Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1841

Chronique no 233
31 décembre 1841
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 décembre 1841.


L’ouverture de la session a mis en évidence quelque chose d’inattendu et de singulier. On pouvait croire qu’appelées une dernière fois dans l’arène politique, les diverses fractions de la chambre des députés s’y seraient élancées avec empressement, avec ardeur, que l’opposition surtout, oubliant dans ce moment décisif tous ses dissentimens, aurait présenté au ministère une phalange redoutable, prête à lui livrer les plus rudes combats et à lui disputer par des efforts désespérés une victoire qui aura pour récompense l’initiative des élections générales. Il n’en est rien jusqu’ici. L’élection du président n’a réuni dans la salle du Palais-Bourbon que 309 députés. Le jour suivant, 288 députés seulement prenaient part à l’élection des vice-présidens et des secrétaires de la chambre.

Cependant rien n’avait été négligé pour donner à la nomination du président toute l’importance d’un fait politique, d’un fait sérieux et décisif. Nous ne voulons pas revenir sur ce défi jeté au ministère. Il est arrivé ce qu’on avait prévu, ce qu’il était si facile de prévoir. La gauche n’a pas voulu refuser un témoignage d’estime, de préférence, à son candidat naturel, ni porter de prime abord ses voix sur un candidat qui, en réalité, ne lui appartient pas. Les centres, quelle que soit leur admiration pour le talent de M. de Lamartine, ont serré leurs rangs contre lui par cela seul qu’ils entendaient proclamer son nom dans le camp opposé. M. de Lamartine est resté avec 64 suffrages, et M. Sauzet s’est trouvé élevé sur le pavois par 193 députés sur 309. Si on avait laissé les choses à leur cours naturel, il n’aurait pas eu au premier tour 150 voix. Il aurait été nommé ensuite sans que sa nomination fût autre chose qu’un fait parfaitement insignifiant. Aujourd’hui la nomination de M. Sauzet est presque un succès pour le cabinet ; c’est une victoire qu’on a eu soin de lui apporter, et pour laquelle il n’a eu d’autre peine que de laisser faire. Sur un terrain où cela était facile, il a vu se rallier une majorité nombreuse, qui, une fois formée et dans l’ardeur de sa victoire, pourrait bien le suivre sur des questions plus importantes et plus graves.

La lutte qu’ils viennent de soutenir ensemble a dû cimenter l’union des conservateurs avec cette portion du centre gauche qui suit MM. Dufaure et Passy. Tout dépend maintenant de l’habileté, de la prudence du cabinet. S’il ne met pas l’amitié de ces deux hommes politiques à de trop rudes épreuves, s’il parvenait à éviter ou à faire ajourner certaines questions et à concentrer la lutte parlementaire sur le terrain des affaires extérieures, il pourrait bien conserver des alliés qui, après tout, ne peuvent pas facilement se transporter dans un autre camp, ni rentrer sous la tente pour y rester dans une neutralité boudeuse.

On dirait que le cabinet sentait toute la délicatesse de sa situation en rédigeant le discours de la couronne. On n’a jamais été plus sobre de paroles et plus réservé. Évidemment le ministère essayait de glisser à travers la session avec le moins de bruit possible. Nous avons signé la convention du 13 juillet ; nous ferons quelques économies, et on vous proposera des chemins de fer : c’est là tout le discours. Nous oublions une énigme à propos d’Alger. Le gouvernement, a-t-on ajouté, a pris des mesures pour qu’aucune complication extérieure ne vienne altérer la sécurité de nos possessions d’Afrique. La presse a essayé de trouver le mot de l’énigme. Ceux-là nous paraissent l’avoir trouvé qui ont vu dans ces paroles une allusion aux affaires de Tunis et aux velléités belliqueuses de la Porte ottomane.

Le discours n’est remarquable que par les choses qu’on y a passées sous silence. Aussi les hommes politiques se demandaient-ils, après l’avoir entendu, ce qu’était devenue la péninsule espagnole, si elle était encore attachée à nos frontières, partie intégrante et essentielle de l’Europe occidentale. On n’a pas tardé à apprendre que, si en effet il était quelque peu singulier de n’en pas parler du tout, il était par trop difficile d’en parler convenablement. Après avoir reçu, dès son entrée sur le territoire espagnol, tous les honneurs qui étaient dus à la haute mission qu’il allait remplir, M. de Salvandy a vu s’élever, au sujet de la présentation de ses lettres de créance à la reine, une difficulté que rien ne justifie. On veut à tout prix mettre obstacle au rétablissement de ces relations intimes et amicales qui doivent exister, dans leur intérêt commun, entre la France et l’Espagne. On redoute l’influence française ; on agit, à Madrid, sous les mêmes inspirations qui ont animé, au préjudice de la France, d’autres agens à Constantinople, à Athènes, en Égypte, en Syrie. Empressons-nous d’ajouter que le régent et le ministère espagnol sont étrangers à ces intrigues ; ils n’ont qu’un tort, c’est de ne pas trouver en eux-mêmes la force d’y résister, c’est de ne pas oser secouer un joug qui les rabaisse, c’est de ne pas déclarer tout haut qu’ils ne veulent pas gouverner au gré d’une minorité et dans les intérêts de l’influence anglaise. Nous ne savons pas si le cabinet Peel excite ou encourage le parti anti-français en Espagne. Il est possible qu’on y soit encore sous les anciennes inspirations de lord Palmerston. Ce que l’Europe sait, c’est que la légation anglaise à Madrid est la même qu’avait formée le cabinet de lord Melbourne, ce cabinet qui était en Espagne en relation intime avec les exaltados. Les tories ne seront pas empressés de répudier cette partie de l’héritage de lord Palmerston.

M. de Salvandy va rentrer en France. Nous n’aurons plus qu’un chargé d’affaires en Espagne.

Pour en revenir au discours de la couronne, il était adroit de la part du ministère de ne parler explicitement, pour la politique extérieure, que des affaires d’Orient, et d’en parler dans le premier paragraphe du discours. Si, en effet, la discussion de l’adresse pouvait avoir, avant tout, pour objet les affaires d’Orient ; si on pouvait la ramener à une question de paix ou de guerre, à un débat rétrospectif et historique entre le 1er mars et le 29 octobre, le ministère aurait un double avantage. D’un côté, il trouverait les esprits fatigués d’avance de ces éternels débats, et courbés, bon gré mal gré, sous le joug des faits accomplis ; de l’autre, dans l’effervescence actuelle des intérêts matériels, lorsque la France entière demande à grands cris des canaux et des chemins de fer, le ministère, en jetant à la face de ses adversaire les mots terribles de guerre, de révolution, de banqueroute, obtiendrait un facile et bruyant triomphe. L’opposition acceptera-t-elle le combat sur ce terrain ? Prêtera-t-elle ainsi le flanc à l’ennemi ? Nous voulons encore en douter. L’opposition songera et à la chambre et aux électeurs.

C’est une grave résolution pour elle dans ce moment que le choix des points d’attaque. C’est là un fait qui peut être décisif, et qui, pour être apprécié avec justesse et sagement décidé, demanderait une organisation, une discipline auxquelles aucun Parti politique ne veut se soumettre chez nous. On l’a dit mille fois, il est cependant bon de le répéter : au fond, il n’y a chez nous que des opinions individuelles ; la liberté consiste à faire chacun à sa guise, souvent aussi à s’empresser d’agir pour devancer son voisin, et lui enlever je ne sais quelle petite gloriole au pas de course.

De là la difficulté, j’ai presque dit l’impossibilité de prévoir la marche et l’issue d’un grand débat parlementaire. Comment tenir compte de tous les incidens que peuvent faire naître la vanité personnelle et le caprice ? Qui peut calculer les résultats d’un combat où toute l’armée se dissout en tirailleurs ?

Cependant l’opposition ne peut pas ne pas reconnaître tout ce que sa position parlementaire demande d’habileté et de ménagemens après l’affaire de la présidence, et on peut croire qu’en présence de ces difficultés les chefs trouveront dans les rings de leurs amis toute la déférence que commandent la politique et l’intérêt politique.

Les questions intérieures sont graves et nombreuses, les unes d’intérêt matériel, les autres d’organisation politique.

Les premières n’offrent pas un véritable champ de bataille aux grandes fractions qui divisent la chambre des députés ; car tout le monde veut des chemins de fer, des canaux, une industrie active, un commerce florissant, voire même des colonies. Les dissentimens ne commencent que lorsqu’on touche aux questions d’exécution et de préférence ; et alors ce n’est plus la politique qui inspire les opinions, c’est l’intérêt, l’intérêt général pour les esprits éclairés et les caractères élevés, l’intérêt local ou de coterie pour les autres. Sur ce terrain, les partis se mêlent, les opinions se confondent ; la victoire, les échecs, ne sont ni une victoire ni des échecs politiques. Peu importe pour la lutte parlementaire entre le gouvernement et l’opposition que le chemin de fer de Paris à Strasbourg soit, comme on dit, circulaire ou direct.

Il n’en est pas de même des questions d’organisation politique. Le gouvernement a évité de faire aucune mention de ces questions dans le discours de la couronne. Ce silence, nous le disions, ne manquait pas d’habileté. À la veille de la lutte pour la présidence, avec les alliés dont il a besoin, il eût été imprudent pour le cabinet d’exprimer sa pensée, d’annoncer des partis pris, de dire d’avance qu’il consentirait ou qu’il ne consentirait pas à une transaction. Peut-être aussi n’en savait-il rien lui-même, et était-il également disposé à incliner quelque peu, selon les circonstances, vers la gauche ou vers la droite. Pour tout dire, il est en effet quelques-unes des questions du moment qui ne méritent point tout le bruit qu’on en fait. Elles ne sont ni aussi dangereuses ni aussi utiles qu’on le prétend.

Quoi qu’il en soit, ces questions arriveront à la chambre par l’initiative de l’opposition. On nous a déjà donné le texte d’une proposition ayant pour but d’adjoindre à la liste électorale la seconde liste du jury. Une seconde proposition, dont le texte ne nous est pas connu, est relative aux incompatibilités. Peut-être valait-il mieux en retarder quelque peu la présentation, attendre que l’ébullition d’une première victoire fût calmée, que l’adresse fût discutée. Ces propositions, par cela seul qu’elles ont été déjà présentées, ne se trouveront-elles pas entraînées dans les débats qui vont s’ouvrir ? ne seront-elles pas préjugées dans la chaleur de cette discussion, préjugées sans examen approfondi ? Dans l’entraînement de la lutte, n’y aura-t-il pas des partis pris dont on ne voudra pas revenir plus tard, lors même qu’au fond on tient ces propositions pour acceptables en tout ou en partie ? Ne valait-il pas mieux se borner, dans la discussion de l’adresse, pour la question intérieure, à ces points où le ministère en aurait été réduit à la défense de son administration et de ses actes ? Tels sont les doutes que nous avons entendu élever par des hommes éclairés, et qui paraissent bien connaître le terrain parlementaire. Nous savons au surplus qu’à ces prévisions et à ces conjectures il est facile d’opposer des prévisions et des conjectures toutes contraires ; nous savons combien il est difficile de se former à cet égard une opinion arrêtée et bien justifiée.

On dit qu’entre autres propositions il en sera présenté une à la chambre des députés par l’honorable M. Barrot ou avec son appui, ayant pour but de faire prononcer la législature sur la question qu’a fait naître le dernier arrêt de la cour des pairs. Nous applaudissons fort à cette pensée. Ce qu’il importe avant tout, c’est que le droit établi, quel qu’il soit, ne puisse être un sujet de doute et de contestation pour personne. Qu’une proposition de loi soit faite et solennellement débattue : accueillie ou rejetée, il en rejaillira toujours une grande lumière ; il n’y aura plus de doute possible, et le droit positif, maintenu ou modifié, aura toute l’autorité et toute la puissance morale qui doivent lui appartenir.

M. le gouverneur-général de l’Afrique ne profite pas du congé qu’on lui avait accordé. Il ne veut pas, et il a raison, quitter son gouvernement et se donner du loisir au moment où de grandes choses paraissent s’accomplir, lorsque dans la province d’Oran surtout Abd-el-Kader est aux abois et semble sur le point d’être abandonné par les tribus. Ce qui a le plus nui à nos succès en Afrique, ce qui nous avait rabaissés dans l’esprit subtil et calculateur des Arabes, c’est notre inconstance, c’est le manque de persévérance dans nos projets, de suite dans nos entreprises. Ils n’ont jamais douté de la brillante bravoure de nos troupes, ils n’ont jamais cru qu’ils auraient bon marché de nous sur le champ de bataille ; mais ils ont pensé que nous ne songerions pas à tirer parti de la victoire, ils s’étaient persuadé que les difficultés du terrain, que les ravages du climat, que la guerre de détail, nous fatigueraient, nous rebuteraient, et qu’à la longue les anti-algériens l’emporteraient dans les chambres et dans les conseils sur les amis de notre conquête. Ils n’ont jamais espéré de pouvoir nous expulser d’Afrique, mais ils ont pensé qu’une résistance opiniâtre nous déterminerait à nous retirer. C’est là l’opinion qu’il importait de détruire ; c’est cette opinion qui tombe aujourd’hui. Les Arabes ouvrent les yeux ; la domination française va leur paraître inévitable comme la destinée ; le jour où ce fait moral sera accompli, l’Algérie est à nous. C’est là, disons-le, le mérite, la gloire de l’administration de M. Bugeaud, et la gloire aussi des habiles généraux qui le secondent et des admirables troupes qu’ils commandent. MM. Lamoricière, Bedeau, Changarnier, sont infatigables ; ils se sont pénétrés de l’esprit de cette lutte si particulière dans ses moyens comme dans ses résultats. On a rarement vu un accord plus parfait, un concours plus intime que celui qui se montre par les résultats entre M. Bugeaud et les généraux qui commandent sous ses ordres en Afrique. Dans cet état de choses et avec les nouvelles qui lui arrivent de tous côtés, et en particulier de la province d’Oran, M. le gouverneur-général n’aurait pu sans danger remettre le commandement et la direction en d’autres mains que les siennes. Il tient seul tous les fils de cette grande affaire ; il doit la conclure.

Espérons qu’il recevra du gouvernement tous les encouragemens et tous les secours qui lui sont nécessaires. Espérons surtout que le gouvernement prendra grand soin de donner à l’Afrique une administration parfaitement régulière et qui prévienne le découragement et les plaintes. Une commission vient d’être nommée au ministère de la guerre pour approfondir la question de la colonisation algérienne. Nous aimons à croire que les travaux de la commission ne seront pas l’occasion ou le prétexte de nouveaux retards. Une colonisation habile et sérieuse est nécessaire pour confirmer les indigènes dans cette croyance que la terre que nous occupons en Afrique est à jamais française. C’est sous ce point de vue, plus encore que sous le point de vue industriel, que nous insistons sur la nécessité d’une colonisation prochaine. Quant à nos relations commerciales, elles s’établiront d’elles-mêmes dès que notre conquête sera fortement assise. La caravane qui vient d’arriver de Tunis nous est un indice du brillant essor que peut un jour prendre dans ces parages notre commerce national. L’obstacle continu s’élève rapidement, et les colons y trouveront un abri tutélaire et un gage de prospérité.

Notre gouvernement vient de signer avec les quatre grandes puissances une convention pour régler de nouveau le droit de visite qu’elles se sont mutuellement attribué, dans le but de réprimer le trafic des noirs. Nous savons que les conventions préexistantes, que les engagemens déjà pris ne permettaient guère de refuser la nouvelle convention. Toujours est-il qu’il y a quelque chose qui froisse le sentiment national dans une mesure qui, vu la diversité des situations et l’inégalité des forces maritimes, n’est guère pratiquée que par des navires anglais, et semble octroyer au pavillon anglais une sorte de suprématie. Je ne sais, mais, puisque la convention était inévitable, je voudrais du moins, dût-il en coûter quelque chose au trésor, augmenter le nombre des navires français dans ces parages, et prendre à ces croisières de surveillance, à cette police de l’Océan, une part plus directe et plus active.

Il s’est élevé dans la presse anglaise la question de savoir si le mérite de cette nouvelle convention appartenait à lord Palmerston ou à lord Aberdeen. Justice est due même à ceux dont on a avec le plus de raison et le plus sévèrement blâmé la conduite. La convention appartient à lord Palmerston. La France aurait pu la signer avant la chute du ministère Melbourne : elle l’aurait, nous le croyons, signée dès cette époque, si nous avions eu quelque raison d’être agréables à l’ancien ministre des affaires étrangères ; tout nous commandait au contraire d’être froids et réservés à son égard, et de nous borner aux actes strictement nécessaires, aux rapports inévitables.

Quoi qu’il en soit, le message du président des États-Unis nous apprend que des démarches ont été faites pour obtenir l’adhésion des Américains à la convention relative au droit de visite. Le cabinet de Washington résiste aux sollicitations comme aux prétentions de l’Angleterre, et nous n’en sommes pas étonnés.

D’un côté, les Américains sont loin de partager nos idées et nos principes relativement à l’esclavage. Nous ne voulons pas dire qu’ils favorisent la traite des noirs ; mais il est fort naturel que dans un pays où l’abolition de l’esclavage est regardée par la majorité, non-seulement comme un rêve, mais comme un projet criminel, on n’ait pas pour le trafic des noirs cette répugnance, cette horreur qui rend moins difficile sur le choix des mesures propres à le réprimer. Les cabinets européens n’ignorent pas ce qu’il y a d’exorbitant, de peu conforme aux principes rigoureux du droit des gens dans le droit de visite. C’est l’importance, c’est la sainteté du but qu’on se propose qui a fait surmonter toutes les objections. Mais par cela même on comprend que les Américains, moins frappés que nous de l’importance du but, repoussent un moyen qui leur paraît excessif, quelle qu’en soit d’ailleurs l’efficacité.

D’un autre côté, il ne faut pas oublier que l’Angleterre, dans des vues qui étaient loin d’être légitimes, a long-temps usé et abusé d’un prétendu droit de visite sur les navires américains. Le droit de visite réveille chez les Américains des souvenirs glorieux, mais amers. Faut-il s’étonner de leur répugnance ?

Terminons par une observation qui nous paraît de quelque importance. Le droit de visite, nous le disions, a quelque chose en soi d’excessif, surtout lorsque les parties contractantes sont loin d’être égales en possessions maritimes et en forces navales. Ajoutons que l’exercice de ce droit n’est pas sans quelque danger, car l’abus en est facile ; il peut naître à chaque instant des complications fâcheuses, des malentendus difficiles à expliquer, des plaintes qui blessent et irritent le sentiment national. C’est dire en d’autres termes qu’il est sage et prudent de s’appliquer à faire disparaître le fait qui seul rend ces conventions nécessaires. La traite cessera lorsque les marchands d’esclaves ne trouveront plus de marchés où ils puissent vendre les malheureuses victimes de leur cupidité. Il y a des marchands d’esclaves parce qu’il y a des acheteurs, il y a des acheteurs parce qu’il y a des pays civilisés qui tolèrent encore l’esclavage. Le sentiment national comme l’humanité et la justice nous commandent de faire disparaître au plus tôt un état de choses qui est à la fois une honte et un péril. Quoi ! on proscrit la traite, on la frappe de peines sévères, on se soumet, pour la réprimer, au droit de visite, et on tolère en même temps l’esclavage, qui est la cause unique de cette traite qu’on réprouve, et pour la suppression de laquelle on fait presque bon marché de la dignité nationale ! C’est là, reconnaissons-le, une contradiction flagrante. Il n’est pas permis d’être ainsi à la fois civilisés et barbares, chrétiens et païens philantropes et consommateurs d’esclaves.

Le message du président Tyler touche à d’autres questions non moins importantes et délicates. En général, son langage à l’égard de l’Angleterre est modéré, mais ferme et quelque peu austère. Ce sont des voisins qui se redoutent et qui ne s’aiment pas. On ne peut compter, pour le maintien de la paix, que sur leur prudence ; car les sentimens hostiles ne manquent pas plus que les causes de rupture. On avait répandu à New-York le bruit d’un conflit sanglant sur les frontières du Canada ; mais ce n’était là, ce nous semble, qu’un artifice habilement préparé pour faire des dupes à la Bourse.


La nouvelle comédie de M. Scribe poursuit, devant un public nombreux, le cours de ses représentations. Nous avons déjà constaté le succès d’Une Chaîne : il nous reste à discuter les titres auxquels ce succès a été obtenu, et à examiner en même temps les questions que soulève la comédie nouvelle au point de vue littéraire et au point de vue moral.

Le génie d’un jeune compositeur, M. Émeric d’Albret, s’est fait jour au théâtre grace à la protection aristocratique d’une jolie femme. On devine ce qui s’en est suivi. Cette chaîne, dont le premier anneau a été rivé par la reconnaissance, commence à peser bien fort à Émeric. Il aime toujours, mais non plus sa protectrice ; l’objet de cette nouvelle passion est Mlle Aline Clairambault, la cousine d’Émeric, arrivée de Bordeaux avec son père, et non moins éprise du jeune homme que celui-ci ne l’est de sa cousine. Le père d’Aline, il est vrai, désapprouve formellement le choix de sa fille. Il est millionnaire, Émeric est un pauvre artiste ; c’en est assez pour qu’il s’oppose au mariage d’Aline et de M. d’Albret, Mais, M. de Saint-Géran vient au secours des amoureux. M. de Saint-Géran est le type de l’honnête homme et de l’homme du monde, il est de plus le bienfaiteur de la famille Clérambault, le parrain d’Aline et le Mécène d’Émeric. Personne, on le voit, n’est mieux placé que lui pour déterminer le mariage d’Aline et d’Émeric. Aussi fait-il, et dès la quatrième scène ce mariage est arrêté, sauf pourtant une petite difficulté : Clérambault est de très bonne composition sur les amours faciles, que le même mois, la même quinzaine souvent, voient naître et finir ; mais il redoute une liaison sérieuse, un attachement profond, qui compromettraient le repos et tout l’avenir de sa fille. — Jurez-moi que vous n’avez aucun engagement de ce genre, et ma fille est à vous, dit-il au jeune artiste. — Je le jure, répond Émeric. Ce serment, dans sa pensée, n’est pas un mensonge, ce n’est qu’une vérité un peu anticipée. Il s’agit de la réaliser, car, pour rien au monde, Émeric ne voudrait tromper le père d’Aline. Il avoue le cas à son protecteur, à son ami : « Mais je romprai aujourd’hui même ; rien n’est si facile. — Pas tant ! » dit Saint-Géran, qui paraît avoir de ces liaisons une expérience remarquable. Il n’a que trop raison, et la difficulté de cette rupture forme le nœud de la pièce. Une femme emportée, passionnée comme Phèdre, qui prend le change, et traduit par un accès de jalousie la froideur de son amant, qui, lorsqu’elle apprend la vérité sur le mariage prochain d’Émeric, incapable de rien ménager, accourt chez sa rivale, et là, presque sous les yeux de la famille Clérambault, réclame impérieusement son bien : tel est le personnage sur lequel repose l’intérêt de la comédie de M. Scribe. Émeric, tour à tour attéré et révolté, rebelle, soumis, menaçant, épouvanté, ballotté entre sa cousine et sa maîtresse, interdit devant son beau-père, Émeric se tuerait pour en finir, s’il ne lui restait son ami Saint-Géran, qui l’encourage, le console et le conseille. Mais qui donc est-elle, cette femme, cette terrible Louise, cause de tant de trouble et de chagrin ? Celui qui se ferait cette question ne connaîtrait guère M. Scribe. Louise est Mme de Saint-Géran ; Mme de Saint-Géran un moment négligée par son mari, et qui a pris un amant ; quoi de plus juste et de plus naturel ? Toutes les femmes seront de l’avis de la belle Louise. Vous entrevoyez d’ici les complications qui résultent de cet arrangement : la position étrange d’Émeric entre son ami, sa maîtresse et sa fiancée, forcé de les tromper tous plus ou moins ; le terrible marin instruit de la moitié du secret et près à chaque minute d’en découvrir le reste. D’autres obstacles, formés par des incidens extérieurs, accroissent l’embarras. L’auteur a pris plaisir à serrer le nœud gordien, à rendre une catastrophe inévitable, et puis, d’un mouvement du petit doigt, il délie le nœud, il remet tout en ordre. Mme de Saint-Géran finit par prendre son parti : elle se résigne à n’être plus aimée ; elle subit plutôt encore qu’elle n’accepte la théorie des faits accomplis, et s’embarque pour l’Amérique avec son mari.

La comédie que nous venons d’analyser rapidement ne manque pas d’observation à la fois fine et vraie. Il y en a beaucoup, par exemple, et de la plus gaie, dans le rôle accessoire d’un jeune avoué, Hector Balandard. On doit regretter seulement que M. Scribe ne se préoccupe pas plus d’unir à son rare talent d’observateur les qualités de l’écrivain. L’auteur d’Une Chaîne ne paraît pas comprendre assez l’importance qui s’attache dans une œuvre littéraire à la question du style. Sa comédie est souvent écrite avec négligence. On est fâché d’avoir à relever ce défaut dans un ouvrage si plein d’esprit et de verve.

M. Scribe avait à résoudre dans sa comédie un difficile problème : à l’exception de Mme de Saint-Géran, aucun de ses personnages ne nous attache bien vivement. Peut-on s’intéresser à Émeric, de qui la faiblesse n’est point rachetée par la passion, et va par momens jusqu’à la lâcheté ? Aline est une petite fille sans conséquence ; l’avoué Balandard ne tient pas essentiellement au fond et n’est guère là que pour égayer la pièce ; Saint-Géran est si content de son sort, qu’il n’y a pas lieu de le plaindre. Qu’est-ce donc qui attache et retient le spectateur ? La curiosité : voilà tout ; mais c’est quelque chose. Oui, certes, c’est quelque chose d’amuser pendant toute une soirée le public de notre temps. Néanmoins doit-on sacrifier autant pour atteindre ce résultat ? Non, sans doute, et je ne dissimulerai pas un reproche sérieux que mérite la comédie de M. Scribe.

Je ne suis pas de ceux qui soutiennent que la comédie doit être l’école des mœurs ; non, ceux qui n’auront d’autre maîtres de morale que la comédie seront nécessairement formés sur un méchant modèle, et Valère, Éraste, Clitandre, non plus que Géronte et Sganarelle, et Lisette et Crispin, ne sont des précepteurs suffisans pour la jeunesse. Mais encore, s’ils ne sont pas tenus d’enseigner la vertu, au moins ne doivent-ils pas prêcher et encourager le vice. Et, remarquez-le bien, la comédie de nos jours a changé de caractère : le comique franc et joyeux n’existe plus ; cependant la plaisanterie, la charge admirable de Molière ou de Regnard sauvait bien des choses. Un fils vole son père, un neveu vole son oncle, Angélique trompe George Dandin, cela est bon pour rire, encore tout le monde n’en riait-il pas. D’ailleurs, il était convenu que c’étaient là des mœurs exagérées, et le ridicule diminuait la contagion. Aujourd’hui, ce n’est plus cela : au lieu d’être un tableau un peu chargé, la comédie a la prétention d’être la peinture fidèle, minutieusement exacte de ce qui se passe dans le monde. Les conséquences dès-lors sont bien plus étroitement liées aux principes, et la portée d’une pièce de théâtre bien autrement vaste. Or, ici, que nous montrez-vous ? Pour qui est la sympathie du spectateur ? Pour Mme de Saint-Géran. M. Scribe, avec son air doucereux, son marivaudage, sa petite comédie en un acte ou en cinq, n’importe, avait l’air d’un poète comique tout innocent, d’un vaudevilliste sans conséquence. Eh bien ! voyez à quel point d’audace il en est venu sans que vous y prissiez garde. Il vous présente, il vous fait accepter ce que jamais Molière n’eût osé essayer, lui qui a fait Tartufe, une femme adultère qui joue le beau rôle, qui dit : Le droit est de mon côté, et à qui vous donnez raison. Cette femme vient insolemment disputer son amant à la jeune fille dont il ferait le bonheur ; elle se cramponne à lui, elle l’injurie, le traite comme le dernier des hommes ; elle ose lui dire, après lui avoir fait donner la croix : Mon seul regret est d’avoir sollicité pour vous le signe de l’honneur que vous êtes indigne de porter ! Et pourquoi est-il indigne de porter la croix d’honneur ? Parce qu’il refuse de continuer à vivre dans l’adultère avec la femme de son bienfaiteur et de son ami ; il est indigne de porter la croix d’honneur, parce qu’il veut rentrer dans les voies de l’honneur. Ô ciel ! où en sommes-nous venus ! Voilà ce qui se débite en plein théâtre, et cela ne choque personne, et parmi ceux qui font de l’art et de la critique, personne, que je sache, n’a pris la peine de le remarquer ! M. Scribe et Mme de Saint-Géran ont autant de complices que de spectateurs. Ce n’est pas tout : cette femme est-elle au moins justifiée, excusée par le malheur de sa position ? A-t-elle épousé un homme infidèle comme Almaviva, ou un sot comme George Dandin, ou un être vicieux et dégradé par quelque côté, soit physique soit moral ? Nullement. M. de Saint-Géran est encore jeune ; fortune, esprit, caractère, il a tout ce qui peut flatter l’amour-propre d’une femme. Seulement, il s’est rendu coupable d’un peu de négligence ; il s’est absenté de chez lui par goût ou par devoir. C’en est assez ; voilà l’adultère autorisé ; et le mari est là, pendant cinq actes, homme d’honneur, galant homme, constamment dupé et point ridicule. Point ridicule, c’est là le mal. Toute femme qui se respecte encore un peu rougirait d’être la femme de George Dandin, elle serait sûre du mépris public ; mais toute femme peut accepter le rôle de Mme de Saint-Géran : au lieu du mépris, c’est l’intérêt le plus tendre, c’est la compassion, c’est l’admiration générale qu’elle va exciter. Et peut-être y a-t-il dans le parterre plus d’un homme que n’effraierait pas non plus la position de M. de Saint-Géran ; il ignore son accident, il n’en est que plus libre chez lui et au dehors, il a toujours sa jolie femme, et après tout quel tort cela lui cause-t-il ? Il n’y perd rien, pas même dans l’opinion publique.

Voulez-vous savoir le chemin que nous avons fait depuis soixante ans ? Reportez-vous au Mariage de Figaro, joué en 1784. Quelles clameurs de réprobation s’élevèrent de toutes parts ! Ce fut un cri unanime à l’immoralité. Quelle est cependant la scène la plus scandaleuse de l’ouvrage, celle qui compromet le plus la comtesse ? C’est celle où Rosine la délaissée essaie à Chérubin un bonnet de femme ; le petit page, le col ouvert et les bras nus, seul avec sa belle marraine, agenouillé devant elle, n’ose presque pas parler à celle qui n’ose lire dans son propre cœur. Suzon rompt ce dangereux tête-à-tête, et Chérubin chante une romance. Voilà ce qui causait les alarmes de nos pères. Aujourd’hui, nous sommes plus braves, nous ne nous effrayons pas pour si peu. En effet, qu’est-ce que ce tableau enfantin auprès des scènes délirantes où Mme de Saint-Géran se pare et s’ennoblit de son adultère vis-à-vis d’Émeric ? La comtesse Almaviva fuir le toit de son mari ! se réfugier chez son amant qu’elle saurait fatigué d’elle ! songer à l’entraîner dans une fuite à l’étranger ! Hélas ! qu’elle en est loin ! Comparé à M. Scribe, Beaumarchais est froid, timide et pusillanime. Cependant on réclama contre Beaumarchais, et personne ne songe à réclamer contre M. Scribe. Beaumarchais répondit à ses contemporains par cette préface si longue et si piquante, qui ne renferme qu’un seul argument sous mille formes : J’ai peint les mœurs de mon temps. Les femmes seront toutes du parti de ma pièce, parce qu’elles protègent la comtesse Almaviva ; elles la protégent, parce qu’en la défendant, c’est elles-mêmes qu’elles défendent, elles sont toutes des comtesses Almaviva. Et il ajoutait malignement : Preuve que la comtesse est innocente ! Qui aurait osé soutenir le contraire ? Les maris, les femmes ou les célibataires ? Je frémis de penser que M. Scribe, si on le réduisait à faire une préface, ferait peut-être valoir quelque argument analogue.

La pièce d’ailleurs est très bien jouée par Mlle Plessy, Menjaud, Samson, Régnier et Mlle Doze. Menjaud, chargé du rôle délicat de Saint-Géran, m’a paru irréprochable. Je demanderai à Samson et à Régnier s’ils n’exagèrent pas leur jeu après la découverte du secret d’Émeric. Ce tremblement, ce balbutiement, ce visage renversé, tout ce trouble enfin peut faire rire, mais il faut prendre garde que Saint-Géran est là, et que de si grandes marques d’étonnement et de frayeur devraient lui faire soupçonner quelque chose. En cet endroit, vous rendez votre rôle fort comique, mais n’est-ce pas aux dépens de la vérité ?

Quelle est en définitive la valeur littéraire de l’œuvre de M. Scribe ? quel rang doit-on lui assigner parmi les productions dramatiques ? On a dit que nos grands écrivains comiques avaient épuisé tous les caractères, au moins les caractères marqués, et par cela plus propres à la scène ; il ne reste donc plus à leurs successeurs que les nuances et les demi-teintes. Il est bien probable que, si Molière ressuscitait, il trouverait moyen de faire jaillir de notre société nouvelle quelque caractère nouveau, mais aussi c’est Molière. De cette haute comédie qui a fourni le Misanthrope et Tartufe, M. Scribe n’a voulu prendre que les dimensions matérielles, pour ainsi dire : il a gardé la division en cinq actes et aux vers substitué la prose. Quant au fonds, il s’est composé un apanage particulier, dont une partie est empruntée à ses devanciers et dont l’autre lui appartient. Les analyses microscopiques de Marivaux ne pouvaient défrayer qu’un drame de peu d’étendue ; M. Scribe, en s’emparant de ce moyen, l’a développé et fortifié. Il ne se borne pas à scruter le cœur de Dorante et celui d’Araminte et à en retracer l’histoire ; il porte son regard sur notre société ; il fait contraster, à défaut des caractères, les positions sociales : c’est un mélange savamment tempéré d’intrigue, de passion, de finesse et d’esprit. Le drame de M. Scribe ne se meut point à l’aide de deux ou trois grands ressorts, bien francs, bien solides ; au contraire, c’est une multitude de petits ressorts d’une souplesse infinie, dont l’agencement fait admirer la dextérité de l’ouvrier. Il est vrai que dans le nombre il s’en rencontre quelques-uns d’un métal moins poli, d’une fabrique plus vulgaire, des ressorts de hasard que, pour aller plus vite, l’auteur a pris tels qu’il les a trouvés sous sa main ; mais ceux-là sont habilement dissimulés sous les autres, et il faut, pour les démêler, une attention dont ne sont pas toujours capables les yeux séduits par l’artifice de l’ensemble. M. Scribe possède donc de plus que Marivaux l’art des incidens, dans lequel il est passé maître ; c’est par là qu’il brille et qu’il plaît, mais cette perfection travaillée des détails nuit à la chaleur de l’œuvre totale. Dans toutes les pièces de M. Scribe, on sent que l’intrigue s’est lentement élaborée dans le cerveau de l’auteur : il y manque cette verve de conception qui se fait sentir dans Beaumarchais, cette pensée qui, chez l’auteur du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro, traverse impétueusement l’ouvrage et en fixe d’abord les deux pôles.

On a reproché à M. Scribe l’abondance des paroles et la prolixité du dialogue, surtout dans ses expositions. De nos jours, tout écrivain dramatique est condamné d’avance à tomber dans ce défaut ; la différence n’est que du plus au moins. Dans l’ancienne comédie, celle qui s’attachait à montrer des types, les personnages n’ont à faire savoir que leur nom. À la fin même, ce nom seul indiquait en partie le caractère, et épargnait à l’auteur la moitié de la besogne. Qui pourrait dire la profession de Géronte, de Sganarelle, de Valère, d’Éraste, d’Ariste, de Béralde, etc. ? C’est un père faible ou grondeur, un mari jaloux ou un valet comique, un jeune amant passionné, un oncle grave et sensé. Il suffit. Voyons-les agir, sans nous inquiéter de ce qui ne tient pas essentiellement à l’action. On idéalisait les personnages sans nuire à la vérité. La comédie moderne n’idéalise jamais les siens, et il faut reconnaître que M. Scribe a contribué plus que personne à établir sur le théâtre cette vérité absolue qui a détrôné la vérité poétique. M. Scribe individualise tant qu’il peut, et par là son procédé se sépare complètement de celui des vieux auteurs. Il lance tout vivant sur la scène tel personnage que vous pouvez connaître ; Molière y plaçait un être fictif, dans lequel vous reconnaissiez une classe tout entière. Il faut avouer que la manière moderne économise notre plaisir et abrège les études de l’auteur comique. Le premier inconvénient de ce système est d’entraîner fatalement l’écrivain dans cette prolixité dont on se plaint. Mais comment l’éviter ? Il faut classer, étiqueter chaque personnage, nous dire bien rigoureusement son âge, son bien, ses espérances, ses relations dans le monde ; et mille détails pareils, sans lesquels nous crierions à l’invraisemblance, sur lesquels d’ailleurs repose l’ouvrage. Mais tout cela demande du temps, et beaucoup. La peine que l’auteur y dépense ne profite guère à notre amusement, et serait bien mieux employée à serrer la trame d’une intrigue.

D’après ces données, d’après cet exposé fidèle et impartial, autant que nous avons pu, des torts et des mérites de M. Scribe, on voit qu’il serait injuste de nier la portée littéraire de l’auteur d’Une Chaîne. La comédie, telle qu’il l’entend, est-elle la meilleure possible aujourd’hui ? Nous n’oserions l’affirmer. Mais M. Scribe est en possession au théâtre d’une influence sans rivale et de succès aussi nombreux qu’éclatans ; il serait impossible que ces succès et cette influence fussent uniquement le résultat d’un aveuglement universel.


Parmi les auteurs étrangers que l’on cite le plus fréquemment en France et que l’on y lit trop peu, un des plus illustres et des moins connus est, sans contredit, don Pedro Calderon de la Barca. Des cent huit comédies qui nous restent de ce poète, Linguet, à la fin du dernier siècle, en a traduit six ou sept, avec cette liberté cavalière et ce sans-façon alors à la mode qui effaçaient toute la physionomie des originaux. Plus récemment, M. de la Beaumelle, dans la collection des Théâtres étrangers, en a traduit huit ou neuf, avec plus de scrupule, mais non pas encore avec une fidélité irréprochable. Enfin, des soixante et douze Autos sacramentales, ou pièces religieuses allégoriques dues au même poète, aucune, que je sache, n’a encore été transportée dans notre langue. Et ce que nous disons là de Calderon, il faut le dire, à plus forte raison, de Lope de Vega, de Cervantes, de Tirso de Molina, de Moreto. Il y avait donc nécessité, comme on voit, d’entreprendre une traduction nouvelle des Chefs-d’œuvre du théâtre espagnol, mais une traduction qui donnât une idée exacte du texte et qui contînt un nombre suffisamment varié d’échantillons. Un de nos écrivains les plus versés dans la connaissance de la littérature espagnole, M. Damas Hinard, n’a pas craint de se charger de cette tâche. Il l’a commencée en publiant dans la Bibliothèque d’élite deux volumes qui renferment onze drames de Calderon, dont plusieurs sont traduits par lui pour la première fois. En lisant la Maison à deux portes, la Dévotion à la Croix, le Médecin de son honneur, À outrage secret vengeance secrète, etc., les personnes qui ne connaissent le grand dramatiste espagnol que par les éloges de Schlegel et les analyses de M. de Sismondi, pourront se faire, enfin, par elles-mêmes une idée des mérites et des défauts de ce rival de Shakespeare. Au milieu de toutes les publications de pacotille qui nous inondent, nous sommes heureux d’avoir à rendre justice à un travail sérieux et vraiment littéraire comme celui-là.

Nous en dirons autant d’un curieux volume, sorti récemment des presses de l’imprimerie royale et intitulé le Pi-pa-ki, ou l’Histoire du Luth ;[1]. C’est la traduction d’un célèbre drame chinois représenté à Péking, en 1404. Nous devons cette traduction à M. Bazin aîné, habile et laborieux sinologue, qui nous a déjà donné en 1838 un Choix de Pièces de théâtres composées sous les empereurs mongols. Tous les drames chinois qu’on a traduits jusqu’à présent sont tirés du répertoire des Youen et datent de la fin du XIIIe siècle. Le Pi-pa-ki atteste les progrès que l’art dramatique a faits en Chine du XIVe au XVe siècle. Cette pièce, qui fait couler tant de larmes, est regardée encore aujourd’hui comme l’ouvrage le plus utile aux mœurs. C’est l’éloge que donne au Pi-pa-ki un de ses derniers éditeurs dans un Dialogue, que M. Bazin a eu l’heureuse idée de traduire, et qui nous offre un curieux specimen de la critique chinoise. Nous reviendrons sur cet ouvrage, qui intéresse au plus haut degré l’histoire du théâtre asiatique et celle des mœurs et des usages du céleste empire.


  1. Un vol. in-8o, chez Benjamin Duprat, rue du Cloître Saint-Benoît, no 7.