Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1899

Chronique n° 1615
31 juillet 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet.


Pendant ces derniers mois, l’attention publique s’est attachée, non sans anxiété, aux affaires du Transvaal. Il s’en est fallu de peu que la guerre n’éclatât entre l’Angleterre et la République Sud-Africaine, et cela grâce à M. Chamberlain, qui n’en est pas à son coup d’essai et qui a déjà donné au monde plusieurs de ces alertes. Cette fois, comme les précédentes, tout pourrait encore se bien terminer. Il faut le souhaiter au nom des intérêts très divers qui s’agitent au sud de l’Afrique et auxquels quelques-unes au moins des puissances européennes ne sauraient rester indifférentes. Ni l’Allemagne, ni la France ne peuvent assister tout à fait impassibles à une extension nouvelle de l’Empire britannique dans ces régions, et l’empereur Guillaume l’a suffisamment prouvé, en ce qui le concerne, par le télégramme retentissant qu’il adressait, il y a quelques années, au président Krüger, à la suite du raid de Jameson. L’Allemagne est voisine des possessions africaines de l’Angleterre au nord-est et à l’ouest, et, si ces possessions se développent encore par l’absorption du Transvaal aujourd’hui, de l’État libre d’Orange demain, des territoires portugais après-demain, comment oublier nous mêmes que Madagascar n’en est séparée que parle canal de Mozambique ? Lorsque les petits peuples disparaissent, c’est toujours pour grossir les grands, et, lorsque les grands le sont déjà à l’excès, l’inconvénient est encore plus sensible.

Convenons d’ailleurs que le Transvaal, dans ces derniers temps, a très mal secondé l’intérêt que nous lui portions ; et c’est pourquoi, au cours de la crise qu’il vient de traverser, il n’a pas retrouvé en Europe, même auprès des puissances qui font pour lui les vœux les plus sincères, la chaleur et la spontanéité des sentimens d’autrefois. Parmi les griefs que l’Angleterre soutenait contre lui, quelques-uns étaient fondés. Il est certain que, par la faute des Boers, la situation des uitlanders était devenue intolérable. Des entraves de toutes sortes étaient mises à l’exercice de leur industrie ; les impôts les plus lourds pesaient sur eux ; les monopoles les plus écrasans les obligeaient à payer un prix excessif des matières indispensables ; des tarifs exorbitans ralentissaient toutes leurs transactions ; le génie de la fiscalité semblait s’être attaché à eux pour leur faire subir des vexations et des pertes de toutes sortes. Ils protestaient, et ils avaient raison. On le savait chez nous presque aussi bien qu’en Angleterre : l’argent français a afflué en quantité si considérable dans les affaires du Transvaal, qu’on n’estime pas à moins d’un milliard et demi les capitaux que nous y avons engagés. Est-ce à la maladresse qu’il faut attribuer la politique des Boers à l’égard des uitlanders ? Est-ce à la cupidité ? Aux deux, sans doute. Chez ces montagnards pauvres, honnêtes, laborieux, qui avaient longtemps, mené, sur leurs plateaux disgraciés de la nature, une vie qu’on a appelée patriarcale, et qui rappelle effectivement les temps bibliques, la vue de l’or a produit son effet habituel, avec une intensité d’autant plus grande que le phénomène, pour eux, était plus nouveau. Il s’est fait. On sait avec quelle habileté mêlée de ruse le paysan, dans tous les pays du monde, s’entend à vivre aux dépens de son voisin, et avec quelle rapidité l’esprit des affaires se développe chez lui, au moins par ses petits côtés. Il en a été, sous ce rapport, au Transvaal comme ailleurs. Quand le Boer a vu les capitaux européens affluer chez lui et qu’il en a bien compris l’usage, sa première pensée a été de s’en attribuer la plus grande quantité possible, et pour cela tous les moyens lui ont paru bons. Ce sentiment était trop naturel pour qu’on eût le droit de s’en offenser, mais il a été poussé, bien loin, et ses effets devaient amener une réaction non moins naturelle de la part de ceux qui en étaient victimes. De là est née la situation qui, hier encore, menaçait de se dénouer par un conflit sanglant.

Toutefois, il serait injuste d’attribuer exclusivement à de mauvais sentimens la conduite des Boers à l’égard des uitlanders. Beaucoup d’entre eux ont obéi à des mobiles d’un ordre plus élevé, et, parmi eux, ou plutôt à leur tête, il faut placer le président Krüger. Son désintéressement personnel n’a jamais été mis en doute. Il est avant tout un patriote. Si les mœurs des Boers se sont modifiées, c’est-à-dire altérées et quelquefois dépravées autour de lui, il a été le premier à en souffrir, et c’est à ses yeux un motif de plus de se mettre en garde contre les étrangers qui semblent avoir entrepris l’invasion morale aussi bien que l’invasion matérielle du pays. Le président Krüger ne voit pas seulement ce qui se passe au Transvaal, il entend ce qu’on dit au dehors, il a l’oreille et l’esprit ouverts, et il ne saurait se méprendre sur les projets que des voisins audacieux affichent avec une bruyante hardiesse, comme s’ils étaient sûrs que rien ne pourra en empêcher la réalisation. M. Krüger n’ignore pas les desseins de M. Cecil Rhodes, qui ne tendent à rien moins qu’à la disparition et à l’absorption du Transvaal dans l’ample sein de l’Empire britannique. Le docteur Jameson a été l’enfant perdu et l’avant-coureur de cette politique : son équipée l’a un moment compromise, mais elle subsiste ; et M. Rhodes, assisté de loin par M. Chamberlain, en poursuit la réalisation avec cette fermeté de vues, cette continuité d’efforts, et cette absence absolue de scrupules que les Anglais savent apporter dans leurs entreprises. M. Krüger cherche à se défendre, et c’est pour cela qu’il a non seulement toléré, mais encouragé et pratiqué pour son propre compte la politique dont nous avons sommairement indiqué les traits principaux. Il a cru qu’une législation oppressive aurait pour conséquence de diminuer le nombre des nouveaux arrivans, et peut-être même de décourager quelques-uns de leurs prédécesseurs. Nous ne discutons pas son but, il était à quelques égards légitime ; mais les procédés ont été maladroits à force d’être vexatoires et ils ont finalement amené un résultat contraire à celui que M. Krüger s’était proposé. On est assez rapidement arrivé à la situation la plus fausse et la plus dangereuse, d’autant plus inextricable que, dans une certaine mesure, tout le monde avait raison, les uitlanders contre les Boers, et les Boers contre les uitlanders. Les uns se sentaient menacés dans leur existence politique et même nationale ; les autres se vantaient avec raison d’avoir mis le pays en valeur, d’en avoir fait la richesse, d’y avoir construit Johannesburg, une ville peuplée aujourd’hui de 100 000 habitans, d’y payer les huit dixièmes des impôts, enfin d’en être de beaucoup l’élément le plus actif, le plus industrieux, et à leur avis le plus intéressant. Malgré cela, ils n’y avaient aucun droit politique, aucun droit municipal, ou peu s’en faut, et, dans cette ville même de Johannesburg qui ne vit que par eux, toute l’administration, administration d’autant plus tracassière qu’elle l’était systématiquement, était entre les mains d’hommes d’une autre race qu’eux, ayant un esprit différent et des intérêts le plus souvent opposés, de sorte que la vie commune tournait à l’oppression de la majorité par la minorité. En laissant même de côté les questions d’intérêt, si importantes qu’elles fussent, il y avait quelque chose d’insupportable pour l’orgueil des Anglo-Saxons, habitués partout à se gouverner eux-mêmes et ayant la prétention justifiée de représenter une civilisation supérieure, à se voir faire la loi par une poignée de paysans dont le seul titre était d’avoir occupé le pays avant eux. Pendant des siècles, des pâtres aussi indolens que leurs troupeaux avaient couché sur un trésor sans même en soupçonner l’existence, et sans savoir en tirer parti.

C’est ainsi que les imaginations s’exaltaient, que les cœurs s’échauffaient les uns contre les autres, et cela par la faute des Boers. Loin de créer des difficultés et des entraves aux uitlanders, ils auraient dû favoriser leur industrie dont, après tout, le pays était appelé à bénéficier tout le premier. Ils auraient dû abandonner Johannesburg aux uitlanders, les y laisser chez eux, les y cantonner, leur y accorder tous les droits municipaux qu’ils auraient voulu, et dans le reste du Rand, c’est-à-dire du pays minier, tout en prélevant sur eux des impôts supportables, se bien garder de contrarier leurs intérêts. En agissant ainsi, on leur aurait très probablement enlevé tout désir de demander davantage, ou autre chose. La plupart d’entre eux ne viennent habiter le Transvaal que pour un certain nombre d’années et ils se retirent après fortune faite. Leur nombre, qui est déjà très considérable, ne peut pas augmenter indéfiniment, et, dans quelques années, il diminuera progressivement. On dit que la ville de Johannesburg a déjà atteint tout le développement dont elle est susceptible. D’ailleurs, les richesses minières du pays, bien qu’elles soient très considérables, ne sont pas inépuisables : les calculs les plus favorables les évaluent à 20 milliards, et, comme on en extraira bientôt 500 millions annuellement, cet immense travail sera terminé dans une trentaine d’années, après lesquelles le pays retombera dans sa pauvreté première. L’étranger s’en ira avec son or, dont il aura laissé une partie entre les mains des Boers et ceux-ci se retrouveront avec leurs pâturages, leur solitude et leur indépendance, s’ils ont eu la sagesse de ne pas la compromettre auparavant. En procédant comme ils l’ont fait, et en opposant aux uitlanders une digue inévitablement insuffisante, ils les obligeaient à déployer, pour la renverser, un effort dont la violence ne s’arrêterait probablement pas là. Ils les obligeaient aussi à chercher un appui au dehors, et de tous les dangers c’était le pire, car, au dehors, il y avait des gens dont les projets étaient tout prêts.

Ces projets ont un double caractère ; ils tiennent à la fois à un grand plan politique et à de simples intérêts financiers, et c’est ainsi que M. Chamberlain, d’un côté, et M. Cecil Rhodes, de l’autre, travaillent conjointement à leur succès. Pour ne parler que du dernier, il s’en faut de beaucoup que les affaires qu’il brasse dans l’Afrique du Sud soient prospères, et que leur avenir soit assuré. On ne peut pas dire que la Rhodesia soit heureuse. M. Cecil Rhodes est un aventurier de grand style, si l’on veut, mais enfin un aventurier, et sa prodigieuse activité, doublée d’une imagination plus grande encore, ne s’est pas seulement exercée dans le domaine politique : il y a aussi son œuvre financière. Celle-ci, après être restée quelque temps stationnaire, est sérieusement menacée de péricliter, si quelque circonstance favorable ne vient pas la relever et lui donner un élan nouveau.

Les promesses dont étaient remplis les prospectus d’autrefois sont loin d’être réalisées, et quelques esprits chagrins commencent même à craindre que tant d’espérances grandioses n’aboutissent à un de ces désastres dont l’histoire de la spéculation est remplie. Que faudrait-il pour donner un aliment substantiel à une entreprise en passe de dépérir ? M. Cecil Rhodes est un esprit inventif, et il a imaginé entre autres choses le gigantesque chemin de fer qui doit relier un jour le Cap à Alexandrie ; par malheur, ce jour ne parait pas encore très prochain et le péril est urgent. L’idée de mettre la main sur les mines du Transvaal devait naturellement se présenter à lui comme une de ces idées simples qui plaisent à une intelligence pratique. Mais le Transvaal est un pays indépendant. Si une convention, qui date de quelques années, a mis dans une certaine mesure sa politique extérieure sous le protectorat britannique, il est libre à l’intérieur, et l’on ne peut pas, sans commettre un attentat à la Jameson, porter atteinte à sa liberté, non plus qu’à sa propriété. Il faut du moins pour cela chercher une cause, trouver un prétexte. Il faut de plus intéresser l’Angleterre elle-même au succès de l’entreprise et provoquer à Johannesburg un mouvement d’opinion qui ait aussitôt un retentissement à Londres. Il faut enfin qu’un homme, un ministre, se rencontre, prêt à prendre en main la direction de ces affaires complexes et mêlées. C’est précisément parce qu’il fallait tout cela qu’il était souverainement imprudent de la part des Boers de donner à M. Cecil Rhodes le prétexte qu’il cherchait. Quant à l’homme qui devait, à Londres, s’attacher à ses vues et employer toute la puissance impériale à les faire triompher, il était tout indiqué, il s’offrait lui-même, il brûlait du désir de s’entremettre. La psychologie de M. Chamberlain est aujourd’hui trop connue pour qu’il soit nécessaire de l’exposer. On sait qu’il cherche une occasion : tout paraissait se réunir au Transvaal pour la lui fournir. Il avait dans l’Afrique du Sud non seulement M. Cecil Rhodes, homme à tout entreprendre, à tout oser, à tout faire, mais sir Alfred Milner, qu’il avait placé à la tête de la colonie du Cap, homme intelligent, souple, dévoué, à la fois docile et résolu. Quant à l’opinion anglaise, elle était divisée, mais la poussée d’impérialisme qu’elle subit en ce moment n’en donnait pas moins une force considérable à M. Chamberlain.

Sir Alfred Milner a été récemment appelé à Londres. Il a pris les instructions de son chef, et, aussitôt de retour au Cap, il lui a écrit une dépêche d’un style particulièrement soigné en vue d’une publication ultérieure, qui n’était autre chose qu’une dénonciation du gouvernement transvaalien. Ce que disait sir Alfred dans cette dépêche, on peut le deviner d’après ce que nous avons dit nous-même des griefs des uitlanders contre le gouvernement de Pretoria. Tous ces griefs étaient énumérés avec force, et, comme on peut le croire, plutôt exagérés qu’affaiblis. En même temps une grande agitation était provoquée dans le Rand, et on y faisait circuler une pétition, qui se couvrait de signatures. En quelques jours, elle en réunissait plus de 20 000, ce qu’on a fait valoir comme un chiffre considérable, et ce qui nous paraît plutôt un chiffre modeste si l’on songe que les uitlanders sont au nombre de 200 000 au Transvaal et qu’on en compte environ 50 000 à Johannesburg seulement. Au surplus, cela importait peu, et la pétition n’était qu’un incident de la campagne entreprise. Quant au caractère même de celle-ci et aux intentions de ceux qui l’avaient entamée, M. Krüger ne s’y est pas mépris. Tout de suite il a compris le danger et il a parlé, un peu trop tard par malheur, de faire des réformes. Mais il les a d’abord présentées en termes très vagues, et, à Londres, M. Chamberlain a déclaré sur le ton le plus malveillant qu’elles n’étaient ni sérieuses, ni sincères. Elles peuvent se diviser en deux catégories : les unes étaient de l’ordre administratif et se rattachaient soit à des monopoles à supprimer, celui de la dynamite par exemple, soit à une réforme de la législation des transports, de la législation douanière, de la législation crimiuelle et correctionnelle, de la législation sur la presse et le droit de réunion, etc., etc. ; les autres étaient de l’ordre purement politique. Ces dernières se sont bientôt résumées à une seule, à savoir les conditions dans lesquelles la franchise électorale serait accordée aux uitlanders. Les uitlanders n’auraient sans doute pas songé à réclamer des droits politiques au Transvaal si leurs intérêts matériels y avaient été suffisamment ménagés ; mais, comme ils ne l’étaient pas, bien au contraire ! ils n’ont pas tardé, avec cette habitude des Anglo-Saxons de placer la sauvegarde des droits individuels dans les droits politiques, à réclamer ces derniers. Puisqu’ils payaient la plus grande partie des impôts, il leur paraissait juste d’être appelés à les discuter, à les voter et à en surveiller l’emploi. Ils demandaient, en conséquence, à être représentés au Volksraad dans une proportion supérieure, et à ne pas être traités comme des hôtes de passage dans un pays où ils étaient en majorité, dont ils faisaient la richesse, enfin, suivant notre vieille formule révolutionnaire, où ils n’étaient rien, où ils devraient être tout, et où ils voulaient être quelque chose. Il fallait quatorze ans à un uitlander pour acquérir des droits de vote au Transvaal ! Ils sont eniron 200 000 contre 30 000 Boers, ils n’avaient que deux représentans au Volksraad ! Ces proportions ne pouvaient plus être admises. Dès que la question politique a été posée, elle a relégué les autres au second plan. Les uitlanders ont compris que, le jour où ils auraient des droits politiques, leur supériorité numérique ne tarderait pas à leur donner tout le reste. Ce raisonnement a pris tout d’un coup dans leur esprit une précision et une force irrésistibles ; on n’a pas tardé à s’en apercevoir à l’entrevue de Bloemfontein. Quant à M. Chamberlain et à M. Cecil Rhodes, que voulaient-ils ? S’emparer du Transvaal, et sans doute ils sauraient préféré le faire par les armes, procédé plus expéditif et plus complet ; mais, pour le cas où lisseraient empêchés de l’employer, ils se préoccupaient d’arriver au but par une voie un peu détournée, et de substituer à la conquête militaire la conquête électorale et politique.

Nous avons parlé de l’entrevue de Bloemfontein : elle a eu lieu le 31 mai, et a été provoquée par M. Steijn, président de l’État libre d’Orange. L’État libre d’Orange, plus petit que le Transvaal et contigu comme lui aux colonies anglaises, habité aussi par une population d’origine en majorité hollandaise, s’intéresse d’autant plus à ce qui se passe chez son voisin qu’il peut dire sans crainte de se tromper beaucoup : tua res agitur dum proximus ardet. Bien que ses relations actuelles soient bonnes avec le gouvernement du Cap, le jour où l’indépendance transvaalienne serait détruite, la sienne serait bien malade, et un îlot aussi minime aurait de la peine à rester intact au milieu du débordement de la puissance britannique. M. Steijn a donc pris l’initiative de proposera M. Krüger et à sir Alfred Milner de se réunir dans sa capitale et d’essayer d’arriver entre eux à un accord direct sur tous les points en litige. M. Krüger a accepté la proposition. Sir Alfred Milner a pris les ordres de son gouvernement, qui l’a autorisé à s’y rendre également, nous savons avec quelles instructions, car M. Chamberlain les a publiées depuis. Il ne devait pas s’attarder aux questions accessoires, telles que la suppression du monopole de la dynamite : la franchise électorale devait passer avant tout, et, s’il n’obtenait pas satisfaction à ce sujet, on avait soin de lui dire qu’il était tout à fait inutile d’insister sur le reste. Sir Alfred Milner a demandé que le droit de vote fût acquis au bout de cinq ans de résidence au Transvaal, avec effet rétroactif, et que la naturalisation, à quelque moment qu’elle fût accordée, entraînât immédiatement la plénitude des droits politiques. M. Krüger a proposé que le droit de vote fût accordé dans deux ans aux uitlanders qui habitaient le transvaal avant 1890, c’est-à-dire depuis neuf années accomplies, ce qui portait leur stage préalable à onze ans. Pour les autres, ils devaient d’abord se faire naturaliser après deux ans de résidence, et ils n’obtiendraient le droit de vote que cinq ans après, ce qui portait en tout leur stage à sept ans. On pouvait se demander, et on n’a pas manqué de le faire, quelle serait la situation de ces nouveaux burghers qui, naturalisés après deux ans de résidence, auraient perdu leur nationalité primitive sans acquérir les droits que devait comporter la nouvelle. Il faut convenir que cette disposition était un peu sévère, mais nous ne discutons pas, nous nous contentons d’exposer les propositions de M. Krüger. Il exigeait en outre des conditions de moralité et de fortune dont les dernières étaient quelquefois assez difficiles à remplir et devaient beaucoup réduire le nombre des électeurs. Enfin il exigeait une indemnité pour le tort causé à son pays par l’agression de Jameson. Il lui a été répondu sur ce point que le principe de l’indemnité était accepté et que, quant au chiffre, le gouvernement anglais proposait qu’il fût fixé par un arbitrage. Bien loin de repousser cette dernière suggestion, M. Krüger s’empressa de demander que tous les différends ultérieurs qui pourraient s’élever entre l’Angleterre et le Transvaal fussent réglés par voie d’arbitrage, et il alla même jusqu’à surbordonner toutes ses autres propositions à l’acceptation de celle-ci. On était loin de compte. Sir Alfred Milner avait des instructions formelles et ne pouvait pas s’en départir ; M. Krüger n’était pas disposé, au moins alors, à modifier son programme. On se quitta sans s’être entendu, et le seul résultat de la conférence fut de montrer qu’on était séparé par un fossé profond.

Cette constatation servait admirablement les vues de M. Chamberlain. Sous son influence, une très active campagne de presse s’est poursuivie pendant plus d’un mois, échauffant les esprits, les exaltant, les poussant aux violences, et M. Chamberlain s’y est mêlé lui-même, moins encore par les discours amers, hargneux, mais mesurés, qu’il prononçait à la Chambre des Communes que par le langage plus libre, plus abondant, plus agressif, qu’il a tenu à ses électeurs de Birmingham. Bien plus, et par un précédent qui à coup sûr n’est pas à encourager, M. le ministre des Colonies publiait un Livre bleu où il livrait à la curiosité publique toutes les pièces d’une négociation qui avait sans doute abouti à un premier échec, mais qui pouvait et devait être reprise. Il semblait se fermer la retraite à lui-même en faisant connaître les exigences qu’il avait officiellement produites et auxquelles il lui devenait dès lors difficile de renoncer. Ces manifestations, habilement entretenues et échelonnées, ne laissaient pas d’agir vivement sur l’opinion publique. Celle-ci pourtant était divisée : elle était bien loin de présenter la parfaite unanimité qu’on avait constatée dans d’autres circonstances, dont quelques-unes sont trop récentes pour être oubliées. Sir Henry Campbell Bannerman, le leader du parti libéral, multipliait les questions à la Chambre des Communes. On tenait des meetings pacifiques. Les meetings impérialistes et belliqueux étaient assez rares, souvent troublés, et quelquefois même ne pouvaient pas se tenir. On sentait confusément, mais assez fortement ce qu’il y avait de peu moral dans l’entreprise fomentée contre un petit peuple qui, après tout, défendait son existence, et cela pour un intérêt qui n’était pas seulement celui de la grandeur et surtout de la gloire de l’Angleterre. On aimait à mettre le ministre des Colonies en opposition avec ses collègues, et notamment avec lord Salisbury ; mais celui-ci se taisait et laissait faire, se réservant peut-être d’intervenir au dernier moment, et s’abandonnant à une indolence qui pourrait bien, un jour ou l’autre, le mettre aux prises avec des événemens dont la direction lui aurait définitivement échappé. Il y a eu des jours d’inquiétude et presque d’angoisse, où on a pu se demander qui l’emporterait, de l’impérialisme fougueux et débridé de M. Chamberlain, ou de la sagesse devenue un peu inerte de l’ancien parti conservateur.

Alors s’est produit un événement nouveau, bien fait pour servir d’avertissement à ceux qui consentent encore à observer et à réfléchir : l’intervention des Afrikanders du Cap. Les Afrikanders, les anciens habitans du Cap et de Natal, Hollandais d’origine comme les Boers du Transvaal et de l’État libre d’Orange, sont restés avec eux en communion d’esprit et de race. Ils sont animés à l’égard de l’Angleterre d’un loyalisme qui ne s’est jamais démenti et que nul ne met en doute, mais qui n’a pas supprimé chez eux d’autres et de plus vieux sentimens. Mêlés à la population anglo-saxonne du Cap, et jouissant avec elle des mêmes droits politiques, ils sont tantôt en majorité, tantôt en minorité au parlement. Pour le moment, ils y sont on majorité. Les dernières élections générales la leur ont donnée, et une élection partielle, qui est d’hier, a montré que la confiance du pays ne les a pas abandonnés depuis. Dans la circonscription du Tenbuland, que le gouvernement de la colonie considérait comme une espèce de bourg pourri à sa dévotion, l’ancien premier ministre, sir James Gordon Sprigg, se présentait contre M. Salomon, candidat afrikander, et était battu par lui. Ce mouvement d’opinion montre que la colonie du Cap est un peu lasse de servir de base aux opérations de M. Cecil Rhodes, et de voir ses intérêts permanens subordonnés aux entreprises d’une poignée de spéculateurs. M. Cecil Rhodes parle sans cesse d’union entre toutes les races de l’Afrique australe, et par ce mot d’union morale il entend en réalité l’unité politique : ce qui se passe montre avec éxidence combien sa manière d’agir est loin de produire les résultats qu’il poursuit. M. Rhodes fait l’union sans doute, mais contre lui. Quelle en a été la conséquence ? Les Afrikanders du Cap, et avec eux M. Hofmeyr qui est leur chef, ont provoqué une nouvelle réunion à Bloemfontein, réunion tout officieuse cette fois, où M. Krüger ne pouvait pas se rendre, mais où se sont rendus quelques-uns de ses amis les plus fidèles, et où l’État libre d’Orange était aussi représenté par M. Fischer. Une telle réunion devait avoir une grande autorité. Elle a arrêté un nouveau projet de transaction qu’elle a fait accepter sans peine par M. Krüger et dont voici les points principaux : toute personne actuellement naturalisée au Transvaal obtiendra immédiatement la plénitude des droits électoraux, et il en sera de même des étrangers domiciliés dans le pays avant le 1er janvier 1891. Pour les autres, ils obtiendront le même traitement au bout de sept années de résidence, ou au bout de cinq ans s’ils ont été préalablement naturalisés. Lorsque cette tentative de conciliation a été connue à Londres, elle a mis le parti impérialiste dans un grand embarras. Il était impossible de ne pas reconnaître que M. Krûger faisait d’importantes concessions, et ces concessions étaient revêtues d’avance de la haute consécration que leur donnait le fait d’avoir été élaborées avec le concours et sous l’inspiration directe des Afrikanders du Cap. M. Schreiner, premier ministre de la colonie, n’hésitait pas à les déclarer équitables. Nous n’avons pas besoin de dire que cette intervention des Afrikanders, qui se substituaient à sir Alfred Milner et remplissaient son office avec plus de succès qu’il ne l’avait fait lui-même, causait aux Anglais beaucoup plus d’irritation que de satisfaction ; mais comment ne pas en tenir compte ? L’action officieuse du parti indigène avait remplacé l’action officielle du gouvernement et s’était montrée plus efficace. Cela était vexant, il faut en convenir. On avait la ressource de dire que les armemens de M. Chamberlain et les terribles menaces qu’il dardait quotidiennement sur le petit Transvaal n’avaient pas peu contribué au dénouement, ce qui est vrai. Pourtant, dans la forme, l’amour-propre britannique avait quelque peine à s’accommoder d’un résultat obtenu par de pareils moyens, et il y avait à Londres de l’hésitation et de la mauvaise humeur. M. Krüger a eu alors la très grande sagesse de modifier cette forme dans ce qu’elle pouvait avoir de désagréable, tout en maintenant au fond les propositions arrêtées dans la seconde conférence de Blœmfontein. Se rappelant qu’à la première, sir Alfred Milner avait demandé que le chiffre de cinq ans de résidence entraînât de piano la franchise électorale, il a proposé celui de sept ans pour tout le monde, naturalisé ou non. En même temps il a élevé, dans une proportion que nous ne connaissons pas encore très bien, le nombre de sièges accordés aux représentans parlementaires de la région minière : M. Chamberlain a parlé de sept sièges, mais sans rien affirmer. Ce serait beaucoup, car chacune des deux Chambres du Volksraad se compose seulement d’une trentaine de membres. Quoi qu’il en soit, lorsque ces nouvelles sont arrivées à Londres, les armes sont tombées de toutes les mains ; du matin au soir le ton de la presse a changé ; on a du avouer qu’il y avait là matière à une transaction raisonnable.

Sans doute rien n’est terminé ; il y a encore un très grand nombre de points de détail à régler et l’esprit de parti cherchera à prendre sur eux sa revanche ; mais il n’y a plus de prétexte plausible de guerre, et c’est un fait capital. Seuls les uitlanders du Rand, ou du moins ceux d’entre eux qui font du bruit pour tous les autres, persistent à se montrer mécontens, et réclament les cinq ans demandés par sir Alfred Milner. Ils ont fait leur Évangile du Livre bleu si imprudemment publié par M. Chamberlain ; mais on les laisse crier, et ce n’est pas pour deux ans de plus ou de moins que l’Angleterre voudra faire une guerre qui pèserait à sa conscience. S’il y a là une petite déception, elle sera effacée dans deux ans d’ici, et la paix vaut bien qu’on lui fasse ce sacrifice. En somme, dans quelques années, à peu près tous les uitlanders seront électeurs, et il est difficile de croire que la situation intérieure du Transvaal restera alors ce qu’elle est aujourd’hui. Il faudra bien compter avec eux dans le Volksraad, et il y aurait de la part des Boers une souveraine imprudence à abuser, pour s’en dispenser, de la majorité qui leur est laissée. Ils ont fait fausse route dans la manière dont ils ont défendu jusqu’à ce jour leurs intérêts aux dépens de ceux des uitlanders : la crise qui en est résultée doit leur servir de leçon. Personne n’en est sorti complètement victorieux. M. Cecil Rhodes, qui vient de rentrer au Cap en triomphateur romain, et qui a fait de nouveaux discours pour annoncer l’unité prochaine de tout le monde sudafricain, voit son rêve s’éloigner, sinon se dissiper. M. Chamberlain n’a pas la guerre qu’il désirait ; l’adversaire qu’il avait traqué lui a échappé de nouveau ; il est obligé de se contenter d’une transaction qui lui accorde moins qu’il n’avait demandé. Quant aux Boers, ils ont cruellement expié les fautes par eux commises, et les concessions qu’ils ont dû faire ont introduit, ou introduiront bientôt dans la place, faut-il dire l’ennemi ? Cela dépendra de leur attitude future à l’égard des nouveaux citoyens. Il est probable que M. Cecil Rhodes, dont les entreprises restent aléatoires, n’abandonnera rien de ses projets. On aurait tort de compter sur l’apaisement et sur l’humeur désormais conciliante de M. Chamberlain. Il y a même des difficultés au Transvaal, et le bruit de la démission de M. Kriiger a couru. La crise est arrivée heureusement à la fin d’une de ses étapes, et c’est tout ce qu’on peut dire. Raison de plus pour que les Boers ne fournissent pas de prétextes à des gens tout disposés à en user contre eux, et que, pour sauver leur pays, ils n’emploient pas une fois encore les moyens les plus propres à le perdre

Francis Charmes.




UN PEU PLUS DE LUMIÈRE


Depuis tantôt un an que nous nous sommes imposé la loi de ne pas reparler de « l’affaire Dreyfus, » — avant qu’un jugement définitif eût éliminé de sa propre affaire le capitaine Dreyfus lui-même, en le déclarant innocent ou coupable, — nous avons fidèlement tenu notre engagement. Si nous le rompons aujourd’hui, à l’occasion de la mesure qui vient d’atteindre le général de Négrier, nous n’essaierons pas de nous persuader, ni de persuader à nos lecteurs que nous ne le rompons point, etencore bien moins que cette mesure n’a rien de commun avec l’affaire Dreyfus. Le général de Négrier, quoique ne s’étant trouvé mêlé, ni de près, ni de loin, à l’affaire, n’en est pas moins une victime de l’affaire, comme aussi bien tant d’autres officiers ou fonctionnaires que le gouvernement ne se montre pas moins prompt à frapper, quand on le lui demande, qu’impuissant à défendre, quand on les attaque. Et nous ne prenons parti ni pour ni contre le général de Négrier, ne sachant pas si le gouvernement l’a frappé à tort ou à raison ; mais c’est précisément de quoi nous nous plaignons, et c’est ce qu’il est monstrueux que l’opinion supporte.

Voilà tantôt deux ans que, dans cette malheureuse affaire, les qui se succèdent traitent l’opinion publique avec plus de dédain qu’on ne l’a jamais fait, ne nous expliquant rien, ne nous rendant compte de rien, et ne répondant à rien quand on les interroge. Nous ne savons ni pourquoi le général de Négrier a été relevé de ses fonctions de membre du conseil supérieur de la guerre, ni pourquoi le général Zurlinden de celles de gouverneur de Paris. On n’a daigné nous dire ni pourquoi M. Bertrand avait été révoqué de ses fonctions de Procureur général, ni pourquoi M. Feuilloley de celles de Procureur de la République. A-t-on fait seulement attention que l’enquête de la Cour de cassation, après trois mois écoulés, n’avait pas encore d’existence officielle ou d’authenticité légale, et ne nous était connue que par la publication irrégulière du Figaro ? C’est le régime du mystère, en attendant celui de la petite Terreur. Pendant trois mois maintenant, et en attendant une sanction qui ne consistera pour eux que dans la perte de leur portefeuille, et leur retour à leurs dossiers ou leurs roses,

— Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise ! —

nos ministres vont continuer de faire exactement tout ce qu’ils voudront, sans que personne s’y puisse opposer, sans nous donner aucune des raisons qu’ils ont de le faire, et sans que nous ayons aucun moyen de les leur arracher. Est-ce là ce que l’on appelle défendre la cause de la « justice et de la vérité ? » Est-ce là ce que l’on appelle le « régime parlementaire ? » Est-ce là gouverner ? Ou plutôt n’est-ce pas être au pouvoir les instrumens d’une conspiration de parti contre l’opinion, la lumière, et la liberté ?

En tout cas, et pour ce qui regarde le général de Négrier, le gouvernement n’a aucun prétexte de ne pas dire lui-même, et clairement, pour quels motifs il a « brisé la carrière » de l’un des meilleurs officiers de l’armée ; il n’en a pas le droit ; et nous, s’il ne nous dit pas ses motifs, nous aurons le droit de penser qu’en dépit de l’assurance qu’il affecte, il n’est pas fier des besognes qu’il se croit forcé d’accomplir. Pourquoi forcé ? et forcé par qui ? — F. B.

Le Directeur-Gérant,
F. Brunetiére.

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