Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1867

Chronique n° 835
31 janvier 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier 1867.

On peut avoir des avis divers sur la manière dont les promesses du 19 janvier ont été présentées au public ; on peut hésiter et varier dans l’espérance qu’il convient de fonder sur l’efficacité des mesures annoncées en principe, mais dont l’élaboration se poursuit encore, et dont la forme définitive ne sera connue qu’après l’ouverture de la session. Que la morosité qui est au fond de l’opinion n’ait point cédé tout de suite à l’incantation du 19 janvier, et continue au contraire à s’exhaler en conjectures chagrines ou en railleries sceptiques, ce n’est point nous qui le trouvons surprenant après les alternatives d’engourdissement et de perplexités auxquelles l’esprit public avait été livré avec une négligence trop prolongée. On dirait que l’intelligence politique est devenue lente en France : on a l’oreille dure, on n’est pas enclin aux illusions, on est rétif à l’enthousiasme. Il est fort naturel que cet état moral du pays ait apparu dans les impressions, causées par le nouveau programme. Nous cependant et tous ceux chez qui les angoisses du patriotisme blessé avaient depuis six mois redoublé l’impatience des réformes libérales, nous ne devons point nous laisser énerver par ces infirmités ou ces défaillances passagères de l’esprit public. Notre devoir est de tirer au clair impartialement, froidement, avec une précision positive, la signification et la valeur réelles des concessions faites à l’intérêt libéral du pays.

Si nous étions dans un de ces temps calmes où il est permis de se complaire aux côtés amusans de la politique, où l’on peut, le cœur dégagé, saisir au passage, comme un écrivain de mémoires, les circonstances secrètes et les influences personnelles qui se rencontrent, se contrarient ou se combinent dans l’accomplissement des événemens importans, — où le curieux a le loisir et l’agrément de rôder derrière la scène, — les changemens qui s’opèrent aujourd’hui donneraient sans doute matière à d’instructives investigations, à une intéressante enquête anecdotique. L’événement qui se passe sous nos yeux sera sans contredit une date marquante du règne actuel. Par quel travail intérieur ce changement s’est-il accompli ? quels sont les hommes que l’empereur a bien voulu admettre à cette préparation ? Les questions de personnes deviendront très sérieuses à mesure que la vie libérale ira se développant, et il ne serait peut-être point inutile de connaître quels sont ceux qui ont été les premiers jugés dignes des confidences de l’empereur. Un pas certain est fait vers le régime parlementaire. Les vœux da président du corps législatif n’auraient-ils point secondé cet effort ? Parmi les quarante-cinq députés qui votèrent l’an dernier l’amendement des réformes, est-il quelque privilégié à qui il ait été donné de coopérer au succès obtenu aujourd’hui par le tiers-parti ? M. Émile Ollivier, que nous appelions autrefois un Benjamin Constant avant l’acte additionnel, n’aurait-il pas aujourd’hui le droit de nous adresser quelque réponse pertinente ? Le membre principal du ministère, M. Rouher, qui est depuis si longtemps en communication de pensées avec l’empereur, n’a-t-il point été favorisé des prémisses de ces projets qu’il est maintenant chargé de pousser à maturité ? Et cette courte crise ministérielle ! ce conseil des ministres terminé, après la révélation, par la démission collective ! ceux qui rentrent aussitôt et ceux sur lesquels la porte reste close ! bon régal pour un Saint-Simon, si par aventure un œil à dard de cette espèce étincelait quelque part dans l’obscure foule des comparses de notre époque ; mais ces amusemens de curiosité sont à l’usage de la postérité. Nous, les vivans du moment, nous avons à courir à des affaires plus pressées.

Dans le tour nouveau qui vient d’être donné à notre politique intérieure, nous ne voulons donc nous laisser distraire ni par les particularités du langage employé dans les documens insérés au Moniteur, ni par la recherche des incidens qui ont influé sur le dénoûment. C’est au fond des choses que nous nous attachons avant tout. Le fond des choses dans les nouvelles mesures, ce n’est rien moins que la renonciation au pouvoir discrétionnaire qui a perpétué pendant quinze ans la dictature, c’est le commencement d’un système nouveau qui dans de certaines limites non-seulement admet, mais sollicite la participation directe et continue du pays au gouvernement de lui-même. Depuis 1851, le grand problème de la destinée nationale était la question de savoir quand le droit d’intervenir régulièrement dans la direction de ses propres affaires serait rendu au pays. Cet intérêt avait pris un caractère d’urgence impérieuse depuis les expériences que nous avions rencontrées l’année dernière dans les résultats de la politique étrangère. Il était devenu manifeste que, si l’opinion du pays avait pu agir plus directement sur le pouvoir, de graves et regrettables fautes eussent été évitées ; il était visible que la France, pour reprendre son rang dans la société des peuples européens, ne devait plus compter que sur le réveil de sa vie politique intérieure. Ainsi éclataient en même temps l’enseignement du passé et l’évidence des nécessités de l’avenir. L’empereur a compris à temps ce double oracle de la nécessité qui sortait avec tant de force des derniers événemens. Personne autant que le chef de l’état n’a dû éprouver la sensation intense de la situation nouvelle que les dernières vicissitudes de l’Allemagne faisaient à la France. Sa première pensée dans cette situation si imprévue a été d’assurer la sécurité du pays vis-à-vis de l’étranger par la réorganisation de ses forces militaires ; une autre pensée, celle du réveil politique de la nation, devait infailliblement accompagner la première. Comment demander à la nation de nouveaux efforts et de nouveaux sacrifices sans lui rendre l’exercice des droits qui peuvent seuls exciter et entretenir son énergie morale ? Était-il possible de persister dans un système de restrictions qui paralysaient les facultés de la France au moment où à côté de nous une grande race prenait tout à coup une si vaste expansion militaire et politique ? En face des événemens que l’avenir inconnu tient en réserve, un dictateur populaire pouvait-il avoir la pensée de concentrer indéfiniment dans l’initiative d’un seul l’activité politique qui doit constituer la sécurité permanente d’une nation destinée à survivre aux chefs qu’elle se donne ? Ces hautes et graves pensées ont dû, dès l’origine des combinaisons de politique étrangère de l’année dernière, saisir l’esprit d’un chef d’état sur qui un pouvoir immense plaçait une responsabilité non moins vaste. Dans cette rencontre dramatique, la force des choses interprétant impérieusement les devoirs du patriotisme était aux prises avec une volonté souveraine. L’empereur a terminé ce duel par une résolution virile. Il n’a plus hésité à rappeler la nation à la vie politique.

Tel est à notre avis le sens de l’acte du 19 janvier. C’est une victoire de la force des choses consentie par une prévoyance éclairée de patriotisme. Il s’agit maintenant que cette victoire devienne une volonté persévérante de la France, et ne soit point contestée et neutralisée par l’entêtement chicanier et les vulgaires visées des exécuteurs subalternes. On a trouvé un peu ambitieuse la portée que l’empereur a donnée dans sa lettre à M. Rouher à l’ancienne métaphore du couronnement de l’édifice, représenté aujourd’hui comme achevé. Le droit d’interpellation rendu aux chambres, la rentrée de la presse dans le droit commun, le droit de réunion réglementé, ont produit sur un grand nombre de personnes l’effet d’un couronnement médiocre. C’est que les images en politique prennent mal la mesure des choses. Il nous semble que de la part de l’empereur le couronnement de l’édifice se borne à la renonciation au pouvoir discrétionnaire. Le pouvoir discrétionnaire une fois abandonné, le reste, c’est-à-dire l’œuvre de la liberté, regarde le pays. Les constitutions politiques, comme disait Royer-Collard, ne sont point des tentes dressées pour le sommeil. Elles ne s’achèvent jamais. La vie d’un peuple libre y ajoute sans cesse des développemens nouveaux. Le pouvoir discrétionnaire cessant, les chambres pouvant agir sur le gouvernement par les interpellations, les citoyens et l’opinion pouvant agir sur le gouvernement et sur les chambres par l’exercice du droit de réunion et par une presse qui ne sera plus assujétie à une autorité préventive, la semence de la liberté est véritablement jetée dans le pays, et il dépend de notre vigilance, de notre travail, de notre application d’en faire sortir une moisson féconde. La couronne, puisque couronne il y a, est posée ; mais c’est à nous maintenant qu’il appartient d’en changer, d’en multiplier, d’en enrichir les fleurons.

Aussi, jusqu’à ce qu’on en vienne à la pratique du droit d’interpellation et aux formules définies de la nouvelle législation sur la presse et le droit de réunion, avons-nous peu de goût à nous occuper des détails hypothétiques de l’économie des mesures projetées. La préoccupation de la minutie des lois à faire a fort contrarié l’impression que la portée générale des réformes eût dû produire. Le pédantisme formaliste du langage officiel, les appréciations plates, ternes ou incohérentes des journaux qui passent pour être les confidens des pensées ministérielles, la substitution maladroitement expliquée du droit d’interpellation à la discussion de l’adresse, ont répandu sur tout cela une ombre flottante qui a nui à l’effet. Quand le gouvernement et les opinions politiques en France perdront-ils l’habitude d’employer les formules abstraites, vides et prétentieuses, et reviendront-ils à la simplicité et à la familiarité de la langue des affaires ? Ces formules donnent lieu à bien des malentendus absurdes, à bien des controverses stériles. Qu’on nous permette d’en indiquer par quelques exemples les inconvéniens dans la question actuelle.

Désormais les ministres assisteront et prendront part aux discussions importantes des chambres. Voilà un des premiers faits caractéristiques qui se dégagent des résolutions impériales. De la sorte les premiers agens du gouvernement se trouveront en présence des premiers mandataires du pays. Une meilleure économie sera ainsi appliquée aux rapports du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Ces deux pouvoirs se connaîtront mieux, se comprendront mieux, se pénétreront davantage, et gagneront chacun au contact plus d’efficacité et plus d’autorité ; la bonne expédition des affaires publiques sera ainsi assurée : voilà l’essentiel dans le nouveau système, le résultat pratique auquel on doit tendre. Pourquoi mêler à cette innovation raisonnable des réserves constitutionnelles qui ne peuvent servir de prétexte qu’à d’inutiles escarmouches sur la grammaire et la logique ? A quoi bon déclarer que tout en allant aux chambres les ministres ne seront point solidaires entre eux, et ne formeront point un cabinet responsable ? Si l’on voulait entrer dans ces disputes de mots, on pourrait soutenir qu’il paraît difficile que les ministres ne soient point solidaires entre eux, puisqu’ils seront tous unis à l’empereur par une solidarité inévitable. Ce que l’on appelle la responsabilité en politique dépend bien plus des situations personnelles et de la force des choses que des prévisions constitutionnelles. L’institution des cabinets responsables en Angleterre n’a été prévue, établie par aucune loi. Ce sont les circonstances, le temps, l’expérience progressive, qui l’ont formée. Guillaume III ne voulait point admettre de solidarité des ministres ; mais, quand le pouvoir vint aux mains d’une femme, la reine Anne, il fallut bien avoir des ministres unis entre eux sous un chef ; le pli était pris quand les Hanovriens arrivèrent en Angleterre, et, comme ils étaient de médiocres Anglais en fait d’éducation et de langage, ils n’assistèrent même point aux conseils des ministres. De là cet usage, devenu constitutionnel en Angleterre, de la solidarité des ministres et de l’homogénéité des cabinets. Il a été éprouvé et accepté, sous l’influence de l’expérience, comme le plus utile à la bonne et régulière expédition des affaires. Tel est en effet le critérium de toutes les institutions : l’utilité démontrée par l’expérience et la force des choses. Quand le duc de Wellington, contraint à des concession » telles que l’émancipation des catholiques ou l’abolition des corn-laws, s’entendait blâmer par les têtus de son parti de compromettre et d’ébranler la constitution britannique : « Soit, disait-il ; mais il faut bien faire marcher le gouvernement de la reine. » Toute la question est là. Il faut bien faire marcher le gouvernement. La présence des ministres aux chambres est une combinaison éminemment propre à la bonne conduite d’un gouvernement représentatif ; si l’expérience démontre que leur solidarité offre de semblables avantages, l’expérience en temps et lieu saura rendre la constitution accommodante.

Nous ne voyons pas plus de subtilités et de mystères dans la suppression des débats de l’adresse, remplacés par les interpellations. Nous comprenons les regrets qu’a excités cette abolition. Les débats de l’adresse, repris en 1860, formeront une noble page de notre histoire, car ils ont concouru fortement à la renaissance libérale, qui depuis cette époque a fait de si grands progrès dans les esprits. Les beaux discours de M. Thiers, les grandes harangues de M. Jules Favre, tant d’autres manifestations éloquentes laisseront une empreinte glorieuse sur cet épisode de notre histoire parlementaire. C’était d’ailleurs la seule grande issue qui fût alors ouverte à la pensée politique du pays. Cependant, sauf dans les circonstances exceptionnelles que nous venons de traverser, les discussions trop prolongées de l’adresse ont toujours été à nos yeux une application malencontreuse du gouvernement représentatif. Cette façon de procéder au début d’une session par une revue des questions rétrospectives et de poser des questions de cabinet sur des données générales a toujours eu le défaut de n’être point pratique et de nuire à la vraie politique des affaires. Cette délibération, qui, méconnaissant la succession naturelle et l’opportunité particulière des choses, enveloppait tous les sujets à la fois, donnait aux chambres l’air de congrès scientifiques plutôt que de corps politiques. Elle excitait des passions, donnait lieu à des manœuvres, entretenait dans la controverse publique un ton violent et déclamatoire, qui ne sont point compatibles avec la pratique régulière et solide du gouvernement libre. C’était une mauvaise procédure pratique qui ne pouvait d’ailleurs se recommander par l’expérience d’aucune autre nation librement gouvernée. D’autres issues étant données à la discussion politique dans les chambres, nous voyons cesser sans chagrin les classiques débats de l’adresse. On a cherché dans l’interpellation réglementée un moyen différent, plus conforme à la nature des choses, uni plus directement aux exigences variables et successives des circonstances, d’aboucher les organes du pouvoir avec les représentans du pays. Ici encore nous faisons toujours les choses à la française, c’est-à-dire un peu dans le vague, dans l’artificiel, dans la réglementation arbitraire. Qu’est-ce que le droit d’interpellation ? quelles en sont l’origine logique et la conclusion pratique ? L’expérience des autres peuples ne nous fournit aucune instruction sur le procédé que nous allons introduire parmi nous. Il n’y a rien en Angleterre qui ressemble à l’interpellation réglementée qu’on nous annonce. Il y a dans les chambres anglaises l’usage des questions adressées aux ministres au début des séances, pour obtenir des éclaircissemens sur des faits particuliers qui intéressent le public. On demande au ministre des affaires étrangères la confirmation ou le démenti de telle nouvelle extérieure publiée par les journaux, on réclame du chancelier de l’échiquier la communication de tel document statistique nécessaire à une discussion financière, on interroge le ministre de l’intérieur sur tel incident local survenu ; de même pour les autres ministres selon les départemens qu’ils dirigent. Ces petites conversations, bornées à des explications de faits ne déviant jamais jusqu’à la discussion, sont très intéressantes pour le public qu’elles servent à informer et très utiles à la régularité du travail intérieur des chambres. Cette liberté d’allures, cette familiarité entre les ministres et les députés mériteraient bien d’être imitées chez nous ; mais tel n’est point l’objet du droit d’interpellation dont on parle aujourd’hui. En Angleterre, l’interpellation s’exerce à la faveur du droit d’initiative dont les mandataires du pays sont investis. Les formes des chambres anglaises n’admettent point qu’une interpellation reste dans le vide, elles supposent qu’il doit toujours y avoir au bout une proposition soumise à la chambre. Pour interpeller en Angleterre, on annonce donc la présentation d’une motion que l’on retire la plupart du temps après qu’on a obtenu les explications nécessaires. Du reste aucune limite n’est opposée au droit d’initiative des membres des chambres ; les motions arrivent à la discussion à leur rang et à leur date ; pour la commodité des ministres et de la chambre des communes, on a même, dans ces dernières années, réservé des jours particuliers pour les motions d’initiative parlementaire. Il y a les jours du gouvernement et les jours des membres de la chambre. Voilà ce que l’expérience et le mutuel concours du gouvernement et des chambres pour la libre et bonne expédition des affaires ont fait en Angleterre du droit d’interpellation. On voit tout de suite quelles vont être les différences du système français. Chez nous, l’interpellation sera à la fois un acte plus solennel dans ses formes et moins positif dans ses résultats. Elle sera soumise à l’autorisation préalable d’un certain nombre de bureaux de la chambre : cette restriction limitative donnera plus d’ampleur et d’importance aux débats qui suivront l’interpellation autorisée. On a présenté des objections à la forme sous laquelle cette nouvelle procédure est instituée. On a exprimé la crainte que le gouvernement ne pût user de son influence sur la majorité pour faire avorter les demandes d’interpellation dans les bureaux. Cette défiance ne nous paraît point fondée. Les causes qui ont déterminé la nouvelle politique intérieure nous paraissent une garantie suffisante de la sincérité du gouvernement ; la seule façon pour lui de tirer profit du système qu’il inaugure, c’est de l’établir avec un large libéralisme. Il est trop visible que, s’il cherchait à contrarier par de mesquines et hargneuses tentatives le jeu des combinaisons qu’il a lui-même imaginées, il froisserait l’opinion publique, et fournirait à l’opposition des griefs nouveaux et une force plus grande. D’ailleurs les assemblées ont le sentiment élevé de leurs prérogatives et de leur honneur. Le droit d’interpellation, une fois entré dans nos habitudes, fera donc son chemin tout seul. Favorisé par les progrès de l’éducation politique et par la marche des événemens, il finira bien par obtenir ou conquérir les sanctions pratiques qui lui seront nécessaires pour assurer la régularité de l’action de l’opinion publique sur le pouvoir.

Il ne nous parait pas utile de devancer par des critiques préventives les projets de loi qui nous sont promis sur le droit de réunion et sur la presse. Nous aurions plus d’inclination à ne considérer d’abord que les tendances favorables indiquées par les promesses de l’empereur. Le droit de réunion, nous le croyons, sera intégralement admis pour tous les intérêts qui ne sont point directement liés à la politique. Le commerce des intelligences, l’action commune des intérêts, trouveront de précieuses ressources dans les facilités qui vont ainsi leur être ouvertes. Un des maux de notre état social est cet isolement invétéré où se dispersent et s’effacent les individus découragés de toute action concertée — plus sans doute par la lente tyrannie d’une législation administrative défiante et restrictive que par les mœurs. Il faudra se féliciter si la loi, en se réformant, réussit à réparer une partie des dommages causés par les anciennes routines légales. Le droit de réunion devra aussi recevoir une application partielle dans la vie politique. On dit qu’il sera conféré aux citoyens pendant la période électorale. Avec des réunions libres, le suffrage universel reprend un de ses organes les plus essentiels, et la liberté électorale acquiert une garantie efficace. Certes il n’est point douteux que le succès de cette expérience de la liberté dans la lutte des élections ne doive nous acheminer bientôt à l’exercice plus étendu du droit de réunion en matière politique et à la liberté d’association, — si nécessaire à l’organisation naturelle du suffrage universel. Quant à la presse, le changement apporté à sa situation par l’abolition des décrets de 1852 est peut-être la plus considérable des réformes annoncées. La pensée politique, dans son mouvement le plus continu, dans ses manifestations les plus fréquentes et les plus familières, échappe enfin au contrôle administratif. On ne comprendra peut-être plus, quand la presse aura recouvré son entière dignité au juste prix d’une responsabilité complète, les tristes sensations qu’ont dû éprouver depuis quinze ans ceux qui ont eu le courage patient d’écrire avec indépendance sur les affaires publiques. Pour les écrivains de cette classe, la cessation du pouvoir discrétionnaire en matière de presse est vraiment la fin d’une captivité d’Égypte. Nous étions là, tenant le drapeau de la liberté, marquant stoïquement le pas, faisant au patriotisme le sacrifice de la torture la plus aiguë que puissent ressentir des intelligences fières. Nous assistons, grâce à Dieu, à la fin de cette poignante épreuve. Nous pourrons maintenant supporter d’un cœur plus léger les premiers tâtonnemens d’une législation nouvelle s’efforçant de se rapprocher du droit commun. Nous n’avons certainement point la naïveté de nous attendre à obtenir du premier coup la meilleure loi possible sur la presse. Pour avoir cette fortune inespérée, il faudrait que l’esprit législatif de notre nation fût guéri d’une de ses manies les plus invétérées. Toutes les lois essayées sur la presse depuis 1789 ont été mauvaises et caduques, parce qu’elles se sont écartées des principes du droit commun, et, fidèles à je ne sais quel souffle persistant des tyrannies politiques et religieuses de notre ancien régime, ont constamment voulu soumettre les journaux à un traitement exceptionnel. On ne saurait cependant commettre par la voie des journaux aucun délit ni aucun crime d’une nature particulière, qui ne puisse être accompli par d’autres moyens et qui ne soit prévu par la législation générale. En Angleterre et aux États-Unis, il n’y a pas comme chez nous de lois pénales particulières à la presse. Quand les journaux dans ces deux pays violent les lois générales, ils sont cependant atteints par la répression la plus énergique et la plus efficace. Chez nous, les deux points importans dans une loi sur la presse sont l’établissement de la juridiction et la nature des pénalités. La juridiction des tribunaux correctionnels est déjà indiquée. Le jury serait sans doute préférable, parce qu’il est l’organe le plus naturel de l’opinion publique, et que les procès politiques ne sont en définitive bien jugés que par l’opinion. Cependant l’intervention de la magistrature dans les conflits qui pourraient s’élever entre le pouvoir et la portion de l’opinion représentée par les journaux ne nous répugne point. Une influence même indirecte de la magistrature sur la politique pourrait en France n’être point sans avantages, et nous ne doutons point que la garantie de la publicité des comptes rendus ne soit assurée aux procès de presse. Quant à l’autorisation ministérielle pour la création ou la transmission des journaux, nous ne comprenons point que l’on ait cru un instant qu’elle pourrait subsister après la déclaration si explicite de l’empereur sur l’abandon des pouvoirs discrétionnaires.

En somme, pour le succès de l’ordre politique encore incomplet, incertain, mais assurément fort nouveau et très intéressant, qui va s’ouvrir devant nous, deux choses sont nécessaires, de la part du gouvernement l’interprétation des promesses impériales dans le sens le plus large et le plus libéral, de la part de l’opposition la ferme et unique volonté de puiser dans les résultats obtenus les moyens d’accélérer l’éducation politique de la France et de mettre le pays en possession complète du gouvernement de lui-même. Dans les origines de cette transformation, un rôle important est réservé aux ministres, tenus, eux aussi, de se transformer et d’étendre leurs vues vers des horizons agrandis. L’homme sur lequel l’attention publique se porte en ce moment avec la curiosité la plus vive est assurément M. Rouher. Le ministre d’état est devenu en même temps ministre des finances. Il a remplacé M. Fould dans ce département, et, comme M. Fould était devenu la personnification d’un système, on a voulu supposer que notre administration financière allait avoir, elle aussi, son évolution. Il faut reconnaître que, lorsque M. Fould rentra au pouvoir, on crut généralement qu’une période marquée par un système fécond en résultats allait commencer. On se croyait autorisé à pressentir que l’équilibre des budgets s’établirait promptement, et que bientôt, grâce aux excédans de revenu, on pourrait appliquer des réserves considérables soit à des travaux publics, soit à d’utiles expériences sur les impôts. Il faut convenir que la fortune n’a point souri à ces espérances. En même temps que M. Fould entrait au ministère, l’affaire du Mexique s’engageait en dehors de ses prévisions ; elle prenait les dimensions qu’on a vues et absorbait tous ces beaux excédans que nous rapportait la progression du revenu. M. Fould, au lieu de goûter les douceurs d’un innovateur heureux et ingénieux, fut obligé de demeurer dans l’attente et sur la défensive, luttant pour mettre le crédit public à l’abri des conceptions aventureuses qui demandaient de grands emprunts applicables à de grands travaux. C’est évidemment à cette lutte que le ministre sortant s’est fatigué ; nous voudrions en détourner du ministre nouveau les ennuis et les surprises. Les réformes que M. Rouher a réalisées dans l’ordre de la politique économique donnent facilement à penser qu’il saura appliquer avec le même bonheur son intelligence aux mesures financières, quand la situation du trésor et les loisirs de la politique lui en fourniront l’occasion et les ressources. Nous n’en sommes point là encore. La politique fournit à M. Rouher des occupations surabondantes ; il devra intervenir dans la préparation et la discussion des lois nouvelles sur la presse et le droit de réunion ; il ne pourra se tenir à l’écart du débat sur l’organisation de l’armée ; il devra être toujours prêt au duel des interpellations. Les réformes financières, si tant est qu’il y eh ait en projet, ne pourront prendre rang dans le travail de cette année et seront ajournées. Que M. Rouher cependant se défie des fanatiques de travaux publics et de la fureur imprévoyante avec laquelle certaines gens veulent engager dans ces entreprises exagérées les ressources de l’avenir.

Comment au surplus la vie politique ne se ranimerait-elle point en France lorsqu’on la voit de toutes parts en Europe déployer une activité dont on avait depuis longtemps perdu l’habitude ? Quand autour de nous tout est en travail, l’inertie ne saurait être le lot de la France. L’Angleterre va ouvrir sa session. On va assister là à une épreuve qui tient les esprits en suspens. Comment le ministère tory abordera-t-il la réforme parlementaire ? Les chefs du parti populaire essaieront-ils d’exercer une pression sur la chambre des communes par des démonstrations de masses rassemblées ? Si M. Bright et ses amis donnent aux manifestations de la rue une trop grande place dans leur tactique, les déchiremens du parti libéral ne deviendront-ils point plus grands, et les intérêts de la chambre des communes ne se confondront-ils point avec ceux du ministère ? Nous ne sommes point de ceux qui redoutent pour l’Angleterre le péril imminent d’un bouleversement révolutionnaire ; nous ne croyons point à une collision des foules enrôlées sous le drapeau réformiste avec les forces organisées de la société et du pouvoir. Nous présumerions plutôt que les provocations violentes de M. Bright profitent moins à sa cause qu’aux intérêts conservateurs. Cependant on ne peut se défendre d’une certaine émotion à la veille de la lutte qui va recommencer en Angleterre. On voudrait voir détourner par des concessions raisonnables et opportunes un choc qui, même contenu dans la sphère des idées, laisserait les esprits trop ébranlés et trop irrités. On souhaiterait que M. Disraeli, pour qui la réforme est un sujet continuel d’études positives depuis vingt années, pût apaiser ce conflit par une transaction large, raisonnable et adroite. On se tromperait d’ailleurs, si l’on supposait que le tumulte de l’agitation réformiste trouble et enraie en Angleterre les travaux des penseurs politiques. Comme de froids savans qui étudieraient et vérifieraient des lois physiques au milieu d’une convulsion de la nature, de solides esprits s’exercent à chercher des formules rationnelles qui règlent une équitable distribution du pouvoir représentatif en mettant les grandes supériorités naturelles à l’abri de la tyrannie sommaire d’un matérialisme démocratique trop brutal. Il y aura à tirer d’utiles enseignemens en tous pays de ces curieux travaux des professeurs Lorimer et Blackie, de l’université d’Edimbourg, de M. Hare et d’autres ingénieux penseurs qui, dénués de préjugés, soumettent au contrôle de la raison les conditions de l’organisation des forces démocratiques.

Un phénomène bien grave aussi, bien étrange, et qu’il y aura profit à étudier quand le dénoûment sera accompli, c’est l’antagonisme, des deux parts soutenu avec une obstination si surprenante, du président et du congrès des États-Unis. M. Johnson a rencontré des adversaires dont la violence et l’opiniâtreté égalent la sienne. Sans doute, pour que les choses arrivassent à de telles extrémités, il a fallu que par un hasard exceptionnel le pouvoir présidentiel vînt aux mains d’un excentrique tel que Johnson. Tout autre aurait réussi à ménager une place suffisante à ses idées dans une transaction conciliante. Johnson n’a pas voulu d’un demi-succès ; mais en face de lui, à la tête du parti républicain, étaient des hommes capables de lui tenir tête. Le vieil et infatigable Thaddeus Stevens, le sage M. Sumner, n’ont point reculé devant l’extrémité de la mise en accusation du président pour arriver à sa déposition. Johnson, en attendant, continue imperturbablement à opposer son vélo aux lois les plus importantes votées par le congrès. Il a expliqué lui-même à un correspondant du Times le genre de succès qu’il attend de cette tactique ; il espère user par l’obstination de sa résistance la popularité du parti républicain. C’est ce parti pourtant qui a raison dans cette contestation déplorable ; il a raison aussi d’aller dans la lutte aussi loin que le provocateur l’y entraîne. Au-dessous de la constitution écrite des États-Unis, il y a, si l’on peut ainsi parler, une autre constitution plus réelle, plus élastique, plus vivante : c’est le mécanisme de l’organisation des partis. Sans l’organisation qui enveloppe les partis depuis la circonscription politique la plus élémentaire jusqu’au sommet du gouvernement central, la vie politique des États-Unis, mue à tous les degrés par les ressorts de l’élection, perdrait l’harmonie et l’unité réelle qu’elle possède, et ne serait plus qu’une tumultueuse anarchie. Les partis aux États-Unis ont donc raison de défendre avec une sévérité implacable leur discipline, nécessaire à la conservation de l’ordre et de l’unité nationale. M. Johnson donne en ce moment l’exemple funeste d’une infidélité systématique aux engagemens politiques. Porté au pouvoir par les républicains, il se retourne contre cette cause pour l’outrager et détruire son influence. Si ce précédent passait sans protestation et n’était point effacé par une répression exemplaire, un grand coup serait porté aux États-Unis à cette fidélité aux engagemens qui est le lien des partis, et qui, en fondant, leur consistance, devient une condition d’ordre et de durée pour la république entière. La lutte du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif ira donc jusqu’aux extrémités où il plaira à M. Jonhson de la pousser ; il ne semble point destiné à y avoir le dessus, car le nouveau congrès doit se réunir le 4 mars, et l’on sait que les dernières élections y ont considérablement augmenté le nombre et la force des radicaux.

En Prusse, en Autriche, ce sont aussi des élections et des combinaisons d’institutions représentatives qui sont la grande affaire du moment. On a beau nous parler des résistances qui se dressent contre l’ascendant prussien dans l’Allemagne méridionale, les apparences officielles ne justifient point ces assertions. On a vu le premier ministre de Bavière, le prince de Hohenlohe, accepter nettement l’hégémonie militaire de la Prusse et renoncer aux ambitions légitimes fondées sur des traditions antiques qui pouvaient porter la Bavière à prendre la direction de l’Allemagne du sud. Dans ces circonstances, l’élection et la réunion du parlement fédéral de l’Allemagne du nord seront des événemens très intéressans. Des observateurs qui n’ont aucune prévention contre M. de Bismark prétendent cependant qu’il est de ceux qui savent donner aux classes ignorantes le suffrage universel de façon à en faire un instrument de suicide contre la liberté. On verra à la fin du mois ce curieux parlement. Les nouvelles d’Autriche autorisent à espérer que la conciliation de la cour de Vienne et de la Hongrie ne tardera point à être accomplie. On dit même que le ministère responsable de la Hongrie est déjà nommé et sera bientôt publié. La ferme adhésion de la Hongrie à l’empire autrichien serait un coup de fortune pour la cour de Vienne ; la force morale qu’elle en recevrait lui permettrait de donner des consolations libérales aux populations allemandes et aux autres races de l’empire. Le système représentatif local et central pourrait entrer en exercice. Les finances autrichiennes se relèveraient bientôt, et une force imposante couvrirait de nouveau les régions danubiennes.

L’Italie a en ce moment le mérite de tenter l’œuvre la plus neuve et la plus féconde qui se puisse entreprendre chez un peuple catholique. Elle est en train d’organiser la séparation de l’église et de l’état, et de fonder sûr les libertés publiques les droits de la conscience religieuse. L’effet Immédiat de ce système, désiré depuis longtemps par tous ceux qui marchent aux premiers rangs du libéralisme, c’est l’abrogation des arrangemens concordataires qui mettent des entraves à l’indépendance de l’église dans son administration intérieure, et la fin des subventions payées par l’état à l’établissement ecclésiastique. En réalisant cette séparation, le gouvernement italien n’impose à l’église que la vente et la conversion en fonds publics et en valeurs mobilières des domaines de mainmorte, et se contente de prélever sur cette conversion, qui ne peut qu’accroître les revenus de l’église, une somme de 600 millions destinée à équilibrer le budget de l’état pendant un certain nombre d’années. Nous l’avons déjà dit, l’opération financière qui se rattache à ce changement des rapports de l’église et de l’état n’est que le petit côté de cette grande révolution qui ne peut manquer à la longue de se communiquer à tous les pays catholiques. On voit par là se dégager l’effet moral que nous, avions attendu de l’œuvre de l’indépendance italienne, et qui nous avait paru dès l’origine devoir élever cette œuvre bien au-dessus des entreprises politiques qu’enfante l’ambition des princes ou l’inquiétude des peuples. e. forcade.



ESSAIS ET NOTICES.

HOMMES ET DIEUX, ÉTUDES DE LITTÉRATURE ET D’HISTOIRE,
par M. Paul de Saint-Victor, 1 vol. in-8o.

Parmi les qualités littéraires, la plus difficile pour l’écrivain forcé de se prodiguer dans le journalisme, la plus rare, la plus méritoire est de résister aux facilités de l’improvisation et de conserver le respect de sa plume. Depuis quinze ans et plus ; M. Paul de Saint-Victor consacre a ces feuilles volantes, nées le matin et que le vent du soir emporte, le même soin amoureux et fervent de la forme que si elles devaient durer l’éternité. Ces pages, où la fantaisie s’ébat, au gré du caprice et de la préoccupation passagère, sur les sujets les plus variés, arts, mythologie, portraits historiques, y ont gagné de ne pas vieillir. Réunis pour la première fois en volume, quelques-uns de ces morceaux, fils du hasard et de l’occasion, obtiennent dans un public d’élite un succès que nous comprenons. Cette parure savante qui renouvelle la pensée et lui donne un relief étrange, cette décoration pompeuse qui embellit le lieu commun, tous ces jeux de la fantaisie donnent aux yeux de l’esprit une fête perpétuelle qui n’est pas à dédaigner. Il s’y mêle assez d’aperçus ingénieux, de traits précieusement recueillis dans de vieux livres qu’on ne lit guère, pour éveiller et amuser l’imagination. Tous ces morceaux si divers par le sujet sont reliés par un même sentiment de la forme plastique, qu’on retrouve au plus, haut degré jusque dans le style de l’auteur, et qui domine tous ses jugemens. A propos de la coutume des embaumemens chez les Égyptiens. Il dit quelque part : « Cette gauche parodie de la vie révolte l’intelligence, cette factice perpétuité du corps semble nier l’immortalité. Je crois voir les ailes de l’âme s’empêtrer dans cette glu d’aromates ; je crois la voir mise sous les scellés de ces ligatures ! Comment une chose si légère laisserait-elle après elle cette lourde dépouille ? Mieux vaut mille fois l’anéantissement de la forme humaine qu’une conservation si artificielle et si laide. »

Il dit ailleurs en parlant de Henri III : « La mascarade était le fond et la forme de : ce curieux personnage. Il déguisait à la fois son corps et son âme, son sexe et sa pensée. Il faussait son sourire, il fardait son visage, il parjurait sa parole, il parodiait son rang. Toutes les duplicités et toutes les astuces de la politique florentine s’étaient incarnées et fixées en lui. D’année en année, sa nature s’efféminait, son caractère tombait en enfance. Il jouait au bilboquet, il découpait des miniatures, pleurant comme un enfant quand ses ciseaux avaient effleuré l’image. Son hermaphrodisme croissant s’accusait par les métamorphoses d’un costume qui changeait lentement de sexe… »

Les rapprochemens d’images et de mots les plus inattendus, la métaphore bizarre marquant, comme un balancier, l’idée d’une empreinte ferme et fine, tel est le procédé de M. Paul de Saint-Victor. Il a écrit sur l’étiquette de la cour d’Espagne et sur le roi Charles II un morceau de soixante ou quatre-vingts pages ; c’est de beaucoup le plus long de tous ceux qui sont contenus dans le volume. Tous les autres ne dépassent pas la proportion d’un feuilleton, et nous ne croyons pas que la manière de M. de Saint-Victor comporte un cadre beaucoup plus large. Il est presque grand artiste dans le petit. Il prend la poésie toute faite, comme un métal brut, puis il la creuse, il la grave, il la ciselle, il la pare avec l’art le plus patient. Il nous semble, tant le fond est chez lui subordonné à la forme, que son culte pour celle-ci touche à la superstition et, qu’on nous passe le mot, à la puérilité. On dirait que le style est pour lui un dieu jaloux qui ne veut pas d’hommage partagé, que l’écrivain ne doit pas approcher de l’autel sans avoir fait ses ablutions, qu’il ne doit brûler au foyer sacré que des bois odoriférans, et qu’au moment où il prend la plume il doit, comme Machiavel après une journée passée avec les charbonniers de San Casciano, revêtir un costume pompeux, presque royal, pour converser avec les dieux et les héros dont il va évoquer les images.

Pour tout dire, le recueil des articles de M. P. de Saint-Victor est un volume curieux, et ce n’est pas nous qui nous inscrirons tout à fait en faux contre les éloges décernés à un écrivain animé d’un vif et sincère amour des lettres ; mais nous craignons que ces mérites réels et assez distingués ne lui en fassent attribuer d’autres auxquels il ne prétend pas. Le même jour, M. Sainte-Beuve dans le Constitutionnel, M. Théophile Gautier dans le Moniteur, M. Taine dans les Débats lui ont fait un accueil que ne reçurent jamais ni les Nuits d’Alfred de Musset, ni les Feuilles d’Automne de Victor Hugo, ni la Colomba de Mérimée. Dans cette salve inusitée d’éloges qui ont éclaté avec un ensemble qui les ferait croire concertés, l’auteur n’a-t-il pas été lui-même un peu surpris de s’entendre saluer à la fois de poète, d’historien, d’artiste, lui qui ne veut évidemment être qu’un styliste ? N’a-t-il point éprouvé quelque embarras de se voir sacrifier du même coup Winckelmann, Creutzer, Ottfried Müller, avec lesquels il n’a en vérité rien de commun, de se voir rangé d’emblée parmi les Saint-Simon et les Michelet, et de s’entendre sommer, pour ainsi dire, de ne pas manquer plus longtemps à son génie ? Quoi qu’il dût attendre de l’amitié comme de la justice de ceux qui se sont chargés de lui souhaiter la bienvenue, il serait en droit de leur en vouloir de l’avoir traité comme un novice, ou du moins comme un talent découvert de la veille, lui qu’ils lisent depuis quinze ans. Si, craignant de se laisser abuser par l’excès des applaudissemens, le lecteur allait mettre en question jusqu’aux qualités sérieuses et incontestables de M. Paul de Saint-Victor, la faute n’en serait-elle point à ceux qui n’ont pas su le louer en termes assez mesurés ? Ces critiques, prompts à l’enthousiasme, sont-ils donc des gourmets qu’une belle phrase, une métaphore neuve, un trait hardi et vibrant, un paragraphe bien enlevé, mettent hors d’eux-mêmes ? Le commun des lecteurs, trop peu sensible, je le veux bien, à ces beautés inestimables, veut encore autre chose. Il y a peut-être un moyen de le conquérir, c’est de louer avec justice et sobriété ; mais il en est un infaillible de l’indisposer, c’est de lui préparer une déception.


P. CHALLEMEL-LACOUR.


L. BULOZ.