Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1867

Chronique no 834
14 janvier 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier 1867.

il y a sans doute, pour les peuples et pour les hommes unis par le cœur et par la pensée à leurs fortunes politiques, des temps d’épreuves douloureuses et de cruels soucis ; il est des momens où sous le contre-coup de fautes funestes, de surprises désolantes, d’événemens qui déterminent des situations nouvelles et rendent nécessaires des changemens immédiats de résolution et d’action, la raison et les sentimens du patriote sont en proie à de véritables angoisses. On ressent les maux du présent, on pressent ceux de l’avenir, on hésite avec un tremblement intérieur sur les moyens à choisir pour réparer les uns et prévenir les autres. Il est certain que la France est dans une de ces crises. Elle vient de faire des expériences qui l’ont plongée dans un étonnement profond ; elle comprend sourdement que ces expériences contiennent des enseignemens qu’on doit mettre le plus promptement possible à profit, si l’on ne veut point se laisser précipiter à des déchéances irréparables. Il faudrait plaindre également dans cette grave conjoncture et ceux qui par un fatalisme indolent et frivole se détourneraient de l’étude des problèmes qui viennent de se poser avec une soudaineté si dramatique, et ceux qui, ne voulant pas pénétrer le vrai sens des leçons qui nous ont été données, chercheraient des retours de fortune dans la continuation obstinée des erremens qui nous ont conduits où nous sommes. Qu’on en soit sûr, ni la sceptique insouciance des uns, ni l’aveugle entêtement des autres ne pourront donner à la France la robuste sécurité qui lui est nécessaire pour aborder les nouvelles routes d’action où elle est poussée par la force des choses. Ceux-là seuls qui sauront lire avec décision "dans les résultats réels des dernières expériences, ceux qui auront la franchise de s’en avouer le sens, ceux qui reconnaîtront et confesseront avec courage le devoir des réformes seront aussi les seuls qui nourriront en eux-mêmes et répandront autour d’eux une saine, énergique et invincible confiance dans les destinées de la France. C’est au nombre de ceux-là que nous voulons être.

Il faut aujourd’hui se poser avec une entière sincérité de cœur cette question : que veut la France ? L’existence politique d’un grand peuple moderne est double : elle est intérieure et extérieure. La vie intérieure consiste dans le degré d’activité et de puissance suivant lequel un peuple participe à son gouvernement. La vie extérieure consiste dans l’influence qu’un peuple exerce sur les affaires qui lui sont communes avec les autres nations. Où la France doit-elle vouloir en ce moment porter l’effort principal de son application ? Son intérêt, son honneur, sa sécurité, l’engagent-ils à s’abstenir d’une participation active et directe à son gouvernement intérieur ? doivent —Ils l’exciter à chercher l’emploi de son génie, de ses ressources et de ses forces dans les complications et les vicissitudes des entreprises étrangères ? Mais la condition intérieure d’une nation et la conduite de ses affaires au dehors sont liées entre elles par un rapport de dépendance réciproque. Les aventures étrangères sont des diversions au travail constitutionnel intérieur ; elles entraînent l’abdication temporaire de l’initiative du pays dans l’inspiration et le contrôle des actes du gouvernement. C’est justement en se laissant aller aux ambitions indéterminées de la politique étrangère qu’un peuple s’assujettit aux caprices et aux erreurs du pouvoir arbitraire ; il perd en fait de liberté tout ce qu’il s’imagine devoir gagner de grandeur extérieure, et il ne tarde point à s’apercevoir qu’il a compromis en sécurité vis-à-vis du dehors tout ce qu’il a sacrifié de liberté au dedans.

Tel est l’enseignement saisissant qui ressort de la récente expérience de la France. La France depuis quinze ans ne fait plus, à proprement parler, de politique intérieure ; les citoyens, arrêtés par des restrictions nombreuses imposées à la liberté de discussion, d’association et d’action électorale, ou par leur propre mollesse, ne travaillent plus à exercer sur l’administration et le pouvoir une influence vigilante et assidue. On détourne son attention du dedans pour la reporter sur les aventures du dehors. Un fait incontestable et bien digne de remarque, c’est que, si le pays a pris un grand intérêt depuis quinze ans aux événemens de la politique extérieure, il y a conservé une attitude parfois anxieuse, parfois satisfaite, mais toujours passive. Imprudent ou habile, malheureux ou heureux, aucun acte de la politique étrangère du gouvernement n’a été inspiré par une passion ou par une volonté du pays. La France semblait avoir donné au pouvoir un blanc seing, et se montrait décidée à’laisser faire. La France à coup sûr ne songeait point à la rénovation de l’Italie avant l’entrevue de Plombières et l’allocution à M. de Hiibner. Elle pensait bien moins encore à la conquête du Mexique. Elle n’avait aucune idée du débat sur la Pologne qui a rempli l’année 1863. Elle n’était point instruite de la question du Danemark, et ne pressentait pas qu’une révolution allemande pouvait sortir du procès des duchés. Elle ne se doutait point que quelques complaisances du cabinet de Paris pouvaient être capables de laisser constituer la grande Allemagne dans les cadres prussiens. La France n’avait rêvé, n’avait désiré, n’avait demandé à son gouvernement aucune de ces choses. Quelque jugement que l’on porte sur ces entreprises et ces accidens de notre politique étrangère, il faut convenir que, comme prévision, conception, volonté, la nation n’y a été pour rien. Le résultat pèse aujourd’hui tout entier sur elle ; mais elle peut se rendre le triste témoignage qu’elle a montré à l’égard des desseins qui ont déterminé la politique étrangère de son gouvernement la même abnégation, le même effacement auxquels elle s’était résignée dans sa politique intérieure.

Il importe de constater cette attitude passive gardée par la France à l’égard de la politique étrangère du gouvernement au moment où les effets de cette politique se présentent avec le caractère de l’accomplissement final. Les grandes affaires que nous ne pouvons plus apprécier aujourd’hui que par les charges qu’elles nous imposent ont ceci d’original qu’elles sont terminées : le Mexique est une expérience achevée, le remaniement de l’Allemagne qui a suivi la polémique sur la Pologne et l’imbroglio des duchés est une évolution arrivée au premier de ses termes décisifs. On dirait, au point de vue de la France, des cas complets de pathologie politique où le médecin peut embrasser et étudier en pleine connaissance de cause la marche et les conséquences de la maladie. Ne parlons plus du Mexique jusqu’à ce que le décès de l’empire mexicain ait été officiellement enregistré ; mais une circonstance récente ajoute un intérêt actuel au mouvement de politique européenne commencé en 1863. Le premier choc, dans ce grand ébranlement, a été produit par les affaires polonaises ; le dernier acte est marqué par la complète absorption de la Pologne dans l’empire de Russie, par l’abolition hardiment prononcée à Pétersbourg de cette forme où l’Europe, par un reste de pudeur, avait voulu conserver encore dans les traités la représentation nominale des droits de la nation polonaise. Nous revendiquions en 1863 les droits de la Pologne ; pendant une année entière, sous l’excitation morale d’une polémique diplomatique engagée par nous avec la Russie, les derniers champions de la Pologne se faisaient exterminer dans une lutte inégale avec un héroïsme que les survivans expient encore à l’heure qu’il est dans les cruautés de l’exil sibérien. Au moment où la Russie met à profit avec une opportunité si maligne nos déclamations contre des traités qui ont cessé depuis longtemps de nous opprimer, et en déchire avec une assurance impérieuse le dernier lambeau, qui n’était plus qu’un abri pour les Polonais, à cette heure humiliante et douloureuse les illusions des premiers jours de 1863 reviennent, par un retour poignant, à notre mémoire. Aux premiers symptômes de la lutte entre les Polonais et le gouvernement russe, M. de Bismark, qui venait de prendre la présidence du cabinet prussien, se hâta de conclure avec la cour de Pétersbourg un arrangement politique et militaire contre les chances d’une insurrection polonaise. Nous nous jetâmes sur la convention prussienne comme sur l’occasion officielle qui nous autorisait à intervenir, nous aussi, dans le conflit polonais ; nous demandions des explications à M. de Bismark, qui fit alors vis-à-vis de nous l’humble, le souple et le petit. Tel fut le début de cette campagne diplomatique de Pologne. Nous y entrions en rêvant que nous y conduirions l’Angleterre à notre suite, même pour des mesures de coercition, comme nous y avions réussi en 1854 pour les affaires du Turc. Au bout de l’année, nous étions déçus ; l’Angleterre, redoutant de notre part des convoitises d’agrandissement territorial, refusait de nous suivre ; l’insurrection polonaise était écrasée, et le prince Gortchakof chantait victoire dans des dépêches à fanfares. Alors éclata ce discours impérial convoquant tous les souverains à un congrès sans exemple par une invitation publique et soudaine qui ressemblait à un arrêt fulminé contre la vieille Europe. L’invitation au congrès ne fut qu’une salve d’artillerie oratoire couvrant une retraite.

Cependant au lendemain de cet échec la fortune nous offrit une revanche où pouvait trouver satisfaction l’honneur de la France. Le roi de Danemark mourait, et les chambres danoises avaient à voter une constitution. Les cours et les partis en Allemagne, avec les vues les plus diverses, trouvèrent l’occasion excellente pour vider aux dépens du Danemark leurs vieilles querelles intestines. Si la France se fût alors unie à l’Angleterre, elle eût assurément opposé des obstacles, suscité des diversions à cet aveugle emportement des cours et des partis germaniques, que la plupart de ces cours et de ces partis ont aujourd’hui tant de motifs de déplorer. Nous eussions eu l’honneur de maintenir loyalement la signature de la France au bas d’un traité ; nous eussions eu le mérite de faire respecter un petit peuple libéral, courageux, duquel malgré ses revers on peut dire qu’il possède des vertus politiques dont sont honteusement privées de grandes et fortes nations. Par une aberration d’esprit dont on ne saurait aujourd’hui condamner trop sévèrement le caprice, la politique française ne vit dans ces événemens qu’une chance de vexer la politique anglaise, et de la faire subir un déboire égal à celui que nous venions d’éprouver dans la question polonaise. On sembla se figurer que dans la question danoise, question essentiellement continentale, puisqu’elle soulevait en Allemagne les intérêts les plus contraires et les passions les plus diverses, l’insulaire Angleterre pouvait être plus intéressée que notre France de terre ferme. On prit donc une attitude indifférente, distraite, réservée ; on se déroba dans les brouillards du principe des nationalités ; on laissa faire l’Allemagne avec une indulgence dont M. de Bismark nous remerciait encore, il y a quelques semaines, devant la seconde chambre de Prusse avec sa rude ironie brandbourgeoise.

Les événemens depuis lors ont-ils parlé assez haut ? Croit-on encore que les Anglais fussent attachés par plus de liens que nous aux vicissitudes du corps germanique ? Les conséquences de la spoliation du Danemark, qui a été le commencement de la grandeur de la Prusse, les émeuvent-elles, les touchent-elles comme nous ? En abandonnant le Danemark, nous sommes entrés dans une fausse route que nous devions fatalement parcourir jusqu’au bout. Nous sommes devenus peu à peu les complaisans de M. de Bismark, que nous pressions au commencement de 1863 de sommations sévères à propos de la Pologne. À la veille des batailles où allait se fonder la grande Prusse, nous maudissions les traités de 1815, qui ne nous font plus de mal. Ce ne sont point ces traités qui nous forcent aujourd’hui à former une grande armée. Quant à la Russie, qui s’entend à en détester les dispositions gênantes pour son ambition, elle en lance en ce moment les derniers morceaux à la face de l’Europe en supprimant jusqu’au nom du royaume de Pologne. L’insolence muette de ce geste russe est la digne conclusion de ce cycle malheureux.

Cette carrière de la politique étrangère, la seule qui reste ouverte quand les voies de la politique intérieure sont fermées, vient de nous être trop fâcheuse pour que la France raisonnable, prévoyante, attentive aux grands risques auxquels elle est exposée, sommée par les événemens de veiller aux premiers intérêts de son existence, consente à y errer vaguement avec une docilité moutonnière. Il faut que l’àme et l’intelligence du pays se fassent sentir plus directement et d’une façon plus continue sur le pouvoir. Le gouvernement du pays par le pays ne peut s’exercer que par une hiérarchie d’impulsions et de responsabilités qui, recevant et transmettant le mouvement, fassent plus vivement et plus énergiquement remonter vers le pouvoir les forces intellectuelles et morales de la nation. Le gouvernement a eu un mérite que nous n’avons point fait difficulté de reconnaître : après les événemens d’Allemagne, il a eu la franchise d’avertir la nation qu’elle devait veiller à sa sûreté. Le mérite devrait aller plus loin encore : le gouvernement devrait solliciter avec une prévenance cordiale les avertissemens du pays, et on ne peut obtenir les effets d’une grande et permanente consultation politique que par un confiant et libéral développement des franchises publiques. Nous nous adressons ici autant au cœur qu’à l’intelligence des hommes qui gouvernent. Le libéralisme ne doit pas rougir de devenir suppliant quand les clairs devoirs du patriotisme le lui ordonnent. S’obstiner dans un système de précautions qui entrave l’essor des vives inspirations et des forces spontanées du pays, ce serait ajouter l’erreur d’une fausse politique à la courte haleine d’un patriotisme infirme. Il n’est plus question aujourd’hui de placer les garde-fous au point où on les a mis il y a quinze ans. Voyez où est l’intérêt vital dans « ces vastes et pressantes combinaisons de la politique étrangère qui sont un sujet de préoccupation si grave. Si les révolutions produites cette année dans l’état de l’Europe n’avaient chez nous d’autre effet que l’accroissement de l’armée et la réforme de l’armement, rien ne serait changé dans la direction fatale que la politique continentale suit depuis quinze ans. En face de peuples et d’états plus agités d’ambitions d’agrandissement, il n’y aurait qu’une France militairement plus forte et mieux préparée aux incidens de la guerre. La guerre serait toujours le dernier mot de la situation. Ne nous y trompons point : la fureur de condensation des forces par l’agglomération des masses a pour cause, chez les nations voisines dont les tendances nous inquiètent, les souvenirs de notre histoire rapprochés des conditions actuelles de notre politique intérieure et de la part trop grande et presque exclusive que nous avons donnée en ces dernières années dans notre existence à la conception des desseins diplomatiques et aux entreprises de politique étrangère. C’est parce qu’elle voit la France, interrompant les nobles et féconds exercices de la liberté, toujours tournée vers le dehors, c’est parce qu’elle a trop de motifs de n’avoir pas oublié notre histoire que l’Allemagne, faisant temporairement violence à ses traditions et à son tempérament national, veut être une et même prussienne pour se sentir forte. Ce qu’il y a de violent et, on pourrait le dire, d’inhumain dans l’état présent de l’Europe cesserait, nous en avons la foi profonde, le jour où la France prendrait l’intelligent et heureux parti de renoncer à cet état de discipline politique et de revenir aux véritables institutions de la paix, c’est-à-dire à l’action complète des libertés intérieures. La puissance de cette initiative serait irrésistible ; elle se ferait sentir partout ; les peuples échapperaient à la dictature discrétionnaire des pouvoirs ambitieux et à ces systèmes de gouvernement de cour, absurde mélange de barbarie, de superstition et de frivolité dont la durée fait honte à notre époque ; ils ne nourriraient plus les uns envers les autres de haineux ombrages : ils s’exhorteraient à des progrès plus rapides par une émulation pacifique ; ils apprendraient à s’estimer au lieu de s’exciter à la haine.

La France a son sort dans ses mains ; en peu d’années, son sort sera décidé par le parti qu’elle voudra prendre. Émus de telles pensées, nous verrions avec regret la politique étrangère nous détourner par des diversions du travail intérieur que nous avons à faire sur nous-mêmes. Parmi les difficultés étrangères, il en est une qui apparaît avec une nouvelle gravité : c’est la question d’Orient. Le malheur de cette lente décomposition du monde oriental dans les provinces de l’empire turc, c’est qu’on y assiste au spectacle d’une lutte entre deux faiblesses. La Turquie ne peut point subjuguer .entièrement les populations grecques et slaves de ses provinces européennes ; si l’on excepte la Servie et la Roumanie, qui briseront, quand elles voudront, les derniers chaînons usés de la suzeraineté ottomane, les Grecs et les Slaves ne paraissent point être en mesure de conquérir eux-mêmes leur indépendance. Nous le répéterons, la question orientale ne peut arriver à l’état de véritable crise que dans les occasions où elle devient le prétexte de quelque démarche décisive d’une grande puissance européenne. Est-ce le cas aujourd’hui ? Y a-t-il en ce moment une cour d’Europe décidée à frapper un grand coup en Turquie ? Quoique nous vivions dans l’époque des surprises, nous nous permettons d’en douter. On met toujours, il est vrai, la Russie en avant, et, dès que les choses s’ébranlent en Turquie, on ne manque pas de voir la politique russe se donner de grands mouvemens et élever la voix dans les entretiens de la diplomatie. On dit qu’à propos des affaires du Levant il y a deux partis en Russie : il y a d’abord le parti de la tradition héroïque de Pierre le Grand et de Catherine, celui qui rêve de replanter la croix à Sainte-Sophie et d’y établir la grande suprématie spirituelle et temporelle du principe moscovite ; il y a ensuite le parti terre à terre et pratique qui poursuit, comme profit des troubles de la Turquie, l’abolition du traité de 1856. Nous supposons que le prince Gortchakof n’est point un adepte de la secte fanatique et chimérique ; mais nous sommes certains que personne en Russie n’est plus dévoué que lui à la pensée de secouer le poids du traité de 1856, désagréable monument de la défaite de la Russie à Sébastopol. La haine des traités ayant été fort gratuitement mise à la mode par la France, qui n’avait plus à en souffrir, on n’en peut faire un reproche contre le prince Gortchakof. À la façon dont la cour de Pétersbourg vient d’abolir, pour ce qui la concerne, les traités de Vienne, on peut juger qu’elle n’aura aucun scrupule à s’émanciper de celui de Paris quand elle le croira opportun, et l’on doit convenir que l’état de l’Europe lui rend la tâche facile. Pour arriver à cette fin, le prince Gortchakof a-t-il besoin de risquer une grande perturbation en Turquie ? Nous ne le pensons point. Au fond, sauf les intérêts de l’humanité que les puissances européennes peuvent faire prévaloir à Constantinople aussi bien par des conseils séparés que par une action concertée, il n’y a rien dans la phase actuelle de la question d’Orient qui appelle un effort grave de la France. Adresser des représentations à la Porte en faveur des populations chrétiennes, obtenir de bonnes promesses et quelques actes immédiats d’indulgence ou de réparation, c’est à quoi semble devoir se borner le rôle de la France, qui ne peut guère avoir en Orient qu’une politique temporisatrice. On annonce pour le printemps prochain de grands soulèvemens des populations chrétiennes dans les provinces de la Turquie d’Europe. On évoque aussi, comme cela se voit toujours quand l’Orient s’agite, de mystérieuses combinaisons d’alliance entre les grandes puissances. Il y a bien des exagérations dans ces prophéties. C’est surtout le manège des alliances qui nous effarouche dans les complications orientales. Comment se classeraient les intérêts et se lieraient les desseins dans une crise actuelle ? Il est des gens qui croient que l’on pourrait trouver là une base de coopération avec la Prusse ; ceux qui caressent une pareille idée auraient raison, si dans un plan d’équilibre oriental la France pouvait trouver des élémens d’entente avec la Russie ; ils sont dupes d’une illusion grossière, s’il y a en Orient des motifs d’antagonisme entre les Russes et nous. L’alliance avec la Russie l’emportera toujours à Berlin sur des velléités de concert avec la France quand la France et la Russie auront elles-mêmes des intérêts opposés. L’alliance russe est pour ainsi dire une condition d’existence de la monarchie prussienne : Frédéric II l’a placée dans les fondemens de l’état qu’il a créé ; fortifiée depuis par des opérations communes et par une solidarité persistante dans les terribles luttes du commencement de ce siècle, l’alliance russe, qui n’a jamais répugné au peuple prussien, est devenue pour la cour de Berlin une union où se mêlent les sentimens de famille les plus intimes et une sorte de mysticisme religieux. Quand les Allemands auront appris à ne plus nous redouter, quand ils auront cessé de croire qu’ils sont obligés, pour nous contenir, de s’enfermer dans les cadres prussiens, sans doute un jour, si c’était nécessaire, la confraternité de la civilisation continentale rallierait l’Allemagne à la France pour fixer des limites à l’amliition mystérieuse et ondoyante de cette civilisation orientale que la Russie représente. Ce jour est bien éloigné encore, et, poussée par d’autres préoccupations, l’Allemagne se fait prussienne. Ce serait une des plus funestes méprises inspirées par le désarroi politique actuel que de caresser la chimère d’une alliance de sympathie et de pi’éférence entre la France et la cour de Berlin. Restent l’Autriche et l’Angleterre. Sur l’Autriche plane un terrible doute : que peut-elle ? Sur l’Angleterre règne une grande incertitude : que pense-t-elle ? Ce n’est pas lord Stanley qui se montrera pressé de nous le dire et de prendre des engagemens. Qui sait d’ailleurs si lord Palmerston n’a point emporté dans la tombe le vieil entêtement de la politique anglaise pour « le maintien de l’intégrité de l’empire ottoman, » comme il disait en un langage aujourd’hui suranné, et que le narquois ministre anglais n’hésitait pas à justifier en soutenant que la Turquie était à notre époque le pays qui avait fait les progrès réels les plus rapides ?

Bien que les affaires de l’Espagne n’affectent plus la politique générale de l’Europe, nous ne pouvons assister avec indifférence aux mesures violentes prises, il y a quinze jours, par le ministère Narvaez. Si ces mesures se présentaient comme un incident insolite et exceptionnel dans l’histoire contemporaine de l’Espagne, on ne pourrait se dispenser de les juger avec sévérité. Il y a quelque chose de tristement sauvage dans ces enlèvemens, ces expulsions, ces déportations lointaines de personnages revêtus hier encore du mandat de la représentation publique, et dont plusieurs méritaient l’estime générale ; mais en vérité tout le monde en Espagne a commis de si grandes fautes depuis bien des années, tant d’assauts victorieux ont été donnés au pouvoir par les pires insurrections, les insurrections militaires, les mesures d’exception ont été si souvent appliquées par les vainqueurs aux vaincus, les constitutions ont été à tant de reprises violées, suspendues ou refaites, qu’il est devenu impossible de démêler dans cette confusion d’événemens et d’hommes ceux qu’il faut condamner et ceux qu’il faut absoudre. Le plus sûr parti pour les témoins étrangers est de s’avouer incompétent. Il est un tort commun aux hommes publics que l’Espagne a mis de nos jours en évidence ; plusieurs de ces personnages ont montré de brillantes facultés politiques, une culture d’esprit distinguée, des aptitudes remarquables qui nous ont souvent frappés et séduits. Peu de pays ont produit un personnel politique plus nombreux et d’un niveau intellectuel plus élevé ; toutes ces qualités ont été perdues pour ceux qui les possédaient et pour l’Espagne par la précipitation des ambitions et l’indocilité générale à l’autorité tutélaire des lois. Les chefs politiques de l’Espagne contemporaine n’ont fait que passer le temps à corrompre le peuple, l’armée et la royauté suivant l’instrument qu’ils croyaient utile d’employer pour s’emparer du pouvoir par force, par surprise ou par intrigue. Dans ces derniers temps, c’est surtout la royauté qui avait été gâtée par les compétitions sans scrupules des hommes politiques. La reine ne pouvait être sérieusement contrôlée par le cabinet existant, car elle était harcelée par les offres de coteries qui mettaient sans cesse à sa disposition des ministères de rechange. Un dissentiment survenait-il entre la reine et ses conseillers, le cabinet était renvoyé, et aussitôt un autre ministère était formé avec son chef militaire et ses orateurs obligés. De l’abus de cette versatilité gouvernementale, qui découvrait la royauté, étaient nés dans les rangs de l’armée des fermens de désordre, et, de la part de quelques chefs, la résolution de demander à l’usurpation militaire ce qu’on n’espérait plus obtenir avec certitude et durée de la prérogative royale. De là les tristes ou sanglantes insurrections militaires qui ont éclaté dans ces derniers temps, l’aventure picaresque de Prim, le soulèvement. des artilleurs de Madrid et la répression cruelle qui l’a suivi. Après ces troubles, le vainqueur O’Donnell crut que les voies constitutionnelles ne suffisaient plus pour assurer l’apaisement de l’Espagne, et se fit décerner par les certes ces pleins pouvoirs, cette dictature que le maréchal Narvaez vient d’employer avec tant de violence contre le parti d’O’Donnell, l’Union libérale. La prétention de tous les pouvoirs fondés par la force est, après avoir établi l’ordre, de donner une impulsion salutaire aux intérêts économiques du pays trop longtemps négligés, à sa prospérité matérielle trop longtemps attardée. Le maréchal Narvaez et ses collègues annoncent aujourd’hui le même programme ; il faut même leur rendre cette justice qu’ils ont mis tout de suite la main à l’œuvre. Ils ont accordé une remise de taxes à l’industrie des chemins de fer espagnols, où tant de capitalistes français sont intéressés ; ils ont conclu un emprunt avec des contractans français ; ils ont nommé une commission chargée d’étudier un ensemble de mesures destinées à soulager ou à aider les entreprises de chemins de fer ; ils couronneraient heureusement cette série d’actes économiques et financiers, s’ils avaient aussi la prudence de nettoyer les marchés de fonds publics de ces dettes criardes de l’Espagne, que les cabinets successifs de Madrid y laissent traîner depuis si longtemps sous le nom de dettes passives et de coupons anglais. Le ministère Narvaez a un chef dont personne ne conteste l’énergie, des membres qui unissent à l’esprit de résolution une véritable éloquence, comme M. Gonzalès Bravo, ou l’intelligence des questions économiques, comme le ministre des finances, M. Barzanallana. Lui sera-t-il donné d’inaugurer en Espagne un ordre de choses nouveau, d’apaiser le pays, de donner la sécurité et l’élan au commerce et au travail, et de restaurer promptement les garanties constitutionnelles, sans lesquelles tout retomberait dans le désordre après un impuissant effort ? Le ministère Narvaez conservera-t-il aussi le concours de la couronne ? Voilà les questions que le présent pose à l’avenir, et que doivent envisager avec une attention bien sévère pour eux-mêmes des hommes qui n’ont pas craint d’invoquer la terrible raison du salut public.

Quel contraste entre la politique sommaire du gouvernement espagnol et celle d’un autre gouvernement aux abois, celui de l’Autriche. Le temps des procédés sommaires est passé pour la cour de Vienne. Tandis que les régimes d’unification s’improvisent à Berlin et dans le nord de l’Allemagne, on éprouve à Vienne des difficultés presque insurmontables à établir une sorte d’union et d’action commune entre les grandes populations de races et de langues diverses qui forment l’empire. On marche dans cette voie avec un système obligé de temporisation. On a donné la parole aux Hongrois ; il faut la donner maintenant aux diètes réunies des autres nationalités afin de parvenir à établir sur le consentement de tous l’action commune de la monarchie. Quel travail à entreprendre au lendemain des désastres et des humiliations de la défaite ! Si les races qui composent l’empire autrichien étaient animées d’un véritable esprit politique, elles pourraient mettre la main à une grande œuvre dans la délibération solennelle qui se prépare. Toutes ces races, les Magyars de Hongrie, les Tchèques de Bohême, les Polonais de Galicie, les Allemands des états héréditaires, devraient prendre en considération bien plus sérieuse les intérêts qui les rapprochent que les rivalités qui les divisent. Quel sort auront-elles, si elles amènent par d’invincibles antipathies la dissolution de l’Autriche, ou si elles perpétuent par leurs discordes sa décadence orageuse ? Placées entre la Prusse grandissante, la Russie envahissante et la Turquie menacée d’insurrections et d’anarchie, elles semblent avoir été destinées, par la loi du développement historique de l’Europe, à former le long du Danube une grande fédération qui ne pourrait disparaître sans laisser un vide immense et un gouffre profond. Il n’y a plus à parler aujourd’hui des vieilleries du passé, des vestiges du Saint-Empire, des ambitions politiques et militaires de la maison d’Autriche. Les nouveaux problèmes enlèvent toute opportunité aux souvenirs du passé, et tout sens aux vieilles dénominations. La question est maintenant de savoir si une grande fédération danubienne pourra être fondée, si ceux qui ont pour mission d’en faire partie seront assez pénétrés d’esprit moderne pour renoncer à des privilèges qui ne sont plus que de vénérables antiquailles, et pour accepter à la place une autonomie locale compatible avec la conduite des affaires générales fondée sur un système représentatif varié et harmonique. Si les nationalités qui ont à se plaindre de l’ancien gouvernement de l’Autriche se laissent dominer par des ressentimens surannés, et se détournent aveuglément de l’occasion qui s’offre à elles en contribuant à la destruction de l’Autriche, elles n’auront pas éloigné, elles rapprocheront au contraire les races dont elles redoutent le plus l’invasion pénétrante et dominatrice. Après l’Autriche, qu’y aura-t-il dans ces régions, si ce n’est l’Allemand prussien et le Russe ? C’est aux Hongrois et aux Tchèques, aux Polonais et aux Allemands de l’empire d’aviser ; mais que de difficultés dans cette tâche ! La frivole aristocratie de cour qui est en train depuis si longtemps de perdre l’Autriche, la maison impériale si peu ouverte aux inspirations modernes, si dépourvue du sentiment de l’à-propos, ne rendront-elles point impossible par d’incurables préjugés et des obstinations inopportunes la formation de la confédération danubienne ? Étrange misère de notre temps ! même en faisant de la politique pratique, on est toujours forcé de côtoyer en tremblant l’utopie.

Les états jeunes ou vivaces, la Prusse et l’Italie notamment, ont repris ou vont reprendre leurs travaux parlementaires. Au nord de l’Allemagne va commencer la préparation électorale du parlement de la nouvelle confédération. Il faut attendre avec curiosité cette première représentation officielle de l’unitarisme prussien. Jusqu’à ce qu’on ait vu vivre ce parlement, on ne peut attacher une grande importance aux incidens qui se produisent dans les diverses parties de l’Allemagne, où les uns signalent la confirmation du mouvement unitaire, et où d’autres croient apercevoir les premiers symptômes d’une réaction d’indépendance locale. Il sera curieux de voir si le Hanovre, la Hesse-Cassel, Francfort, enverront au parlement quelques représentans des protestations anti-prussiennes ; il sera curieux d’observer si M. de Bismark est habile à discipliner le suffrage universel en Allemagne, et s’il sait en faire sortir des manifestations unanimement monarchiques et féodales. La seconde chambre actuelle étant une émanation des classes intelligentes et cultivées de la Prusse, il y aura intérêt à noter les différences qui distingueront l’assemblée sortie du suffrage universel. En attendant que ces objets d’étude nous soient donnés, l’annexion des duchés danois à la monarchie a été officiellement accomplie, et nous sommes impatiens de savoir quand et sous quelles conditions M. de Bismark permettra au Slesvig septentrional d’opter entre la nationalité danoise et la nationalité prussienne.

Plus habiles et plus droits dans leur patriotisme que M. de Bismark, qui absorbe l’unité allemande dans la Prusse, les hommes qui ont dirigé l’émancipation italienne ont eu le courage et l’abnégation de fondre dans l’unité nationale le royaume de Piémont, qui fut le premier artisan de l’indépendance. La vie parlementaire recommence à Florence dans des conditions favorables. La formalité de l’adresse a été expédiée sans discussion en une séance. Les chambres italiennes, ayant les prérogatives entières des vrais parlemens, n’ont pas besoin de perdre leur temps à des discussions rétrospectives : elles peuvent aborder les questions importantes au moment où il y a un intérêt pratique à les éclairer et à les résoudre par le débat public des mandataires du pays. C’est une question de ce genre qui va être proposée à la chambre des députés au milieu de la semaine prochaine. M. Scialoja exposera les élémens de la situation financière de l’Italie, et fera connaître les mesures par lesquelles il compte établir l’équilibre entre les besoins et les ressources du trésor. On connaît déjà les principales données du problème que le ministre des finances italiennes est chargé de résoudre. Il a annoncé pour chiffre du déficit de 1867 186 millions : on espérait réduire encore cette somme par des économies radicales à réaliser dans le budget de la guerre ; mais la crainte de désorganiser l’armée par de trop brusques retranchemens a empêché d’aller aussi loin qu’on voulait d’abord. L’intérêt principal du plan de M. Scialoja résidera dans la combinaison financière à laquelle doit donner lieu la vente des propriétés ecclésiastiques. Ces biens sont immenses ; on en porte la valeur à un milliard et demi. S’il était possible d’en accomplir l’aliénation rapide, le trésor y trouverait une ressource suffisante pour faire face à la période des déficits ; mais la vente simultanée et au détail des propriétés ecclésiastiques n’est point praticable. On assure que le ministre tourne la difficulté au moyen d’un grand emprunt de 600 à 700 millions, réalisable en cinq années, qui sera hypothéqué sur les biens du clergé. On nomme même le contractant de cet emprunt, et comme il passe pour avoir obtenu dans d’importantes affaires le concours des clergés belge et autrichien, on suppose qu’il doit avoir déjà pris des mesures avec la hiérarchie catholique d’Italie, et que l’opération de la vente des propriétés ecclésiastiques sera conduite avec le concours du clergé. On ne peut porter de jugement sur cette combinaison que lorsque le ministre en aura fait connaître les conditions et les contractans. Une opération pareille est considérable, et il faut voir si les épaules qui s’en chargent sont bien de force à la porter

Nous ne connaissons encore que par des télégrammes la forme singulière qu’a prise le conflit engagé entre le président Johnson et le congrès américain. Les journaux des États-Unis qui contiennent les propositions présentées et les débats des chambres ne sont point encore arrivés en Europe. Les dernières nouvelles télégraphiques donnent même à espérer que le choc où semblaient devoir se heurter le pouvoir exécutif et la puissance législative serait déjà avorté. Sous le coup d’une mise en accusation et d’une déchéance probable, le président Johnson est-il revenu à des idées plus modérées et plus conciliantes ? Est-ce le congrès qui cède devant une manifestation de l’opinion publique. Ce qu’il faut, en tout cas, admirer en ceci, c’est d’abord la discipline parfaite avec laquelle les partis américains organisent leur action. Devant un péril imprévu, le parti républicain s’est trouvé réuni à l’improviste, agissant comme un seul homme. C’est ensuite la force du frein par lequel on peut aux États-Unis arrêter les caprices et l’outrecuidance du pouvoir exécutif. Quand on compare à cet égard l’Union américaine à l’Europe, on doit bien convenir que c’est l’Amérique qui est le nouveau monde, et que ce n’est point nous qui rajeunissons.

e. forcade.



M. de Mérode, ancien pro-ministre des armes à Rome, aujourd’hui « archevêque de Métilène et aumônier de sa sainteté, » a des loisirs que le saint-père lui a faits ; il met à profit ces loisirs pour lire la Revue des Deux Mondes avec une minutieuse attention dont nous devons lui savoir gré, et pour nous écrire au sujet ou à l’occasion de l’article qui a paru dans le numéro du 1er décembre 1866 sous le titre de l’Italie et Rome. Il est toujours belliqueux, quoique en retraite, M. de Mérode ; il est leste la plume à la main comme dans l’action, et, sans bien peser ce qu’il écrit, il nous demande de communiquer sa lettre aux lecteurs de la Revue en invoquant un droit. Cette lettre, nous ne la publierons pas, — non parce qu’elle contredit nos opinions, si elle avait eu simplement ce caractère, la Revue l’eût publiée tout de suite, — mais justement parce que sous ce rapport c’est un document dénué d’intérêt, et que pour le reste l’auteur mêle dans sa lettre des choses qui ne le concernent pas, sur lesquelles il n’a par conséquent ni observations ni réclamations à nous adresser. Un seul point pourrait toucher personnellement M. de Mérode dans l’article qui a motivé sa lettre, c’est ce que nous avons dit de son rôle dans les affaires de Naples et de Rome, c’est la part de connivence que nous lui avons attribuée dans les troubles du Napolitain. M. de Mérode paraît tenir à faire savoir qu’il décline toute connivence de ce genre, et nous ne voyons aucune difficulté à faire connaître le désir de l’ancien pro-ministre des armes.

Que M. de Mérode nous permette seulement de le lui dire : ce n’est pas nous uniquement qu’il doit convaincre, c’est un peu tout le monde à Paris, en Europe et même à Rome. Ce n’est pas aujourd’hui seulement qu’il aurait dû se préoccuper de rectifier une impression à peu près universelle ; il aurait dû y songer au moment où se passaient des faits de nature à susciter au moins de graves présomptions, lorsqu’un désaveu net et clair, surtout appuyé sur des actes, aurait eu une sérieuse valeur politique, au lieu de se produire après des événemens qui, si nous ne nous trompons, n’ont pas entièrement répondu aux espérances de notre correspondant. Sur tous ces points, M. de Mérode nous permettra de lui faire remarquer que ce n’est pas nous qui comptons sur la crédulité de nos lecteurs en disant ce que nous avons dit, que c’est lui qui compte un peu sur notre naïveté. Nous ne demandons pas mieux que de la mettre à son service, gardant pourtant le droit d’en régler la mesure ; mais ici encore sa lettre nous embarrasse sans nous éclairer : il rabaisse le rôle que nous nous étions plu à lui attribuer. Nous avions cru qu’il était la personnification remuante, mais résolue après tout, de cette politique dont nous avons parlé, qui n’était pas apparemment hostile à la cause du roi de Naples, et qui, par une logique dont nous ne nous étonnons pas, devait être conduite à n’être pas très persécutrice à l’égard des bandes napolitaines dites « bandes royales. » C’est pour cela que ses adversaires l’ont combattu et que ses amis lui ont fait une sorte de popularité qu’on ne peut en conscience attribuer à la supériorité de son administration. S’il n’était pas cela, qu’a-t-il donc été à Rome ? Comment se fait-il que le jour où cette politique s’est trouvée épuisée, il est tombé tout naturellement dans la retraite, où il emploie ses loisirs à nous écrire ? Cela dit, une dernière raison nous eût toujours mis à l’aise avec la lettre de M. Mérode. Dans les discussions, surtout dans les discussions qui ne touchent que des intérêts politiques et où le respect mutuel des convictions est la première loi, il y a des convenances de langage dont on ne doit pas s’écarter ; le titre d’ancien ministre et la qualité de prélat n’en dispensent pas, — au contraire. Et voilà pourquoi nous ne nous croyons nullement tenus de publier la lettre de l’ancien pro-ministre des armes. ch. de mazade.



Mardi dernier, 9 janvier, le Théâtre-Français a représenté pour la première fois le Cas de Conscience, de M. Octave Feuillet. L’accueil fait à ce charmant proverbe a été des plus flatteurs, et a témoigné une fois de plus que le bon goût, s’il lui arrive par momens de s’endormir en France, ne demande qu’à être rappelé à lui-même par les hommes de talent. Le Cas de Conscience a obtenu un vrai succès, et tant qu’il y aura un théâtre pour accueillir les œuvres fines et délicates, de préférence aux comédies bâtardes qui envahissent la scène parisienne, il ne faut désespérer de rien. Ce n’est pas que le Théâtre-Français ait échappé, lui aussi, au goût du jour et nous gâte beaucoup, on s’étonnera même à bon droit qu’il ait tant tardé à représenter le Cas de Conscience. Hâtons-nous cependant de dire qu’il semble aujourd’hui rentrer dans sa vraie ligne ; le Fils, qui s’en plaindra ? a quitté l’affiche ; la reprise de Mlle de la Seiglière, de M. Jules Sandeau, et de la Ciguë, de M. Émile Augier, ainsi que la première représentation du Cas de Conscience, semblent nous annoncer des jours meilleurs.

Nous ne nous étendrons point sur le mérite du dernier proverbe de M. Octave Feuillet ; la Revue l’avait publié il y a un peu plus d’un an, et le succès qu’il avait obtenu auprès de nos lecteurs, succès qui vient d’être consacré à la scène, l’avait déjà rangé parmi les œuvres les plus réussies de M. Octave Feuillet, et lui avait marqué sa place au Théâtre-Français. À un tel proverbe il fallait des interprètes hors ligne, et M. O. Feuillet a été heureusement inspiré en confiant le rôle de Mme de Brion-Sauvigny à Mme  Plessy, et celui de Raoul de Morière à M. Bressant. Jamais peut-être ces deux excellens acteurs n’ont eu meilleure occasion de déployer toutes les ressources de leur brillant talent. Entre Mme  Plessy et M. Bressant, c’est une lutte de perfection, une joute de finesse et de bien dire, dont l’art et le public ont les profits. Tout est rendu, détaillé ; pas une des intentions de l’auteur n’échappe au public, et Dieu sait si la pièce abonde en demi-mots fins, en situations délicates, qui exigent une interprétation exquise. Le troisième rôle, celui de M. de Brion-Sauvigny, est rendu avec vivacité et entrain par M. Mirecourt, qui est toujours le bon comédien que chacun connaît.

De tous points, le succès a été complet, pour l’auteur, pour les acteurs et pour le théâtre. Nous ne pouvons exprimer tout le plaisir que nous avons ressenti à voir le public accueillir ainsi dans la même soirée deux œuvres qui méritent si bien la faveur dont on les a honorées, le Cas de Conscience et la Ciguë. Ces deux pièces et Mlle  de la Seigliére, voilà la saine et bonne littérature dramatique, voilà les comédies que l’on aime à voir au Théâtre-Français. En France, on a pour le théâtre un goût passionné ; si on écoute avec patience toutes les rapsodies qu’on débite chaque soir sur tant de scènes, c’est qu’on n’a rien de mieux ; à défaut de grives, nous mangeons des merles, comme on dit ; mais que les maîtres sortent de leur silence et apparaissent avec une de ces œuvres qui font époque, et tous les comparses qui occupent la scène seront vite abandonnés. Le succès de M. Feuillet prouve que l’on aime toujours en France les belles choses écrites en belle langue, délicatement pensées et finement rendues. louis buloz.



ESSAIS ET NOTICES.

UNE NOUVELLE MÉTHODE D’ENSEIGNEMENT SCIENTIFIQUE.

À la fin de chaque année, on voit apparaître certains livres imprimés avec luxe et décorés d’illustrations nombreuses, qui sont destinés, au dire de leurs auteurs, à vulgariser les principes des sciences. Ces ouvrages n’ont eu longtemps que des prétentions modestes:amuser était leur but. Au lieu de récréer les enfans, voire les adultes, au moyen de contes et de fictions, ne vaut-il pas mieux, disait-on, leur offrir les images des grands phénomènes de la nature ? Jusque-là il n’y avait pas d’objection sérieuse à émettre, si ce n’est qu’on eût pu désirer en quelques-uns de ces livres un choix meilleur d’illustrations et un soin plus scrupuleux à se préserver de l’erreur. Enfin un jouet ne saurait être parfait; contentons-nous du moins qu’il ne soit pas dangereux. D’autres œuvres de même espèce, productions moins hâtives, reçurent à bon droit l’approbation des savans. Le point important en ces matières était de distinguer le bon du mauvais livre. La Revue a eu l’occasion plus d’une fois de signaler d’un côté les erreurs, d’encourager de l’autre les efforts sérieux des vulgarisateurs. On n’y reviendra pas ici. Au-dessus des critiques particulières, il se présente, à propos des mêmes ouvrages, une question d’un autre ordre, plus grave et d’une application plus étendue.

Les partisans des livres illustrés réclament maintenant en leur faveur la prétention d’un mérite plus élevé que celui d’un simple délassement. A les entendre, ce serait une méthode d’enseignement; l’instruction pourrait s’aider de ces recueils d’images, parfois même s’en contenter. L’idée n’est pas nouvelle à coup sûr, quoiqu’elle ait été diversement comprise selon les époques. Instruire en amusant, apprendre sans fatigue, c’est une utopie déjà vieille, rarement combattue, bien qu’en fait de science au moins l’opinion des pédagogues y soit opposée. C’est cette utopie, dangereuse à mon avis, que je voudrais combattre aujourd’hui. J’essaierai de démontrer deux choses, en premier lieu que l’enseignement par les images est de sa nature frivole et incomplet, ensuite que l’instruction acquise sans effort est de toute nécessité superficielle et par conséquent insuffisante.

Dans l’enseignement des sciences, on a souvent besoin de décrire un instrument peu connu, tel qu’un appareil de physique, de représenter un être dont la conformation est ignorée du lecteur, un insecte par exemple, de montrer sous une forme sensible un phénomène dont les phases successives, — le mouvement de la lune, si l’on veut, — ne peuvent être dans la réalité envisagées au même instant. En pareille circonstance, le dessin est d’un grand secours au professeur. Par des images qui ne sont jamais, il est vrai, qu’une expression lointaine de la vérité, il rend sensibles les objets dont il veut donner l’idée; mais en même temps il corrige par la parole l’impression erronée que l’élève en peut recevoir. Il explique en quoi la figure est déformée par les lois de la perspective, en quelle mesure elle est réduite par l’exiguïté de la feuille sur laquelle elle est tracée. L’enseignement oral rectifie la conception informe que l’œil seul aurait donnée.

Je voudrais éclaircir ceci par un exemple, je le prendrai dans l’astronomie, parce que c’est la science que l’on a le plus essayé d’illustrer. Les astronomes nous apprennent que, le rayon terrestre étant pris pour unité, la distance de la terre à la lune est exprimée approximativement par le nombre 60, et la distance de la terre au soleil par le nombre 24,000; de plus le rayon du soleil, étant mesuré à la même échelle, est égal à 108, et le rayon de la lune n’est que 0,02. Qu’on essaie, sur ces données, de représenter graphiquement le soleil, la terre et la lune avec leurs distances et leurs volumes respectifs; on reconnaîtra tout de suite que c’est impossible. Si petite que l’on fasse la lune, qu’on la réduise à un point d’un dixième de millimètre de diamètre, la terre devrait avoir 5 millimètres, le soleil 54 centimètres de diamètre; la terre devrait être placée à 30 centimètres de la lune et à 120 mètres du soleil. Il n’y a pas de feuille de papier assez grande pour ces énormes dimensions. Si l’on commence au contraire par le soleil, et qu’on lui accorde un diamètre raisonnable, 1 centimètre je suppose, la distance de la terre au soleil dépassera encore les limites du papier, et cependant la lune sera réduite à un point imperceptible. De quelque façon que l’on s’y prenne, on ne peut figurer ces trois corps l’un près de l’autre avec leurs justes proportions.

En chacune des branches d’études qui sont susceptibles d’une traduction graphique, on se heurte à des impossibilités analogues. Veut-on, dans un livre d’histoire naturelle, représenter des animaux de tailles diverses, un insecte et un mammifère : si l’un est de bonne grandeur, l’autre sera trop petit ou trop grand. S’agit-il d’une figure anatomique, les organes du corps humain seront dessinés sur un même plan, sans égard à leurs positions relatives. Il n’est personne qui ne sache comment on surmonte ces difficultés : on fait varier l’échelle du dessin. Tel objet très volumineux est représenté au millième de sa grandeur réelle, celui-ci est représenté avec ses proportions véritables, cet autre est amplifié. L’insecte est dessiné plus grand que nature, le bœuf est dessiné plus petit. Puis on figure les objets sous plusieurs aspects, en coupe et en élévation, ou bien en perspective. L’art du dessin présente bien des ressources; mais si rien ne vient expliquer l’effet produit sur l’œil, l’esprit reçoit une impression erronée. Le sentiment des rapports de grandeur et de relation se fausse; l’enseignement est mauvais[1].

Dans l’enseignement sérieux, on remédie à cet inconvénient en supprimant autant qu’il est possible les images de convention. Au lieu de figures déformées, qui sont les seules que dans bien des cas le papier puisse recevoir, c’est dans l’esprit de l’élève que, par une description bien faite, le professeur s’attache à faire naître l’image. Lorsque l’objet qu’il s’agit de décrire a été bien exposé, si l’élève en a saisi la démonstration, il n’a qu’à fermer les yeux et se recueillir. Par une intuition merveilleuse, il verra en lui-même l’image exacte de ce qu’on lui a décrit. Les proportions, les couleurs, la vie, le mouvement, tout y sera. Il sera maître alors du sujet qu’il étudie et dédaignera les illustrations fallacieuses où d’autres s’imaginent trouver la réalité; mais on n’arrive pas à ce résultat sans travail ni sans fatigue. Ceci m’amène à parler du second point de vue sous lequel les ouvrages illustrés peuvent être envisagés et du motif principal qui doit les faire écarter de l’enseignement.

Dans toute science expérimentale, il y a deux choses à considérer : les faits que l’on observe et les lois que l’on déduit de ces faits. De là deux méthodes d’exposition : la méthode analytique, qui montre d’abord les faits et fait ressortir de leur comparaison les principes par lesquels ils sont régis; la méthode synthétique, qui énonce d’abord les principes et énumère ensuite les faits par lesquels les principes sont confirmés. Quelle que soit la méthode que l’on préfère, les faits et les lois forment un tout connexe, et les uns ne peuvent être envisagés sans les autres. Sans les lois, la science n’est qu’une énumération sèche et stérile; sans les faits, elle n’apparaît que comme une série d’hypothèses et n’a pas sa raison d’être. La marche habituelle de l’enseignement élémentaire est de commencer par l’exposé des faits et d’en faire jaillir l’une après l’autre aux yeux de l’élève les conséquences théoriques. L’esprit débute par les faits simples et les idées faciles, puis, d’induction en induction, par une sorte d’escalade intellectuelle, il s’élève au niveau des idées les plus abstruses, des phénomènes les plus complexes et domine le sujet.

La méthode des livres amusans est de ne s’en tenir ni à l’une ni à l’autre des méthodes qui précèdent. Ces livres cueillent dans la masse les faits d’expérience les plus saillans ou ceux qui étonnent le plus l’imagination. Loin de les grouper avec art ou de les enchâsser dans les liens solides d’une théorie, on les dispose de telle sorte qu’ils se heurtent. Plus extraordinaires ils sont, plus ils semblent dignes d’être notés. Le péril de ce procédé est aggravé encore par la légèreté du lecteur qui lit ici quelques lignes, saute dix pages, s’arrête sur une gravure et ne cherche nulle part à conserver le fil des idées ou à deviner le sens intime des phénomènes. Que reste-t-il d’une étude si superficielle? Quelques mots techniques qui donnent un semblant d’instruction, le souvenir vague et confus de certains faits remarquables. La science entrevue sous cet aspect ne ressemble pas mal à une chaîne de montagnes que l’on contemplerait d’un lieu élevé et dont les régions inférieures seraient cachées par des nuages. Çà et là quelques cimes émergent au-dessus du niveau embrumé. Voici, dit-on, le Mont-Blanc, voici le Simplon, voici le Mont-Cenis. Vous apercevez le profil des pics isolés, vous en retenez les noms, peut-être les traits distinctifs; mais l’ensemble de la chaîne vous échappe. Vous n’en saisissez ni les cols ni les défilés, ni la direction, ni l’étendue. Vous ne connaissez pas le pays; il ne vous reste pas même une idée nette du paysage.

Ce qui charme dans l’étude approfondie d’une science et donne de l’attrait aux conceptions les plus élevées, c’est que d’une idée simple, primitive en quelque sorte, on voit découler par des déductions logiques un ensemble harmonieux de phénomènes naturels. Plus est élémentaire l’idée qui est le point de départ, plus elle nous plaît; plus les conséquences en sont conformes aux faits que nous avons sans cesse sous les yeux, plus parfaite nous trouvons la théorie.

Pour les ignorans qui ne veulent que s’amuser, non s’instruire, il n’en est pas de même. L’idée primitive qui explique tout, ils ne s’en préoccupent pas; les phénomènes de tous les jours, ils les dédaignent. Ils veulent être étonnés par des faits extraordinaires. Les monstres scientifiques séduisent la foule, et les vulgarisateurs cèdent à cette tendance qu’ils devraient combattre. Ainsi en géologie, s’ils vous parlent de basaltes, ils vous citeront avant tout la Chaussée des Géans de l’Ardèche ou la grotte de Fingal dans l’île de Staffa, comme des types de cette nature de roches. Ce ne sont là cependant que des phénomènes exceptionnels. Ils ne vous parlent pas des nappes et des filons basaltiques que l’on rencontre bien plus souvent et qui sont plus curieux en réalité, bien que moins grandioses, parce que ces roches singulières y apparaissent sous toutes les formes, en colonnes, en coulées, avec les modifications métamorphiques qu’elles produisent dans les terrains adjacens. Tous ces détails sont cependant de même importance. En ne montrant que la Chaussée des Géans comme un spectacle, on confisque tout au profit d’un effet unique qui domine et commande seul l’attention du spectateur.

Une étude superficielle de ce genre ne demande, il est vrai, ni méditation ni constance; il n’est pas même besoin de s’y appliquer. En définitive n’est-elle pas préférable à l’oisiveté? Les connaissances imparfaites que l’on acquiert par ce moyen ne valent-elles pas mieux qu’une ignorance absolue? A cette objection la réponse est vraiment facile. Dans l’enseignement élémentaire, il ne s’agit pas de graver des faits ou des mots dans la mémoire, mais de nourrir et développer l’intelligence et d’inculquer à l’élève des notions exactes. Toute étude est profitable quand même le fond en serait futile, si elle est une gymnastique pour l’intelligence. Elle sera au contraire bien superflue, s’il n’en sort d’autre résultat qu’une surcharge indigeste pour la mémoire.

On prétendra peut-être qu’il faut laisser les anciennes méthodes, trop laborieuses, à ceux qui veulent aborder les plus hautes spéculations de la science, et qu’au vulgaire il convient de présenter l’enseignement élémentaire sous une forme moins rigoureuse et moins doctrinale. Cela est vrai sans doute, mais à tous les degrés, de l’initiation scientifique l’important est que l’élève, loin de se borner à un programme superficiel, se pénètre intimement de ce qu’il apprend. Ce principe d’une vérité banale est admis dans toutes les écoles; on le retrouvera même exposé avec beaucoup de justesse dans le plan d’études du nouvel enseignement spécial récemment inauguré en France. « Il faut habituer les élèves, dit le ministre de l’instruction publique[2], à ne jamais regarder sans voir, les obliger à se rendre compte des phénomènes qui s’accomplissent dans le milieu où ils sont placés, et leur faire goûter si bien le plaisir de comprendre que ce plaisir devienne un besoin pour eux, en un mot développer dans l’enfant l’esprit d’observation et de jugement. » Comment arriver à ce résultat, qui est en définitive le but de l’éducation, si l’on présente à la jeunesse des faits qui ne se rattachent que par des liens invisibles aux opérations ordinaires de la nature?

Convenons que les monstres et les merveilles, aussi bien que les expériences brillantes des cours de physique, sont une nourriture malsaine, plus propre à fausser l’esprit qu’à l’éclairer. C’est là, objectera-t-on, ce que demande le public; les vulgarisateurs sont bien obligés de lui servir les mets qu’il préfère. Sans ce condiment de surnaturel, l’enseignement lui semblerait fade et ennuyeux. Il ne lirait pas les livres que l’on fait pour lui et déserterait les cours où on le convie d’assister. Je ne sais s’il est vrai que le merveilleux soit seul capable d’intéresser la masse ignorante. Il est facile de s’assurer que des professeurs habiles n’ont jamais recours à ces appâts grossiers et se font lire ou écouter de la foule sans illustrer leurs récits d’ornemens invraisemblables. Quoi qu’il en soit d’ailleurs, dédaignons au moins cet enseignement, qui n’est ni utile ni efficace, et qui compromet même la dignité du professeur, qui transforme le livre en un prospectus et la chaire en un théâtre. L’enseignement des monstruosités n’est pas de ceux que l’on doive encourager, car c’est une concurrence aux sorciers de la rue. Conservons les livres illustrés, s’ils sont bien faits, comme une aimable distraction pour charmer nos loisirs, mais ne les introduisons pas dans les études sérieuses, qui suivent d’autres méthodes et s’appuient sur d’autres principes.


H. BLERZY.


LES CONFESSIONS D’UN MÉTAPHYSICIEN.

Confessioni di un metafisico, per Terenzio Mamiani ; 2 vol. in-8o, Florence, 1867.

Ce mot de confessions pique toujours l’attention du lecteur. Nous aimons, d’une curiosité parfois trop frivole, mais toujours en éveil, ces aperçus sur la vie ou la pensée des hommes qui ont fait figure dans le monde. Peut-être ne réfléchissons-nous pas assez à l’invraisemblance qu’il y a d’obtenir d’eux ce qu’on aimerait surtout à savoir, la vérité vraie, sans plaidoyer, sans circonstances atténuantes, sans ces admirables intentions dont les gens qui sont revenus de l’enfer disent qu’il est pavé. Ici cependant, qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit des confessions d’un métaphysicien. L’homme reste dans la coulisse, le philosophe seul paraît sur la scène et confesse... ses principes d’ontologie et de cosmologie. Si encore M, Mamiani était un de ces métaphysiciens dont l’audacieuse pensée porte la conviction ou le trouble dans celle des autres hommes! Si l’on pouvait croire qu’il vient renier ce qu’il a jusqu’à ce jour adoré et nous exposer les déceptions cruelles d’un vigoureux esprit à la recherche de la certitude et du vrai; mais non, cet homme de bien qui a écrit des vers populaires et de savans volumes, cet ancien ministre de Pie IX et de Victor-Emmanuel, ce sénateur qui représentait naguère le royaume d’Italie à la petite cour d’Athènes, où l’absorbait la grandeur des souvenirs, a toujours passé auprès des philosophes pour un politique, et auprès des politiques pour un philosophe.

Hâtons-nous de le dire, M. Mamiani en prend sagement son parti. Quoique la philosophie ait toutes ses prédilections depuis nombre d’années, il n’est pas assez détaché des choses de ce monde pour n’avoir pas senti battre son cœur au réveil de sa patrie, et rendu à la liberté les services qu’elle réclamait de lui. Ayant ainsi rompu l’unité de sa vie, il ne prétend point à l’originalité en métaphysique. Il nous le dit lui-même avec une rare modestie. Il n’a d’autre but, d’autres prétentions que de donner un corps à la philosophie platonicienne, telle qu’elle est comprise et enseignée en Italie depuis un quart de siècle, en expliquant ce que ses prédécesseurs ont laissé d’obscur, en comblant leurs lacunes, en montrant que Platon commence où finit Aristote, et qu’en bien des matières celui-ci complète celui-là.

Mais toute la modestie du monde n’expulse pas le petit grain d’orgueil qui se loge dans chaque cervelle humaine : M. Mamiani se flatte d’avoir « sur toute chose étudié le lien et la rigueur démonstrative, et donné à la science entière un commencement a priori, inébranlable et fécond. » S’il y avait réussi, il serait le plus grand philosophe qu’ait encore produit l’humanité, car ni Platon, ni Aristote, ni Descartes, ni Leibniz, ni Kant, ni Hegel, n’ont trouvé cette pierre philosophale de la métaphysique, que leurs successeurs chercheront encore bien longtemps. M. Mamiani est donc un platonicien; mais c’est peu dire, car, parmi les spiritualistes, qui n’est plus ou moins platonicien? Lui-même il soupçonne qu’on pourrait bien l’appeler éclectique, et il s’en console, si la vérité s’abrite sous les plis de ce célèbre drapeau. On pourrait dire encore qu’il a quelque parenté avec les Écossais, non pas avec cet Hamilton, le dernier d’entre eux, qui niait beaucoup de choses, surtout la possibilité d’une science démonstrative, mais avec Reid, qu’il a jadis combattu, et qu’il dépas.se tout au moins par le désir d’un horizon plus large, d’une science plus élevée. Enfin son admiration de l’heure présente est pour M. Jules Simon, cet habile vulgarisateur qui sait, sans sacrifier le fond des choses et sans renoncer aux idées sérieuses, intéresser les moins savans aux problèmes qu’il éclaire de sa parole ou de ses écrits. Les philosophes que M. Mamiani combat et qu’il tient pour funestes, c’est Hegel, ce sont les hégéliens, qui ont fait à Naples, où les ont introduits MM. Véra et quelques autres, une fortune inquiétante pour les autres doctrines. Cependant, en vrai philosophe de l’école libérale, M. Mamiani ne demande point que la parole leur soit ôtée. « Je remercie Dieu, dit-il, qu’il ait à la fin fait luire sur notre Italie le soleil de la liberté, et je désire que toute opinion spéculative puisse y être controversée avec plus de franchise encore, s’il est possible, qu’en Angleterre et en Amérique. Personne n’a une foi plus vive que moi dans le triomphe final des principes éternels du sens commun et de la moralité absolue. »

Voilà de nobles paroles qui feraient pardonner à M. Mamiani bien des hérésies sur l’absolu, les idées, la théologie, la création, le progrès, le fini en soi et dans ses rapports avec l’infini. A-t-il besoin de ce pardon? Quelle que soit mon incompétence, j’oserais affirmer qu’il est sans reproche, car ce n’est pas par excès de témérité que pèche son esprit, et la vérité sur ces matières n’est pas si solidement établie, que personne ait le droit de jeter au philosophe la première pierre. S’il ne découvre pas de grandes nouveautés dans ce champ de la métaphysique qu’on retourne depuis des siècles sans y rien trouver que n’aient vu ou entrevu Aristote et Platon, il a du moins le mérite d’occuper son esprit à des questions que l’homme se posera éternellement, dût-il ne jamais les résoudre, et surtout d’y fixer l’attention des Italiens. C’est en effet un service à leur rendre que de les ramener du domaine des faits dans celui des idées. Que pendant la longue période de l’affranchissement la toge ait cédé le pas aux armes, personne n’y peut trouver à redire; mais maintenant commence la période de la régénération : il faut donc que les armes apprennent à céder le pas à la toge : elles se feront ainsi pardonner de n’avoir pas été plus habiles et plus heureuses.

D’ailleurs M. Mamiani a un mérite particulier, il est bon écrivain, il se pique d’exprimer dans une langue correcte et pure ce que tant d’autres affectent de dire en formules trop souvent barbares. Il constate avec regret que la discussion métaphysique est devenue très difficile dans tous les idiomes de l’Europe, parce que les philosophes ont détourné les mots de leur vieille et ordinaire signification, emprunté aux Grecs une foule de termes plus ou moins inutiles et fouillé partout, surtout chez les Allemands, plutôt que de chercher l’expression juste chacun chez soi. En montrant que la langue de Dante et de Machiavel suffit aux Italiens pour exprimer les pensées les plus abstraites et en apparence les plus neuves, M. Mamiani rend aux philosophes de son pays un service dont nous devrions bien profiter nous-mêmes. Il y a longtemps qu’on nous l’a dit, la langue de Pascal et de Fénelon peut encore nous suffire, mais nous semblons singulièrement l’avoir oublié.


F.-T. PERRENS.


F. BULOZ.

  1. Ces objections à l’enseignement par les images ne s’appliquent pas toutefois aux procédés fournis par la géométrie descriptive, science exacte qui apprend à tracer des figures de dimensions réelles; mais les figures de la géométrie descriptive ne sont comprises qu’à la suite d’une contention d’esprit que les vulgarisateurs veulent éviter. En fait, on n’en rencontre jamais dans les livres illustrés.
  2. Circulaire aux recteurs, du 6 avril 1866. — Des Méthodes.