Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1866

Chronique n° 832
14 décembre 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1866.

Les questions dont la France est aujourd’hui principalement préoccupée, l’affaire de Rome et l’affaire du Mexique, sont arrivées aux échéances fixées d’avance. Le cercle s’est resserré autant que possible ; nous sommes dans le vif des actes et des solutions qui affligent les uns, inquiètent les autres, et en tout cas excitent la curiosité universelle.

Le premier de ces actes décisifs est accompli : l’intervention française a cessé à Rome. L’ère des nouvelles destinées de la papauté au point de vue du temporel est commencée. Peu d’événemens ont dépassé en importance le changement auquel nous assistons. Une série d’accidens et de nécessités politiques qui s’est prolongée dans l’histoire pendant l’espace d’un millenium est en train de finir et d’expirer sous nos yeux. La fonction suprême du sacerdoce catholique avait été alliée depuis mille ans aux soucis, aux manèges, aux luttes, aux ambitions, aux splendeurs, aux entraînemens, en un mot à toutes les vicissitudes de l’autorité politique. Devenue puissance politique, la papauté avait suivi les fortunes des formes politiques qui avaient prévalu dans la civilisation européenne. Elle avait participé aux agitations orageuses de l’époque féodale. À partir du xvie siècle, lorsque la concentration du pouvoir monarchique triompha partout en Europe à peu près, la papauté était, elle aussi, devenue une sorte de souveraineté absolue. Le travail de l’histoire est un entrelacement mystérieux d’idées et d’intérêts, de faits et de souvenirs, de nécessités successives et de créations de l’imagination, d’où naissent avec lenteur et d’une façon presque imperceptible les formes dominantes des institutions et des sociétés. La puissance temporelle de l’église romaine a été l’un des produits les plus surprenans de ce qu’on pourrait appeler la force d’amalgamation du développement historique. Qui eût pu prévoir, à l’origine du christianisme, et l’influence qu’il aurait sur le monde romain et l’influence plus prodigieuse encore qu’auraient sur lui les formes politiques romaines? Si le christianisme eût dû avoir une patrie locale sur la terre, ne semble-t-il point que cette patrie, comme le crut le naïf moyen âge au temps des croisades, devait être naturellement la contrée où naquit et mourut le Christ? L’ascendant politique et le prestige païen de Rome eurent plus de prise sur les intérêts et l’imagination des peuples que les souvenirs de Jérusalem; en mourant, le césarisme politique laissa avec Rome à la suprême autorité du culte chrétien la prétention et la forme de la domination universelle. A la longue et de nos jours, les nouvelles transformations de l’histoire ont fait sentir leur empire au pontificat romain. Un antagonisme irréconciliable s’est produit entre le caractère essentiellement religieux de la papauté et les précaires garanties de son pouvoir politique. Les papes n’ont plus eu la faculté de conserver la souveraineté temporelle par leur propre force; une incompatibilité absolue s’est déclarée entre l’esprit de leurs dogmes, qui doit les posséder tout entiers, et les conditions du gouvernement des sociétés modernes, qui échappent aux formules inflexibles de l’infaillibilité dogmatique. La force des choses annule donc aujourd’hui le pouvoir temporel des papes, et tend à en renfermer les derniers restes dans les limites les plus exiguës. L’intervention militaire de la France à Rome tenait en suspens la crise finale de cet antagonisme. Nos troupes se retirant, les choses vont être abandonnées à leur cours naturel. Quel sera le caractère, la direction, le résultat de l’élaboration nouvelle qui va commencer, dans des circonstances si neuves, entre Rome et l’Italie, entre le pape et les communautés catholiques? Voilà ce que le monde va voir, voilà ce que l’on attend partout avec des sentimens partagés et des espérances diverses.

Dans cette scène imposante, le personnage le plus intéressant est à coup sûr le saint-père. Ceux même qui sont le plus convaincus de l’utilité de la révolution qui change les conditions du pouvoir temporel ne peuvent refuser leurs sympathies à l’honnête et débonnaire Pie IX. Il y a quelque chose d’auguste et d’attachant dans cette figure de pontife obligé de subir la ruine de l’institution personnifiée en lui, et à qui nul ne saurait attribuer la responsabilité des causes qui ont rendu la révolution nécessaire. Que Pie IX revendique les prérogatives illusoires du pouvoir temporel, qui pourrait s’en étonner ou l’en blâmer? Le sentiment le plus intime de l’honneur l’oblige d’invoquer des attributions exercées avec éclat par la papauté durant tant de siècles, et dont la conservation doit faire partie, à ses yeux, du mandat qu’il a reçu. Il n’y a pas dans l’histoire de situation plus émouvante que celle des hommes qui voient périr entre leurs mains des institutions ruinées par d’anciens vices, par des fautes antérieures, par des impossibilités présentes, auxquelles ils n’ont contribué pour rien, et où l’on ne peut trouver contre eux aucun juste sujet de reproche. Parmi ces expiateurs innocens, la figure de Pie IX paraîtra toujours comme une des plus touchantes. On ne peut s’empêcher d’admirer l’élévation naïve, la douce exaltation, la résignation pathétique avec lesquelles Pie IX remplit le rôle que la Providence lui a donné. Quoi de plus émouvant que ses adieux aux officiers des troupes françaises partant de Rome? L’âme du pape y montre un incomparable mélange de tristesse et de bénignité. Cette allocution réunit tant de dignité, de sensibilité et de charme, qu’elle achève pour ainsi dire par une conclusion esthétique l’épisode de notre intervention à Rome. L’auguste vieillard ne cache point la crainte douloureuse et vague que la révolution lui inspire; le pressentiment des difficultés prochaines se mêle au souvenir de la sécurité précaire dont il s’est cru redevable pendant dix-sept ans à la présence de nos soldats; il n’est point cependant irrité contre l’avenir; il l’attend incertain.— « Que dire et que faire? » — Il s’en remet à la Providence; il couvre de ses bénédictions et de ses prières et ceux qui lui ont prêté une docile assistance et ceux à qui il reproche peut-être dans le secret de son cœur un trop prompt abandon. Après ce discours, où s’est exhalée avec tant de douceur une si grande tristesse, on voudrait répéter à Pie IX ces paroles sympathiques dont furent accompagnés les beaux débuts de son pontificat : « Courage, saint-père! » Courage! lui dirait-on encore; que la révolution ne vous inspire point d’alarmes : cette révolution n’a point de haine contre les personnes, et elle sait vous rendre le respect dont vous êtes digne. Elle n’agit que contre des idées et des combinaisons politiques variables et passagères, qui ont perdu les élémens de la vie, et dont la chute ne peut entraîner la ruine des principes religieux sur lesquels votre inébranlable foi se repose.

Certes nous ne demanderons point au pape de sonder l’avenir, de prévoir les modifications que la nouvelle situation du saint-siège devra entraîner dans le gouvernement de l’église catholique, et d’accepter d’avance des changemens qui seront l’œuvre lente et compliquée du temps. Pour un pontife chrétien, cette phase nouvelle du développement du catholicisme ne saurait être la matière de spéculations aventureuses et prématurées. De tels soins sont l’affaire de la Providence. Ce qu’on est en droit d’attendre du pape, c’est que, dans les nouveaux rapports qu’il devra ouvrir avec l’Italie, il montre un esprit de conciliation véritable. Ici la cour de Rome et l’Italie vont se trouver placées dans un ordre de faits et d’idées régis par les intérêts positifs et urgens du présent. La papauté peut mettre à l’abri celles de ses prétentions absolues auxquelles les événemens ont donné tort par des protestations affirmant l’idée qu’elle a de ses droits; ce système de réserve des droits par lequel l’église met pour ainsi dire sa conscience en règle avec les principes, sauf à subir passivement ensuite dans le domaine de la réalité des faits qui lui déplaisent, est ancien, et a depuis longtemps rendu d’importans services à la cause de la paix entre les églises et les états. Nous en savons quelque chose en France; c’est à la faveur d’un compromis de ce genre que règnent chez nous le concordat et le règlement organique qui l’accompagne. Il est absurde et injuste aux pouvoirs civils d’exiger de l’église des abdications de principes, des adhésions actives à des pactes contraires à ses dogmes et à sa tradition ; cette inconséquence a été commise tant que l’on a harcelé Pie IX pour obtenir de lui la réalisation dans ses états de réformes politiques et civiles qui étaient incompatibles avec les lois invariables de l’église. La cour de Rome n’étant plus soumise à la protection armée de la France, il n’y a plus de prétexte pour renouveler auprès d’elle des sollicitations impuissantes et tracassières. Que l’on ne se dépite donc point à Florence de l’obstination dogmatique de la cour de Rome: pour la pratique, on peut tirer tout le parti utile de la résignation de cette cour aux faits qu’elle ne peut empêcher. Qu’on tolère les protestations où depuis si longtemps ont été embaumés tant de droits anciens, protestations malgré lesquelles les droits modernes ont toujours prévalu à leur aise. Les conflits sur les prétentions inconciliables étant ainsi évités ou conjurés, il reste dans l’ordre des intérêts et des affaires un grand nombre de points sur lesquels le gouvernement italien et la cour de Rome peuvent s’entendre utilement. A défaut de M. Vegezzi, M. Tonello est envoyé en ce moment à Rome pour négocier un rapprochement de ce genre. Le cabinet de Florence a donné à la cour de Rome une large avance et une preuve rare de son respect pour la liberté de l’église en accordant aux évêques réfractaires le droit de rentrer dans leurs diocèses, en offrant de renoncer au droit d’initiative de l’état dans la nomination des évêques et au contrôle sur les publications épiscopales. Cette libéralité du gouvernement italien sur les matières qui intéressent le plus délicatement la conscience du saint-père ne peut, ce semble, manquer d’obtenir de la cour de Rome une certaine réciprocité. Ce gouvernement ne peut point, par exemple, fermer l’oreille à des propositions qui ont pour objet de faciliter les relations utiles entre ses sujets et les Italiens; il ne peut se refuser à des arrangemens douaniers nécessaires aux échanges commerciaux et à la subsistance même des populations romaines; les embarras de la circulation monétaire et l’impuissance de la banque romaine lui font un devoir d’aviser aux mesures qui pourraient assurer aux Romains le concours de la Banque d’Italie. Il y a là, pour commencer, dans l’ordre des intérêts matériels une multitude de points de contact entre l’Italie et la cour de Rome qui prescrivent les bons rapports, et qui offrent une occasion naturelle de les entamer sans offense pour la dignité des gouvernemens. En dépit des dissentimens réservés, l’habitude de se rencontrer, de s’entendre, de concerter des mesures communes sur ce qu’on pourrait appeler les nécessités de la vie matérielle, doit mener les choses plus loin. Cette expérience pratique apportera des démonstrations fécondes à l’Italie et à la cour de Rome : elle apprendra à celle-là qu’elle peut modérer ses impatiences sans dommage pour sa prospérité intérieure; elle enseignera à celle-ci qu’elle peut se dessaisir avantageusement de plusieurs attributions administratives, sans compromettre en rien la mesure d’indépendance nécessaire à l’exercice de la plus haute autorité religieuse. Un frottement plus amical, une appréciation plus impartiale des convenances communes, la droiture des intentions, l’influence des circonstances, amèneront ainsi peu à peu la papauté et l’Italie au point juste où il sera possible en même temps aux Romains de participer à la vie nationale, et au pape d’avoir les garanties fixes et certaines de son indépendance spirituelle. En s’appliquant ainsi avec loyauté à l’œuvre de la conciliation, en ne dédaignant point de l’entamer par les côtés les plus modestes, en prenant garde d’atténuer les premiers chocs, on pourrait donc réussir à détourner ce fantôme révolutionnaire qui trouble et afflige encore l’âme candide de Pie IX, et à familiariser l’Italie avec la pensée d’une papauté respectée dans son indépendance. On dira peut-être que la perspective que nous évoquons ainsi est chimérique; nous voudrions qu’on essayât de le prouver. Pour démontrer que nos vœux sont chimériques, il faudrait soutenir que l’Italie et la cour de Rome sont dépourvues de la clairvoyance qui doit les éclairer sur leurs intérêts, et de a probité qui devrait guider leur conscience dans la crise qu’elles traversent ensemble.

L’idée que nous avons des responsabilités encourues par l’Italie et par la cour de Rome explique assez la répugnance que nous inspirerait toute velléité d’ingérence étrangère qui pourrait apporter le trouble dans l’équilibre de ces responsabilités. Nous regretterions donc qu’il fût donné suite au projet de voyage de l’impératrice des Français à Rome, dont il est question depuis quelque temps. Une démarche d’apparat telle que celle-ci ne pourrait demeurer insignifiante, et si elle devait produire une diversion, personne n’aurait le droit de se promettre d’avance que cette diversion ne pourrait être qu’heureuse. Nous ne cesserons de le répéter : si la réconciliation peut s’opérer, il en faut laisser tout le mérite au pape et à l’Italie ; si elle doit échouer, il en faut laisser tout le blâme à celui qui l’aura mérité. L’intention de l’impératrice serait assurément de ne donner qu’un caractère privé à une démonstration généreuse; mais nous ne savons jusqu’à quel point il est au pouvoir de la gracieuse souveraine de déposer à son gré dans un acte public le caractère politique dont elle est revêtue. L’impératrice, le Moniteur a souvent occasion de nous en instruire, assiste aux conseils de cabinet : une princesse qui s’adonne avec une semblable assiduité à la délibération des affaires de l’état ne peut laisser à volonté la politique après elle, si elle va porter des consolations au vieux pontife affligé. Qui répondra des incidens, et la dernière allocution du pape, dont quelques expressions, plus ou moins exactement rapportées, ont effarouché certaines oreilles, ne donne-t-elle point une idée des surprises auxquelles on pourrait être exposé? Au nom de Dieu, ne prolongeons l’intervention sous aucune forme! Rien dans les faits n’a encouragé ceux qui ont voulu jusqu’à ce jour se placer entre le pape et l’Italie. Plusieurs de nos évêques ont fait, dans ces tentatives d’immixtion, des expériences dont ils n’ont point lieu de s’applaudir. Un des plus ardens parmi eux, l’évêque d’Orléans, a fini par y endommager son talent de la façon la plus grave. Il a perdu à cet exercice tout sentiment de l’à-propos, tout bon goût et toute mesure. Le voici reparaissant sur la scène, après sa mésaventure de la brochure des inondations, avec un nouveau pamphlet qu’il appelle l’Athéisme et le péril social. Comme l’auteur l’avoue en finissant, l’objet réel de cette longue et indigeste vitupération est de porter une protestation dernière contre l’exécution de la convention du 15 septembre et contre la cessation de l’intervention française à Rome. Le hors-d’œuvre est précisément le sujet indiqué par le titre. M. Dupanloup emploie dans ce nouvel ouvrage un procédé qui n’est ni théologique, ni philosophique, ni littéraire. C’est la dénonciation substituée à la polémique. M. Dupanloup se contente de démontrer les progrès de l’athéisme et du matérialisme et l’existence du péril social par un fatras de citations empruntées à toute sorte d’écrivains, détachées arbitrairement des argumentations qui pouvaient leur donner une valeur plus ou moins scientifique, dénaturées par conséquent. Les ciseaux à la main, il compose sa collection de paradoxes et de blasphèmes et nous l’étale avec violence. Sa laide compilation achevée, il croit avoir rempli sa tâche et nous avoir démontré les progrès de l’athéisme et les périls de la société. Ce n’est point par une méthode aussi expéditive, aussi brutale, il faut le dire, que les grands apologistes chrétiens avaient coutume autrefois de combattre les erreurs du siècle. Ils saisissaient corps à corps les systèmes d’où leur paraissaient découler ces erreurs, et s’attaquaient bien plus aux argumentations fausses qu’aux exagérations et aux excentricités de la forme. Ils s’appliquaient à être dialecticiens et philosophes tout en restant théologiens. Les doctrines et les travaux scientifiques contre lesquels s’irrite M. Dupanloup ne seront point renversés par des gros mots, par des éclats de voix, par des délations véhémentes illustrées de citations tronquées. Un chrétien pourrait trouver profit à tenter la réfutation et par conséquent l’étude consciencieuse de la doctrine positiviste; dans une critique sérieuse, il se garderait de bafouer un ensemble d’idées qui, sans être entièrement accepté, a obtenu cependant l’attention sérieuse et l’estime scientifique de plusieurs des plus honnêtes et des plus grands esprits de notre époque. Nos lecteurs ont jugé par eux-mêmes du parti que des philosophes distingués de l’école spiritualiste, MM. Janet et Caro, ont pu tirer en faveur de leurs doctrines de l’analyse respectueuse, mais pénétrante et ferme, à laquelle ils ont soumis dans la Revue les œuvres les plus récentes où sont exposés scientifiquement les systèmes que M. Dupanloup dénonce au hasard sans les discuter.’ M. l’évêque d’Orléans suit les pires traditions de l’arbitraire théologique ; il détache des propositions condamnables et pousse des cris d’horreur. Il nous ramène aux propositions relevées par les bulles papales dans Jansenius ou dans le père Quesnel, ou plutôt il recommence la méthode de ce pamphlétaire clérical des dernières années du règne de Louis-Philippe qui déclara à l’Université une guerre de citations qui produisit un si fâcheux scandale. Chose curieuse, c’était alors dans les livres de M. Cousin et de ses disciples que le cléricalisme allait chercher le prétexte de ses imprécations accusatrices, — et aujourd’hui M. Dupanloup est bien obligé de puiser dans les mêmes ouvrages du maître illustre les témoignages les plus autorisés en faveur du spiritualisme. L’évêque d’Orléans aborde en finissant l’objection qu’on est en droit de lui adresser. Il a voulu effrayer au profit de la question romaine! Il n’en disconvient point tout à fait; dans la guerre au pape, dit-il, il a voulu démasquer la guerre à Dieu! Il n’y a plus d’utilité à répondre aux déclamations de M. Dupanloup sur la question romaine. L’écrivain épiscopal entrevoit pourtant dans sa péroraison l’horizon vers lequel devraient se porter désormais tous les regards et toutes les aspirations des catholiques : la perspective de la liberté de l’église remplaçant l’illusion de l’alliance de la cour de Rome avec le pouvoir politique. « Vous nous répétez chaque jour, s’écrie-t-il, que si l’église n’a plus le pouvoir temporel, elle aura, ce qui vaut mieux, la liberté! Nous prenons acte de votre parole. » Mais les faits, déclare M. Dupanloup, démentent ici les paroles. « Les vrais libéraux de l’Europe, continue-t-il, ceux qui nous tiendraient sincèrement ce langage sont d’ailleurs ici dans la même situation que les vrais chrétiens; ils sont battus et sans aucun pouvoir de tenir leurs promesses. » M. Dupanloup ne montre point dans cette appréciation des choses une clairvoyance libérale. Lui, pontife catholique, il ne devrait point douter que, si la liberté est nécessaire à l’église dépouillée du pouvoir temporel, l’église aura assez de vertu et de force pour conquérir la liberté; quant aux libéraux, ils sont convaincus que la transformation du pouvoir temporel affranchira l’église et dépouillera le despotisme dans les pays catholiques d’un concours qu’il avait toujours trouvé dans la combinaison politique et religieuse qui dominait à Rome. La rupture de cette solidarité odieuse qui unissait l’autorité religieuse aux despotismes politiques sera une première et large satisfaction donnée au libéralisme. Une telle victoire est la promesse infaillible des autres conquêtes.

Quelque pénible que soit le dénoûment de notre entreprise mexicaine, c’est pourtant un dénoûment, et à ce titre il doit nous consoler des circonstances qui l’accompagnent. L’empereur Maximilien n’a point encore fait connaître sa décision. Elle est cependant certaine. L’empereur Maximilien ne peut point rester au Mexique après nous; il ne saurait avoir la pensée d’affronter l’insurrection républicaine, visiblement appuyée par un patronage américain. Les préparatifs d’embarquement de Maximilien sont avancés; il ne peut tarder à suivre ses bagages. Son irrésolution apparente est un dernier accès de mélancolie ou un effort suprême de dignité. Nous n’avons point d’ailleurs le droit d’être sévères envers ce prince, à qui la confiance placée par lui dans une entreprise où il s’associait à nous non-seulement procure le déboire d’une abdication forcée, mais a coûté encore la raison et peut-être la vie même d’une illustre compagne. D’ailleurs la dépêche du maréchal Bazaine et du général Castelnau insérée au Moniteur montre que les incertitudes de l’empereur ne retardent point nos apprêts d’évacuation. Une question se présentait au dernier moment, surtout après la mission du général Sherman et de M. Campbell, et après le message du président Johnson; c’était celle-ci : quel rôle les Américains vont-ils jouer au Mexique après la cessation de l’intervention française? Cette question a marché depuis le message présidentiel. Au moment où le message a été écrit et où sont partis MM. Sherman et Campbell, il semble que le cabinet de Washington n’était point encore exactement ou officiellement informé des projets de la France. M. Seward feignait de s’en tenir aux avis donnés par notre gouvernement au mois d’avril, et suivant lesquels l’évacuation devait s’opérer en trois fois et commencer dès le mois de novembre. Il n’avait point été prévenu officiellement du changement survenu dans les dispositions françaises; il ne savait point que le système de l’évacuation en masse avait remplacé celui de l’évacuation partielle, et que le départ de la totalité de nos troupes serait ainsi ajourné au mois de mars. Dans cette ignorance affectée, M. Seward demanda des explications sur le retard mis à notre départ, promis pour le mois de décembre, et eut le luxueux caprice d’envoyer par le câble transatlantique la dépêche de plusieurs milliers de mots dont les journaux ont parlé. Ce malentendu devait être levé bien vite. Au fond, la résolution prise par le cabinet des Tuileries d’effectuer l’évacuation en masse satisfait bien mieux encore que le rapatriement successif les vœux du gouvernement américain, car il assure d’une façon décisive l’abandon total du Mexique par la France. Les choses ainsi éclaircies, l’entente doit s’établir aisément entre la France et les États-Unis. Comme nous le pressentions à la première annonce de la» mission de MM. Sherman et Campbell, cette mission serait destinée à nous aider dans les circonstances où va se trouver le Mexique à notre départ. Les républicains mexicains auront certainement une très grande déférence pour les représentans des États-Unis. Ceux-ci, agissant de concert avec nous, seconderont à Mexico la formation d’un gouvernement intérimaire, lequel adoptera les mesures nécessaires pour faciliter la transition du régime impérial au régime républicain. Ce gouvernement provisoire aura à présider aux élections et à la réunion de l’assemblée d’où devra sortir la nouvelle constitution mexicaine. Les États-Unis et la France combineront leurs efforts pour amener les divers partis mexicains à cesser toute lutte nouvelle et à se soumettre au verdict régulier du pays. On ne pourrait qu’applaudir à un pareil accord de la France et des États-Unis. Si nous avions eu dans la république américaine la confiance qu’elle mérite, nous nous fussions épargné la faute éternellement regrettable de l’expédition mexicaine. C’est à la première réparation de cette faute, il y a lieu de l’espérer, que nous allons être aidés par le concours loyal et amical de ces robustes républicains de Washington, dont, grâce à Dieu, nous n’avons point réussi à limiter l’humaine et bienfaisante influence.

Un long exposé publié par le Moniteur a fait connaître enfin le plan de réorganisation de l’armée arrêté par la haute commission militaire. On nous excusera si nous avouons que nous ne sommes point encore en mesure d’apprécier cette importante combinaison. Au point de vue de l’efficacité militaire qu’il faut que la France s’assure à tout prix, le plan proposé nous paraît présenter de solides garanties. L’effectif de l’armée donnera à la France la sécurité et la force qui conviennent à la place qu’elle occupe en Europe. L’économie de la réserve et de la garde nationale mobile paraît bien entendue. Le premier ban de la réserve, étant un annexe très rapproché de l’armée active, en prendra la solidité. La garde nationale mobile, étant formée d’hommes qui auront servi, ne sera point une fantasmagorie, et pourra fournir au besoin à la défense du pays des soldats éprouvés. La France appuyée sur une armée offensive de 800,000 hommes, sur une armée défensive de 1,200,000, pourra donner à réfléchir aux ambitieux du continent. La question de force est bien résolue. Peut-être, en arrivant aux détails, y aura-t-il lieu d’exprimer quelques regrets ou certaines objections. Quant à nous, par exemple, nous regrettons que la gestion de l’exonération n’ait point été radicalement tranchée dans le sens démocratique, qui est aussi le plus équitable et le plus conforme aux conditions d’une armée efficace. Dans les débats qui s’engageront sur les divers élémens de la nouvelle loi, il est impossible que l’on ne soumette point à une discussion approfondie les effets que le système d’exonération combinée avec la dotation a produits sur l’état de notre armée. L’influence de ce système, aucun témoignage militaire ne nous contredira, a été énervante et dissolvante. L’homogénéité, la vivacité de nos troupes en ont souffert; les cadres si importans des sous-officiers ont été frappés d’obstruction et comme énervés. Il est heureux à ce point de vue que les événemens de cette année aient porté l’attention publique sur la situation de notre armée. On n’aurait fait qu’ouvrir les yeux sur les effets de la loi de dotation, que l’alerte eût encore été profitable. On ne sait pas dans quelle léthargie et dans quelle dissolution sénile notre armée serait tombée à la longue, si le sentiment d’une alarme patriotique ne nous eût éveillés à temps. On voit là un des périlleux résultats auxquels on s’expose à tout moment et à tout propos au sein des peuples modernes, quand l’opinion, privée des organes sains et libres de la discussion, s’endort, s’oblitère, et ne prête plus d’attention aux affaires publiques. Ce fatalisme paresseux où nous nous laissons endormir par le défaut d’initiative politique, par les entraves qui paralysent chez nous la discussion contradictoire, eût pu nous coûter cher en matière de guerre. Si le principe de l’exonération continue à prévaloir, il faut souhaiter du moins qu’on y mette les restrictions les plus sévères. Un avantage pratique que nous eussions trouvé dans l’abolition de l’exonération, c’est le contact que la portion de la jeunesse cultivée par l’éducation littéraire et scientifique eût été obligée d’avoir avec la profession des armes et l’esprit militaire. On eût pu concilier ici, par une exception semblable à celle qui est consacrée en Prusse, les intérêts des professions libérales avec le devoir patriotique en réduisant au strict nécessaire la durée du service pour les jeunes gens qui eussent prouvé leur instruction par des examens. On eût pu trouver aussi, comme en Prusse, dans cette classe des jeunes gens instruits les élémens d’une catégorie d’utiles officiers qui auraient rempli gratuitement une portion des cadres. On eût marché ainsi dans cette voie qui sera celle des peuples modernes où l’esprit civil et l’esprit militaire doivent se rapprocher sans cesse l’un de l’autre jusqu’à ce qu’ils se pénètrent et finissent par se confondre entièrement. Dans les armées vraiment nationales, dans les armées des peuples modernes, il faut qu’une sorte d’élan volontaire se joigne à l’obligation et à la discipline du service, que le citoyen vive de plus en plus dans le soldat, que l’homme se déploie dans tous les champs d’activité où ses facultés peuvent s’étendre en devenant plus mâles. La réorganisation de l’armée en France sera une occasion décisive de régénération et d’accroissement de force morale et politique pour notre nation; nous faisons des vœux pour que, nous inspirant de nos traditions vaillantes, nous ne demeurions point inférieurs à la grandeur des circonstances.

La session du congrès américain est ouverte, et la lutte du président Johnson et du parti radical va sans doute se continuer dans de nouveaux conflits. Ce n’est que dans les premiers jours du mois de mars prochain que les sénateurs et les députés ajoutés par les dernières élections à la majorité radicale prendront place dans le congrès. Jusque-là, les radicaux ne pourront point employer contre le président toute la force que les élections leur ont donnée. On avait annoncé que les résultats de la dernière campagne électorale avaient éclairé M. Johnson et lui avaient inspiré des pensées de transaction. La rédaction du message n’a point confirmé ces prévisions. M. Johnson y maintient sa vieille politique favorable à la rentrée des états du sud dans l’Union sans les soumettre aux conditions réclamées par les radicaux pour assurer des droits civils et politiques aux nègres, et pour mettre la dette fédérale à l’abri de toute répudiation. Des dispositions plus conciliantes envers les états du sud semblaient récemment se produire parmi les radicaux, ce qui n’a point empêché un des membres les plus militans de ce parti, le général Butler, de présenter devant un meeting de New-York, dans un discours immense et souvent éloquent ou spirituel, le plan d’un acte d’accusation contre le président Johnson. On verra le mois de mars prochain si le général Butler, l’un des nouveaux élus, sera de force à recommencer cette prouesse devant le congrès. Il ne faut point d’ailleurs se méprendre aux exubérances de la vie politique américaine et aux symptômes de cette fermentation incessante qui entretient une vie extraordinaire au sein de cet étrange peuple. En Angleterre, si les procédés politiques adoptés par M. Bright et par la ligue de la réforme finissaient par obtenir l’assentiment national, on ne tarderait point à voir les mœurs politiques américaines se propager dans cet antique foyer des traditions féodales. Nous ne savons point à quels résultats peuvent tendre les meneurs de la réforme anglaise en produisant dans les rues de Londres les manifestations des masses populaires. Veulent-ils prouver que là où est le nombre, là est la force, et que la loi du plus fort est la meilleure? De la part d’hommes qui ont toutes les ressources de la discussion libre, et dont plusieurs ont une prééminence intellectuelle et oratoire incontestable, l’emploi périlleux de cet argument de la force brutale est fait pour étonner. Il y a d’ailleurs une contradiction entre le but qu’on avoue et le moyen qu’on emploie. On votait pour le bill de M. Gladstone, qui n’ajoutait que 300,000 voix au corps électoral, et on menace de rassembler des millions d’hommes dans les manifestations réformistes! La mise en mouvement de ces agglomérations n’aurait de sens que si l’on vou- lait marcher à la conquête du manhood suffrage, du suffrage universel. Au surplus, contre le péril de ces agitations démocratiques, l’Angleterre a la chance d’être protégée par son rare bon sens national. La dernière manifestation réformiste de Londres s’est passée le plus tranquillement du monde. Les ouvriers groupés dans la procession ont été beaucoup moins nombreux qu’on ne l’avait annoncé : on promettait deux cent mille hommes, on n’en a donné que quarante mille. La procession, organisée avec une curieuse prudence, est restée admirablement disciplinée. La véritable population de Londres a préféré le rôle de spectateur, et la cérémonie s’est déroulée comme une fête publique. En somme, si les réformistes ont fait louer leur esprit d’ordre, ils n’ont pas le droit d’être fiers du nombre de figurans qu’ils ont donné à compter. La masse du peuple anglais est loin de partager la passion qu’ils éprouvent. Si le ministère tory, comme on l’assure, prépare un bill de réforme, il pourra s’en tirer à bon marché. Il a du côté de l’Irlande, dans les projets insurrectionnels que semblent toujours nourrir les fenians, une difficulté plus grave et plus douloureuse.

M. de Bismark est rentré sur la scène; nous ne tarderons sans doute point à voir la politique prussienne se caractériser dans le projet de la nouvelle constitution fédérale et dans la réunion du parlement de l’Allemagne du nord. L’Allemagne traverse une période de confusion ; on n’y reprend pas son assiette. L’unification y est secondée par des ambitions savantes et des aspirations populaires énergiques; cependant de vives résistances se prononcent en certains endroits, et il ne semble point, par exemple, à en juger par les actes des autorités prussiennes, que le Hanovre soit heureux et fier de son annexion à la Prusse. Une grande indécision règne par contre dans les états du sud, où les aspirations vers l’unité et la puissance triomphante ne sont guère dissimulées. Entre le jeune roi de Bavière et son vieux ministre M. de Pfordten, un dissentiment vient d’éclater : le ministre émérite se retire. La Bavière est-elle toujours destinée par ses fantasques souverains à vivre dans le milieu des rêves, et doit-elle renoncer à jamais au rôle politique qui lui a été plus d’une fois offert par les circonstances ? Ce qui s’y passe en ce moment a bien l’air d’une abdication définitive. L’Autriche ne montre aucune velléité de reprendre quelque action sur les affaires d’Allemagne. Elle paraît avoir dit adieu pour quelque temps aux jeux de la politique étrangère. Elle conclut des traités de commerce. Elle vient d’en faire un avec la France, lequel, nous l’espérons, ouvre la voie à un arrangement semblable avec l’Angleterre. Elle négocie également une convention commerciale avec la Prusse. Ces combinaisons économiques mettront sûrement en valeur les grandes ressources productrices de l’Autriche. La cour de Vienne se hâtera-t-elle de donner satisfaction à la Hongrie, dont les réclamations ont pris maintenant la forme officielle de l’adresse rédigée par M. Deak ? Il faut souhaiter qu’on ne compromette plus une transaction par des ajournemens et des chicanes. L’Autriche devrait songer à l’Orient ; il se prépare là, au milieu d’élémens corrompus ou aigris par une barbarie invétérée, des désordres et des perturbations sous l’influence des vues et des propagandes de puissances étrangères. Autriche et Hongrie sont également compromises et menacées par cette fermentation de races inquiètes pressées autour d’elles. Le commun péril devrait enfin leur apprendre à chercher le salut commun dans une prompte et franche réconciliation.

E. Forcade.



REVUE MUSICALE.


Nous ne dirons qu’un mot du Freischütz représenté cette semaine au Théâtre-Lyrique-, notre intention étant de parler longuement de Weber à ce sujet, l’exécution et la mise en scène doivent seules nous occuper aujourd’hui. Cela vaut-il mieux que tout ce que nous avions vu et entendu jusqu’à présent ? Nous ne le pensons pas. On nous raconte que c’est plus exact ; nous l’admettrions peut-être en ce qui concerne la pièce de l’ancien Odéon, mais non quant au Freischütz donné à l’Opéra, encore moins s’il faut parler d’une reprise qui eut lieu il y a quelques années à ce même Théâtre-Lyrique et sous une administration alors comme aujourd’hui préoccupée du culte des maîtres et trop intelligente, trop scrupuleuse en matière de textes pour souffrir des interpolations sacrilèges, et pour vouloir montrer à son public des dieux qui n’eussent pas été d’avance complètement échenillés. Ce qui fait le plus grand charme de cette reprise, c’est la restauration pleine et entière du prince Ottokar dans les droits et privilèges de ses ancêtres, et aussi la réinstallation du saint homme d’ermite dans sa niche! Jadis on avait eu le tort de supprimer ces deux personnages comme nuisant à l’action. A l’action peut-être, mais certes point à la musique. Dans un opéra de Weber, il n’y a pas de bouches inutiles. Ce prince funambulesque a dans les ensembles maintes répliques à donner; il n’en faut donc pas davantage pour que sa présence soit motivée. Même chose pour l’ermite. Otez du dernier finale ce capucin de baromètre, et l’admirable morceau n’a plus de sens. Kind, l’auteur de la pièce allemande, pour préparer la venue de son personnage au dénoûment, le montre au premier acte. Il est vrai qu’en Allemagne on passe cette scène. Je l’indique à tout hasard au directeur du Théâtre-Lyrique; en la rétablissant, peut-être aurait-on l’avantage d’être encore plus exact qu’en Allemagne, ce qui ferait très bien sur une affiche.

Dans le principe en effet, l’ouvrage commençait par une interminable scène de l’ermite, et cette scène vraisemblablement y serait encore sans la vigoureuse et décisive intervention d’un vieil ami que Weber trouva établi à Dresde, lorsqu’il arriva pour y diriger la musique du roi. Cet homme s’appelait Jean Miksch, archiviste et chanteur de la chapelle : c’était, pour le caractère, une manière de Cherubini, grondeur, bourru, d’un commerce très difficile, mais qui bon gré mal gré se faisait écouter à cause de sa haute science et de ses talens. On a de lui d’excellente musique d’église, et parmi ses élèves plusieurs ont compté : Henriette Sontag et Wilhelmine Schrœder-Devrient, pour n’en citer que deux. Weber, écrivant Freischütz, lui soumettait tous ses morceaux l’un après l’autre. Quand on fut au bout du premier acte, Miksch dit à Weber en lui parlant de son ermite : « Qui diable voulez-vous qui s’occupe de ce bonhomme. Renvoyez-le-moi à sa thébaïde, la pièce ne commence qu’avec Max. » Et l’introduction fut supprimée. De même il en advint pour d’autres passages. Dans le premier finale, Caspar avait à dire sans accompagnement son diabolique accord de tierce-quarte et sixte; Miksch, jugeant la chose impossible pour un chanteur, obtint de Weber l’adjonction des violoncelles; plus loin, dans son air de triomphe, le même infortuné Caspar devait prolonger indéfiniment une tenue solo, et comme le chanteur pour lequel le rôle était écrit, un certain Mayer, déclinait, de peur de se compromettre, la responsabilité d’un pareil exercice, Miksch de nouveau décida le compositeur à modifier le trait; on mit les instrumens à corde sous la tenue. Quelquefois néanmoins ces dialogues amenaient entre les deux amis de véritables explosions. Un jour, Weber prétendait que les chanteurs étaient faits pour chanter tout ce qu’il écrivait, à quoi Miksch répondit carrément que Weber n’entendait rien de rien au chant vocal, et que ses mélodies n’étaient et ne seraient jamais que des phrases de clarinette ou de piano... « Vous ressemblez, ajouta-t-il, à tous nos pédans d’Allemagne, qui s’imaginent que chanter, c’est simplement et purement dégoiser des notes; mais la technique de cet instrument divin qu’on appelle la voix humaine, son art d’exprimer la passion en divers styles, le beau chant, vous demeurent des choses absolument étrangères, et qu’il vous faut aller étudier chez les maîtres d’abord, ensuite chez les grands chanteurs que vous n’avez ni assez entendus, ni assez pratiqués. Que diriez-vous d’un traître qui, vous destinant un concerto de piano, placerait toutes les difficultés dans la main gauche (Weber avait en effet la main gauche moins brillante)? C’est cependant ce que vous faites à l’égard de tous ces malheureux pour qui vous écrivez des rôles! » Et l’impétueux archiviste terminait sa harangue en envoyant Weber s’instruire à l’école du vieux Marpurg, lequel, quatre-vingts ans plus tôt, avait proscrit, banni, mis hors la loi du chant toute cette affreuse séquelle de tierces augmentées, de sixtes augmentées ou diminuées, d’octaves diminuées, etc., etc.

La musique de Weber veut être chantée librement, franchement. C’est de la voix et encore de la voix qu’il faut au maître allemand, et il vous la prend toute, sans réserve, avec la froide indifférence d’une idole d’Irminsul pour ses victimes. Il lui faut le sacrifice humain. Savoir chanter est ici presque sans application. Prenons la grande scène d’Agathe au second acte et la prière au troisième : pour quelle voix cela est-il écrit? Assurément pour deux, car une seule n’y saurait suffire. On vous demande là un si au-dessous de la ligne, plus sonore, plus corsé que celui de l’Alboni, plus un mi sur la première ligne en belle et bonne voix de poitrine, et en outre il est fait appel à des qualités de soprano telles que peu de cantatrices les possèdent aujourd’hui, de quoi Weber se moque bien, la voix n’étant pour lui qu’un instrument comme la clarinette, le basson ou le cor. Qu’arrive-t-il? La plus grande partie du rôle d’Agathe étant écrite pour l’octave entre le la sur le second espace et le la au-dessus de la ligne, le rôle échoit d’ordinaire aux soprani, et dès lors tout un côté magnifique de la grande scène par exemple, tout cet admirable spianato si religieux, si large et si beau, écrit pour un mezzo soprano bas ou pour un contralto, s’efface et disparaît dans l’ombre.

Il est convenu que le rôle appartient aux soprani. Je le veux bien, mais qu’alors les soprani soient robustes, les clairons haut sonnans. Mme Lauters, qui chanta le rôle d’Agathe à la dernière reprise du Freischütz au Théâtre-Lyrique, répondait à presque toutes ces conditions vocales. D’interprétation française de cette musique, il n’y en a pas eu jusqu’ici de comparable à la sienne. En revanche. Mme Carvalho ne sera jamais la cantatrice de ce rôle. Trop de style! Weber n’en demande point tant. Quand il s’agit de Mozart, à la bonne heure! Au second acte, le superbe adagio dont je viens de parler est dit par elle posément, purement, mais sans aucune espèce d’originalité dans l’accentuation, sans couleur, d’une façon toute magistrale. Duprez soutenait que chez un chanteur la voix est un obstacle; Mme Carvalho en est venue à ce point où sa propre perfection nuit à l’artiste. Elle appartient au maître bien plus qu’elle n’appartient à son rôle. Ce qui la possède bien autrement que ces amours qu’elle nous raconte, c’est l’admiration de la musique qu’elle chante et qui doit être en effet, en ce moment, la plus admirable de toutes, puisqu’elle la chante. Au lieu de nous dire avec Agathe : « Déjà depuis longtemps tout s’abandonne au repos, cher bien-aimé, qui te retient loin de moi :

Alles pflegt schon längst der Ruh’,
Trauter Freund, wo weilest du?


elle dit : « Que tout cela est beau, plein de jolis petits détails exquis! et vous remarquerez, s’il vous plaît, cher public, que pas un seul n’échappe à ma sollicitude. » Plus tard, lorsque vient le grand mouvement de l’allegro, la voix manque : nul éclat sur cette fière et splendide tenue, en revanche des roulades perlées, le coquet, le mignon remplaçant le cri des entrailles, quelque chose de lovely, de rarissime, qui nous rappelle ce mot d’un aimable homme s’écriant au sortir du sermon : « Je viens d’entendre le père Hyacinthe; je l’ai trouvé charmant! » Charmante en effet, Mme Carvalho; mais dans ce morceau d’un dramatique si profondément inspiré, dans cette scène où les Sontag, les Devrient, les Jenny Lind ont passé, où vibre encore à toutes les oreilles la voix à grande et pathétique résonnance d’une Lauters à ses débuts, être simplement agréable ne suffit pas; il faut, comme dans un sermon, avoir l’accent qui vous domine, vous entraîne, ou ne point s’en mêler. Les roulades de Weber dans le Freischütz ne sont point des fioritures ordinaires, cela se chante et s’enlève à plein gosier, haut la voix, sans raffinemens ni gentillesses. Figurez-vous une toile de Delacroix ou de Géricault reproduite à la loupe en un de ces tableautins curieux que minute le pinceau de M. Meissonier: c’est exactement l’effet que produit dans cette musique du Freischütz le chant spécialement didactique de Mme Carvalho.

La Devrient fut l’idéal de ce rôle d’Agathe. Comme si la splendeur de sa voix, le naturel, la vaillantise de son inspiration n’eussent pas suffi, elle en avait encore le physique, blonde avec des yeux de Vergissmeinnicht, une taille souple et ronde, des bras taillés dans le marbre le plus pur. Après avoir, dans le premier entrain de la jeunesse et sans trop y réfléchir, joué maintes fois à ses débuts ce rôle d’Agathe, elle s’en était un peu dégoûtée; le vieux Miksch, lorsqu’elle vint à Dresde, lui fit reprendre le rôle, étudier la partition note par note, et de cette analyse intelligente et profonde, poursuivie des mois entiers sous les yeux d’un maître qui ne laissait rien passer, sortit la charmante figure, restée typique en Allemagne, la douce, naïve, innocente Agathe, un peu sentimentale, prenant pour confidente de ses peines amoureuses la nature au milieu de laquelle elle vit. parlant aux étoiles, au clair de lune, au rossignol des bois, comme Marguerite parle aux fleurs du jardin, mais gardant à travers ses amours et les maléfices le calme et la pureté de l’âme. Personne, ni la Sontag ni Jenny Lind, n’égala jamais la Devrient dans cette scène. Elle en rendait jusqu’aux moindres nuances psychologiques et pittoresques, en composait tout le paysage.

O wie hell, die goldnen Sterne,
Mit wie reinem Glanz sie glüh’n.

« De quel doux éclat brillent les étoiles! » Elle phrasait ces mots de sa voix la plus claire, la plus limpide, répandant pour ainsi dire la lumière sur le tableau; puis, sondant à la fenêtre les profondeurs de l’horizon, interrogeant tous les présages, insensiblement elle rembrunissait le ton, troublée, épouvantée à l’idée de l’orage suspendu au-dessus de la tête de son fiancé.

Dort am Wald auch schwebt ein Heer
Dunkler Wolken dumpf und schwer.


« Une légion de nuages épais et lourds flotte là-bas sur la forêt. » Comme elle donnait aux notes leur valeur et leur expression, accentuait les intervalles, et quelle fidélité au texte! On pouvait la suivre sur la partition, elle n’ajoutait, n’enjolivait rien. Pas un portamento di voce, pas une respiration qui ne fût selon la lettre. On conserve encore en Allemagne la tradition de la manière dont elle distribuait cet admirable morceau dans ses moindres parties, opposant l’ombre à la lumière, rendant les formes, la couleur, n’omettant pas une nuance. J’entendais, il y a quelques mois, le Freischütz à Vienne. La Dustmann, qui jouait Agathe, n’était certes point une étoile extraordinaire; pas plus que Mme Carvalho, elle ne possédait le génie d’une Devrient, mais à défaut de génie elle avait l’âme et la voix d’une Allemande. Cette voix qui se tue à ce jeu n’est, j’en conviens, qu’une sonorité de plus mêlée aux sonorités instrumentales, mais quel la bémol! Allez entendre la Dustmann chanter la prière du troisième acte, et cette note vous fera rêver à je ne sais quelle musique du pays des fées. Les cloches de cristal qui sonnent éternellement sous le lac enchanté où s’est englouti le palais du roi Arthus doivent avoir de ces vibrations-là. De même pour l’allegro de la grande scène : tout le talent que Mme Miolan y déploie, tout cet art ne saurait remplacer la puissance. Faites dire cet allegro par Vieux-temps, Sivori, Joachim, par n’importe quel grand violoniste : ce sera sans aucun doute admirable de netteté, de dessin, ni plus ni moins admirable que les exercices de Mme Miolan; mais Weber ne veut point là un violon, il réclame une voix, eine ganze Stimme, comme disent les Allemands, qui jamais ne comprendront le chant isolé, le chant proprement dit, l’art des Crescentini et des anciens, et qui n’en possèdent pas moins à part eux d’autres effets dont la nature seule a le secret. — M. Michot fait un Max très présentable. Il dit correctement l’air du premier acte. Son intonation dans certaines parties du rôle, les premières mesures d’entrée dans la scène fantastique, son récit dans le second finale, pourraient être plus justes : trop souvent, dans la première partie du trio du second acte par exemple, il lui arrive aussi de ralentir le mouvement; mais la voix a de la franchise et suffit au personnage. On a beaucoup applaudi M. Troy le premier soir, on a même fait de lui en quelque sorte le héros de la représentation. M. Troy enlève rondement les couplets de Caspar au premier acte; c’est en somme ce qu’il réussit de mieux, servi qu’il est par la souplesse vigoureuse de sa voix de baryton. Quant à l’ensemble du caractère, il lui échappe complètement. Représenter le diabolique gredin n’était point son affaire; il n’en a ni la peau, ni l’organe. Donizetti lui vaut mieux que Weber. Cette voix onctueuse, qui se fait agréablement écouter dans un cantabile de Don Pasquale, s’enroue ici en pure perte; les notes graves, rudes, ne s’entendent pas, tout le côté sarcastique disparaît; l’acteur a beau se hausser sur ses talons, se grimer, renfler le ton, ses airs féroces n’effraient point; on se dit : C’est le diable boiteux de Lesage qui se démène dans son bocal. Lui-même ne croit pas à son personnage, et cette absence de conviction, dont tout le monde du reste a l’air de ressentir l’influence, ôte à l’ensemble de l’exécution son principal intérêt. On eût dit presque de la désuétude alors que chacun s’attendait à quelque solennité comme on en compte trois ou quatre dans les fastes du Théâtre-Lyrique, la première représentation d’Oberon par exemple, celle des Noces de Figaro, de la Flûte enchantée ou de Don Juan. L’orchestre, de son côté, fait ce qu’il peut, et ce qu’il peut n’est plus assez. Les concerts du Conservatoire, et après le Conservatoire les concerts populaires ont créé pour cette musique un idéal d’interprétation qui rend tout impossible. Au théâtre, il n’y a guère en France que l’orchestre de l’Opéra qui soit capable d’aborder victorieusement aujourd’hui ces magnifiques symphonies qu’on appelle les ouvertures d’Oberon, d’Euryanthe ou du Freischütz. Ce n’est point la faute des excellons instrumentistes du Théâtre-Lyrique, si ce que nous avons entendu hier, si ce que nous entendrons demain amène involontairement des comparaisons défavorables, et si, l’oreille remplie de ces éclatantes résonnances, poursuivis de l’idée de cette précision dans les mouvemens, de cet art infini dans les nuances, nous trouvons désormais sans intérêt ce qui n’est que le simple ordinaire. Rien à dire de la mise en scène : ni pittoresque ni terreur; une diablerie de la place du Châtelet. Il semble que le Théâtre-Lyrique ait agi sans grande foi dans le succès. On s’était pourtant mis en frais d’une lune d’incantation, une vraie lune, afin d’éclairer pour ces bons Parisiens la vraie musique de Weber. Comme on tenait à se procurer ce qu’il y a de mieux en ce genre, on s’était adressé en Angleterre à la maison la plus connue pour ce genre d’exportation. Pendant une semaine, cette lune fut le sujet de toutes les conversations ; de jour en jour, en l’attendant, on remettait la représentation. Où pouvait-elle s’être égarée? dans quels océans, sous quels cieux et sous quelle gare? Enfin elle arriva, mais si cahotée par les vents qui règnent dans la Manche, si bouleversée du mal de mer, qu’elle en a l’œil tout brouillé, et qu’il faudrait presque l’opérer de la cataracte.

Goethe, au plein d’une jeunesse fort agitée, voulant incarner en diverses figures les expériences déjà nombreuses qu’il avait faites du cœur des femmes, écrivit son Wilhelm Meister. C’est le tableau poétique de sa course au début de l’existence, le roman de ses écoles buissonnières. Les caractères féminins sont multipliés à plaisir, tous tranchés, opposés les uns aux autres, n’ayant de commun que l’amour que ces diverses natures inspirent à Wilhelm, ou du moins ressentent pour lui. Ses premiers feux s’adressent à la comédienne Marianne, qui, de son côté, s’amourache passionnément, bonne et loyale créature, avec le cœur sur la main, mais sans vigueur d’intelligence, sans force pour résister aux tourmens de l’existence. Marianne n’a rien à se reprocher vis-à-vis de son amant, puisque la faute qu’elle a commise a précédé sa liaison avec lui. Wilhelm, sur un malentendu, l’abandonne, et la pauvre fille en meurt de désespoir en laissant un fils. Derrière Marianne se dresse, faisant ombre, une de ces figures équivoques qui d’ordinaire accompagnent les vierges folles, Barbara, sœur et commère de la Marthe de Faust. Goethe excelle à fixer d’un trait ces profils picaresques. Celle-ci touche à Marianne de plus près que Marthe à Gretchen. Marthe n’a point de cœur, Barbara chérit Marianne, et le prouve par cette féroce apostrophe qu’elle lance contre les fils de famille dont le libertinage et l’oisiveté se font un jeu de l’honneur et de la vie des pauvres jeunes filles que le hasard pousse sur leur chemin. Marianne morte, nous n’en avons pas fini avec les comédiennes. C’était alors comme aujourd’hui, et le commerce avec les demoiselles de théâtre devait nécessairement entrer pour la plus grosse part dans tout programme d’éducation, de formation et d’apprentissage. Voici d’abord la jalouse, la fiévreuse Aurélie, plantée là par Lothario et dévorant son affront avec furie, puis la sentimentale Mme Melina, sublime, mais insupportable, puis enfin, en opposition à toutes ces natures, prenant chacune plus ou moins la vie et l’amour au sérieux, Philine, la grisette dramatique par excellence. Cependant, après s’être jeté à corps perdu dans la vie de théâtre, Wilhelm Meister en touche les misères, le néant et s’en dégoûte. Un moment le cercle de la comtesse l’attire; il y cherche le bon goût, la distinction de l’âme, et n’y trouve que formalisme, étiquette et vanité. Adieu, paillons, clinquans, fausses apparences! l’idée du beau reconquiert ses droits, et le voilà de nouveau en campagne; mais avant d’atteindre le beau, il convient de passer par l’utile, un principe que nous n’avons pas encore abordé, et que représente Thérèse. — J’insiste sur cette analyse des caractères du roman pour montrer à quel point ce sujet était incompatible avec le théâtre, surtout avec l’opéra-comique. On en aurait fait plutôt une féerie. Ces femmes ne sont pas des femmes, ce sont des principes, et les principes ne chantent point de cavatines. — Wilhelm, revenu des erreurs du jeune âge, rencontre la vie utile et pratique dans la personne d’une charmante femme exclusivement occupée de son intérieur et du soin de faire le bien, esprit honnête et éclairé dans un corps sain et pur. Wilhelm croit l’aimer, il se trompe; leurs deux natures ne se conviennent pas; l’une manque d’idéal, l’autre en a trop. Thérèse la première s’aperçoit du désaccord et rompt en adjurant Wilhelm d’épouser Nathalie, ce qu’il fait. Avec le mariage, les années d’apprentissage ont vu leur terme, une nouvelle ère commence.

Histoire bien aventureuse et bien romanesque en effet que celle de Wilhelm Meister ! Il aima d’abord Marianne, et ce fut sa première illusion trompée; ensuite vint le tour de Philine, qu’il lui fallut aussitôt prendre en mépris; il estime Aurélie sans pouvoir l’aimer, entoure Thérèse d’une espèce de sollicitude attendrie qu’il prend pour de l’amour; enfin Nathalie se montre à lui, et ce n’est pas seulement son idéal qu’il trouve en elle, c’est l’idéal de la femme, cet éternel féminin qui déjà préoccupait Goethe. « Ou sent qu’elle ne se trompa jamais, qu’elle n’eut de sa vie un pas à faire en arrière: son être tout entier exhale et respire l’amour à ce point que l’amour ne saurait, chez elle, exprimer un état particulier. » Elle a le cœur chaleureux de Marianne et d’Aurélie sans partager les faiblesses de l’une ni l’excentrique naturel de l’autre. C’est Philine avec sa belle humeur indépendante, généreuse, et moins sa frivolité. Wilhelm trouve chez Nathalie ce qu’il a cherché si longtemps, celle qu’il aimera toute sa vie, et qui, jusqu’à la fin, restera digne de cet amour. Thérèse n’était que la desservante de l’utile, Nathalie est la prêtresse du beau, et cette différence se laisse voir jusque dans la manière dont chacune d’elles accomplit le devoir qu’elle s’est imposé, de servir de mère aux orphelins. Thérèse dresse son petit monde, Nathalie élève le sien. De ces êtres déshérités soumis à leur tutelle, nous en connaissons deux; l’un se nomme Félix, l’enfant de Wilhelm et de Marianne, dont nous n’avons point à nous occuper, l’autre Mignon, l’enfant du mystère. Celui-là, tout le monde le sait par cœur, grâce à l’interprétation qu’en a donnée Ary Scheffer. Combien de gens nous parlent de Mignon comme d’une intime connaissance, qui ne l’ont jamais aperçue que derrière la vitrine d’un marchand d’estampes, où c’est en effet plus commode d’aller la chercher! Il n’y avait que Meyerbeer pour vouloir qu’on découvrît un poème d’opéra-comique dans un tel roman, tout peuplé d’entités philosophiques; mais le cher grand maître était ainsi fait. C’était par l’impossibilité qu’un sujet l’attirait. Plus tard, la vue des rhapsodies qu’on lui fabriquait sur commande l’effarouchait bien un peu, mais sans le déconcerter absolument. Il se disait : La pièce qu’on m’apporte est mauvaise, mais rien ne prouve que mon idée ne soit point bonne. Erreur! au théâtre on ne sympathise qu’avec ce qui est humain, et le personnage de Mignon n’a rien d’humain. Son plus grand charme est dans les trois ou quatre chansons qu’elle récite, lesquelles sont peut-être ce que la poésie lyrique a jamais produit de plus divin dans aucune langue. Il n’en fallait pas davantage pour tenter un génie tel que Meyerbeer. Il voyait cette pâle et mélancolique figure traverser l’action en égrenant son chapelet de perles fines. Quelle action? C’était affaire aux librettistes d’en inventer une et au maître de la refuser au cas où la chose ne lui conviendrait pas; ce qu’il fit d’ailleurs, laissant à d’autres la chance de réussir ou d’échouer.

On concevrait encore un opéra de Mignon en Allemagne : là du moins ces admirables rhythmes, seul intérêt qui s’attache au personnage, résonneraient aux oreilles d’un public capable d’en apprécier et le sens et le sentiment; mais ici, en France, on goûte généralement peu les vers, et à l’Opéra-Comique on les craint. Quels rapports d’ailleurs peuvent conserver avec Goethe ces traductions maladroites, ces paraphrases boursouflées que déclame d’un accent de mélodrame une actrice qui semble toujours croire qu’elle joue et chante le page de Lara? L’idéal même de cette figure de Mignon répugne à la scène. Il y a dans son origine une maculature indélébile, dans son naturel je ne sais quoi de malingre qu’on n’aime pas voir au théâtre. Est-ce une jeune fille? est-ce un gnome? Cela flotte indécis entre la vierge raphaélesque et le petit mendiant de Murillo, et lorsqu’en avançant le côté intellectuel se dégage, vous trouvez encore dans sa passion pour Wilhelm Meister un élément trop démoniaque, trop en désaccord avec toutes nos idées de morale, de décence et de bienséance, pour pouvoir nous impressionner humainement.

Par bonheur, les auteurs du libretto représenté à l’Opéra-Comique n’ont pas ménagé les ajustemens, transformations et applications; ils y ont mis du leur tant et plus, si bien que, sauf le titre et les noms des personnages, Goethe serait forcé de reconnaître qu’on ne lui a rien pris. Jamais les vieux poncifs d’opéra-comique ne furent employés de meilleure foi. Mignon est une pauvre jeune fille qui, après avoir eu des malheurs, retrouve le château de ses pères et naturellement épouse celui qu’elle aime; car, pour ce qui regarde les dénoûmens heureux, ils sont aujourd’hui les seuls en crédit sur la place. Pourquoi Mignon ne se marierait-elle pas? L’Opéra-Comique est comme le sol de la France, qu’un esclave ne saurait toucher sans être libre. Un personnage, qu’il vienne de chez Dante, de chez Goethe ou de chez Tabarin, se marie aussitôt qu’il pose le pied à l’Opéra-Comique. C’est ainsi que Mignon épouse Wilhelm Meister! Goethe en rirait beaucoup peut-être, mais il écouterait avec un grand charme cette musique, à laquelle un si fade, si incolore et si prétentieux libretto sert de texte ou de prétexte; musique soignée, élégante, moins inspirée que délicatement ouvragée, moins originale par la pensée que variée par le tour et la recherche ingénieuse des sonorités, plus symphonique assurément que dramatique, un peu madrigalesque, mais en tous les cas pleine d’intérêt pour le curieux qui regarde au style, et de riches et pittoresques émotions pour cet heureux public d’Opéra-Comique, qui se plaît aux chœurs de bohémiens, aux menus morceaux où les violoncelles imitent dans l’orchestre les frémissemens d’ailes des légères hirondelles, aux fulgurantes cavatines de Mme Cabel, au pathétique décidément beaucoup trop tendu, trop haut monté de ton, de Mme Galli-Marié, au chant distingué de M. Achard, au jeu entraînant de M. Couderc. « Si ces pensées ne plaisent à personne, écrivait Diderot, elles peuvent n’être que mauvaises ; mais je les tiens pour détestables, si elles plaisent à tout le monde. » La musique de M. Ambroise Thomas est de celles qui plaisent à tout le monde, ce qui veut dire, non point qu’elle soit détestable, mais simplement qu’elle manque de cette originalité qui, tout en divisant les sympathies, provoque la discussion et la passionne. C’est un musicien plein de talent qui n’a jamais su se fixer. Il lui suffit de vouloir s’appliquer à un genre pour y réussir. Il a fait du Grétry avec la Double Échelle, de la musique bouffe avec le Caïd, — à peu près comme Méhul, qui s’imaginait être Italien en composant l’Irato, — avec le Songe d’une nuit d’été de l’Auber étendu de Weber, — avec Mignon du Donizetti blaireauté à la Mendelssohn.

L’Opéra-Comique est peut-être aujourd’hui le seul théâtre qui puisse à certains intervalles reprendre utilement les bons ouvrages de son répertoire. Mettre la main sur un succès, cela se rencontre encore assez souvent ; mais comme la pièce nouvelle ne se joue que tous les deux jours, la difficulté est de parer aux lendemains, sans quoi l’on se ruine très galamment en ayant l’air de s’enrichir. L’Opéra-Comique trouve, lui, dans son répertoire, des ressources inépuisables. Rien ne l’empêcherait de donner invariablement Zampa, le Pré-aux-Clercs, la Dame blanche ou le Domino noir ; il a là des lendemains assurés pour tous les succès présens et à venir. Si donc il reprenait hier Lalla-Rouk, c’était un acte de pure gracieuseté dont le public doit lui tenir compte. Lalla-Rouk est la plus charmante partition de M. Félicien David. Cette musique a des rêveries inconnues jusqu’alors à l’Opéra-Comique, ou plutôt n’est d’un bout à l’autre qu’une indéfinissable rêverie. Qu’il y a déjà loin de l’aimable et sceptique Orient parisien de M. Auber dans le Dieu et la Bayadère, à l’Orient de M. Félicien David dans Lalla-Rouk. Suivez maintenant cette note sensible, intense, nostalgique ; elle vous mènera jusqu’au Paradis et la Péri de Robert Schumann, dernier terme du mahométisme et de l’indostanisme musical. M. Félicien David cache sa vie, on ne le connaît que par ses œuvres, qui souvent, dans leur genre, sont des chefs-d’œuvre, le Désert, Lalla-Rouk. Il n’a point pour habitude d’assourdir les passans du bruit de ses affaires. Quel ouvrage nouveau l’occupe ? Aucun journal ne le raconte. A-t-il seulement, lui, l’auteur d’Herculanum, un poème pour l’Opéra ? Tout ce qu’on sait, c’est qu’il n’est pas de l’Institut.


F. DE LAGENEVAIS.

ESSAIS ET NOTICES.

Du Sentiment de la Nature dans l’antiquité romaine, par M. Eugène Secretan; Lausanne, George Bridel; Paris, Durand.

Cette dissertation sur le sentiment de la nature chez les Romains est publiée en français, mais elle a été composée à la façon allemande, c’est-à-dire qu’elle contient peu de phrases et beaucoup de faits. L’auteur songe à son sujet bien plus qu’à lui-même, il est plus occupé de nous instruire que de produire quelque effet sur nous, il ne nous distrait pas à l’admirer. Il ne s’est pas contenté, comme on fait trop souvent chez nous, du souvenir vague de quelques ouvrages parcourus qui lui permet de construire quelque belle et aventureuse théorie où l’abondance des idées générales dissimule la pauvreté des faits précis. Sa méthode est différente. Il s’est mis à dépouiller avec conscience les auteurs latins l’un après l’autre, notant au passage les phrases pittoresques et les vers descriptifs, et, ce long voyage achevé, il nous en fait connaître le résultat.

Cette méthode a pourtant quelques inconvéniens que M. Secretan n’a pas toujours évités. On sent parfois chez lui, à quelques petites minuties de détail, l’influence de la note prise. Il nous apprend avec soin quel poète chanta le premier la chute des feuilles, quand commence la description des aurores et des crépuscules. La lune surtout préoccupe beaucoup M. Secretan. Il est visiblement peiné qu’on n’en ait pas mieux compris les charmes dans les premiers temps de la littérature romaine. Il en veut presque à Lucrèce d’en avoir si froidement parlé, et une des raisons qui le rendent si complaisant pour Ovide, c’est que chez lui « elle ne se borne pas à éclairer les amans; elle sympathise avec eux. » Toutes ces remarques sont justes, et il importait de les faire. Seulement je crains qu’elles n’obscurcissent la vue de l’ensemble. Il me semble qu’après avoir lu ce que M. Secretan nous dit de Lucrèce, de Virgile et d’Horace, on n’a pas une idée assez distincte de la façon dont chacun d’eux comprenait et aimait la nature. Peut-être aussi pourrait-on le chicaner sur les conclusions auxquelles il s’arrête. Je ne trouve pas qu’il rende aux écrivains du siècle de César et d’Auguste une justice assez complète. C’est encore une conséquence de la façon dont il a préparé son travail. Une fois ses notes prises et sa moisson finie, il s’est trouvé entraîné à mettre au-dessus des autres les auteurs chez lesquels sa récolte avait été la plus riche. Cependant les gens qui parlent le plus de la nature ne sont pas toujours ceux qui la sentent le mieux. M. Secretan le sait bien, et il a plusieurs fois insisté en fort bons termes sur cette distinction importante; mais, dans l’application, je ne sais pas s’il s’en est toujours assez souvenu. Assurément les premiers poètes ne semblent pas très touchés des beautés incomparables de cette nature naissante au milieu de laquelle ils vivent. Les spectacles auxquels on est accoutumé dès l’enfance et qui n’ont jamais manqué de se produire n’attirent pas du premier coup notre attention, et Sénèque a pu dire dans son style piquant que le soleil lui-même, pour qu’on songe à l’admirer, a besoin de s’éclipser quelquefois. Non-seulement il faut du temps pour remarquer les choses qu’on a sous les yeux, il en faut aussi pour s’apercevoir de celles qu’on a dans le cœur. Les premiers hommes comprenaient et aimaient la nature, puisqu’ils l’avaient divinisée ; mais ils l’aimaient d’une façon obscure et inconsciente, sans le dire et presque sans le savoir. Voilà pourquoi, chez les plus anciens poètes, ce sentiment, tout intérieur et irréfléchi, ne s’exprime pas en belles phrases; il ne se manifeste pas par des effusions lyriques ou des tirades descriptives. Il échappe par une courte image, il se révèle dans un seul mot; mais ce mot et cette image en disent souvent beaucoup plus qu’une description tout entière. Si j’avais à désigner l’écrivain romain chez qui le sentiment de la nature me semble le plus vif, le plus profond et le plus vrai, je n’hésiterais pas à nommer Lucrèce. Comme c’est sur elle que tout son système s’appuie, on peut dire qu’il l’aime de toute son âme et de tout son esprit. Il ne perd pas son temps à la décrire, il en tire seulement des argumens et des comparaisons; mais chaque fois qu’il parle d’elle, l’aridité de ses démonstrations disparaît, tout s’anime et revit. Un tableau est esquissé par une épithète et toute une scène est dépeinte dans un seul mot. Mon admiration pour Lucrèce est difficile à satisfaire. Les éloges que lui donne M. Secretan ne m’ont pas suffi, et je n’accorderais jamais, en passant de lui à Ovide, « que le sentiment de la nature est en progrès. »

Je reconnais bien avec M. Secretan que dans le grand siècle des lettres latines les descriptions de paysage n’abondent pas. La vie était alors étrangement affairée. Tout le monde était absorbé par les préoccupations politiques. On n’écrivait pas pour rêver tout haut et raconter ses impressions au public. Les ouvrages n’avaient souvent de littéraire que la forme exquise; c’étaient des actions encore plus que des écrits. César avait bien autre chose à faire dans ses campagnes que de décrire le lever ou le coucher du soleil, et, lorsqu’en poursuivant Vercingétorix il aperçut Alesia, il ne lui vint pas à l’esprit de remarquer que cette ville était située sur une éminence très pittoresque. Cicéron, quoiqu’il fût davantage un littérateur, savait, assez cacher son art pour n’être pas descriptif dans ses plaidoyers. M. Secretan s’étonne que dans le récit de la mort de Clodius il n’y ait pas un mot sur le splendide paysage qui en fut le théâtre. Il est bien heureux que Cicéron se soit abstenu d’en parler. Ses ennemis n’auraient pas négligé une si bonne occasion de l’appeler un avocat. J’avoue aussi qu’il est très peu question de la nature dans sa correspondance, et cela est plus surprenant; mais il serait fort téméraire d’en conclure qu’il ne l’aimait pas. On sait combien il avait de villas, et toutes dans des sites charmans. Il n’a pas fait comme Voltaire, dont la maison de campagne tourne le dos au lac de Genève. Les siennes jouissaient de vues admirables, et le soin qu’il a pris d’y placer la scène de ses principaux dialogues montre qu’il comprenait combien un si beau cadre devait embellir ses tableaux, et tout le plaisir qu’on doit éprouver à converser avec des gens d’esprit sur les collines ombragées de Tusculum, aux bords enchanteurs du Liris ou en face de la mer de Naples.

La meilleure partie de la dissertation de M. Secretan est celle qui traite des écrivains de l’empire. La matière était riche. Ces écrivains aiment beaucoup plus à décrire la nature que ceux de la république. Cette veine était nouvelle; la poésie épuisée essaya de se rajeunir en l’exploitant. Elle prit l’habitude de dire tout ce qu’autrefois elle se contentait d’éprouver. Voilà pourquoi depuis les Amours d’Ovide jusqu’à la Moselle d’Ausone les descriptions abondent chez les auteurs latins. C’est d’ailleurs la pente naturelle de la poésie de se faire de plus en plus personnelle. A mesure qu’elle vieillit, elle se ramène en soi. Dans les littératures de décadence, le poète ne cesse plus de se mettre en scène et de se chanter. S’il décrit alors volontiers, c’est qu’il se fait le centre de ses descriptions, et il cherche moins à nous faire connaître la nature que la manière dont il la sent. C’est encore une façon de parler de lui. M. Secretan fait observer avec raison que ce goût du pittoresque fut favorisé par l’habitude que prirent les riches Romains de visiter les contrées éloignées de l’empire. On avait jusque-là voyagé par nécessité, pour aller achever son éducation à Athènes, ou gouverner quelque province lointaine. On voyage alors par curiosité. Il n’est plus possible de se mêler des affaires publiques; on se sent désoccupé, on s’ennuie, et pour se distraire on court le monde. Or quand on se décide à quitter sa maison, à traverser la mer, à errer par les grands chemins, c’est un peu avec le parti-pris d’admirer. On ne voudrait pas avoir perdu son temps et sa peine. On est ravi de voir du nouveau, et l’ancien même paraît nouveau, car on ne s’était pas encore avisé de le remarquer. Lorsqu’on sort de chez soi, l’attention est plus éveillée. On observe mille choses qui n’avaient pas frappé jusque-là, et l’on revient avec un esprit plus ouvert et une admiration plus facile. Le plus intrépide des touristes de cette époque fut l’empereur Hadrien. Il visita plusieurs fois la Grèce et l’Asie, et parcourut le monde entier. Il allait voir partout les beaux sites et les monumens curieux. Il gravit le mont Cassius, près d’Antioche, et l’Etna pour voir lever le soleil. En Égypte, il voulut entendre chanter la statue de Memnon au lever de l’aurore. On a retrouvé sur le colosse les vers qu’une des femmes de l’impératrice présente à ce spectacle y fit inscrire; dans ces vers, elle rappelle que Memnon a eu la complaisance de saluer plusieurs fois l’empereur, et elle le félicite d’avoir été si aimable pour un confrère en divinité. De retour à Rome, encore tout charmé de ce qu’il venait de voir, Hadrien résolut d’en conserver le souvenir. Il voulut qu’on retrouvât en miniature dans sa fastueuse villa de Tibur les sites et les monumens qui l’avaient le plus frappé. « Dans une circonférence de trois lieues, dit M. Secretan, étaient reproduits pêle-mêle le Lycée, l’Académie, le Prytanée d’Athènes, la vallée de Tempé, les bains de mer de Canopus en Égypte, sans compter un nombre respectable de temples grecs, romains et égyptiens. Il trouva encore place pour loger dans cet espace une reproduction des enfers; l’histoire ne dit pas d’après quel modèle. »

Ce qui peut-être contribue plus encore que les voyages à augmenter ce goût qu’on affiche alors pour les beautés de la nature, ce furent les excès et les raffinemens de la vie mondaine. On a dit avec raison que le meilleur point de vue pour admirer la campagne, c’est la ville. Jamais on n’en sent mieux les charmes que lorsqu’on en est éloigné. C’est du palais de Mécène, où il était assiégé par les fâcheux et les solliciteurs, qu’Horace s’écriait avec un accent si profond et si vrai : O rus, quando ego le aspiciam? Lorsque Caton, le dur paysan, labourait son champ tout nu, il ne songeait guère à admirer l’effet pittoresque des collines de Tusculum. Au contraire, quand on est rassasié de la ville, fatigué des excès d’une civilisation trop raffinée, par une réaction naturelle, on se rejette sur les champs. C’est ce qui eut lieu chez nous au XVIIIe siècle, où la thèse de Rousseau sur les charmes de l’état sauvage réussit précisément parle contraste. C’est ce qui arriva chez les Romains de l’empire. Jamais on ne construisit de plus magnifiques villas qu’alors; celle de Domitien près d’Albe, celles dont Pline et Stace nous ont fait de si agréables tableaux, étaient des merveilles. Seulement ce goût de la campagne n’était souvent que le dégoût de la ville. On l’aimait par caprice ou par lassitude, et l’on sent bien qu’il entrait dans cette passion imposée par la mode un peu de factice et d’artificiel. La poésie descriptive de cette époque aussi bien que la construction des villas et des parcs s’en est ressentie. Ces beaux jardins tant vantés étaient froids et contournés, comme les vers des poètes qui les chantaient. Les Romains visaient toujours au grand, et en toute chose ils aimaient la représentation et la pompe. Ce que Cicéron loue le plus dans une maison de campagne de son frère, c’est la dignité, summam dignitatem. De là l’habitude qu’on avait de ces grandes avenues régulières et solennelles où les arbres taillés à la serpe imitent des murailles ou des voûtes. Dans son majestueux Versailles, Louis XIV a ressuscité les parcs romains; mais les jardiniers de Rome sont allés bien plus loin que Lenôtre. Ils ne se contentent pas de forcer les platanes ou les cyprès à rester nains, de disposer le buis en pyramides, en fer de lance ou en boules. Au temps de Pline, ils le taillent de façon à représenter des lettres, et ces lettres sont si bien alignées qu’elles forment le nom du propriétaire. Martial rapporte un véritable chef-d’œuvre en ce genre. Un de ces artistes dans l’art de dénaturer la nature s’était appliqué à donner à des arbres la forme d’animaux sauvages, et d’une forêt il avait fait une ménagerie. Il est bien probable que les admirateurs ne manquèrent pas à ce tour de force.

Il y eut pourtant alors des écrivains qui protestèrent contre ces excès de faux pittoresque, et qui essayèrent de ramener à un goût plus sain. L’un d’eux était le plus grand poète de l’empire, Juvénal. Son génie énergique se révoltait contre ces coquetteries de la mode. Dans cette charmante scène qu’il décrit en tête de sa troisième satire, il se représente causant avec un ami près des arcades humides de la porte Capène, le long du vallon d’Égérie. On avait gâté ce beau lieu sous prétexte de l’embellir. On avait eu la sotte idée d’y construire des grottes artificielles, et la petite fontaine coulait entre deux rives de marbre. Juvénal s’en irrite. Il regrette la verte bordure de gazon qui autrefois entourait le ruisseau, et il trouve que dans ce paysage rustique le marbre est un contre-sens et une insulte. C’est le même sentiment qui a dicté une agréable épigramme de Martial, à laquelle M. Secretan ne me semble pas rendre toute la justice qu’elle mérite. Le poète y célèbre la villa de Faustinus, son ami. Cette villa est une ferme. On y est en pleine et vraie campagne, rure vero barbaroque lœtatur. On a le plaisir d’y entendre mugir des bœufs et d’y voir des vignerons mal vêtus. On y fait de bons dîners avec les produits du jardin et de la basse-cour, et on y invite les voisins quand l’ouvrage est fini. En faisant cette description complaisante, Martial veut se moquer des gens qui, pour obéir à l’usage, achètent des villas aux portes de Rome. Pauvres villas poudreuses qui consistent en un belvédère peint de couleurs voyantes d’où l’œil s’étend sur quelques lauriers! Si l’on prétend y dîner, il faut y porter son repas; on est sûr d’y mourir de faim, si l’on ne se charge le matin d’œufs, de poulets, de légumes, de fruits, de fromage et de vin. « Est-ce vraiment la campagne, s’écrie Martial, ou simplement une maison hors des murs? »

M. Secretan a conduit son travail rempli d’informations précises et de remarques curieuses jusqu’à la ruine de l’empire. Je souhaiterais qu’on le poussât plus loin. Il serait intéressant de savoir en quoi les pères de l’église diffèrent dans leurs descriptions des écrivains païens de leur temps, et s’il est vrai, comme on l’a soutenu, que le christianisme a inauguré une manière nouvelle de comprendre et d’aimer la nature.


GASTON BOISSIER.


F. BULOZ.