Chronique de la quinzaine - 31 août 1899

Chronique n° 1617
31 août 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août.


La quinzaine a été des plus agitées. Nous ne parlons pas du procès de Rennes et des émotions qu’il soulève, nous réservant de le faire quand il sera terminé. Pour le moment, et pour quelques jours encore, il convient de laisser le conseil de guerre à lui-même et d’attendre patiemment son arrêt. C’est à la vérité ce que ne font pas beaucoup de nos confrères, et déjà plusieurs journaux, dont quelques-uns ont l’habitude d’être obéis, demandent des poursuites contre tels ou tels témoins, dont les dépositions n’ont pas été conformes à leurs vues. Cela montre à quel point les esprits sont montés dans certains milieux, et c’est précisément de l’état des esprits que nous voulons nous occuper aujourd’hui. Il a d’ailleurs amené des conséquences immédiates. Le gouvernement, employant toute sa perspicacité dans un certain sens, a, parait-il, découvert un grand complot : en même temps, il s’est laissé surprendre par une émeute. Sur un point de Paris, cantonnée dans une maison désormais historique, la rébellion contre lui semble passer à l’état chronique. Ce sont là des symptômes d’anarchie qui méritent bien quelque attention.

Un complot contre la sûreté de l’État ! Un complot qui relève de la Haute Cour, c’est-à-dire du Sénat, transformé en tribunal politique ! Il faut retourner à dix années en arrière, en plein boulangisme, pour rencontrer un fait analogue. À ce moment, il y avait en effet un complot, et même un attentat en voie d’exécution. Le gouvernement n’a pas eu beaucoup de peine à en découvrir les preuves, car elles étaient patentes, et il a traduit devant la Haute Cour trois accusés, qui d’ailleurs avaient jugé prudent de passer la frontière, et ont été condamnés par contumace. La République a-t-elle couru, même alors, un aussi grand danger qu’on l’a cru ? En tout cas, le danger d’aujourd’hui si on en juge par la quantité des arrestations déjà opérées, sans parler de celles qui restent en souffrance, serait plus redoutable encore. Une quarantaine de conspirateurs sont sous les verrous, dont un seul, M. Paul Déroulède, jouit d’une réelle notoriété. Les autres en ont une moindre, et quelques-uns même n’en ont aucune. Dans le nombre se trouvent des représentans des princes exilés, le duc d’Orléans et le prince Victor Napoléon. L’un des plus intelligens, M. Georges Thiébaud, s’est montré aussi le plus agile, et a échappé, jusqu’ici, aux mains de la police. Mais de quels élémens se compose ce complot, ou ce prétendu complot ? On n’en sait rien. Depuis une quinzaine de jours qu’il est découvert, on n’est pas, à cet égard, plus avancé, ni mieux éclairé qu’à la première heure. En admettant qu’il y ait des conspirateurs, le gouvernement est le premier à subir la contagion de leur esprit, et il imite leurs procédés avec tant de perfection que, si l’on veut absolument qu’il y ait un complot, nous avons le droit de dire que c’est le sien. Toute sa conduite en porte le caractère. Un beau matin, il procède à un certain nombre d’arrestations, sans que rien nous ait préparés à cette surprise. Mais soit ! Si l’action gouvernementale avait été annoncée et éventée d’avance, elle n’aurait évidemment pas pu s’exercer utilement, et peut-être même faut-il reprocher au ministère de n’avoir pas mis, sinon assez de mystère, du moins assez de promptitude dans son exécution, puisqu’elle n’a pas été complètement efficace.

Nous admettons le secret avant, mais non pas après. Il est inadmissible qu’on nous laisse pendant de longues semaines dans l’ignorance la plus absolue des motifs vrais et sérieux — à supposer qu’il y en ait de tels — qui ont motivé la brusque intervention du gouvernement et qui la légitiment. Certes, l’opinion est aujourd’hui étrangement engourdie. Jamais, à coup sûr, elle n’a été moins exigeante. Si le fait qui vient de se produire avait eu lieu il y a trente ans, à la fin de l’Empire, les grands libéraux de cette époque, dont les héritiers dégénérés sont actuellement aux affaires, n’auraient eu de cesse, ni de repos, avant d’avoir arraché au gouvernement les explications nécessaires. On ne lui aurait pas demandé de justifier l’accusation, puisque cela ne peut se faire avec toutes les garanties indispensables que devant les tribunaux ; mais on aurait voulu savoir de quoi il s’agissait, et on ne se serait pas contenté d’apprendre qu’il y avait un complot. Un complot, c’est bientôt dit ! mais ce n’est pas dire grand’chose, et la nature de ce complot aurait besoin d’être sommairement indiquée. Sinon, il dépendra d’un ministère quelconque — et Dieu sait, dans la rapidité de leurs changemens, à quels ministères nous sommes exposés ! — de faire arrêter vous, moi, qui il lui plaira, et de nous maintenir en prison aussi longtemps qu’il le voudra, sans fournir d’ailleurs aucune explication de sa conduite. En vérité, cela est trop commode ! Un tel pouvoir, accordé à un ministère de passage et souvent de hasard, a besoin d’un contrepoids que l’on ne peut trouver que dans l’opinion. Déjà le ministère précédent a fait arrêter M, Déroulède, et, ce n’est pas de cela que nous le blâmerons ; il aurait voulu faire autrement, qu’il ne l’aurait pas pu. Mais on a généralement trouvé qu’il avait tenu M. Déroulède en prison beaucoup plus longtemps qu’il ne l’aurait fallu. On a pu croire qu’il prolongeait artificiellement sa détention jusqu’au jour où son procès concorderait avec d’autres événemens propres à en détourner l’attention publique. Le procès n’a eu en effet aucune importance, et il n’avait certainement pas fallu au juge d’instruction deux mois de recherches pour préparer les révélations insignifiantes auxquelles il a abouti. Est-ce que le ministère actuel va recommencer ? Est-ce qu’il va garder plusieurs mois en prison M. Paul Déroulède et ses complices ? Est-ce qu’il va tenir au secret, non pas eux seulement, mais l’opinion elle-même ? Le ministère Dupuy n’a procédé ainsi qu’à l’égard d’un seul accusé, ce qui était déjà trop ; le ministère Waldeck-Rousseau en a arrêté une quarantaine. Si cette gradation se poursuit, que fera le ministère suivant ? Les voies lui sont ouvertes, les précédens ne lui manqueront pas ; et lorsqu’on songe aux nouvelles catégories de ministrables qu’un incompréhensible caprice a introduites dans les régions gouvernementales, l’avenir est encore moins rassurant que le présent et le passé. Il y a lieu, plus que jamais, avec les facilités que la loi donne au ministère pour satisfaire son bon plaisir, de ressusciter les mœurs des pays libres, et de secouer la torpeur d’une partie de l’opinion.

Ne fût-ce que pour ce motif, nous avouerons au gouvernement que la nouvelle du grand complot a rencontré de l’incrédulité. Ce complot n’est pas d’hier ; il date de plus loin ; ses origines sont anciennes, et ses développemens même se rapportent à une période déjà close. Dès lors, il y a lieu de s’étonner que des ministres qui avaient le même souci de la sécurité de la République que ceux de maintenant, soient passés à côté de lui sans le voir, et sans y pourvoir. Cela n’est pas naturel, et tendrait à mettre en cause non seulement la perspicacité et la vigilance, mais encore la fidélité des gouvernemens antérieurs. On arrive à l’invraisemblable ! Faut-il croire, par exemple, que M. Charles Dupuy, qui a eu en mains le même dossier que M. Waldeck-Rousseau, ait manqué à son devoir en ne prenant pas les mêmes mesures ? M. Dupuy ne s’est pas effrayé d’un complot dont il connaissait pourtant tous les détails. Il a refusé à M. Paul Déroulède la satisfaction d’amour-propre d’être traduit devant le même tribunal que le général Boulanger. Qu’a-t-il donc vu dans les pièces qui lui ont été soumises, et qu’il paraît avoir appréciées avec le scepticisme du bon sens ? Nous l’ignorons, nous ne pouvons faire à ce sujet que des suppositions ; mais ces suppositions ne sont pas absolument en l’air, puisqu’elles reposent sur le double fait que si un ministre a estimé qu’il y avait matière à procès, un autre a pensé le contraire. Il faut donc croire qu’au fond de ce complot ténébreux, il y avait bien quelque chose, mais quelque chose qui n’était pas très grave, et qui ne faisait pas courir un péril sérieux à nos institutions. Dans le cas contraire, M. Dupuy aurait été inexcusable. Eh bien ! donc, qu’y a-t-il ? Notre malheureux pays a été agité par tant de révolutions, et ces révolutions sont encore si récentes, que les partis vaincus rêvent toujours de prendre leur revanche contre la République, sans compter certains républicains qui rêvent sa transformation radicale. Pour ne parler que des anciens partis, on les a condamnés à rester irréconciliables par l’exil de leurs représentans, et nous n’avons nul besoin des moyens de la police, il nous suffit de connaître un peu le cœur humain et d’avoir lu l’histoire, pour être sûrs qu’il y a entre les princes exilés et leurs partisans en France un échange continuel de vues, d’espérances et d’illusions. Depuis que la République existe, et surtout depuis qu’elle a chassé les prétendans, elle a été exposée à ce genre de menaces, et elle ne s’en est pas autrement effrayée : elle a cru qu’une police attentive et vigilante suffisait à l’en préserver, sans qu’il fût nécessaire de mettre en mouvement la Haute Cour, et de donner à un pays qui a soif de repos le spectacle enfiévré d’un grand procès politique. Il y a eu toujours un complot comme aujourd’hui, et les gouvernemens antérieurs auraient pu, s’ils l’avaient voulu, en agiter l’épouvantait à un moment quelconque. Mais ils ont pensé que leur devoir était de veiller à ce que la sécurité du pays ne fût troublée d’aucune manière, surtout dans le sentiment qu’il en avait lui-même, et qui était pour lui un bienfait. C’est une grande faute que d’enlever, sans nécessité absolue, à un pays le précieux sentiment de sa sécurité, parce qu’il faut quelquefois longtemps pour le lui rendre, et qu’il peut y avoir, parmi les républicains eux-mêmes, un parti qui, après avoir eu intérêt à inspirer ces alarmes plus ou moins sincères, ait intérêt à les faire durer.

Les ministères précédens ont pu se dispenser de recourir à ces procédés équivoques, d’abord parce qu’ils n’en avaient pas besoin pour se justifier et se légitimer eux-mêmes, et aussi parce qu’ils n’étaient pas, en vertu de leur composition, obligés de compter avec certaines influences, habituées à régner souverainement ou plutôt tyranniquement dans tous les milieux où on a eu la faiblesse de leur donner accès. Si nous nous trompons, le procès le dira : jusqu’à preuve du contraire, nous ne croyons pas à la réalité d’un complot digne de la mise en scène qu’on prépare. Nous ne croyons pas que M. Déroulède soit entré de sa personne dans une conspiration monarchiste ou impérialiste : cela dérangerait toutes les idées que nous avons sur lui. Et ce ne sont pas quelques velléités sans portée, ni quelques imprudences sans gravité, à supposer même qu’on nous les montre, qui nous feront croire à une de ces conspirations où l’Etat est sérieusement en danger.

Non pas, certes, que nous méconnaissions le péril ; mais il n’est pas où on le met. Il est dans l’anarchie générale dont nous souffrons, et qui se manifeste jusque dans les tentatives par lesquelles le gouvernement croit faire acte d’autorité. Qu’y a-t-il de plus triste, en somme, avec le caractère à la fois tragique et bouffon de l’aventure, que ce qui se passe en ce moment dans une maison de la rue Chabrol ? Quelle preuve plus manifeste de maladresse ou d’impuissance un gouvernement pouvait-il donner ? S’il y a complot, M. Jules Guérin devait en être ; on aurait été très étonné qu’il n’y fût pas plus ou moins impliqué. On le savait, d’ailleurs, homme d’énergie, et très capable de coups de main. Dès lors, comment n’a-t-on pris, en ce qui le concerne, aucune précaution préalable ? Il fallait agir avec lui vivement et rapidement ; on a fait le contraire. On lui a donné le temps de se réfugier dans une maison où il avait depuis longtemps entassé des armes, des munitions et des vivres. Eh quoi ! personne ne le savait ? La police ne connaissait pas l’état intérieur de l’immeuble de la rue de Chabrol ? Elle ne se doutait pas des préparatifs faits par M. Guérin et ses compagnons ? Une telle ignorance est étrange. Et s’il n’y a pas eu ignorance, mais abstention et inaction, on a de la peine à excuser la police d’avoir laissé s’organiser et se ravitailler en plein Paris, en vue d’éventualités qui devaient inévitablement se produire un jour ou l’autre, ce que, dans la langue populaire, on appelle le fort Chabrol. Comment avoir confiance, pour nous protéger contre les grands dangers, dans un gouvernement dont on pourrait dire que lui-même, par l’excès de sa maladresse, en crée un de toutes pièces ? Il a entamé enfin et il poursuit l’investissement du fort Chabrol. Il a pensé que c’était la manière la plus longue, à la vérité, mais, à tous égards, la moins coûteuse de venir à bout d’une rébellion dont il a été le premier surpris. Le dénouement montrera s’il ne s’est pas trompé dans ses prévisions, et si, après la faute initiale, il a usé du meilleur procédé pour réduire la place. Mais ce procédé même, pourquoi en a-t-il usé si tard ? Puisqu’il devait finalement y recourir, et qu’une note officieuse a fait savoir que telle avait été son intention dès le premier moment, pourquoi a-t-il attendu plusieurs jours avant de fermer son blocus ? Pendant plusieurs jours, il y a eu des allées et des venues mystérieuses entre la rue de Chabrol et la place Beauvau. On a pu croire qu’une négociation était engagée, avec le concours des plus étranges émissaires, entre M. Guérin et M. le ministre de l’Intérieur. Un moment même, la dignité du gouvernement y a paru compromise. M. Guérin n’a pu qu’en être encouragé à persévérer dans ses allures de matamore, et c’est ce qu’il a fait. Le siège a enfin commencé après un temps inutilement perdu, et il se prolonge encore au moment où nous écrivons, sans qu’on puisse dire comment il se terminera. Sans doute la force restera à la loi ; mais à quel prix ? Le gouvernement a reculé devant l’effusion du sang ; mais quelle sera l’issue de cette échauffourée héroï-comique, où l’on voit une poignée d’hommes mettre la force publique dans un tel embarras qu’elle n’attend plus que du temps et de la patience le respect que la rébellion lui refuse, et qu’elle se serait assuré, en d’autres temps, par des procédés plus expéditifs et plus sûrs ? Le gouvernement, si énergique à dénoncer un complot, ne paraît plus aussi sûr de lui dans l’action, dès qu’on lui résiste. Il hésite, il tâtonne, il attend, — et il lui arrive d’être surpris par l’événement.

Il l’a été, par exemple, et dans des conditions fort graves, le dimanche 20 août. Pour la première fois depuis de longues années, on a vu une émeute sillonner les rues de Paris. Nous ne voulons grossir le mal, ni dans son étendue, ni dans sa durée : ce serait donner raison à certains journaux étrangers qui représentent la ville tout entière comme livrée, pendant plusieurs jours de suite, à la révolution ; il semble, à les lire, qu’il y ait péril pour un étranger à venir à Paris, et c’est bien ainsi sans nul doute qu’ils désirent être compris. La vérité est que le désordre a duré seulement pendant quelques heures, et qu’il a été étroitement cantonné dans un coin de Paris : dans tout le reste de la ville, le calme a été absolu, et le lendemain, même dans le quartier le plus éprouvé, on n’aurait pas pu se douter des événemens de la veille Ils n’avaient pas laissé de trace. Mais, si le mal matériel a été insignifiant, le mal moral a été considérable, et le gouvernement, qui a fait un peu tard son possible pour en arrêter les manifestations, aurait encore mieux fait de les prévenir. Quand il a vu le caractère alarmant que prenait l’émeute, il a mis sa police sur un pied d’alerte, et grâce au courage, au dévouement, à la discipline de nos agens, il a réussi à circonscrire et bientôt à étouffer le foyer de l’insurrection ; pourquoi l’a-t-il laissée naître, et ne l’a-t-il pas empêchée d’éclater ?

La journée a appartenu exclusivement aux anarchistes : ils l’ont préparée ; ils en ont donné le signal ; ils y ont tout fait. Ce genre de manifestation ne se prépare pas sans complot, et un gouvernement dont toute l’attention n’aurait pas été absorbée ailleurs, n’aurait pas manqué de le découvrir tout comme un autre. Qu’aurait-il dû faire alors ? Ce n’est pas à nous à le dire ; mais, à voir la manière dont il a opéré à l’égard de M. Déroulède et des conspirateurs monarchistes, on peut croire que, si le gouvernement l’avait voulu, l’action gouvernementale n’aurait pas été désarmée contre les anarchistes. Au surplus, la veille et l’avant-veille du 20 août, ceux-ci avaient cru inutile de dissimuler plus longtemps leurs projets ; ils avaient mis, au contraire, la plus grande publicité possible à donner rendez-vous à leurs troupes, à heure précise, sur la place de la République, Il y avait eu d’abord une réunion préparatoire, que la police avait surveillée bénignement pour éviter qu’on ne s’y battit, mais où elle n’avait paru ni écouter, ni entendre ce qui s’était dit. Peu importe, au surplus, car les journaux le reproduisaient le lendemain, et il suffisait de les lire pour être fixé. Enfin, le principal organe de l’anarchisme, le Journal du peuple, qui a pour inspirateur M. Sébastien Faure, résonnait comme un tocsin de révolution et indiquait à ses lecteurs le point d’où l’émeute devait partir. Le gouvernement a pris des précautions sans doute ; mais en attendant il a laissé faire, comme s’il avait l’espérance un peu naïve qu’une manifestation organisée officiellement par le parti anarchiste ne dépasserait pas des bornes toutes pacifiques, ou du moins qu’un gouvernement comme lui n’aurait pas de peine à l’y ramener et à l’y maintenir. Les amis de nos amis ne sont-ils pas, comme on dit, nos amis ?

Pourquoi tant de sévérité d’une part et tant de longanimité de l’autre ? Les anarchistes sont-ils donc moins redoutables que les monarchistes ? Ceux-ci ont été arrêtés sans attendre que leur complot se fût converti en attentat par un commencement d’exécution. Ceux-là ont pu descendre sur la voie publique, et la police n’a mis la main sur eux que lorsque leurs exercices y avaient déjà multiplié les désordres matériels. Il y a là quelque chose de singulier. On s’est demandé si le gouvernement n’avait pas compté que la manifestation anarchiste amènerait une contre-manifestation nationaliste et antisémite, et s’il n’a pas voulu laisser pendant quelque temps les deux adversaires aux prises. Le bruit avait couru que les anarchistes de la place de la République se transporteraient rue de Chabrol, et, dans ce cas, peut-être auraient-ils rencontré sur leur route les amis de M. Guérin. Mais un pareil calcul aurait été trop machiavélique, et le gouvernement n’aurait pas pu le faire sans manquer au premier de ses devoirs, qui est d’empêcher les citoyens d’en venir aux mains. Quoi qu’il en soit, les anarchistes ont été laissés à eux-mêmes, et leurs adversaires nationalistes n’ont pas fait mine d’intervenir pour modifier, eu y prenant part, le sens de leur manifestation. Si ceux-ci étaient descendus à leur tour dans la rue, et s’ils s’étaient opposés aux bandes qui s’en étaient emparées les premières, on ne sait pas ce qui serait arrivé. Le désordre aurait été vraisemblablement beaucoup plus grand, et les partis auraient pu en rejeter longtemps la responsabilité l’un sur l’autre. On aurait finalement été embarrassé de savoir à qui elle appartenait de préférence. Mais les anarchistes sont restés seuls. Nul n’a cherché à leur faire concurrence. Tout le mal accompli a été leur œuvre, et il n’en est que plus intéressant de constater quelle en a été la signification.

Elle a été avant tout antireligieuse. M. Sébastien Faure avait donné formellement à ses acolytes le mot d’ordre : A bas la calotte ! et nous nous excusons auprès de nos lecteurs de reproduire cette expression d’un vocabulaire qui n’est pas le leur ; elle montre du moins que les instigateurs et les organisateurs de la journée savaient parfaitement bien ce qu’ils voulaient. Ils ont été servis à souhait. Tous les faits graves qui se sont produits le 20 août ont eu un caractère antireligieux nettement déterminé. Nous ne referons pas un récit qu’on a déjà lu dans tous les journaux. Il suffit de dire que les vitres d’une maison de charité ont été brisées uniquement parce qu’elle était tenue par des religieuses, et qu’au surplus elle portait à l’extérieur une image de la Vierge. Il n’en a pas fallu davantage pour que les manifestans s’armassent de pierres, et les lançassent contre les fenêtres de l’établissement. On imagine la terreur, on entend les cris d’infortunés malades et de pauvres vieillards qui ont cru leur dernier jour venu ! Cet acte de sauvagerie n’a pas été le seul à signaler : on sait ce qui s’est passé à l’église Saint-Joseph. Une bande s’y est portée et n’a pas tardé à l’envahir. Le sac de l’église a aussitôt commencé ; on a cassé, brisé tout ce qui tombait sous la main, et on s’est contenté de le déformer et de le tordre lorsqu’on ne pouvait pas faire davantage. Enfin tous ces débris ont été entassés, avec les chaises et les bancs, au milieu de la nef, et on y amis le feu. Heureusement il a pu être éteint avant que l’église fût la proie de l’incendie. Voilà les faits. On ne saurait se méprendre sur leur sens, qui est d’ailleurs tout à fait conforme à celui du mot d’ordre donné par M. Sébastien Faure. La police, voyant le danger grandir avec une rapidité effrayante, s’est multipliée pour y mettre fin ; elle a fait très courageusement son devoir, et ce n’est pas à elle que s’adressent des reproches que le gouvernement a seul encourus. Nous déplorons seulement qu’on ait, au début, laissé le champ libre à une manifestation qui devait si vite dégénérer en émeute, et à une émeute qui devait se caractériser par le sac d’une église. Du moins, il en résulte une leçon très claire ; elle n’échappera qu’à ceux qui ne voudront pas la retenir.

Mais il y a d’habiles politiques qui sont parfaitement décidés à n’en tenir aucun compte. L’émeute du 20 août est pour eux un incident malheureux, et encore plus maladroit, qu’ils sont très loin d’excuser : ils se contentent de le regarder comme négligeable. Le véritable péril n’en est pas moins ailleurs, et ils se croient trop clairvoyans pour prendre le change. Où est-il donc ? Il est dans l’esprit clérical dont l’invasion devient, à les entendre, de plus en plus menaçante, et contre lequel il faut recourir à des mesures de défense immédiates. On ne peut pas à moins sauver la République. Le militarisme et le cléricalisme sont les deux grands ennemis de l’heure présente ; c’est contre eux qu’il faut entrer en guerre, et cette guerre prend dès maintenant toutes les formes déjà connues. Il est à peine besoin de dire qu’on commence par réclamer l’expulsion des jésuites ; c’est toujours le premier acte. L’initiative a été prise par quelques journaux, et elle a réussi auprès d’une douzaine de conseils généraux qui ont émis des vœux dans ce sens. Mais il y a quatre-vingt-six conseils généraux, et l’on voit tout de suite de quel côté est la majorité. Le pays, dans son ensemble, est affamé de paix intérieure ; il a horreur des luttes religieuses dont il a pu mesurer à maintes reprises la malfaisance et la stérilité. On le sait bien. Aussi, d’autres manœuvriers, plus habiles que les premiers, préfèrent-ils les attaques moins directes, et c’est sur le terrain de la liberté de l’enseignement qu’ils dressent leurs batteries. Il n’est pas douteux qu’une grande bataille se prépare, et que nos hommes de progrès vont nous inviter à revenir à cinquante ans en arrière, oubliant que c’est la République de 1848 qui a donné la liberté de l’enseignement secondaire, et que c’est la République de 1871 qui a donné la liberté de l’enseignement supérieur. La République se serait-elle trompée ? Serait-elle incapable de vivre avec la liberté de l’enseignement ? Nous rougirions pour elle de le penser. Ce sont là pourtant des discussions auxquelles nous n’échapperons pas ; elles nous attendent demain. On proposera de restituer à l’Université, qui ne le demande pas, qui n’en veut pas, un monopole dont elle n’a pas besoin pour soutenir la concurrence libre. Elle a en elle des ressources que ses prétendus amis ne paraissent pas soupçonner, mais dont elle a conscience. N’importe : la liberté de l’enseignement aura, dans quelques mois, à soutenir un rude assaut, et cela sous le prétexte, toujours le même, qu’il faut défendre la République contre les menées de l’esprit clérical. Si nous regardons autour de nous, nous voyons qu’on jette des pierres contre les établissemens religieux, et qu’on entre dans les églises pour les mettre à sac et les brûler. N’est-ce pas là aussi un danger et peut-on le nier ? De pareils actes ne révèlent-ils pas une propagande par le fait sur les tendances de laquelle il y a lieu d’être inquiets ? Sans doute, répond-on ; mais on pourvoira facilement à ce danger-là : il y en a un autre beaucoup plus grave, qui se présente à des esprits plus profonds. C’est le péril clérical, dont il serait à la vérité difficile de signaler une manifestation palpable et tangible, mais qui, sans effraction apparente, s’infiltre partout et menace la République jusque dans ses fondemens. En conséquence on invite tous les républicains à se rallier autour du vieux drapeau, pour combattre le vieux et bon combat.

Beaucoup ne répondront pas à l’appel. Ils croient à la liberté et ils l’aiment. Ils estiment même qu’elle est de l’essence de la République. En outre, ils regardent par qui leur est adressée cette mise en demeure, et ils reconnaissent, sans le moindre étonnement, qu’elle vient surtout des radicaux et des socialistes, qui, depuis les élections dernières, font un effort énergique pour s’emparer de la direction du gouvernement : ils n’y ont déjà que trop réussi. Toutefois, leur succès est un succès de surprise, et qui sera éphémère s’ils ne parviennent pas, pour le consolider, à donner à la République une orientation nouvelle, où ils se sentent seuls en mesure de la diriger après l’y avoir engagée. Pour qu’on ait besoin d’eux, il faut absolument que la République soit menacée : ils assurent donc qu’elle l’est, et ils dénoncent tous les matins, à l’appui de leur assertion, le militarisme, dont ils ont tout de suite dénoncé l’influence dans l’affaire Dreyfus, et le cléricalisme qu’ils n’ont pas tardé à y découvrir aussi. L’exploitation qu’ils ont faite de l’affaire Dreyfus au profit de leurs entreprises politiques serait un chef-d’œuvre d’œuvre d’habileté, s’ils n’y avaient par trop souvent mêlé une violence excessive. Autant nous désirons voir cette affaire se terminer enfin, et dans des conditions telles que personne ne puisse la faire revivre, autant ils désirent le contraire ; et ils se préparent déjà à lui ouvrir artistement un certain nombre de canaux de dérivation, par où elle s’écoulera dans un lit nouveau au moment d’abandonner l’ancien. On continuera de dénoncer et de poursuivre le militarisme, sous la forme de représailles à exercer contre celui-ci ou contre celui-là. On le fait dès maintenant, et on met dans cette seconde campagne tout l’entraînement de passion qu’on s’est donné dans la première. La lutte se perpétuera-t-elle donc indéfiniment ? Elle use le pays, mais elle profite à quelques politiciens et elle fait les affaires d’un parti. Ce parti est le parti radical socialiste, qui ne comprend sans doute pas les anarchistes, mais qui les subit souvent et qui essaie quelquefois de s’en servir. Il n’est pas le gouvernement tout entier, mais il y a ses entrées, il y a sa place, il y exerce son influence ; et la question de demain, peut-être même celle d’aujourd’hui, est de savoir dans quelle mesure cette influence doit y être prépondérante. C’est de ce point de vue qu’il faut regarder ce qui se passe, et se machine : alors, on comprend, on s’explique tout ; on aperçoit distinctement les fils de la trame serrée qui se tisse sous l’effort de certaines mains ; et on se demande jusqu’où ce ministère, qui contient après tout des élémens modérés, se laissera entraîner et duper, c’est-à-dire perdre et disqualifier, sous prétexte de mieux sauver la République. Comment croire que les socialistes y soient entrés pour s’y tenir bien sages, et uniquement parce que tous les partis devaient être représentés dans un syndicat dont le seul but était d’assurer la liberté du Conseil de guerre de Rennes, et de liquider l’affaire Dreyfus ? Ce serait très imparfaitement les connaître. Il faut d’ailleurs qu’ils se justifient d’avoir pris leur lot de portefeuilles auprès de leurs amis qui, jusqu’à ce jour, ne leur ont point pardonné, et ils ne peuvent le faire que par la manière dont ils exerceront cette part d’autorité, d’influence et d’action qui leur a été imprudemment attribuée.

Là est le danger vrai de l’heure où nous sommes : nous avons essayé d’en analyser les causes, après en avoir énuméré les plus importantes et les plus récentes manifestations. Ces manifestations sont : la découverte du grand complot auquel on a donné une si large façade, et qui met en cause, avec tant d’accusés, tant de partis divers et opposés ; l’émeute du 20 août qu’on a laissée se produire alors qu’on aurait pu la prévenir, mais dont on n’a pas tardé à prendre peur sérieusement, quand on a vu à quel excès elle se portait ; la campagne entamée contre la liberté de l’enseignement ; enfin la campagne en pleine activité en vue de perpétuer l’affaire Dreyfus dans d’autres affaires qu’on s’applique à en faire sortir. De ces quatre manifestations les deux premières sont le fait du gouvernement ; il en a la responsabilité. Nous n’en dirons pas autant des deux dernières. On ignore quelle attitude il prendra dans la question de la liberté de l’enseignement. On ne sait pas davantage dans quelle mesure il s’inspirera de la véritable équité, et aussi des conditions indispensables au rétablissement de la paix dans les esprits, en présence de l’agitation qu’on fomente autour de l’affaire Dreyfus. Sur les intentions du gouvernement régnent encore des obscurités : mais il n’y en a pas sur celles de quelques-uns de ses membres. Ils travaillent ouvertement à l’entraîner tout entier dans une campagne qui, sous couleur de protéger la République, a pour but réel de la mettre définitivement et exclusivement à leur discrétion. Le militarisme et le cléricalisme à combattre, la liberté de l’enseignement à refouler, la justice elle-même à administrer, ce ne sont là que des prétextes, le but est de se rendre maîtres du pouvoir et de l’accaparer. Le ministère n’a rien fait jusqu’ici pour combattre ces manœuvres, bien au contraire ! Et c’est pourquoi nous sommes inquiets et impatiens de savoir ce qu’il fera demain.

Francis Charmes.

Le Directeur-Gérant,

F. Brunetière.