Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1899
14 septembre 1899
Le Conseil de guerre de Rennes a rendu son arrêt. Nous avons déclaré d’avance que nous nous inclinerions devant lui : nous tenons notre parole, et nous nous inclinons, en effet, sans aucune arrière-pensée. Tout le monde applaudissait, il y a quelques jours, M. le Président de la République lorsqu’il disait, à Rambouillet, que c’est là ce qu’il faudrait faire, car aucune société humaine n’était possible si les décisions suprêmes de la justice n’étaient pas respectées. M. Loubet avait raison. Chacun a le droit de conserver son sentiment intime sur le fond de l’affaire, mais tous ont le devoir de se soumettre à un arrêt qui est devenu définitif. Lorsque, il y a deux ou trois ans, l’arrêt de 1894, — le premier qui a condamné Dreyfus, — a été attaqué, l’opinion des hommes les plus impartiaux et les plus consciencieux est passée par des phases successives. Les partisans de la revision du procès ont commencé par la demander sans aucun motif juridique. Après leur avoir laissé un temps de raison suffisant pour trouver ces motifs, nous avons constaté qu’ils ne trouvaient rien, et que l’agitation entreprise serait d’autant plus malfaisante qu’elle paraissait devoir être stérile. Et nous nous sommes alors opposé à la revision. Puis est venu le coup de foudre du faux Henry. La situation a été subitement changée. La revision, qui était impossible la veille, est devenue possible le lendemain. Nous avons cessé de la combattre ; nous l’avons même formellement demandée, dans l’espoir qu’une instruction nouvelle de l’affaire dissiperait les obscurités et les équivoques qui pesaient sur elle.
Le respect de la chose jugée, si nécessaire qu’il soit, ne peut être absolu et sincère que si toutes les règles de la justice ont été scrupuleusement observées. La découverte du faux Henry, et le suicide d’un homme qui avait été le principal témoin du procès de 1894 pouvaient jeter un doute légitime sur la régularité de ses opérations. Mais, à Rennes, tout s’est passé correctement. Si quelques pièces des dossiers secrets n’ont pas été publiquement versées à l’audience, elles n’ont été soustraites ni à l’accusé, ni à ses défenseurs. Rien n’a échappé à la discussion et à la critique, ce qui permet de dire, dans tous les sens du mot, que la cause est entendue. Les débats ont été longs ; la défense a été libre ; et c’est une justice à rendre au Conseil de guerre qu’il a mis l’attention la plus patiente et la plus scrupuleuse à étudier tous les détails de l’affaire. Bien peu de tribunaux ont donné le spectacle d’une meilleure tenue morale. Et, s’il en est ainsi, où attacher désormais une objection nouvelle ? Dira-t-on que les juges ont pu se tromper une fois de plus ? et, en effet, ils ne sont pas infaillibles ; mais qui donc est infaillible ? Assurément ce ne sont pas ceux qui contestent cette qualité aux juges : ils ne peuvent se l’attribuer que par une confiance en eux-mêmes que nul autre n’est obligé de partager. De quel droit mettent-ils leur opinion personnelle au-dessus de celle du Conseil de guerre ? Peuvent-ils invoquer un sang-froid, une absence de passion et, par conséquent, un sentiment de l’équité supérieur à celui des juges ? Ont-ils des lumières spéciales qui ont manqué au Conseil ? Possèdent-ils d’autres dossiers secrets que les juges n’ont point connus ? Obéissent-ils à des règles plus méthodiques et plus sûres que les leurs ? On ne peut répondre que négativement à ces questions, et les conséquences s’imposent. Si Dreyfus a été jugé illégalement en 1894, il a été jugé légalement en 1899. Les formes de la justice ont été cette fois observées, et nous attachons à ces formes un grand prix, car elles sont notre garantie commune. Tout a été accordé aux partisans de la révision du premier procès. Ils ont eu pleine et entière liberté de développer leurs argumens et de produire leurs preuves. On savait même, — et nous ne voulons pas en ce moment insister sur ce point, — que le gouvernement partageait leur opinion, leurs désirs, leurs espérances. Que pouvaient-ils demander de plus ? Ils ont échoué.
Peut-être y a-t-il eu de leur faute ; mais assurément il n’y a pas eu de celle des autres. Ils ont continué, sans un moment de cesse ni de répit, l’abominable campagne d’intimidation et de menaces qu’ils avaient entreprise contre l’armée, et, parce que la violence avait paru les servir dans certains momens. Ils ont cru devoir en user jusqu’au bout. Ils n’ont tenu aucun compte des dispositions équitables qu’on leur montrait ; ils ont continué de dénoncer, d’injurier, de maudire, et de parler de représailles. Si de pareils sentimens, affichés avec une scandaleuse imprudence, ont eu quelque action sur le dénouement du procès, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Mais rien ne permet de croire que les juges de Rennes n’aient pas échappé à toutes ces influences. Ils sont honnêtes gens ; ils ont jugé en leur âme et conscience ; et leur arrêt se présente avec une autorité morale qu’on ne peut ni contester, ni même discuter.
On sait qu’à la majorité de 5 voix contre 2, ils ont déclaré Dreyfus coupable : toutefois, ils ont admis en sa faveur des circonstances atténuantes, ce qui leur a permis de réduire la peine à dix ans de détention. Comment leur conviction s’est-elle formée ? Nous l’ignorons ; personne ne le sait ; ils n’avaient pas à le dire et ils ne l’ont pas dit ; on ne pourrait, à cet égard, que faire des hypothèses, et nous nous garderons bien d’entrer dans cette voie. Au reste, nous ne savons pas tout, puisque les juges ont eu, pour s’éclairer complètement, deux dossiers secrets qui nous ont échappé, dossier militaire et dossier diplomatique. De plus, ils ont eu pendant un long mois sous les yeux l’accusé lui-même et tous les témoins, et ce n’est pas sans motif que notre législation a établi en principe que la procédure criminelle devait être orale. Rien ne remplace la communication directe qui s’établit entre le juge, les témoins et le prévenu. Tout ce que nous avons lu dans les journaux n’a pu nous donner que la physionomie décolorée des audiences, dont les juges seuls ont eu l’impression vivante et animée. Beaucoup d’élémens d’appréciation nous font par conséquent défaut, et c’est un motif de plus pour accepter un arrêt rendu avec une compétence supérieure à toute autre, parce qu’elle provenait d’une information plus complète. Le Conseil de guerre a déclaré Dreyfus coupable, mais nous avons dit qu’il lui avait accordé des circonstances atténuantes : qu’est-ce que cela signifie ? Il était facile de prévoir toutes les déclamations qu’on ne manquerait pas de faire à ce sujet. Comment, a-t-on demandé, pourrait-il y avoir des circonstances atténuantes à la trahison ? Comment pourraient-elles se présenter dans la cause d’un officier instruit, riche, dont l’avancement dans sa carrière avait été rapide, dont l’avenir prochain était brillant ? Si un pareil homme a trahi, c’est, dit-on, des circonstances aggravantes, qu’il aurait fallu prononcer contre lui. De là à conclure que les circonstances atténuantes révèlent beaucoup plus le trouble et l’incertitude d’esprit des juges qu’elles ne s’appliquent à la personne du condamné et à son crime, il n’y a qu’un pas ; il a été vite franchi ; et les circonstances atténuantes ont servi de point de départ à des accusations contre le Conseil de guerre, auquel on a reproché de n’avoir pas répondu un « oui » ou un « non » tout sec à la question qui lui était posée. Il fallait, d’après ces critiques, confirmer le premier jugement et prononcer à nouveau la première peine, ou renvoyer Dreyfus après avoir proclamé son innocence. Hors de ce dilemme, point de salut.
Cette argumentation a une apparence rigoureuse, assez propre à séduire quelques esprits ; mais, à notre avis, elle part de prémisses fausses. Les circonstances atténuantes n’ont jamais eu dans la pensée de la loi, et, en tout cas, elles ont rarement dans la pratique le caractère de logique absolue qu’on prétend leur attribuer : sinon, il faudrait admettre que, toutes les fois qu’elles interviennent, le juge a eu des doutes sur la culpabilité de l’accusé, au moment même où il l’affirmait. Elles ne sont, à vrai dire, qu’un moyen donné au juge, surtout quand il agit comme juré, de proportionner la peine à tout un ensemble de circonstances très variées et très diverses qu’il a été seul à même d’apprécier. Le juge ordinaire donne les motifs de sa sentence, et il peut par là expliquer et modérer la peine qu’il prononce ; le juré ne les donne pas, et c’est seulement par l’admission des circonstances atténuantes qu’il peut faire connaître sa pensée tout entière sur le châtiment que lui paraît mériter le condamné. Le juré cherche toujours à adapter la peine à l’idée qu’il se fait du crime et du criminel, idée qui lui appartient en propre et qu’il n’a pas d’autre moyen de manifester. Si la peine lui apparaît trop forte, il lui arrive parfois, et nul ne l’ignore, de déclarer innocent un accusé dont la culpabilité ne fait à ses yeux aucun doute. Il y a, en tout cela, une part d’empirisme. Mais nous parlons ici d’une manière générale : faut-il répéter que, dans l’espèce actuelle, nous ne savons pas au juste et nous ne saurons jamais de quels élémens s’est formée l’intime conviction des juges et, par conséquent, quelle est exactement cette conviction ? Le Conseil de guerre croit à la trahison ; mais dans quelles conditions a-t-elle été commise, c’est ce qu’il n’a pas dit, et ce qui, néanmoins, a pu influer sur son arrêt. Qui sait, d’autre part, si les juges de Rennes n’ont pas fait entrer en ligne de compte, à côté de l’intention scélérate qu’ils ont voulu frapper dans l’accusé, le peu de tort qu’il a causé réellement à la défense nationale ? Les opinions ont été très partagées sur la valeur des documens énumérés au bordereau. Mais, nous le répétons, ce sont là de notre part de simples conjectures et elles sont certainement contestables. Ce qui ne l’est guère, c’est que le Conseil de guerre a estimé que quel qu’ait été son crime, Dreyfus ne pouvait pas être frappé en 1899 de la même peine qu’en 1894 ; et la raison n’en est pas bien difficile à trouver. Quelque sévères qu’ils aient cru devoir être, les juges de Rennes sont des hommes, ils ont un cœur sous leur tunique, et ce cœur, comme le nôtre, comme celui de tous ceux que l’ardeur de la lutte n’a pas momentanément égarés, est accessible à la commisération. L’idée de la justice et le sentiment de la pitié n’ont rien d’inconciliable. Comment ne pas s’avouer à soi-même que Dreyfus, en l’admettant coupable, a subi une peine plus dure que celle que les juges de 1894 avaient entendu lui infliger ? Ils l’avaient condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée ; mais avaient-ils prévu, avaient-ils voulu les aggravations matérielles et morales qui ont été ajoutées au châtiment, et qui n’étaient pas dans la loi ? Rien de tout cela n’était dans sa peine primitive. Voilà, sans doute, les circonstances atténuantes que les juges du Conseil de guerre ont appréciées, et qu’ils ont exprimées comme ils ont pu, c’est-à-dire de la seule manière que la loi leur offrait. Peut-être auraient-ils fait encore davantage si la loi le leur avait permis. Elle ne leur permettait de descendre que de deux degrés dans l’échelle des peines. Un degré de plus les aurait conduits au bannissement : qui sait s’ils n’ont pas regretté de ne pouvoir pas aller jusque-là, et s’y arrêter ? En tout cas, ils ont donné une indication dans le sens de la clémence et de la pitié, et, bien loin de le leur reprocher, comme une contradiction, il faut, au contraire, les louer d’avoir mesuré la souffrance déjà endurée, et leur savoir gré de s’être montrés compatissans.
Peut-être, aussi, ont-ils voulu dire qu’ils ne rendaient pas Dreyfus responsable de l’odieuse campagne qui a été menée à propos de lui, mais à son insu, et sans qu’on puisse lui en attribuer la moindre part. Ses prétendus amis l’ont bien mal servi ! Toutefois, il n’était pas juste de lui faire expier leur faute ; et, si les membres du Conseil de guerre ont tenu à ne pas le faire, c’est encore chez eux un scrupule qui les honore. Cette campagne va-t-elle se continuer ? On l’annonce ; on le fait même avec fracas et avec violence. A voir le beau résultat qu’elle a produit, il serait plus judicieux et plus prudent d’y renoncer. Qu’espère-t-on désormais ? Reprendre l’affaire Dreyfus, et la conduire à une nouvelle re vision ? Ceux qui se bercent d’un espoir aussi chimérique sont assurément peu nombreux : en tout cas, leurs illusions ne tarderaient pas à se dissiper. L’effort qui a été accompli en faveur de Dreyfus a atteint en puissance et en efficacité tout ce qu’on en pouvait attendre. On a découvert des faits nouveaux qui ont permis de reviser la première sentence ; mais, après avoir fouillé et refouillé l’affaire dans tous ses replis, comment pourrait-on aujourd’hui y trouver et en faire jaillir d’autres faits nouveaux ? Dreyfus n’a plus rien à espérer que d’une mesure gracieuse, et ce n’est certainement pas par la menace qu’on l’obtiendra. La France a été assez longtemps troublée et agitée par cette triste affaire : il est temps de lui rendre un peu de repos. Elle a droit de l’exiger, et le devoir du gouvernement est de le lui assurer.
Nous n’avons pas été, pour notre compte, émus outre mesure de l’explosion de sensibilité qui s’est manifestée en faveur de Dreyfus dans tous les pays de l’univers à peu près sans exception. On a traité la France avec une dureté toute pharisaïque, et chacun semblait remercier le Ciel, avec une orgueilleuse componction, de ne l’avoir pas fait à la ressemblance d’un pays où régnait l’iniquité. Nous sommes bien loin, certes, de dédaigner l’opinion du reste du monde à notre égard, mais nous ne renonçons pas au droit de la juger elle-même et de la ramener, dans chaque cas particulier, à sa juste valeur. Il est parfaitement vrai qu’aucun autre pays ne nous ressemble, si l’on veut dire par là qu’aucun autre n’aurait toléré l’ouverture et la prolongation d’un pareil procès. C’est en France seulement, nation de traditions généreuses, que ce phénomène a été possible et qu’il a pu durer si longtemps. Partout ailleurs, il y a des erreurs judiciaires, n’en doutons pas, et on pourrait même en citer quelques-unes qui sont pour le moins très probables : nul pourtant ne saura jamais si elles sont réelles, car on se garde bien de faire autour d’elles le moindre bruit. On étouffe purement et simplement les affaires de ce genre, et on se contente de prouver son amour de la justice et de la vérité en l’important et en l’exerçant chez nous, à nos dépens. Nous le prenons pour un hommage. Cela prouve, en effet, que, de l’avis général, le terrain est mieux préparé en France que partout ailleurs à ces réhabilitations de victimes, qui restent pourtant presque toujours suspectes. Quand un autre pays aura donné le spectacle que nous avons donné, quand il aura sacrifié pendant plusieurs années son repos, quand il aura compromis ses intérêts les plus sérieux pour permettre à un condamné de prouver une innocence hypothétique, nous ferons à ses leçons et à ses remontrances l’accueil qu’aura mérité un aussi chevaleresque dévouement à la justice. Mais ce pays, où est-il ? Nous regardons vers tous les points de l’horizon ; nous ne le voyons nulle part. Et alors, tout en respectant l’opinion de l’étranger, nous demandons à rester libres chez nous, et à faire nos affaires à notre convenance. Nous ne croyons pas être dans le monde civilisé un objet de scandale. C’est pourtant le reproche qu’on nous fait. S’il nous vient de nos compatriotes plus ou moins, égarés, nous pouvons en être touchés ; nous le sommes moins, s’il nous vient du dehors. Je suis sévère pour moi quand je me juge, disait le philosophe ; mais je me relève à mes propres yeux quand je me compare.
Nous n’ajouterons qu’un mot ; il ne se rapporte pas à l’œuvre que le Conseil de guerre a accomplie, mais à celle qui revient maintenant à d’autres qu’à lui. La question judiciaire est épuisée ; les juges militaires y ont pourvu d’après leurs lumières et dans le recueillement de leur conscience ; ils ont donc fait ce qu’ils devaient. Toutefois, après la question judiciaire, il était à prévoir qu’une autre se dresserait, question toute politique, dont les juges n’avaient ni à connaître, ni à s’inquiéter. Ils n’auraient pas pu le faire sans sortir de leur rôle, ou sans introduire dans le prétoire des préoccupations qui ne devaient pas y pénétrer. Mais, maintenant, quelles seront les suites, ou, si l’on aime mieux, quel sera le lendemain de l’arrêt ? Nous avons le droit, nous, de nous en préoccuper sérieusement, et le gouvernement a le devoir, puisqu’il est chargé du pouvoir exécutif, non seulement de délibérer, mais d’agir. A chacun sa fonction : les juges ont rempli la leur, au gouvernement de remplir la sienne. Il y a, sans doute, pour lui des responsabilités à encourir : mais n’est-il pas fait, précisément, pour prendre des initiatives, et pour encourir des responsabilités ?
En ce qui nous concerne, nous avons dit bien souvent et nous répétons qu’après comme avant l’arrêt, si quelque chose importe et paraît désirable, c’est d’éliminer le capitaine Dreyfus de son affaire, ou de celle qu’on a greffée sur la sienne et qui a amené de si extraordinaires confusions. Aussi longtemps, en effet, qu’il y sera présent de sa personne, et que les haines politiques ou les appétits d’un trop grand nombre de ses partisans se dissimuleront ou s’abriteront derrière la possibilité de son innocence, nous serons gênés, pour les combattre en pleine liberté. Quoi que nous puissions dire, quoi que nous puissions faire, ils nous opposeront toujours la personne de Dreyfus. Nous aurons toujours l’air, ou ils nous le donneront, de nous acharner contre un homme, et, comme ils disent, contre une victime. Il est temps de dissiper ces équivoques. Puisque, depuis deux ans, la personne de Dreyfus, militaire et israélite, sert à ses défenseurs de paravent, de prétexte, ou même d’excuse pour se livrer contre l’esprit militaire et contre l’idée religieuse à toute la violence de leurs passions, il faut leur enlever ce genre d’argumens. Ce qu’ils attaquent, il faut les réduire à l’attaquer ouvertement, directement, de manière qu’ils ne puissent pas y mêler plus longtemps soit une question de justice, soit une question d’humanité. Encore une fois la question de justice est réglée ; la question d’humanité le sera quand on voudra ; mais il en reste d’autres qui n’ont qu’un rapport artificiel avec les premières et que nous aspirons avec impatience à en voir démêlées et distinguées. Chacun alors pourra reconnaître son drapeau, obscurci par tant de fumée, et reprendre sa place naturelle et normale dans le camp auquel il a toujours appartenu, auquel il appartient toujours. C’est pourquoi nous souhaitons que l’affaire Dreyfus soit liquidée politiquement, après l’avoir été judiciairement, afin de nous sentir libérés de la longue et pénible contrainte que nous avons dû observer depuis plus d’une année. Et nous ne savons pas si c’est là contribuer à « l’apaisement ou à « la conciliation, » toutes choses que nous désirons beaucoup, mais sur lesquelles nous ne comptons guère ; tant mieux s’il en est ainsi ; en tout cas, nous aurons obligé nos adversaires à se découvrir, et on verra alors clairement à quelle entreprise de désorganisation politique et d’anarchie sociale ils ont fait servir, depuis deux ans, les grands noms de « justice » et d’ « humanité ».
est douteux que, parmi les intérêts auxquels nous devons désormais nous consacrer, il y en ait beaucoup d’engagés dans le complot qui vient d’être décidément déféré à la Haute-Cour. Nous sortons d’un procès pour tomber dans un autre, comme si nous ne pouvions plus dorénavant nous passer d’en avoir un. Mais la vérité oblige à dire qu’au moins jusqu’à présent, le nouveau ne paraît pas solliciter les imaginations aussi puissamment que l’ancien. Celui-ci, bien que terminé, continue d’agiter les esprits et de remuer les cœurs, si bien qu’on parle à peine de l’autre, quoiqu’il soit à la veille de s’ouvrir. Peut-être, dans d’autres circonstances, l’annonce d’une grande conspiration qu’on aurait découverte, et qu’on serait sur le point d’apporter, sinon devant la plus haute justice du pays, au moins devant la plus retentissante, aurait-elle excité une curiosité très vive. Cela aurait paru piquant. Et les accessoires de l’affaire en auraient encore augmenté l’importance. On a fait un nombre prodigieux de perquisitions et un nombre considérable d’arrestations, tant en province qu’à Paris. Plusieurs accusés sont sous les verrous depuis plus d’un mois, entre autres M. Déroulède dont la personne n’est jamais tout à fait indifférente. Le siège en règle d’une maison qui contient un rebelle et quelques compagnons se poursuit à deux pas des grands boulevards, sans qu’on puisse prévoir à quel moment la place capitulera ou sera enlevée. On devait croire, et peut-être le gouvernement espérait-il, qu’une affaire aussi bien machinée exercerait sur les esprits une diversion irrésistible et qu’elle les absorberait bientôt tout entiers. Rien n’était plus vraisemblable ; rien ne s’est trouvé moins vrai. L’atonie du public, en face des prodigieuses révélations qu’on lui a promises, est un symptôme très significatif. On nous dit que la République a été exposée à un immense péril, et personne ne s’émeut. On ajoute qu’on a arrêté les plus dangereux des hommes, et il s’en faut de peu que tout le monde se mette à rire. Cela signifie-t-il que le sort de la République ait cessé de nous toucher ? Non, certes, et si elle courait un vrai péril, les choses ne se passeraient pas avec autant de calme ; mais, précisément, on ne croit pas à ce péril. Notre sécurité était telle que le gouvernement, malgré ses airs effarés, n’est pas encore venu à bout de la troubler. Non pas que la situation générale nous apparaisse comme normale et qu’elle ne fasse naître dans notre esprit aucune inquiétude : seulement, cette inquiétude ne vient pas du complot de M. Déroulède, de M. Buffet, de M. Thiébaud, de M. Marcel Habert. Peut-être la conspiration a-t-elle existé, mais nous persistons à penser jusqu’à preuve contraire qu’elle est de celles dont un gouvernement un peu sûr de lui n’a pas à s’alarmer beaucoup, et dès lors l’étalage d’un si grand appareil de défense nous étonne. Il blesse l’esprit comme tout ce qui est disproportionné avec son objet. « Voilà bien du bruit pour une omelette au lard, » disait un esprit fort, qui en mangeait une un vendredi, et dont le déjeuner était troublé par un épouvantable orage. Nous sommes cet incrédule en face du grand complot, et nous éprouvons le même sentiment. Les choses auraient certainement pu se passer avec plus de simplicité, se dérouler devant un tribunal moins solennel, et aboutir à des répressions moins sévères. On se perd en conjectures sur les motifs qu’a eus le ministère de mettre en mouvement cette énorme machine de Marly qu’on appelle la Haute-Cour. Pour ne lui attribuer d’abord que de bons sentimces, peut-être a-t-il cru nous distraire avantageusement et opportunément du procès de Rennes ; mais nous avons vu qu’il n’y a pas réussi. Peut-être, aussi, a-t-il espéré que l’union de tous les républicains se reformerait comme par enchantement en présence du danger dont nos institutions étaient menacées : mais il faudrait pour cela croire au danger et on n’y croit pas. Pour passer à des sentimens déjà moins bons, peut-être le ministère a-t-il jugé qu’après l’arrêt de Rennes, et quel que fût cet arrêt, sa propre existence ou, pour mieux dire, sa survivance à l’événement paraîtrait une anomalie. Comment M. Waldeck-Rousseau et M. Millerand pourraient-ils s’asseoir un jour de plus autour de la même table ? Il fallait trouver un nouveau prétexte à une aussi étrange concentration. On l’a donc cherché, mais n’aurait-on pu imaginer mieux ? Enfin, parmi les sentimens tout à fait mauvais que nous ne voulons pas encore attribuer définitivement au ministère, ou du moins à tous ses membres, il y a eu sans doute la pensée qu’en sonnant un hallali vibrant contre les royalistes, coupables sans doute de quelques imprudences, on lancerait le parti républicain, d’autant plus courageux qu’il aurait eu peur, dans la voie des représailles anti-libérales, et qu’on l’y conduirait ensuite très rondement et très loin. Nous verrons, de tous ces pronostics, quels sont ceux qui se trouveront les plus exacts. Quoi qu’il en soit, le sort en est jeté ; le décret convoquant la Haute-Cour a été signé, et ce tribunal d’ordre supérieur, mais de caractère purement politique, se réunira le 18 septembre, c’est-à-dire dans très peu de jours. Nous saurons alors, avec plus de certitude qu’aujourd’hui, si le ministère a vraiment voulu sauver la République, ou s’il n’a songé qu’à se sauver lui-même.
Les nouvelles qui viennent de Londres, au sujet des affaires du Transvaal, ne sont pas bonnes. Depuis quelques mois, les chances de paix et de guerre passaient par des alternatives successives : aujourd’hui, ce sont les chances de guerre qui dominent et tout fait craindre qu’elles ne finissent par l’emporter absolument.
Il n’est peut-être pas bien utile d’entrer dans le détail des négociations qui se sont poursuivies ; on risquerait de s’y embrouiller et de s’y perdre sans grand profit pour l’intelligence de la situation. Nous ne saurions dire, de M. Chamberlain et de M. Krüger, lequel des deux a montré le plus d’ingéniosité et de subtilité ; ils en ont dépensé l’un et l’autre de véritables trésors, qui ne sont d’ailleurs pas tout à fait perdus, puisque M. Chamberlain en a rempli au moins une douzaine de Livres bleus. Il est vrai qu’on en a lu seulement ce que les journaux ont reproduit. Les propositions de M. Chamberlain et les contre-propositions de M. Krûger indiquent chez celui-ci et chez celui-là une égale ténacité, et il n’y a évidemment aucune raison pour que ce genre de jeu finisse, à moins que, d’un côté ou de l’autre, on ne l’interrompe brusquement et brutalement. Mais il semble bien qu’on en soit là. Un conseil des ministres s’est réuni très extraordinairement à Londres, il y a quelques jours. La session parlementaire avait été close environ trois semaines auparavant ; le monde politique était dispersé ; il a fallu faire revenir les ministres, qui étaient tous en villégiature. Leur réunion a été présidée par lord Salisbury, et il y a lieu de croire qu’elle ne s’est pas rompue sans que des décisions graves aient été prises. Une espèce d’ultimatum a été envoyé à Pretoria. M. Krüger devra cette fois y répondre, non pas par une contre-proposition nouvelle, mais directement, par oui ou par non.
M. Krüger, quelle que soit sa finesse, ne parait pas avoir très bien compris le caractère particulier de son adversaire. Avec les Anglais, si l’on doit finalement céder, il vaut mieux le faire immédiatement, car il est dans leur pratique habituelle d’augmenter leurs prétentions à mesure que la négociation se prolonge. Ils prennent tout ce qu’on leur offre, et ils demandent autre chose. C’est ce que M. Chamberlain n’a pas manqué de faire. Il a déplacé continuellement le terrain du débat, fatiguant son partenaire par des exigences imprévues et sans cesse renouvelées ; et M. Krüger, continuellement en retard, acceptait toujours l’avant-dernière des propositions du ministre anglais. Au point où on en est, et depuis assez longtemps déjà, il a accepté, et même au delà, tout le programme que sir Alfred Milner avait apporté à l’entrevue de Blœmfontein, et qui lui avait alors paru inacceptable. Il ne l’était pas, comme on l’a vu par la suite : dès lors, M. Krüger a certainement commis une faute en ne s’y résignant pas tout de suite. S’il l’avait fait, il se serait probablement épargné bien des difficultés et des déboires. Il s’agissait alors, on s’en souvient, de donner aux uitlanders, c’est-à-dire aux étrangers, la franchise électorale au bout de cinq ans de résidence : on la concède aujourd’hui, mais trop tard, la situation n’est plus la même. M. Chamberlain lui a imprimé une évolution qui l’a totalement transformée. Il ne s’agit plus de savoir s’il faudra cinq ans, ou six, ou sept, pour l’attribution aux uitlanders de la plénitude des droits politiques ; il ne s’agit plus de savoir s’ils auront cinq ou dix députés au Volksraad ; il s’agit de savoir si l’indépendance du Transvaal sera maintenue ou si elle sera supprimée. Au fond, M. Chamberlain n’a jamais eu d’autre préoccupation que celle-là. Dès le premier jour, il a parfaitement su ce qu’il voulait, et il l’a voulu très fortement : mais il n’osait pas le dire encore avec la franchise hardie qu’il y met maintenant. L’opinion, en Angleterre, était hésitante et inquiète. Ce qu’il y a d’incontestablement peu évangélique et de certainement odieux dans l’opération à accomplir lui causait quelque embarras, sinon quelques scrupules, et nous croyons même à la sincérité des scrupules. Il fallait les dissiper, ce qui ne pouvait pas se faire en un jour. Pour cela, le temps était nécessaire, la fatigue aussi, la lassitude des esprits, la confusion résultant d’une série de propositions qu’on ne comprenait pas très bien, mais qui servaient à découvrir et à dénoncer la mauvaise volonté du gouvernement transvaalien.
Mauvaise volonté incontestable. M. Krüger se défiait ; il avait quelques assez bonnes raisons pour cela. Peu à peu, M. Chamberlain a tisé, sinon les résistances du Transvaal, au moins celles de l’opinion britannique, et on peut dire aujourd’hui qu’il la tient presque complètement à sa discrétion. Il l’a insensiblement habituée à l’idée d’un recours à la force, qui lui répugnait encore il y a quelques mois. Il l’a convaincue qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’en finir, puisque M. Krüger n’y mettait si évidemment aucune complaisance. Enfin, c’est de guerre lasse qu’il l’a acculée à la guerre, et il est maître aujourd’hui de l’y précipiter. M. Chamberlain a montré, dans toute cette campagne, une habileté qu’on ne saurait méconnaître ; les maladresses et les contradictions qu’on lui reproche ne sont qu’apparentes ; il a toujours su où il allait, mais il ne pouvait y conduire les autres que par des chemins embrouillés. Avant d’accomplir l’acte final et décisif, il a attendu que le Parlement fût séparé, parce que dans le Parlement il y a toujours une opposition, et que, si faible qu’elle soit, elle parle. Elle peut prononcer des paroles qui sont quelquefois relevées plus tard. Cependant, le dernier jour de la session, il a cru le moment venu de déchirer les voiles, et d’afficher sa politique dans toute sa crudité. Au point où on en était venu, M. Krüger semblait dire : — Je vous accorde tout, pourvu que vous reconnaissiez mon indépendance. — M. Chamberlain a mis une vigueur impatiente et irritée dans ses déclarations, et c’est précisément son indépendance qu’il a refusée au Transvaal, en le traitant de pays vassal. Depuis, dans une fête champêtre qu’il a donnée à Highbury, sa résidence d’été, il a renouvelé les mêmes sommations dans des termes encore plus énergiques, donnant ainsi son sens véritable à la note qu’il était occupé à rédiger, et ne laissant au malheureux Transvaal d’autre parti que de se soumettre, ou de recourir à la fortune des armes. Et il n’y a pas de fortune miraculeuse qui puisse favoriser jusqu’au bout les armes des boërs. Que ce soit par l’entremise d’une commission mixte où l’Angleterre serait forcément prépondérante, ou par tout autre moyen, M. Chamberlain entend s’immiscer dans les affaires intérieures de la petite république. Il y voit un foyer autour duquel viennent se grouper tous les mécontentemens de l’Afrique australe, et il veut le disperser et le détruire à tout prix. Le développement ultérieur de la politique impériale présente à ses yeux des exigences devant lesquelles il ne recule pas. Le Transvaal gêne cette politique, cela suffit. Pour M. Chamberlain il n’y a jamais eu d’autre question, et il a fait aujourd’hui accepter son point de ue par toute l’Angleterre. Lord Salisbury, sur lequel on avait eu tort de compter pour mettre un frein à cette fureur d’impérialisme, se tait, laisse faire, et peut-être de lui aussi pourrait-on dire qu’il se soumet.
Il est donc probable, aujourd’hui, que la guerre aura lieu. Des deux côtés on s’y prépare, et, malgré la disproportion de puissance qui existe entre le Transvaal et la Grande-Bretagne, ce n’est pas pour cette dernière une épreuve qu’elle puisse affronter sans quelque inquiétude. La désaffection des afrikanders du Cap, c’est-à-dire de ses sujets fidèles et loyaux jusqu’à ce jour, mais d’origine hollandaise comme les boërs et attachés à eux par des liens de race, de famille et de sympathie, sera dans les événemens futurs un facteur qu’on ne peut pas considérer comme négligeable, sinon militairement, au moins politiquement. Or, veut-on connaître les sentimens des afrikanders par une preuve manifeste ? On sait que les dernières élections leur ont donné la majorité au Cap et qu’ils y sont actuellement au pouvoir ; ils en profitent pour laisser transiter sur le territoire de la colonie les armes et les munitions qui vont à Pretoria, tandis que le Portugal, plus vassal que ne l’a jamais été le Transvaal, fait dans la baie de Delagoa la police de l’Angleterre, et empêche de débarquer les fournimens de guerre à l’adresse des boërs. Si la guerre éclate, elle apportera une révolution profonde dans l’Afrique du Sud et y modifiera, un peu plus tôt ou un peu plus tard le caractère de la politique, anglaise, en portant une atteinte certaine non seulement à l’indépendance du Transvaal et de l’État libre d’Orange, mais au régime colonial qui faisait autrefois l’honneur de l’Angleterre. Le jour où l’indépendance du Transvaal aura succombé, l’autonomie et le self-government du Cap seront bien près d’avoir vécu.
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