Chronique de la quinzaine - 14 août 1899

Chronique n° 1616
14 août 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août.


M. Delcassé, ministre des Affaires étrangères, vient de faire à Saint-Pétersbourg un voyage rapide, qui a été commenté par toute la presse européenne. C’est en France qu’on en a parlé le moins, et en Angleterre qu’on en a parlé le plus. Nous nous sommes contentés, quant à nous, de l’explication qu’on nous en a donnée, à savoir que, les ministres des Affaires étrangères de Russie étant venus à maintes reprises à Paris, il était naturel et convenable que le nôtre allât leur rendre visite à Saint-Pétersbourg. Et, en effet, pourquoi pas ? Pourquoi nos ministres resteraient-ils indéfiniment enfermés dans les frontières de la France ? Tous les autres sortent des leurs, circulent, voyagent, les uns pour leur santé, les autres pour leur agrément, et ils profitent des rencontres qu’ils font en route pour échanger quelques idées dans l’intérêt de leur pays. Seuls, les ministres de la République se sont crus obligés, depuis 1871, à la résidence réelle et permanente en terre française, et n’ont pris l’air du dehors que lorsqu’ils n’avaient plus la responsabilité du pouvoir. Cette réserve avait quelque chose d’excessif. Elle pouvait s’expliquer au lendemain de nos malheurs, dans la première période d’un deuil qui dure toujours, mais qui, en durant, a changé de caractère. La Russie, après avoir traversé, elle aussi, une épreuve pénible, disait autrefois qu’elle se recueillait. Nous ne rechercherons pas si ce mot historique, au moment où il a été prononcé, n’avait pas pour objet principal de justifier une attitude commode, ni même s’il était conforme à la politique réelle d’un grand pays qui ne renonçait provisoirement à agir d’un côté que parce qu’il était occupé d’un autre. Les périodes de pur recueillement, lorsqu’on est la Russie ou la France, ne peuvent pas durer bien longtemps. Nous n’avons pas tardé nous-mêmes à en sortir pour reprendre notre part d’action dans la vie générale du monde ; mais nos ministres des Affaires étrangères, comme s’ils obéissaient à une règle de convenance supérieure, ont continué de rester chez eux, recevant volontiers des visites, et ne les rendant pas.

M. Delcassé a donc rompu avec une tradition, ce qui met toujours les esprits en éveil. On a refusé, dans certains pays, de croire qu’il fût allé à Saint-Pétersbourg par simple civilité. Tout ce qui est nouveau frappe les imaginations, et on en cherche obstinément la cause jusqu’à ce qu’on croie enfin l’avoir trouvée satisfaisante et démonstrative. Pourtant, ni en Allemagne, ni en Autriche, ni en Italie, on ne s’est mis martel en tête pour découvrir le véritable motif du voyage de M. Delcassé, et on a paru admettre que ce motif, quel qu’il fût, était en somme assez indifférent. Le voyage montrait sans doute que les rapports de la France et de la Russie étaient restés aussi intimes, si même ils ne l’étaient pas devenus davantage ; mais, en somme, on s’en doutait ; il n’y avait là aucune révélation imprévue, et nul ne songeait à en prendre ombrage. La double alliance avait un but pacifique, tout le monde le savait, et comme aucune des puissances continentales ne lui avait donné le moindre prétexte à changer de caractère, elles envisageaient toutes son maintien, ou même son évolution naturelle, avec une parfaite tranquillité. En Angleterre, il n’en a pas été de même : pourquoi ? Il semble que le voyage de M. Delcassé devait produire à Londres à peu près la même impression que partout ailleurs, et que, sans le regarder comme un incident banal, on devait s’en occuper peut-être, mais non pas s’en préoccuper. Il n’en a pas été ainsi. Toute la presse anglaise a dénoncé le voyage de notre ministre comme un fait de la plus haute granité ; elle l’a commenté en termes maussades et même hargneux, comme si elle y voyait une menace pour son pays et aussi pour l’Amérique, dont plus que jamais, dans cette circonstance, l’Angleterre tient à se montrer inséparable. On a énormément abusé de l’expression de « races anglo-saxonnes, » pour faire comprendre le danger auquel ces races étaient exposées partout, à travers le monde. On ne parait pas s’en être beaucoup ému à New-York et à Washington ; mais, à Londres, on l’a fait largement pour deux ; on y a répété que les deux ne faisaient qu’un ; et nous voilà presque menacés à notre tour de la coalition de l’Angleterre et des États-Unis ! Heureusement, nous avons la conscience tranquille. C’est d’ailleurs une habitude anglaise de se moquer de ce qu’on redoute, et de traiter avec ironie le fantôme dont on se fait peur à soi-même. Il semble donc, à lire les journaux de nos voisins, que la France soit plus bas que jamais, au moment même où on déploie tant d’humeur contre elle. On la dénigre exactement dans la proportion où elle gêne.

Nous prendrons pour exemples le Times et le Standard, le premier parce qu’il est le journal de la Cité, c’est-à-dire du grand monde des affaires, le second parce qu’il est l’organe du parti actuellement au pouvoir. Sans nous astreindre à une traduction juxtalinéaire, voici à peu près ce qu’ils disent. Le Times est convaincu que l’incident de Bergen, la visite faite par l’Empereur Guillaume à un de nos croiseurs, a produit une détestable impression à Saint-Pétersbourg. La Russie entend se réserver le monopole des infidélités à la double alliance ; elle ne les tolère pas de notre part ; elle est exclusive et jalouse dans les devoirs qu’elle nous impose avec son alliance : aussi M. Delcassé a-t-il dû franchir précipitamment toute l’Europe pour apporter à qui de droit des explications, ou peut-être des excuses. Le Standard pense de même. Il estime que les courtoisies échangées entre la France et l’Allemagne ont paru d’un goût désagréable aux conseillers du tzar. Ce qu’on appelle l’alliance franco-russe, dit-il, a été depuis quelque temps dans un état troublé. Il y a eu, à Paris, de grandes déceptions. Lorsque les admirateurs républicains de l’autocrate russe ont fait appel à l’impérial allié à propos de l’affaire de Fachoda, celui-ci a répondu qu’il n’avait pas la moindre velléité de se laisser impliquer dans une querelle relative à un marais africain, et la France a eu alors la sensation très nette que la double alliance ne profitait qu’à une des parties. Son désenchantement de ce côté l’a rendue plus souple d’un autre, et de là est venue l’esquisse d’un rapprochement entre la République et l’Allemagne. Mais cet accès d’indépendance a été mal vu par un allié exigeant, et l’explication la plus vraisemblable de son voyage est que M. Delcassé a voulu, par l’empressement de sa démarche, rentrer en grâce auprès du comte Mouravief.

Voilà comment on écrit l’histoire contemporaine sur les bords de la Tamise : avions-nous tort de dire qu’on y mettait de l’ironie ? L’ironie, toutefois, ne suffit pas à exprimer les sentimens qui bouillonnent dans l’âme britannique, et voici maintenant le côté sérieux des articles auxquels nous faisons allusion.

Que veut-on enfin, demande le Times ? S’agit-il d’une coalition des puissances continentales contre l’Angleterre ? Quelques personnes le pensent, par exemple les rédacteurs de la National Review, — qui ne parlent de rien moins que d’une nouvelle triple alliance dont le premier objet serait d’abattre l’orgueil britannique, et qui se romprait ensuite pour l’humiliation de la Russie. Mais le Times se déclare incrédule. Il y a peu d’apparence, à ses yeux, que M. Delcassé soit allé à Saint-Pétersbourg discuter des projets si mirifiques. On peut même douter, dit-il, que l’imagination de l’empereur d’Allemagne, quelque fertile qu’elle soit, ait élaboré une aussi vaste conception, et que Guillaume a donné pour mission à sa politique d’atteler ses rivaux du continent à une bonne œuvre, qui consisterait à ramener et à maintenir dans le rang les communautés anglo-saxonnes répandues dans l’univers. Cette idée, reprend à son tour le Standard, cette idée d’une alliance des trois grandes puissances continentales a été mise plus d’une fois en avant pendant ces deux dernières années, et elle a pris plus de vitalité encore depuis que les États-Unis sont entrés dans le le champ de la politique internationale. Elle a été exprimée dans un remarquable manifeste du comte Goluchowski, qui a prêché une sorte de croisade contre les puissances anglo-saxonnes dont la croissance merveilleuse et l’expansion ininterrompue paraissent à l’homme d’État autrichien un sujet d’alarme pour l’Europe. Quelque chimérique qu’elle soit, l’alliance projetée des puissances militaires contre les puissances maritimes semble s’imposer depuis quelque temps à la pensée européenne. Des écrivains autorisés, en relation avec les chancelleries et les cabinets, continuent à préconiser une action commune en vue d’abaisser ce qu’ils appellent l’arrogance de ces communautés anglo-saxonnes, qui établissent graduellement et sûrement leur prépondérance sur les trois quarts du monde habitable. Et qui sait si, dans les conciliabules de la Haye, il n’a pas été question de tout cela ? Ce n’est peut-être pas un simple accident qui a amené la rencontre des diplomates franco-russes aussitôt après la clôture de la conférence. Si le but principal de celle-ci était de maintenir la paix universelle, son objet subsidiaire était d’atténuer les avantages obtenus par les puissances maritimes. Ce but, on continue de le poursuivre, mais inutilement, et nous ne voyons pas comment il pourrait être atteint, au moyen de quelques conversations, par des gouvernemens tout aussi jaloux les uns des autres qu’ils peuvent l’être de l’Angleterre ou des États-Unis. Le projet est trop nébuleux pour être pris en considération, soit à Berlin, soit à Saint-Pétersbourg. Et, au surplus, c’est à peine si l’encre de la convention anglo-allemande a eu le temps de sécher : comment croire que l’empereur Guillaume renoncerait aux profits que cet instrument lui assure, pour permettre à la France de se relever de l’humiliation superflue qu’elle a tenu à se faire infliger l’automne dernier.

Tel est, en ce moment, le ton de la presse britannique à notre égard. Notez que nous ne lui avons rien fait. Qui aurait pu croire que le voyage de M. Delcassé à Saint-Pétersbourg soulèverait de telles passions dans les âmes anglaises ? Même en admettant que ce voyage ne soit pas dénué d’importance, il n’a certainement pas celle qu’on lui attribue, et il faut que l’Angleterre ne se sente pas exempte de tout reproche envers l’Europe continentale, pour que ses rêves soient à ce point troublés par le cauchemar d’une coalition européenne qui se formerait contre elle. Nous sommes convaincus qu’il y a dans ces craintes une grande exagération ; mais, après tout, ce n’est pas notre rôle de rassurer l’Angleterre contre les inconvéniens de sa politique. Le Standard ferait probablement mieux de ne plus parler de Fachoda. n y a eu là, comme il le dit, une humiliation superflue, mais non pas dans le sens où il le dit. N’insistons pas davantage. Au surplus, nous ne sommes pas le seul pays de l’Europe qui ait eu à souffrir de ce qu’il y a parfois d’inutile rudesse dans le moindre frottement avec l’Angleterre. L’Allemagne l’a appris à ses dépens aux îles Samoa. Quant aux rapports de la Russie avec l’Angleterre en Extrême-Orient, ils sont ce que tout le monde sait. Nous ne demanderons pas à l’Italie si elle a été bien satisfaite, à propos de son affaire de San-Moun, de ses rapports avec son amie et alliée ; elle ne nous le dirait pas ; mais cet incident, où l’attendait une désillusion de plus, ne l’a pas probablement pas consolée de celles qui l’avaient déjà mise à l’épreuve dans la Mer-Rouge. A qui la faute, si toutes les puissances qui se sont trouvées en contact avec l’Angleterre depuis quelque temps en sont restées un peu meurtries ? Elles parlent le moins possible des désagrémens qu’elles ont subies ; mais, on le voit, c’est l’Angleterre qui en parle la première, et il suffit du moindre incident pour que tous ces souvenirs lui viennent tumultueusement à la pensée. Elle pose alors des questions qu’il aurait peut-être mieux valu laisser dormir : mais, après tout, ce n’est pas nous qu’elles embarrassent, et nous n’avons aucune raison de les éviter.

Il y a deux parties distinctes dans les allégations de la presse britannique à propos du voyage de M. Delcassé : l’une se rapporte à nos relations avec la Russie, l’autre à l’état général de l’Europe. La première n’est peut-être pas la plus importante pour l’Angleterre. Elle sait fort bien, quoiqu’elle affecte d’en douter, que l’alliance franco-russe n’a traversé aucune crise depuis quelques mois, et que, loin d’avoir été ébranlée, elle a été plutôt consolidée par l’incident de Fachoda. La Russie nous a assuré alors qu’elle conformerait jusqu’au bout son attitude à la nôtre. Il est permis de sourire des motifs que l’on donne au prétendu mécontentement que la Russie aurait, depuis, éprouvé contre nous. Quoi ! C’est parce que nous aurions échangé quelques politesses avec l’Allemagne qu’on nous en voudrait à Saint-Pétersbourg ? A qui le fera-t-on croire ? En tout cas, ce n’est pas à ceux qui ont suivi, depuis quelques années, l’évolution de l’alliance et qui en connaissent les tendances actuelles, au moins du côté russe. L’alliance, en effet, est assez forte et assez souple pour s’appliquer, suivant les circonstances, à des intérêts variables et, fidèle à ses principes fondamentaux, elle subit dans la pratique les modifications auxquelles n’échappe rien de ce qui vit. Tout le monde sait, et il est difficile de croire qu’on l’ignore seulement en Angleterre, que rien n’est plus souhaité à Saint-Pétersbourg qu’une modification, dans un sens plus bienveillant, des rapports de la France et de l’Allemagne. Le Standard se trompe étrangement lorsqu’il croit, ou lorsqu’il dit que les conseillers de l’empereur Nicolas ont trouvé une saveur amère aux nouvelles qui venaient de Bergen : il est plus probable qu’ils en ont été flattés, et qu’ils y ont vu un succès pour leur politique. Peut-être se sont-ils exagéré l’importance de l’incident, mais certainement ils l’ont-vu avec satisfaction. Si l’un des deux alliés avait éprouvé quelquefois une très légère susceptibilité au sujet des coquetteries que l’autre échangeait avec l’Allemagne, c’est l’allié de Paris et non pas celui de Saint-Pétersbourg qui aurait ressenti cette impression. On croit en Russie que, l’Allemagne étant parfaitement résolue à ne pas faire la guerre à la France et la France n’ayant aucune intention de faire actuellement la guerre à l’Allemagne, les circonstances générales de l’Europe devraient amener entre ces deux pays un rapprochement de raison. C’est dans ce sens que s’emploie sur nous l’influence russe, et il suffit de regarder faire l’empereur Guillaume pour se rendre compte du prix qu’il attacherait lui-même à un changement aussi considérable dans l’état du monde. Il a adopté à notre égard une attitude très différente de celle que le prince de Bismarck affectait dans les dernières années de son gouvernement. Ses allures personnelles sont à notre égard pleines de courtoisie, et s’il ne supportait pas, lui comme nous, le poids héréditaire d’un passé très lourd, rien évidemment n’empêcherait ou n’ajournerait la réalisation du désir qu’on éprouve à Saint-Pétersbourg, et qu’on partage à Berlin. Combien de temps cette situation durera-t-elle entre la France et l’Allemagne, et quel en sera le dénouement, nul ne le sait ; mais on peut aujourd’hui parler de ces éventualités avec une liberté d’esprit et un sang-froid qui, naguère encore, étaient impossibles. Nous avons lu depuis quelque temps, dans nos journaux, des articles qui auraient provoqué jadis des protestations indignées, et qui aujourd’hui soulèvent seulement des objections. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que ces objections sont très graves et qu’elles resteront irréductibles dans beaucoup d’esprits et de consciences. La génération qui a vu la guerre de 1870-1871 les maintiendra toujours ; mais d’autres sont venues à la vie, qui envahissent la scène politique, et, avec elles, une autre conception des choses finira par amener quelques changemens. La politique qu’à tort ou à raison nous avons suivie depuis vingt ans, et qui nous a donné des intérêts dans tant de parties du monde, non seulement permet d’imaginer, mais impose à la pensée des combinaisons nouvelles, irréalisables peut-être en Europe, mais qui ne le sont pas hors d’Europe, et que les esprits avisés commencent à envisager. Il s’est formé comme une immense transposition des intérêts et des forces sur la surface du globe. On commence à comprendre en France, ou à sentir que, quelles que soient les ressources de cet admirable pays, elles ne lui permettent pas de suffire à la fois à deux politiques, l’une sur le continent européen, l’autre au delà des mers, et encore moins de faire front à un double péril. Il faut opter. Le présent, s’il est tel que nous l’exposons, n’engage pas définitivement l’avenir, pas plus qu’il n’a été lui-même définitivement engagé par le passé ; mais chaque chose vient à son heure ; chaque génération a sa tâche ; et si nous constatons avec tristesse que notre génération n’a pas rempli toute la sienne, ce n’est pas un motif pour imposer à celle qui vient après nous de manquer à ses destinées. Et d’ailleurs s’y prêterait-elle ?

Tout cela est encore bien confus dans les esprits, et peut-être le jour où la politique s’en inspirera est-il encore lointain. Peut-être aussi des événemens inopinés viendront-ils encore une fois modifier brusquement la face des choses. En attendant, il est hors de doute que l’état des esprits en Europe est favorable au maintien de la paix et au rapprochement des puissances continentales. Les liens de la triple alliance se sont très relâchés ; peut-être ceux de la double alliance se sont-ils légèrement détendus. Toutes ces combinaisons diplomatiques ont perdu plus ou moins de leur rigidité première, à mesure que le danger de guerre contre lequel elles avaient été dressées a paru s’atténuer. C’est précisément ce dont la presse anglaise ne peut, ni ne veut se consoler. Et d’abord, elle refuse d’y croire. Elle se complaisait dans le spectacle d’une Europe désunie, elle n’y renonce pas encore : une autre Europe est à ses yeux invraisemblable, impossible, paradoxale, incroyable. Tout son horizon politique serait changé le jour où les vieilles haines politiques et nationales viendraient à s’amortir et peut-être à s’effacer.

On nous disait autrefois qu’étant une république, nous ne pouvions pas chercher, ni espérer trouver une alliance ; qu’un pareil fait serait contre nature, immoral même, et que ce serait chimère d’en poursuivre la réalisation. Nous devions nous habituer à l’idée qu’étant seuls de notre espèce, nous étions une menace pour tout le monde, et qu’en retour tout le monde nous menaçait : un pays dans cette situation n’avait pas trop de toutes ses forces pour se défendre sur ses frontières, et ne devait se permettre aucune expansion au dehors. Nous ne nous en sommes pas moins répandus en Afrique et en Asie, et nous avons conclu l’alliance russe. L’Angleterre en a été surprise, mais elle s’est rassurée en songeant que l’alliance franco-russe avait en somme pour unique objet de tenir en respect l’alliance germano-austro-italienne. Les forces de l’une immobilisaient celles de l’autre. Dès lors, les puissances de l’Europe continentale étaient assez occupées avec elles-mêmes pour laisser les quatre autres parties du monde à la discrétion de l’Angleterre. Cette fois encore, l’événement a donné un démenti aux prévisions britanniques. Les alliances européennes, double ou triple, ont si bien rempli leur objet avoué, qui était le maintien de la paix, que les puissances qui en faisaient partie se sont abandonnées en toute sécurité aux entreprises pacifiques : entreprises industrielles, commerciales et coloniales. L’Angleterre a rencontré des rivaux sur plusieurs points de l’univers : on sait quelle concurrence l’Allemagne, par exemple, fait déjà à son commerce. Elle se demande si cela durera longtemps. Eh quoi ! L’Europe abjurerait-elle ses haines intestines ? Cesserait-elle de se déchirer par ces guerres glorieuses qui absorbaient autrefois son activité et qui, sur tout le reste, laissaient le champ libre aux Anglo-Saxons. Il y a eu là une période de l’histoire infiniment avantageuse à la Grande-Bretagne. Tandis que nous nous épuisions dans nos luttes, elle augmentait sans cesse son domaine et multipliait ses richesses. Nous ne le lui reprochons pas, nous l’en admirons. Elle a eu raison de profiter de nos fautes. C’est ainsi qu’elle est devenue aujourd’hui la plus grande des puissances et nous reconnaissons volontiers qu’en travaillant pour elle, elle a travaillé aussi pour la civilisation. Il y aurait inintelligence et puérilité à le nier. Loin de nous la pensée que, dans la situation nouvelle de l’Europe, il y ait rien qui lui soit systématiquement hostile ! Nous avons toujours désiré vivre en bons termes avec elle, et nous avons fait plus d’une fois, pour conserver son amitié, des sacrifices dont elle aurait pu nous savoir plus de gré. L’idée d’un conflit possible nous fait horreur. Mais enfin il est naturel et légitime, de la part de la France et de l’Europe, de ne pas s’immoler à la grandeur de l’Angleterre, et de travailler à côté d’elle, dans l’immensité de l’Afrique et de l’Asie, à ces mêmes œuvres où elle a trouvé sa grandeur et sa fortune. On dirait, à lire ses journaux, que les puissances du continent n’ont pas le droit d’être d’accord, et qu’elles ne peuvent l’être que contre elle. Si on s’est réuni à la Haye, c’est contre elle. Si notre ministre des Affaires étrangères est allé à Saint-Pétersbourg, c’est contre elle. Si l’empereur Guillaume a visité un de nos vaisseaux, c’est encore et toujours contre elle ! En vérité, s’il ne s’agissait pas d’une puissance aussi robuste, nous dirions qu’il y a quelque chose de maladif dans une préoccupation aussi incessante, et qui trouve partout matière à s’exercer. Qui aurait cru que l’inoffensif voyage de M. Delcassé serait l’objet de tant de commentaires, et qu’il nous amènerait nous-mêmes à nous y livrer si longuement ?


On a vu que, pour le Standard, la Conférence de la Haye n’a pas été exempte de quelque méchante intention à l’égard de l’Angleterre. Certes, il n’en est rien ; mais peut-être la situation nouvelle de l’Europe, telle que nous l’avons définie, a-t-elle été pour quelque chose dans la pensée qu’a eue l’empereur Nicolas d’alléger les charges militaires qui nous écrasent tous d’un poids d’autant plus lourd qu’il est vraisemblablement inutile. N’est-il pas, en effet, peu illogique d’entasser tant d’armemens avec le ferme propos de ne pas s’en servir ? Mais si telle a été vraiment l’idée première de l’empereur de Russie, il n’a pas tardé à s’apercevoir qu’il avait fait fausse route, et que les puissances militaires, quelque pacifiques qu’elles soient, ne sont pas du tout disposées à désarmer. Il a été évident, avant même que la Conférence de la Haye fût réunie, qu’elle ne ferait rien de bien sérieux sur ce point spécial, et que les armemens de l’Europe resteraient le lendemain de sa clôture ce qu’ils étaient la veille. Il en a effectivement été ainsi : mais cela ne veut pas dire que l’œuvre de la Haye ait été stérile. Le but que s’était proposé l’empereur Nicolas était si haut qu’on pouvait s’élever beaucoup tout en restant en deçà.

Le jour de la clôture de la Conférence, quelques discours, suivant l’usage, ont été prononcés. Le président, M. de Staal, premier délégué de la Russie, a reconnu que l’œuvre accomplie n’était pas aussi parfaite qu’on aurait pu le désirer, mais il a ajouté qu’elle était « sincère, pratique et sage, et qu’elle conciliait les deux principes qui sont la base du droit des gens : la souveraineté des États et la solidarité internationale. » M. de Beaufort, ministre hollandais des Affaires étrangères, a emprunté à M. le duc de Broglie un mot qui n’est pas moins juste, et qui l’est peut-être même davantage : « Nous vivons dans un temps où il faut tenir autant et plus de compte de l’effet moral d’une grande mesure que de ses résultats matériels et immédiats. » Cela est vrai, d’ailleurs, dans tous les temps. Il suffit d’avoir mesuré la résistance que les choses, avec leur routine, et les hommes, avec leurs préjugés, opposent aux plus généreuses initiatives, et même aux plus résolues, pour reconnaître que les grandes réformes ne se font pas d’un seul coup ; quelquefois même, elles ne se réalisent jamais complètement. Il faut s’y reprendre à plusieurs reprises pour obtenir un progrès, et il reste toujours de l’a peu près dans les œuvres humaines. Mais, loin que ce soit là une raison de ne rien entreprendre, c’en est une au contraire d’entreprendre beaucoup et souvent, puisqu’on n’arrive pas au but d’un premier et unique effort. L’empereur Nicolas suivait une tradition de famille en s’efforçant de perfectionner le droit des gens. Ses ancêtres lui avaient laissé quelque chose à faire ; il laissera aussi quelque chose à faire à ses successeurs.

On sait que la Conférence s’était, dès l’origine, partagée en trois commissions, dont chacune correspondait à une catégorie de ses travaux. La première était chargée de la limitation des armemens ; elle n’a pas tardé à constater que sur ce point sa bonne volonté serait inefficace. Un des délégués allemands, le colonel Schwarzhoff, a été jusqu’à contester que les charges militaires pesassent en réalité sur les nations de l’Europe aussi lourdement qu’on l’avait dit. Ce poids lui a paru léger. La Commission d’abord et la Conférence ensuite ont eu, pour s’abstenir à ce sujet, une raison plus sérieuse, à savoir que la diversité des législations militaires dans les divers pays ne permettait pas d’appliquer une règle uniforme à la limitation de leurs armemens. En conséquence, la Conférence s’est bornée à voter une résolution dont le texte lui a été fournie par le premier délégué français, et qui est ainsi conçue : « La Conférence estime que la limitation des charges militaires qui pèsent actuellement sur le monde est grandement désirable pour l’accroissement du bien-être matériel et moral de l’humanité. « Cette profession de foi, digne de l’abbé de Saint-Pierre, n’engage évidemment à rien. La première commission n’a abouti à un résultat pratique, et encore ! que sur trois points qu’elle a présentés sous la forme de trois Déclarations. La première interdit, pour une durée de cinq ans, de lancer des projectiles et des explosifs du haut des ballons ; la seconde interdit d’employer des projectiles ayant pour but unique de répandre des gaz asphyxians ou délétères ; la troisième enfin interdit d’user de balles qui, grâce aux incisions de leur enveloppe, s’épanouissent dans le corps humain et élargissent les blessures qu’elles ont faites. Voilà tout ; c’est peu, et nous verrons de plus dans un moment que toutes les puissances n’ont pas signé ces trois Déclarations. La seconde commission s’occupait de la codification et aussi de l’amélioration des lois et des coutumes de la guerre. Elle a repris, pour la développer, l’œuvre de la Conférence de Bruxelles de 1874. Grâce à elle, la définition des belligérans a été faite d’une manière plus précise ; le sort des prisonniers de guerre a été mieux assuré ; certaines pratiques odieuses, consistant par exemple à bombarder des maisons de charité, des musées, des édifices inoffensifs, ont été condamnées. En dehors de cette Convention d’un caractère général, elle en a présenté une autre pour adapter à la guerre maritime les principes de la Convention de Genève. En un mot, la seconde commission a fait, comme nous l’avions d’ailleurs prévu, une œuvre utile, et c’est peut-être à elle que sera due plus tard la plus sérieuse reconnaissance. La troisième, présidée par M. Léon Bourgeois, a présenté une Convention pour le règlement pacifique des conflits internationaux, en d’autres termes, sur les bons offices, la médiation et l’arbitrage. Elle en a recommandé l’emploi, ce qui n’est rien dire ; mais elle l’a rendu, surtout en ce qui concerne l’arbitrage, plus facile et plus rapide, et c’est peut-être avoir fait quelque chose. En tous cas, il lui était impossible de faire plus. L’idée maîtresse qu’elle a réalisée est la création d’une Cour permanente d’arbitrage, qui sera représentée à la Haye par un bureau central placé sous la direction des ministres des puissances. Elle sera composée de jurisconsultes désignés par ces puissances : chacune pourra en choisir quatre. La Cour se réunira lorsqu’il y aura lieu de le faire, en d’autres termes lorsque deux puissances feront appel à son concours pour lui soumettre l’objet d’un conflit, et elle procédera alors suivant des règles que l’on s’est efforcé de simplifier. Mais il est bien entendu qu’en aucun cas, l’arbitrage ne sera obligatoire, et que le choix même des arbitres restera parfaitement libre. Quelques puissances auraient voulu rendre l’arbitrage obligatoire dans certains cas déterminés, tels que l’interprétation de conventions postales et télégraphiques, de traités de navigation, ou d’accords relatifs à la propriété littéraire ; encore prenait-on soin de dire que l’obligation n’existerait que si les puissances en cause estimaient que l’objet de leur différend ne touchait m à leurs intérêts vitaux, ni à leur honneur. Même ainsi restreinte et réduite, elle a paru inacceptable. Quant aux membres de la Cour arbitrale de la Haye, ils composeront une liste de jurisconsultes proposés ou, si l’on veut, recommandés, mais nullement imposés aux parties. On pourra toujours s’adresser ailleurs. Nous le répétons, il était impossible de faire mieux, mais ce qu’on a fait est modeste. Il fallait respecter d’une manière absolue l’indépendance des États, grands ou petits ; leur taille ici n’importe pas puisqu’il s’agit d’un droit qui est le même pour tous, et ce respect obligeait la troisième commission et la Conférence à créer un instrument commode peut-être, mais facultatif, et dont chacun pouvait se servir sans que personne y fût forcé.

Ce qu’il y a d’un peu vague dans les propositions finales de la Conférence aurait pu être compensé et en partie racheté par le nombre et par l’empressement des adhésions obtenues. Là encore il y a eu déception. Peut-être, n’est-elle pas définitive : les protocoles resteront ouverts jusqu’à la fin de l’année, et de nouvelles adhésions pourront se produire, soit de la part des puissances qui n’étaient pas représentées à la Haye, soit de la part de celles qui l’étaient. Mais nous n’avons pas grande confiance dans ces dernières, et les motifs qui les ont empêchées, après avoir participé à tous les travaux de la Conférence, d’adhérer immédiatement à ses conclusions, continueront sans doute à les en empêcher par la suite. En attendant, sur vingt-six puissances représentées, neuf n’ont encore rien signé, ce sont : l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, l’Angleterre, l’Italie, la Chine, le Japon, le Luxembourg, la Serbie et la Suisse. Quatorze ont tout signé ; ce sont : la Russie, la France, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, le Mexique, la Grèce, le Monténégro, la Hollande, la Perse, la Roumanie, le Siam, la Suède et la Norvège et la Bulgarie. Les trois autres puissances, les États-Unis, la Turquie et le Portugal, ont signé certains articles et non pas certains autres. Mais nous ne pousserons pas plus loin ces détails : il suffit de l’abstention générale de puissances comme l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie pour infirmer singulièrement l’œuvre laissée en suspens.


Une crise ministérielle vient d’avoir lieu en Belgique. On se rappelle l’agitation qui s’est produite dans le parlement et dans la rue à la suite du dépôt fait par M. Vandenpeereboom du projet de réforme électorale. La Chambre a formé alors une commission de quinze membres qu’elle a chargés d’étudier tous les projets et tous les systèmes électoraux déjà déposés ou qui pourraient l’être.

Tous les partis étaient représentés dans cette commission, qui a donné, comme il fallait s’y attendre, le spectacle de l’anarchie et de l’impuissance. On ne s’est entendu que pour repousser le projet ministériel ; on a cessé de le faire lorsqu’il s’est agi d’en adopter un autre. Tous les projets ont été alors successivement repoussés, et on s’est trouvé en présence du néant. L’échec de la commission parlementaire aurait pu rendre un peu de prestige au ministère, si celui-ci n’avait pas été déjà mort. Le roi a confié la mission de former un nouveau cabinet à M. de Smet de Naeyer, un des deux ministres qui avaient donné leur démission, en janvier dernier, à la suite d’un dissentiment avec M. Vandenpeereboom, précisément sur la réforme électorale. La réforme de M. Vandenpeereboom ayant échoué, M. de Smet de Naeyer était tout indiqué pour produire la sienne. Il n’avait d’ailleurs pas l’embarras du choix : le scrutin de liste et la représentation proportionnelle intégrale étaient imposés par les circonstances. La seule tâche que se propose, pour le moment, le ministère est de faire aboutir cette réforme. Il aura pour cela le concours de M. Vandenpeereboom, qui le lui a publiquement promis aussi large que possible. M. Vandenpeereboom reconnaît aujourd’hui que la représentation proportionnelle intégrale est indispensable, ou du moins inévitable ; et peut-être, si un sentiment de rancune peut entrer dans une âme aussi chrétienne que la sienne, n’est-il pas fâché, en le reconnaissant, de faire pièce à M. Wœste, partisan fanatique du scrutin uninominal. M. Wœste, en effet, n’a pas peu contribué à sa chute. Le ministère aura donc avec lui la plus grande partie des catholiques, et aussi un certain nombre de radicaux, qui ajournent la question du suffrage universel et celle du référendum, et se contentent, pour aujourd’hui, de ce qu’on leur offre loyalement, en se réservant de demander le reste ensuite. Les socialistes seuls restent fidèles à la méthode du tout ou rien. Ils parlent même de la soutenir par l’obstruction. Néanmoins, la situation est détendue, et il y a lieu de croire que M. de Smet de Naeyer réussira dans son entreprise. L’expérience en est trop intéressante pour que nous ne la suivions pas avec la plus sympathique attention.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.