Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1842

Chronique no 234
14 janvier 1842
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 janvier 1842.


La chambre des pairs vient de terminer la discussion de son adresse en réponse au discours de la couronne. La question extérieure a occupé une grande place dans ce débat. Elle a seule provoqué du ministère des explications étendues. Le cabinet a dû s’estimer heureux d’échapper pour le moment à toute discussion sur les questions de politique intérieure. Il aurait été embarrassant pour lui, qui peut-être n’a pas encore de parti pris sur toutes ces questions, qui en est peut-être encore à chercher les moyens de concilier les diverses nuances qui constituent la majorité dans l’autre chambre, d’avoir à s’expliquer sur-le-champ sur ces matières délicates ; il aurait pu avoir à regretter plus tard les engagemens qu’il aurait pris à la chambre des pairs.

M. Guizot, dans un discours habilement élaboré, a traité les deux questions capitales, la question d’Espagne et la question d’Orient. Il a traité la première succinctement, d’une manière générale, avec toute la réserve qu’un ministre devait apporter dans ses explications sur des affaires de politique extérieure qui ne sont pas terminées, sur des questions flagrantes ; la seconde, avec détail, et, il faut le dire, sans récriminations, sans aigreur.

Après avoir hautement repoussé toute participation aux derniers troubles de l’Espagne, M. le ministre des affaires étrangères a, pour ainsi dire, posé le principe dirigeant du gouvernement du roi dans la question espagnole. Ce principe, nous l’acceptons sans réserve, et nous ne cesserons de faire des vœux pour qu’il soit appliqué dans toute sa portée et dans toute son étendue. Le gouvernement du roi, a dit M. Guizot, n’est dirigé « que par deux idées qu’il peut exprimer tout haut : l’une, c’est de contribuer à l’affermissement de la monarchie régulière, à la pacification du pays ; l’autre, c’est que, ne prétendant point à exercer en Espagne une influence exclusive, et certes nous l’avons assez témoigné en nous refusant à l’intervention quand on nous la demandait de toutes parts, nous avons aussi la prétention qu’aucune influence exclusive n’y soit exercée à nos dépens et contre nous. » Et comme s’il craignait que cette pensée ne fût pas au premier abord assez fortement saisie, le ministre y a insisté dans un second passage de son discours, en disant : « Il faut aujourd’hui travailler, autant qu’il appartient à un gouvernement étranger, à pacifier l’Espagne, à l’affermissement de sa monarchie, et en même temps empêcher en Espagne toute influence exclusive qui nuirait aux intérêts français, sans prétendre à exercer nous-mêmes une semblable influence ; voilà les deux règles de notre politique. »

Ces paroles si significatives dans la bouche d’un ministre des affaires étrangères parlant en public, devant un des grands pouvoirs du pays, ces paroles prouvent assez que nos observations sur les influences qui s’exerçaient en Espagne n’étaient point hasardées. Au surplus, nos remarques avaient déjà reçu une éclatante confirmation par les emportemens de quelques feuilles anglaises.

Il est, du reste, difficile de croire que lord Aberdeen tarde (peut-être l’a-t-il déjà fait) à donner des directions conformes à cette politique sage, équitable, conservatrice.

Il n’y aura qu’à se féliciter de voir les relations de l’Angleterre et de la France se rétablir partout sur le pied d’égalité qui seul convient à la dignité de ces deux grands pays. Sans vouloir faire ici de dithyrambe sur l’alliance anglo-française, sans vouloir dire que c’est là la seule alliance possible pour la France de juillet, nous reconnaissons sans peine ce que nous avons toujours proclamé, à savoir que cette alliance est conseillée par l’intérêt bien entendu des deux pays, et qu’elle peut seule assurer la paix du monde. Dès-lors tout ce qui pourra tendre à la resserrer, à la resserrer d’une manière équitable et sincère, nous paraîtra d’une bonne politique, et nous nous empresserons d’y applaudir, comme nous serons toujours prêts, toujours parfaitement décidés à signaler à l’attention du pays tous les faits qui nous paraîtraient contraires à sa dignité et à ses intérêts légitimes.

Arrivons à la question d’Orient. Quel que soit le talent de l’orateur, il est difficile de dire quelque chose de nouveau sur cette question. Elle a été épuisée par la presse, à la tribune, sous toutes les formes. Mais ce qui n’est pas nouveau en soi peut être cependant inattendu, frappant comme une nouveauté dans la bouche d’un ministre des affaires étrangères s’adressant au pays du haut de la tribune nationale.

Qu’on ne se trompe pas sur le sens de nos paroles. Le discours de M. Guizot, nous nous empressons de le reconnaître, a été grave, contenu, mûrement pesé. On voyait que l’orateur, pénétré des difficultés de sa position, s’interdisait toute vivacité, réprimait tout élan. Évidemment il n’a dit que ce qu’il voulait dire ; il n’a pas prononcé un mot qui ait pu lui laisser quelque regret ; il n’a rien voulu hasarder, rien donner à la spontanéité de la tribune.

Le discours de M. le ministre des affaires étrangères n’en est que plus digne d’attention. Après avoir décomposé ce qu’on appelle l’affaire d’Orient dans les trois questions différentes qu’elle renfermait, et qui sont la question turco-égyptienne, la question des relations de la Turquie avec l’Europe, enfin la question des rapports de la France avec les grandes puissances européennes, le ministre a entrepris de justifier sur ces trois points l’administration actuelle, en comparant l’état de chacune de ces questions au 29 octobre avec la situation présente.

M. Guizot a attribué le mérite qu’il croit reconnaître dans les solutions obtenues, plus encore à la France qu’au cabinet, plus encore à l’influence naturelle, nécessaire, de notre grand pays qu’à l’habileté diplomatique des serviteurs de la couronne. Ceux-ci n’ont eu, pour ainsi dire, qu’à laisser faire ; la force des choses a fait leur œuvre ; l’isolement, la négation passive de la France pesait sur tous, était un embarras pour tout le monde, une difficulté, un péril, auxquels l’Europe sentait la nécessité de mettre un terme.

Nous ne voulons pas suivre le ministre sur ce terrain. C’était son rôle, son droit, peut-être son devoir, de s’y placer. L’obligation de l’y suivre et de s’y établir à côté de lui n’existe que pour ceux qui sont profondément convaincus de la vérité de deux propositions, fondement du système ministériel sur la question orientale : l’une, que l’arrangement turco-égyptien, en ce qu’il a eu de favorable en dernier lieu aux intérêts du pacha, est dû à l’attitude de la France, et qu’ainsi on ne peut pas reprocher à l’argumentation du ministre ce vice logique qu’on désigne par les mots : Post hoc, ergo propter hoc ; l’autre, que le traité du 13 juillet est plus utile à la France, et pour ses intérêts et pour sa dignité, que n’aurait pu l’être une prolongation ultérieure de notre isolement.

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas là la partie, pour nous du moins, la plus vraie, la plus importante du discours de M. Guizot. Ce qui nous a le plus frappés, c’est d’entendre M. le ministre des affaires étrangères pénétrer ensuite résolument dans le cœur même de la question européenne, juger la conduite politique de toutes les puissances, et faire la part de chacun avec la franchise et l’impartialité de l’histoire. Oui, la politique de la France, disait M. Guizot, a essuyé un échec ; mais, si la France s’est trompée à certains égards, d’autres aussi se sont trompés : quand je me permets de parler des erreurs et des fautes de la politique de mon pays, je peux bien prendre la même liberté à l’égard des étrangers. L’Angleterre a sacrifié la grande politique à la petite, l’amitié de la France au mince avantage de voir quelques districts de la Syrie passer quelques années plus tôt de la domination d’un vieillard à celle d’un enfant. L’Autriche et la Prusse, qui depuis nous ont prêté une utile et loyale assistance, n’ont pas, dès le premier jour de la question, pesé assez haut de leur propre force, de leur propre influence. Il dépendait d’elles d’arrêter la question dans son origine, d’empêcher qu’on ne mît en péril le repos et l’avenir de l’Europe, comme on l’a fait. Leur faute a été de ne pas oser et de ne pas faire, dès le premier jour, tout ce que, dans la sagesse de leurs pensées, elles désiraient. La Russie aussi a eu son erreur et sa faute. Selon moi, a dit M. Guizot, elle a sacrifié ses intérêts essentiels et permanens en Orient à des impulsions superficielles et passagères ; elle a sacrifié sa politique d’état à… comment dirai-je ?… à ce qui n’est pas de la politique.

Certes, ce n’est pas nous qui pourrions avoir quelque chose à objecter à cette appréciation politique. Il y a long-temps, nos lecteurs le savent, que nous nous sommes permis de porter, à plusieurs reprises, le même jugement. M. Guizot est venu aujourd’hui le confirmer de son autorité d’historien et d’homme d’état.

Ministre, il n’a pas craint de juger tout haut la politique des grands cabinets. C’était une sorte de hardiesse parlementaire ; mais nous ne saurions la blâmer, lorsque, comme dans le cas particulier, elle ne s’applique qu’à des faits accomplis, et que la parole de l’orateur, pleine de mesure, fait ainsi un appel aux esprits libres, impartiaux de tous les pays, aux hommes honnêtes et éclairés de toutes les opinions, appel qui, impuissant pour le passé, peut ne pas être sans quelque utilité pour l’avenir. C’est en provoquant les méditations des hommes politiques sur les faits récemment accomplis qu’on peut espérer de ne pas voir se renouveler de si tôt, sur le terrain toujours mobile de la politique, les mêmes erreurs, les mêmes fautes. La paix du monde est chose si précieuse pour tous, que se bien pénétrer des périls qu’elle a courus dans le passé, c’est en garantir le maintien dans l’avenir.

Peut-être aussi M. Guizot a-t-il voulu, en nous faisant toucher au doigt les fautes de l’étranger, nous consoler quelque peu de l’échec qu’a essuyé notre politique. À vrai dire, cette manière de consolation ne nous paraît guère de bon aloi ; le fût-elle, encore faudrait-il prouver, ce qui est difficile, que les conséquences de ces erreurs respectives n’ont pas été beaucoup plus graves pour nous que pour tout autre. Et cependant, à supposer que la France aussi se soit trompée, quelle était, de toutes ces erreurs, l’erreur la plus sincère, la plus excusable, la plus désintéressée ? La nôtre, à coup sûr. Or, les conséquences ont-elles été proportionnées à la faute ?

Mais nous n’aimons pas insister sur ces évènemens, qui sont désormais hors de toute puissance humaine, et qu’il faut laisser à l’histoire. Toute discussion rétrospective portée à la tribune sur le traité du 15 juillet et la question égyptienne, ne servirait qu’à entretenir des luttes fâcheuses, irritantes, des luttes qu’il faut toujours déplorer, entre les hommes politiques de notre pays.

Nous avions prévu, nous avions dit qu’on s’efforcerait de faire de la question d’Orient le principal sujet de discussion dans les débats de l’adresse : nous le regrettions, nous le regrettons encore, car quand on aura dit, prouvé, répété sous toutes les formes, que la politique de la France a essuyé un échec, quel sera le profit du pays ? Que veut-on prouver ? Que les membres des trois derniers cabinets ont tous, plus ou moins, participé aux faits dont cet échec a été le résultat ? Nous aimons à rappeler, sur ce point, les nobles paroles que M. Cousin vient de prononcer à la chambre des pairs : « Ministres du 12 mai, du 1er mars, du 29 octobre, disait-il, l’histoire, l’inexorable histoire nous jugera tous tant que nous sommes, et assignera à chacun de nous la part de blâme ou de mérite qui nous appartient dans ces grands et douloureux évènemens. Mais, au nom du ciel, quel profit, quel honneur pouvons-nous trouver à nous accuser les uns les autres d’avoir manqué à l’honneur ou aux intérêts de notre pays, en présence des ennemis de la révolution de juillet, qui triomphent de nos accusations réciproques, en face de l’étranger, qui les accueille et qui les propage avec joie ? »

Au surplus, nous ne nous dissimulons point qu’au fond de tous ces débats se cachent, non deux systèmes contraires, directement opposés, mais deux tendances diverses, deux tendances également honorables, mais également dangereuses, précisément lorsque, dans le gouvernement du pays, elles ne se tempèrent pas l’une par l’autre.

Sur la question de la paix et de la guerre, il n’y a de position simple et nette que pour ceux qui, placés dans une opinion extrême, ont un parti pris qui n’admet ni discussion, ni examen. Les hommes auxquels la paix, avec ses bienfaits, tels que le commerce, l’industrie, le crédit public, la prospérité matérielle, paraît préférable à toutes choses, même avec la honte ; les hommes qui, en présence des traités de 1815, ne conçoivent d’autre politique digne de la France, et conforme à ses intérêts, que la guerre ; ces hommes, disons-nous, sont toujours d’accord avec eux-mêmes : il n’y a jamais, dans leurs discours, dans leurs actes, d’hésitation, rien qui ressemble à une contradiction.

Mais, empressons-nous de le dire, aucun des hommes que la confiance du roi a appelés aux affaires n’appartient ni à l’une ni à l’autre de ces deux opinions. Tous veulent le respect des traités ; tous veulent la paix, ils la veulent tous franchement, sincèrement, tant qu’elle demeure compatible avec les intérêts et la dignité du pays ; tous, nous en sommes également convaincus, entreraient, à regret sans doute, mais avec résolution et courage, dans les voies de la guerre, le jour où cette grande détermination leur serait commandée par l’honneur ou par la sûreté de la France.

Il est facile de comprendre que, placés dans cette opinion, raisonnable sans doute, mais intermédiaire, que travaillant chaque jour, à travers les faits si variés et si mobiles de la politique, à concilier des principes divers, nos hommes d’état ne donnent pas pleine satisfaction aux esprits absolus ; on conçoit que leur marche ait paru plus d’une fois, aux uns timide, humble, tortueuse, aux autres raide, audacieuse, inconsidérée ; on conçoit que ces reproches opposés aient été faits, aux mêmes hommes à des époques diverses, et plus encore aux hommes qui ont dirigé les différens cabinets. D’un côté, l’une ou l’autre des deux opinions extrêmes devait toujours trouver matière à accusation ; de l’autre, disons notre pensée tout entière, il est certain que, tout en visant au même but, chaque homme d’état y vise selon sa nature, ses précédens, son caractère, les habitudes de son esprit. Ils sont tous également dans l’opinion intermédiaire : nul ne veut la honte de son pays, nul ne veut un acte de démence ; mais qui dit opinion intermédiaire dit une opinion qui touche à deux opinions extrêmes, et on n’est jamais placé, entre ces deux opinions, au juste milieu, dans un point mathématique ; on penche toujours quelque peu d’un côté ou de l’autre. De là des nuances que les partis ont soin de noircir, de là ces accusations, ces récriminations, qui sont pour les esprits impartiaux une douleur et un scandale. Les partis, avec leur violence accoutumée, supposent aux hommes des intentions qu’ils n’ont jamais eues. Ils disent à l’un : Vous êtes téméraire ; ils disent à l’autre : Vous servez l’étranger. Ces deux reproches sont également gratuits. Qu’y a-t-il de vrai au fond ? Ce que tout le monde sait, c’est que deux hommes d’état, deux hommes de valeur et de grande valeur, ne sont jamais calqués l’un sur l’autre, qu’ils ont chacun leur personnalité propre, leurs tendances particulières. Encore une fois, aucun d’eux n’a de parti pris, ni sur la guerre, ni sur la paix. M. Thiers comme M. Guizot, M. Guizot comme M. Thiers, veulent la paix, tant qu’elle est compatible avec la justice, avec les intérêts et l’honneur de la France. Mais M. Thiers craint, avant tout, de blesser le sentiment national et de manquer à la dignité du pays. M. Guizot craint, avant tout, d’engager le pays dans une voie périlleuse. Il y a plus d’élan chez le premier, plus de retenue chez le second. Le premier peut paraître trop hardi, le second peut sembler ne pas l’être assez.

Quoi qu’il en soit, reconnaissons combien il est équitable, combien il est nécessaire aux intérêts du pays, de juger les hommes sur l’ensemble de leur vie politique. En prenant des actes isolés, il n’y a pas d’homme d’état dont on ne puisse travestir les opinions et dénaturer la conduite. Que n’a-t-on pas dit de M. le comte Molé lorsqu’il a cru que le respect des traités nous obligeait à évacuer la citadelle d’Ancône ? On oubliait que c’est sous son ministère, que c’est par sa bouche que la France de juillet, que la France presque désarmée fit entendre à l’Europe cette parole hautaine et fière qui sauva la révolution et l’indépendance de la Belgique.

Revenons aux affaires du jour. Nous espérons que les espiègleries que la Russie et la France ont jugé à propos de se faire sur le terrain de l’étiquette ne se renouvelleront pas. M. Guizot l’a dit : ce n’est pas là de la politique. Ajoutons que de nos jours il n’y a rien là de digne ni de sérieux. Ce n’est plus le temps où des faits de cette nature pouvaient avoir l’importance d’un évènement politique et entraîner pour les deux pays les conséquences les plus graves. Heureusement, il n’y a pas de souverain aujourd’hui qui puisse jeter son pays dans une guerre pour un compliment refusé. Ces petits moyens n’ont plus de grandeur, parce qu’ils sont sans péril. Quand la France et la Russie voudront fixer leur attention sur leurs vrais intérêts, elles ne tarderont pas à reconnaître qu’elles ont mieux à faire que de persévérer dans ces mesquines brouilleries auxquelles le sentiment national ne prend aucune part. Cela est évident chez nous, et nous sommes persuadés qu’il en est de même en Russie de la société russe, quel qu’ait été d’ailleurs l’empressement à se conformer aux ordres de sa cour. Encore une fois, il faut regarder cet incident comme terminé ; la distinction des hommes qui sont chargés, dans ce moment, des affaires de la Russie à Paris, nous est un sûr garant que ces petites difficultés ont dû être promptement aplanies.

M. de Salvandy, ainsi que nous l’avions annoncé, a quitté l’Espagne sans avoir remis ses lettres de créance. Nous aurons à Madrid un chargé d’affaires. Il n’y aura aucune suspension dans les rapports politiques des deux pays. Les relations de cour seront seules interrompues. Le mal ne sera pas grand, et les rapports des deux pays n’en souffriront guère, si le régent parvient à contenir les partis dans les limites de la constitution, et à conserver intact le dépôt que la nation lui a confié. Dans ce cas, l’état normal de nos relations avec l’Espagne se trouvera promptement rétabli ; il existe entre les deux pays une alliance naturelle, des rapports nécessaires qu’aucun gouvernement régulier ne peut méconnaître. Que le régent soit à Madrid ce qu’il a été en Catalogne, nous nous plaisons à le rappeler, et les difficultés diplomatiques trouveront, un peu plus tôt, un peu plus tard, leur solution naturelle.

Il est bruit dans ce moment d’une modification dans le cabinet anglais. Sir Robert Peel et le duc de Wellington, à l’approche de la session, sont sans doute sérieusement occupés des deux grandes questions anglaises, la question des céréales et la question de l’Irlande. Leurs antécédens, les importantes réformes que l’Angleterre leur doit déjà, nous assurent que sur ces questions aussi ils auront à cœur d’arriver à des mesures conciliatrices, qui donnent aux intérêts lésés une satisfaction suffisante, sans jeter le pays dans les perturbations et les périls d’une transition trop brusque et en quelque sorte révolutionnaire. Mais cette juste mesure est difficile à trouver, plus difficile encore à faire accepter. Les adversaires du cabinet insisteront pour tout avoir, et une partie de ses amis ne voudra rien accorder. C’est une position analogue à celle où le gouvernement se trouve chez nous pour les négociations commerciales et les réformes politiques. Il faut marcher cependant, bien que deux forces contraires, agissant en sens opposé, paraissent condamner le gouvernement à l’immobilité. Il faut marcher sans tout briser autour de soi, se mouvoir sans se laisser entraîner ni d’un côté ni de l’autre. C’est là la question de haute politique qu’il s’agit de résoudre. L’esprit n’y suffit pas ; il y faut aussi un caractère ferme et une expérience consommée. Disons-le : dans ces difficiles épreuves, dans ce jeu délicat des ressorts les plus déliés du mécanisme constitutionnel, les Anglais ont droit, plus que tous autres, de compter sur le succès, doués qu’ils sont d’un esprit éminemment positif et d’un sens pratique admirable.

Ils savent ce qu’il en coûte de tout oser sans une nécessité absolue ; ils sont à la fois actifs et patiens ; ils connaissent la puissance du temps ; ils veulent l’employer, ils n’ont pas la prétention de le devancer. Une transaction sûre leur paraît préférable à une victoire incertaine et dangereuse. C’est ainsi qu’ils avancent graduellement dans la voie des réformes, et qu’ils font peu à peu leur révolution, tout en disant qu’ils n’en veulent point. C’est dire qu’ils en auront tous les profits et en éviteront les malheurs. — En attendant, on conçoit que, s’il y a dans le cabinet anglais des ministres qui ne partagent pas les idées de leurs collègues, ces dissidens songent à se retirer. On cite le duc de Buckingham comme prêt à résigner son portefeuille à cause de la question des céréales. Le noble duc se retirerait sans pour cela passer à l’opposition. Il laisserait faire, mais ne voudrait pas se présenter aux conservateurs comme un des auteurs de la mesure.

Quant à la question de l’Irlande, on parle aussi de l’opposition de lord Stanley aux mesures proposées par sir Robert Peel. Si le fait était vrai, il ne manquerait pas de gravité. Lord Stanley est une puissance parlementaire. Il serait fâcheux que ces deux hommes éminens se trouvassent dans des camps opposés. C’est un schisme que devraient sincèrement déplorer tous les amis du progrès.

L’esprit prohibitif se réveille chez nous avec une violence nouvelle. Il s’efforce d’interdire au gouvernement toute pensée de négociations commerciales. Il voudrait voir s’élever autour de la France la muraille de la Chine. Que dis-je ? C’est plus absurde encore, car on veut bien vendre aux étrangers nos produits ; ce qu’on ne veut pas, c’est l’achat des produits étrangers. On veut le commerce sans échanges. Il est difficile de pouvoir discuter sérieusement ces étranges prétentions. Nous exportons aujourd’hui une valeur de cent millions en cotons manufacturés. Que deviendraient une partie de nos productions, si tous les pays, adoptant le même système d’exclusion, repoussaient nos cotons ? On peut faire la même question pour nos soieries, pour nos vins, pour nos draps, pour nos bronzes, pour nos objets de mode, en un mot pour tout ce que nous exportons. Tout ce qu’on importe en France n’est que le paiement d’un produit français, d’un produit de notre sol et de notre travail. C’est en perdant de vue cette vérité élémentaire, qu’on tombe dans les erreurs dont on nous assourdit tous les jours. Sans doute il faut tenir compte des faits existans, quels qu’ils soient ; sans doute il ne faut pas prétendre de faire passer tout d’un coup nos capitaux et nos travailleurs d’une production à une autre ; sans doute encore, il faut éviter dans le domaine économique toute brusque et profonde perturbation. Qui a jamais voulu, qui a jamais dit le contraire ? Est-ce sérieusement qu’on redoute l’audace, la témérité de notre gouvernement, dont les ménagemens, dont la timidité en pareille matière n’ont pas de bornes ?

Hélas ! il ne l’a que trop prouvé, tout récemment encore. Qu’a-t-il fait ? Il s’agissait d’arriver à une transaction tolérable entre l’intérêt général et des intérêts particuliers ; il s’agissait de concilier la protection dont jouissent, à un degré exorbitant, certaines industries, avec l’intérêt national qui nous commande, et au point de vue du commerce, et au point de vue politique, d’établir avec plus d’une nation des relations plus étendues et plus intimes. C’est aux pouvoirs de l’état, c’était au gouvernement et aux chambres, où tous les intérêts se trouvent suffisamment représentés, qu’il appartenait de régler cette transaction. On n’a pas voulu porter ces questions directement aux chambres ; on a convoqué d’abord les conseils généraux du commerce et des manufactures. C’était dire aux intérêts particuliers : On songe à vous imposer certaines limites, dans l’intérêt général ; réunissez-vous, et dites-nous ce que vous en pensez. Au nom du ciel ! que voulez-vous qu’ils vous disent ? Ne connaissiez-vous pas d’avance leur réponse ? Cette réponse, il faut le dire, est fort naturelle. Laissez-nous tout ce que nous avons ; ne touchez point à nos priviléges, et surtout ne faites point de traités.

Nous sommes quelque peu surpris, avouons-le, que le gouvernement se prête à de pareilles discussions. Que les pouvoirs de l’état, que les chambres examinent un traité fait, lorsqu’il implique une question de finances, de douane, d’impôt, de territoire, rien de plus juste, rien de plus nécessaire. Mais qu’à priori on dise à la couronne, même sous forme de simple conseil, de ne pas conclure des traités de commerce, et que cette délibération soit prise même au sein de corps qui ne sont investis d’aucun pouvoir politique, c’est, ce nous semble, dépasser toute mesure et transporter le gouvernement là où il ne doit pas être. Est-il besoin d’ajouter que sans doute il n’y a pas eu la moindre intention d’empiètement chez les hommes honorables qui ont pris part à ces discussions ? Cela est certain. Ils n’y ont vu qu’une pure question de commerce. Toujours est-il que ce sont là des précédens fâcheux. Nous avons fait remarquer, dans le temps, que ce n’était pas sans quelque inconvénient qu’on avait appelé les conseils de département à délibérer sur la question de la légalité du recensement. Toutes ces questions ne devaient point arriver aux chambres, préjugées en quelque sorte par d’autres corps délibérans. Ces préconsultations peuvent exercer sur la législature une influence fâcheuse, ou établir entre ces corps secondaires et les chambres un dissentiment qui ne serait utile à personne.

Ces observations n’ont nullement pour but d’encourager la conclusion d’un traité avec la Belgique. De tous les traités de commerce que nous pourrions conclure, le traité belge est sans contredit celui qui exciterait le plus de clameurs et qui rencontrerait dans les chambres une opposition invincible. Les Belges n’ont qu’un moyen de sortir d’embarras et d’établir avec la France les relations commerciales qui leur sont nécessaires : ce moyen est l’association des douanes ; cette pleine communauté d’intérêts pourrait seule se faire accepter par une imposante majorité. Un traité partiel sera toujours regardé comme un pacte funeste, comme une concession sans équivalent proportionné, comme un fait incompatible avec notre système industriel.

Quoi qu’il en soit, les difficultés que rencontre le traité belge ne doivent point décourager le gouvernement. Il se peut que d’autres conventions offrent à notre commerce et à notre navigation des compensations suffisantes ; il se peut que la politique, l’industrie, la marine, trouvent leurs intérêts également favorisés, ou sagement combinés dans un traité.

M. le ministre des affaires étrangères a nettement posé la question dans quelques mots qu’il a prononcés sur ce sujet à la chambre des pairs. La question est complexe. Il s’agit de concilier dans une juste mesure, et sans perdre de vue les faits existans, les intérêts de ceux de nos producteurs qui vivent du commerce intérieur, les intérêts de ceux qui produisent pour les marchés étrangers, et qui ne peuvent y débiter leurs denrées qu’en recevant en échange des produits non français, les intérêts aussi des consommateurs auxquels, à vrai dire, on ne pense guère, et enfin les exigences de la politique, qui ne permettent pas à la France de se séparer, pour ainsi dire, du monde entier. Aujourd’hui, grace à la paix, c’est surtout par le commerce que peuvent se fonder ou se consolider des relations internationales, à la fois intimes et durables. Nous acceptons les conditions du problème ainsi posé. Espérons que le cabinet ne se contentera pas de le poser ; qu’il s’appliquera sérieusement à chercher les moyens de le résoudre.


La mort de M. de Frayssinous et de M. Alexandre Duval laisse deux fauteuils vacans à l’Académie. M. Alfred de Vigny se présente pour la succession de M. d’Hermopolis, en concurrence avec M. le baron Pasquier. Nous n’avons pas besoin de dire que toutes nos sympathies sont acquises d’avance à M. de Vigny. L’esprit délicat et profond qui nous a raconté les douleurs de Stello, le chantre éminent de Moïse et de Dolorida a sa place marquée à l’Académie française. M. Alexandre Dumas se met sur les rangs pour succéder à M. Duval. Personne n’ignore combien de drames et de volumes le fécond écrivain peut faire valoir pour établir ses droits au fauteuil académique. Il est probable cependant que les voix de l’Académie se porteront sur M. Ballanche, ce qui ajournerait pour quelque temps encore l’élection de M. Dumas. On parle aussi de quelques prétentions moins sérieuses. Nous ne concevons pas, pour nous, la persistance de certains candidats, lorsque tant de talens littéraires d’un ordre élevé sont là pour remplir les vides. M. Sainte-Beuve est un des premiers que l’Académie doive appeler dans son sein. Il est superflu d’énumérer ici les titres de l’écrivain qui a eu le rare privilége de servir tour à tour la cause de l’art par de si fines appréciations critiques et de si émouvantes élégies. Bientôt aussi viendra le tour de M. Alfred de Musset, ce jeune et brillant poète qui unit tant de verve à tant de grace, tant de passion à tant d’ironie. Il reste, on le voit, assez de choix à faire pour une assemblée qui doit représenter notre littérature dans ce qu’elle a d’éminent et de vital.


M. Victor Hugo vient de publier les deux volumes annoncés depuis quelque temps : le Rhin. Nous rendrons compte de cette publication. L’auteur a fait, il y a quelques années, le voyage que tout le monde fait, mais il en a rapporté ce que tout le monde ne rapporte pas, vingt-cinq lettres de descriptions et d’études historiques, une longue légende et une conclusion politique. Le fleuve allemand paraît avoir inspiré dignement le poète, le philosophe et le publiciste. Il faut espérer que les Allemands n’en voudront pas cette fois à un écrivain français d’avoir entrepris de célébrer le Rhin ; dans tous les cas, ces deux volumes ne peuvent manquer d’avoir autant de retentissement en Allemagne qu’en France.