont point présentées suivant un ordre systématique; on les a classées artificiellement, d’après la température qu’elles exigent, en espèces de serre chaude, de serre tempérée et de plein air. C’est un point de vue tout pratique et parfaitement justifié par le but du livre. On y trouve la description exacte et concise d’un choix très complet des espèces les plus remarquables, représentées en outre sur soixante-quinze planches en chromo-lithographie. Ces planches sont d’une grande finesse d’exécution; en les examinant, nous ne pouvons cependant nous empêcher de regretter que le procédé d’impression naturelle par moulage dans le plomb, qui est adopté par l’imprimerie impériale de Vienne, soit encore si peu répandu. Ce procédé, inventé par M. d’Auer, donne des résultats vraiment merveilleux, et serait particulièrement approprié à la reproduction des frondes de fougères. La partie descriptive du livre est précédée d’une sorte d’introduction générale dans laquelle M. André, jardinier principal de la ville de Paris, s’étend sur les fougères considérées au double point de vue ornemental et horticole: M. Roze explique ensuite le mode de multiplication de ces végétaux, et M. Rivière, jardinier en chef du Luxembourg, expose en détail tout ce qui regarde la culture des différentes espèces dont se compose cette tribu des acotylédonées; il donne aux amateurs tous les conseils nécessaires pour l’aménagement des fougeraies dans les parcs, les jardins et les serres. De nombreuses gravures sur bois sont intercalées dans le texte de cette introduction. Les fougères font pendant à la publication du même éditeur consacrée aux plantes à feuillage coloré; l’une et l’autre peuvent être recommandées aux personnes de goût qui, à la campagne, s’occupent du jardinage d’ornement; c’est moins utile, mais plus agréable que de planter des choux.

M. L. Simonin, sous le titre de la Vie souterraine, vient de réunir en un beau volume illustré tout ce qu’il y a d’intéressant dans l’exploitation des mines et dans la vie du mineur. L’auteur a vu lui-même ce dont il parle; ses voyages l’ont familiarisé avec les choses extraordinaires qui se passent dans les entrailles de la terre, avec la vie pleine de labeur et d’abnégation de ces hommes qui ont renoncé aux clartés du jour pour lutter dans les ténèbres avec les esprits de l’abîme. M. Simonin nous introduit successivement dans les mines de charbon, les mines de métaux et les mines de pierres précieuses. Après avoir esquissé d’une manière rapide l’histoire des découvertes qui se rapportent à cette branche de l’industrie humaine, il décrit minutieusement les bassins houillers, les gîtes métallifères et les placers de diamans qui existent dans les différentes parties du monde; il nous fait assister aux travaux d’exploitation, nous explique les outils et les constructions en usage dans les mines, raconte la vie et les mœurs des ouvriers, et termine par des considérations intéressantes sur l’avenir de leur industrie. La partie historique est le côté faible de l’ouvrage; l’auteur se contente de quelques indications bien vagues relatives aux connaissances des anciens en métallurgie, sur lesquelles il aurait pu trouver des {{Tiret| renseignemens plus complets dans l’Histoire de la Chimie de M. Hoefer[1]; puis, franchissant les siècles, il passe aux découvertes modernes qui servent de base à l’exploitation actuelle des houillères et des mines de métaux. Les croyances et les légendes qui se rattachent à l’histoire des mines dans le moyen âge auraient fourni la matière de quelques pages intéressantes; les ouvrages de George Agricola renferment sur ce sujet tous les détails désirables. Il est vrai que M. Simonin en cite quelques-uns en passant, mais il eût été facile de tirer un plus grand parti de cette ressource pour animer et poétiser le sujet. L’histoire géologique de la houille et l’explication de l’origine des filons métalliques ont fourni à M. Simonin le sujet de deux chapitres curieux; il insiste avec raison sur la corrélation intime qui paraît exister entre les veines métalliques des roches et les sources thermales, dont la minéralisation est en quelque sorte complémentaire de la composition des filons, comme si les eaux avaient abandonné peu à peu dans les fissures de la pierre les moins solubles des élémens qu’elles contenaient à l’origine. Nous ferons remarquer, à ce propos, que la théorie du noyau incandescent de la terre est beaucoup moins définitive que ne le supposent généralement les auteurs d’ouvrages populaires. La faible épaisseur de la croûte solide, que l’on a l’habitude de comparer à l’écorce d’une orange, résulte d’un calcul d’une exactitude illusoire, basé sur l’accroissement de la température dans les puits et dans les trous de mines; il y a lieu de croire que cette épaisseur est en réalité beaucoup plus considérable, et que les volcans du globe sont loin de communiquer entre eux par une nappe liquide continue. De même Laplace n’a jamais démontré mathématiquement que la terre ait été à l’origine une masse incandescente; c’est une simple hypothèse, très ingénieuse à la vérité, mais qu’il faut accepter pour ce qu’elle est. On pourra consulter à cet égard la notice de Laplace sur l’origine du système planétaire, qui vient d’être réimprimée dans l’Annuaire du bureau des longitudes pour 1867.

M. Simonin nous fait connaître d’une manière exacte la distribution des gisemens de charbon et des placers métallifères à la surface du globe; une trentaine de cartes coloriées représentent les bassins les plus importans, et dix planches imprimées en chromo-lithographie familiarisent le lecteur avec l’aspect des différens minerais et des gemmes. La vie semée d’accidens des soldats de l’abime, comme l’auteur les appelle, est racontée avec les détails émouvans dont l’histoire de chaque mine renferme une ample moisson. Les coups de mine, les feux souterrains, qui restent quelquefois en permanence dans les houillères qu’ils ont envahies, les formidables explosions de grisou, les inondations, les éboulemens, les accidens qui surviennent lorsqu’un câble se rompt, que deux bennes se rencontrent pendant la descente ou qu’un dérangement quelconque entrave le jeu des machines, rendent l’existence du mineur aussi périlleuse que celle du marin ou celle du soldat en temps de guerre. Les accidens des houillères frappent en moyenne chaque année deux ouvriers sur cent, et, le chiffre des morts étant un cinquième de celui des blessés, on peut compter deux morts pour cinq cents ouvriers ou quatre pour mille. Les Anglais, qui aiment à se rendre compte du prix de toute chose, ont calculé que cent mille tonnes de charbon coûtent toujours la vie d’un ouvrier. Le royaume-uni produit actuellement 100 millions de tonnes de combustible par an; c’est mille ouvriers de tués. On a imaginé une foule d’appareils et de systèmes pour obvier aux dangers de la vie souterraine, mais l’imprévoyance et la fatalité feront toujours la part de l’abîme. Aux lampes de sûreté de Davy, qui commencent à être remplacées par les lampes photo-électriques, et aux appareils de sauvetage de Rouquayrol et de Galibert M. Simonin aurait pu ajouter l’indicateur du grisou de M. Ansell, qui est fondé sur la diffusion des gaz.

On trouve encore dans l’ouvrage de M, Simonin de curieux détails sur les mœurs et coutumes des mineurs dans les différens pays, leur état moral et social, leur hygiène et leurs goûts. L’auteur les a vus chez eux et en parle en homme qui a vécu avec eux côte à côte, en Europe et en Amérique; c’est là ce qui le distingue de la tourbe des compilateurs. On lira toujours avec fruit un livre qui a pour base l’observation et l’expérience personnelle de l’auteur, quand même on ne voudrait pas souscrire à tous ses jugemens, ni accepter toutes ses déductions; l’essentiel est qu’on peut supposer qu’il sait ce qu’il dit, et qu’il ne prend pas le Pirée pour un homme. Aussi devra-t-on compter à M. Simonin comme un titre sérieux les études spéciales qui l’autorisent à écrire sur le sujet qu’il a choisi, et cette considération suffira pour faire ranger son livre parmi les ouvrages véritablement populaires, malgré quelques imperfections de détail et le manque de concision du style.

Nous ne quitterons pas ce sujet sans dire un mot de l’avenir de la houille. Les bassins carbonifères que l’on connaît jusqu’à ce jour représentent une superficie totale de 25,000 lieues carrées, dont 20,000 appartiennent à l’Amérique du Nord. Les terrains de l’Amérique sont très riches et en grande partie encore vierges : c’est donc là qu’il faut chercher la réserve de l’avenir; mais pour combien de temps ces richesses du sol suffiront-elles encore à la consommation toujours croissante de l’industrie? En dressant les tableaux statistiques de la production houillère du globe, on constate qu’elle va presque partout en doublant à peu près tous les quinze ans; aux États-Unis, la progression est même beaucoup plus rapide, et rien n’annonce qu’elle doive se ralentir. En 1865, le royaume-uni jetait sur les marchés 100 millions de tonnes de charbon de terre; l’Amérique du Nord et la Prusse chacune 17 millions, la Belgique et la France chacune 12 millions, et les autres pays ensemble encore 14 millions, ce qui donne un total de 172 millions de tonnes. Le combustible fossile remplace dans une large mesure le bois, devenu de plus en plus rare et plus cher; aujourd’hui l’Europe entière, si elle était couverte de forêts, fournirait à peine, en bois taillis et en charbon de bois, l’équivalent de la houille consommée dans une année. Où cette dévastation des dépôts carbonifères nous mènera-t-elle?

Les gisemens connus seront probablement épuisés au bout de cinq ou six cents ans, et, si nous en croyons sir William Armstrong, les mines de l’Angleterre ne dureront même plus deux siècles, si l’exploitation dont elles sont l’objet continue de suivre son cours. Cette question de la fin des houillères préoccupe fort les économistes. On commence à priser les qualités de houille inférieures, que l’on dédaignait encore il y a vingt ans; on songe à restreindre le combustible, à approfondir les mines; mais tout cela ne peut que retarder un peu le jour de la disette générale. Que faire ensuite? Le bois et le pétrole offrent des ressources bien insuffisantes. Faudra-t-il songer à décomposer les roches qui renferment des carbonates, afin d’en extraire le combustible par excellence? M. Simonin propose une solution originale : il faut, dit-il, mettre le soleil en bouteilles. La radiation solaire a formé les plantes, et par conséquent le charbon fossile; demandons-lui directement la chaleur qu’elle nous apporte en si larges quantités. Qui nous empêche par exemple de chauffer des boules d’argile par le moyen des miroirs réflecteurs et d’emmagasiner ainsi la chaleur, comme on met le froid en cave dans les glacières? Nous concédons à M. Simonin que la chaleur que nous envoie le soleil est immense, car il résulte des expériences de M. Pouillet que la terre reçoit annuellement de cet astre environ un septillion de calories; l’atmosphère en absorbe à peu près la moitié, le reste pénètre jusqu’au sol et équivaut à la chaleur de combustion de 60 à 80 trillions de tonnes de charbon : c’est trois ou quatre cent mille fois plus que n’en produisent les houillères; mais le moyen de fixer cette chaleur, disséminée sur une surface de 50 milliards d’hectares? Il nous semble que la question est ailleurs. Au lieu de demander, comme par le passé, le travail mécanique à la chaleur des foyers qui alimentent les machines, on finira par le demander à quelque autre force naturelle. L’électricité donne peu d’espoir de nous remplacer la vapeur; mais il y a bien d’autres forces que l’homme n’a pas encore domestiquées : pour n’en citer qu’une, les marées de l’océan attendent encore leur Watt et leur Fulton.

Nous avons encore à signaler la publication du second volume des Biographies de savans célèbres, par M. Louis Figuier. Avec le Tableau de la nature, les Merveilles de la science, et l’Année scientifique, cela fait quatre volumes, ou bien la valeur d’environ deux mille pages, que M. Figuier offrira désormais au public à chaque nouvelle année, — à moins que la progression dont il nous donne depuis longtemps le spectacle ne soit pas encore arrivée à son terme. Cette fécondité vraiment extraordinaire de M. Figuier, qu’on pourrait appeler l’Alexandre Dumas ou le vicomte Ponson du Terrail de la science, ne laisse point cependant d’inspirer quelques craintes sur la qualité de ses produits littéraires. Après avoir écrit la vie des savans de l’antiquité et du moyen âge, M. Figuier doit savoir que, dans ces temps reculés, il était possible de posséder des connaissances universelles parce que le domaine des sciences était alors bien restreint; mais, pour se mettre aujourd’hui au courant de la moindre branche d’une science quelconque, il faut beaucoup de temps et beaucoup d’application, à supposer même qu’on possède les dispositions naturelles, et notamment une certaine facilité de compréhension. Ars longa, vita brevis. Une année est bien peu pour écrire quatre volumes, sans compter le courant de tous les jours, sur des sujets généralement réputés assez ardus. Les Vies des savans ne s’en ressentent que trop. Je ne saurais mieux dire l’effet que produit la lecture de ces biographies qu’en le comparant à l’impression qu’éveillerait en nous la vue d’un édifice construit non pas avec des pierres à bâtir, mais avec des pans de murs provenant de diverses démolitions, et montrant encore des lambeaux du papier et des dorures qui les recouvraient autrefois.

Une des conséquences de ce procédé de composition expéditif, c’est qu’on se heurte à chaque pas contre des détails qui seraient à leur place dans un ouvrage de critique historique, mais qui contribuent médiocrement à rehausser l’intérêt d’un livre populaire. Que nous veut cette érudition à bon marché? M. Figuier prétend écrire pour la jeunesse. Il va jusqu’à réclamer la succession de Perrault et de Lafontaine. « Je vais, dit-il dans la préface de la Terre avant le déluge, soutenir une thèse étrange. » Étrange en effet! « Je vais prétendre que le premier livre à mettre entre les mains de l’enfance doit se rapporter à l’histoire naturelle, et qu’au lieu d’appeler l’attention admirative des jeunes esprits sur les fables de Lafontaine, les aventures du Chat botté, l’histoire de Peau d’âne ou les amours de Vénus, il faut la diriger sur les spectacles naïfs et simples de la nature : la structure d’un arbre, la composition d’une fleur, les organes des animaux, l’arrangement intérieur des couches composant la terre, etc. » C’est aux contes de fées et à la mythologie que M. Figuier attribue le mal de notre société. Ah! si on commençait l’éducation des enfans par la lecture de la Vie des Savans ou des Zoophytes et Mollusques, nous verrions une génération plus forte remplacer cette société abâtardie qui a été nourrie du dangereux aliment de a fiction. En présence d’assertions si singulières, on peut regretter que Töpffer ne les ait pas connues lorsqu’il composa cette charmante bouffonnerie qui s’appelle l’histoire de l’éducation des onze fils de M. Crépin. Gardons nos fées pour faire le bonheur des enfans et réservons la science vulgarisée pour ceux qui sont d’âge à la goûter; surtout n’ayons pas la prétention de croire que la science c’est la vérité, et la fiction le mensonge. La science marche entre l’erreur et le progrès; les vérités morales que la poésie habille d’un voile d’or ne sont pas moins immuables que nos connaissances les plus certaines.


R. RADAU.



LES ARCHIVES DE LA BASTILLE (1659-1661),
par M. François Ravaisson, 1 vol. in-8o.


Bien que l’auteur de cette publication ne nous fasse connaître encore en détail que trois années de l’histoire de la Bastille (1659-1661), ces trois années, se trouvant être l’époque d’une transition remarquable et inaugurant une période nouvelle, suffisent, grâce au nombre considérable de pièces authentiques et significatives qu’on a recueillies, à nous apprendre sur le régime intérieur des prisons d’état, sur les abus de la procédure criminelle, sur les excès du pouvoir absolu, beaucoup de choses d’un sérieux intérêt. L’auteur a pris soin d’ailleurs de construire avec mille traits épars une introduction importante, où se trouve divulgué et mis en pleine lumière tout le secret de l’antique Bastille.

On ne sait pas encore assez en quelle énorme proportion le secret a été l’instrument du régime absolu dans l’ancienne France. Tout récemment, la grande publication de M. Boutaric, en nous faisant connaître plus de trois cents lettres jusqu’alors inédites de Louis XV, a jeté un nouveau jour sur cette diplomatie secrète à la tête de laquelle était le comte de Breteuil, et qui faisait agir dans toute l’Europe, à côté du ministère et des diplomates officiels, un ministère et des agens connus du roi seul. Louis XV, trop faible pour résister ouvertement à ses ministres, à ses favoris, à ses maîtresses, mais trop intelligent pour ne pas ressentir de cette faiblesse même une profonde humiliation, conspirait contre eux, et se vengeait de sa propre indolence en essayant de faire triompher par sa diplomatie secrète ses meilleures inspirations. Ce roi absolu craignait la responsabilité; il la laissait à ses ministres, qui la lui renvoyaient; il prenait sa revanche par une action irresponsable et anonyme. La riche correspondance de Louis XV venant désormais s’ajouter à ce que révélaient déjà l’ouvrage du comte de Ségur sur la Politique des cabinets de l’Europe et les Mémoires du maréchal de Richelieu, on sait fort bien à présent à quoi s’en tenir sur cette singulière diplomatie, qui commença vers 1743 pour finir avec le règne.

On n’est pas aussi avancé à propos de certaines démarches secrètes du règne de Louis XIV qui restent à expliquer. Quelque innombrable qu’ait été de notre temps la série des révélations concernant le grand règne, on n’a pas eu encore, je crois, le commentaire des billets écrits sous de faux noms par Louis XIV lui-même, billets que j’ai eu l’occasion de publier jadis. à la suite des lettres de Mme des Ursins[2], d’après les papiers de famille de M. le comte de Gramont d’Aster. Ces billets sont adressés au duc de Gramont, ambassadeur de France à Madrid. Lui-même a écrit de sa main en tête de ces curieuses pages : « Lettre de la main du roi, contrefaite sous le nom du baron de la Roquerie, » ou bien sous les noms de Crochac, de Baron, de l’Épine blanche, de Lespine, de La Rapiniêre, de La Fontaine au Bois, de Des Laurens; par contre, le duc de Gramont écrit directement au roi sous le nom de La Graingaudière. Il y a de plus des termes convenus : l’esprit signifie la reine d’Espagne; la bonté, le roi d’Espagne; le sujet à caution, Orry; l’absente. Mme des Ursins; le Basque, Gramont ; le voyageur, Tessé, etc.. Voilà qui ne cadre pas fort bien avec ce qu’on raconte de la gravité imperturbable et uniforme du grand roi. Y avait-il là encore une sorte de diplomatie secrète? Connaît-on même d’autres pièces analogues à ces billets, qui semblent être parfaitement authentiques?

Encore sous Louis XVI, les pratiques secrètes sont plus nombreuses et plus singulières qu’on ne le sait communément. Un curieux petit volume. Imprimé en Allemagne au temps de la révolution, raconte quels moyens bizarres M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères, avait employés pour être bien renseigné sur quiconque venait de l’extérieur en France. Comme il fallait, que l’on fût étranger ou non, présenter à la frontière une sorte de passeport délivré par les chefs de nos légations, ceux-ci étaient chargés de recueillir tous les indices concernant le voyageur, sa famille, sa condition, ses opinions politiques ou religieuses, ses intentions déclarées ou présumées. Tout cela était interprété sur la carte de voyage à l’aide d’une infinité de signes cachés dans l’encadrement, dans la rédaction, l’orthographe, l’accentuation. On trouvera dans le petit écrit que nous indiquons plusieurs spécimens de ces feuilles mystérieuses, qui deviennent dans certains cas des documens historiques[3].

C’était, dira-t-on, l’enfance de l’art; c’était l’abus puéril du secret là où, bien employé, il peut assurément être utile et où il est quelquefois indispensable, c’est-à-dire dans la diplomatie et dans la police. L’abus en était bien autre, et c’était là un vrai fléau, dans l’administration de la justice. Les séances de la Tournelle n’admettaient, comme on sait, nul témoin, et à l’origine de tout procès criminel se rencontrait l’arbitraire secret des lettres de cachet et des prisons d’état. Encore le procès, même avec si peu de garanties, était-il une sorte de faveur qui n’était pas accordée à tous. Lettre de cachet et Bastille ne traduisaient que trop souvent le pur caprice du pouvoir; les institutions destinées à la répression et au châtiment du mal servaient ainsi à l’usage contraire et s’attaquaient au bien même. Il faut voir dans le livre de M. François Ravaisson l’infinie variété des sortes d’offenses qui conduisaient à la Bastille, et dans le nombre combien d’actions non-seulement innocentes, mais quelquefois tout à fait louables, étaient punies pour avoir déplu au prince. Si, par exemple, les noms de M. et de Mme de Navailles se trouvent figurer plus d’une fois dans les annales relevées par M. Ravaisson, ne se rappelle-t-on pas leur édifiante histoire? La mère de Mme de Navailles avait jadis accueilli la future Mme de Maintenon, revenant orpheline et pauvre d’Amérique; elle lui avait confié chez elle l’humble charge de donner le foin et l’avoine et même de l’aller voir manger aux chevaux. Ce fut elle qui mena la jeune abandonnée à Paris, et la maria, pour s’en défaire, à Scarron. Plus tard, Mme de Navailles devint dame d’honneur, et elle s’attira une entière disgrâce pour avoir fait murer une petite porte d’alcôve par où le jeune Louis XIV s’introduisait chez les filles d’honneur de la reine : c’est une histoire qu’il faut lire dans Saint-Simon. Mme de Navailles savait à quel danger elle s’exposait. « Elle tint sur cela conseil avec son mari, dit Saint-Simon. Ils mirent la vertu et l’honneur d’un côté, la colère du roi, la disgrâce, le dépouillement, l’exil de l’autre; ils ne balancèrent pas... » Plus tard, quand le régime de Versailles prit les apparences sévères, il fallut bien faire mine de les rappeler; mais ils n’eurent jamais les compensations qui leur étaient dues. « Le roi se souvenait toujours de sa porte, et Mme de Maintenon de son foin et de son avoine; les années ni la dévotion n’en avaient pu amortir l’amertume. »

Il est vrai de dire que le pouvoir n’infligeait pas les mêmes traitemens à tous les prisonniers de la Bastille. Il y avait de cruels cachots à la vérité; mais certains hôtes étaient dans l’intérieur fort bien traités. M. François Ravaisson a tracé en tête de son recueil un très curieux programme de ce régime bizarre : il fallait que tout se modelât, jusque dans le détail, sur l’exemple et d’après les convenances d’un gouvernement arbitraire. Cela dura jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. On sait que, dans les clameurs qui annoncèrent l’inévitable révolution, une des plus vives réclamations s’éleva précisément contre tout l’appareil de la procédure criminelle. On se rappelle les plaidoyers de Lacretelle aîné, de Fréteau, de Malesherbes. Une sérieuse histoire de la Bastille deviendrait aisément une histoire en raccourci de l’ancien régime, à condition qu’on en réunît d’abord les archives d’après un plan très vaste et point exclusif; c’est ce que vient de commencer avec un heureux succès M. François Ravaisson.


A. GEFFROY.


F. BULOZ.

  1. MM. Firmin Didot viennent de faire paraître une nouvelle édition de cet important ouvrage.
  2. Didier, 1859, in-8o.
  3. Geheime Polizei-Schrift (Livre secret de police du comte de Vergennes pour servir de document à l’histoire de la politique du cabinet de Versailles, sous le règne du malheureux roi Louis XVI); Eisenach 1793, in-18.