Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1899

Chronique n° 1619
30 septembre 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre.


La quinzaine qui vient de s’écouler a été, à l’intérieur, une quinzaine de liquidation. Non pas, malheureusement, de liquidation complète. Si quelques affaires sont arrivées à leur terme, il en est d’autres qui se prolongent et qui traînent. Mais, enfin, il est permis de croire que la question Dreyfus est close, et cela suffirait pour donner au pays l’impression d’un grand soulagement. On sait déjà que Dreyfus a été gracié, et ce n’est certes pas nous qui reprocherons au gouvernement cet acte de clémence, puisque nous l’avons suggéré et conseillé. Il y avait deux choses dans cette affaire : l’affaire elle-même avec tous les développemens qu’on lui avait donnés, et la personne de Dreyfus. La première devait gagner à être allégée de la seconde. Il importait peu que Dreyfus fit matériellement la peine, toute la peine à laquelle il avait été condamné : le gouvernement l’en a dispensé et il a bien fait. Il a invoqué des considérations de pitié qui ont leur valeur. Mais, pour nous, il y avait encore une autre raison d’accorder sa grâce à Dreyfus ; c’est qu’en le délivrant lui-même, on pouvait espérer être délivré de lui, et arriver enfin à cet apaisement, qui, pour tous les hommes de sang-froid, est si désirable. Il fallait seulement prendre les précautions nécessaires pour que sa grâce restât effectivement un acte gracieux, c’est-à-dire facultatif et libre de la part du gouvernement, et qu’on ne pût le présenter, ni comme un acte de réparation obligatoire, ni surtout comme un désaveu de l’arrêt de Rennes. En un mot, c’est Dreyfus déclaré coupable par le conseil de guerre qui devait être gracié, et non pas Dreyfus déclaré innocent par ses partisans et ses amis.

Le gouvernement l’a compris. On a dit que l’accord ne s’était pas fait entre ses membres sans tiraillemens ni difficultés. Cela est possible et même probable, mais, au total, indifférent. Nous sommes en présence de deux actes officiels et publics d’un intérêt égal, et, malgré quelques différences de forme, d’une même venue : le Rapport adressé à M. le Président de la République pour lui demander la grâce de Dreyfus, et l’Ordre général adressé le lendemain à l’armée. L’un et l’autre document portent la signature de M. le ministre de la Guerre ; l’un et l’autre sont animés du même esprit. Dans le second, l’accent personnel est plus sensible, ce qui est naturel, puisque, cette fois, il s’agissait d’un acte tout militaire, accompli par M. le général de Galliffet dans l’exercice de ses fonctions. D’ailleurs, ici et là, l’inspiration est identique. On lit dans le Rapport : « Le jugement, — il s’agit de l’arrêt de Rennes, — est devenu définitif et, dès lors, il participe de l’autorité même de la loi devant laquelle chacun doit s’incliner. La plus haute fonction du gouvernement est de faire respecter, sans distinction et sans arrière-pensée, les décisions de la justice. » On lit dans l’Ordre général à l’armée : « Les juges militaires, entourés de notre respect, se sont prononcés en toute indépendance. Nous nous sommes, sans arrière-pensée aucune, inclinés devant leur arrêt. » Où est la différence entre les deux textes ? Peut-être le second sonne-t-il comme un solo de clairon, tandis que, dans le premier, on croit entendre un orchestre composite et, par conséquent, un peu plus assourdi ; mais c’est le même air. Le Rapport à M. le Président de la République dit encore : « Un intérêt politique supérieur, la nécessité de ressaisir toutes leurs forces, ont toujours commandé aux gouvernemens, après les crises difficiles, et à l’égard de certains ordres de faits, des mesures de clémence ou d’oubli. Le gouvernement répondrait mal au vœu du pays, avide de pacification, si, par les actes qu’il lui appartient, soit d’accomplir de sa propre initiative, soit de proposer au Parlement, il ne s’efforçait pas d’effacer toutes les traces d’un douloureux conflit. » Rien de plus clair : le gouvernement est d’avis qu’il faut faire l’oubli, il affirme que le pays est avide de pacification. Et c’est ce que M. le ministre de la Guerre traduit plus nettement encore dans son langage à l’armée, lorsqu’il dit : « Il ne saurait plus être question de représailles, quelles qu’elles soient. Je vous demande, et, s’il était nécessaire, je vous ordonnerais d’oublier ce passé pour ne songer qu’à l’avenir. » M. le général de Galliffet néglige les circonlocutions ; il va droit au fait ; il emploie, pour être mieux compris, le langage du jour. Lorsqu’il se sert du mot de « représailles, » tout le monde entend ce qu’il veut dire, bien que le mot puisse être critiqué dans son acception purement grammaticale. Et il en est de même lorsqu’il dit. « L’incident est clos. » L’incident ! Le Rapport à M. le Président de la République avait appelé cela une « crise difficile. » Le mot d’« incident » a paru mesquin ; mais il est catégorique, et sans doute il a été choisi volontairement. Dans l’affaire qui a si fort agité le pays, et à laquelle le monde entier a bien voulu accorder un intérêt où s’est mêlé, — nous voulons le croire, — tant de sympathie pour nous, l’armée ne doit voir qu’un incident, et pour elle cet incident doit être clos. Tout cela est correct, et encore plus sensé. « Avec vous tous, mes camarades, a conclu M. le général de Galliffet, je crie de grand cœur : Vive l’armée I celle qui n’appartient à aucun parti, mais seulement à la France. » C’est la seule armée que nous connaissions. Il n’y en a pas d’autre depuis bien longtemps. Le sentiment du devoir envers la patrie a toujours tenu notre armée en dehors et au-dessus de toutes les suggestions coupables. Elle les a dédaignées. Son idéal était ailleurs.

L’opinion a généralement approuvé l’initiative prise par le gouvernement. Mais quelles en seront les suites ? La grâce de Dreyfus a créé une situation nouvelle, parce qu’elle a mis fin à un certain ordre de choses, ou à un désordre, si l’on préfère, qui durait chez nous depuis plusieurs années. Qu’elle soit tout à fait finie ou non, il est sûr que la crise se modifiera, et que le caractère ne saurait désormais en rester le même. Il est sûr aussi que le ministère actuel a été un produit de cette crise, et qu’il correspondait à des circonstances en partie disparues. Nous savons bien qu’il y a le grand complot, et nous allons y revenir ; mais le grand complot ne suffit pas, à lui seul, à expliquer et dès lors à justifier un ministère comme celui-ci. On le sent bien, et c’est ce qui explique la brusque évolution qui s’est faite dans un certain nombre d’esprits. Il fallait s’y attendre : l’Ordre général adressé à l’armée par M. le ministre de la Guerre, quoique excellent, soulève déjà dans certains milieux de vives critiques. On affecte de le distinguer du Rapport à M. le Président de la République. Nous avons vu cependant qu’entre le Rapport et l’Ordre général, il y a une parfaite identité d’inspiration. Mais cela n’embarrasse pas les meneurs de la campagne qui se prépare, ou plutôt qui est déjà entamée. La présence de M. le général de Galliffet dans le gouvernement leur a toujours déplu. Ils se sont tus pendant quelques semaines, parce qu’il le fallait bien. Le ministère était fait, et, suivant une vieille formule, ils le prenaient en bloc. Mais, aujourd’hui, tout est changé. Les ménagemens qu’on a dû observer jusqu’à présent paraissent désormais inutiles, et M. le général de Galliffet est dénoncé comme l’homme-obstacle qu’il s’agit de supprimer. On l’accuse de s’être trop incliné devant l’arrêt du conseil de guerre de Rennes. On ne lui pardonne pas d’avoir dit que les juges s’étaient prononcés en toute indépendance. Il n’est pas jusqu’à son cri de : Vive l’armée ! pourtant si bien à sa place dans sa bouche, et qui l’est d’ailleurs dans celle de tout le monde, qui ne soit l’objet de commentaires malveillans et irrités. Un journal radical-socialiste a eu la naïveté d’écrire que ce cri était devenu le signe de ralliement de ses adversaires, et, dès lors, il ne l’entend pas sans quelque malaise. Mais, surtout, radicaux, socialistes et anarchistes ne peuvent pas se consoler de se voir enlever les « représailles » sur lesquelles ils avaient compté. Des victimes expiatoires leur sont indispensables, et, si on les leur arrache, ils considèrent cela comme un passe-droit qu’on leur fait. Il n’est pas jusqu’à un discours prononcé par M. le général de Galliffet sur une tombe qui n’ait écorché les oreilles de quelques-uns. Il y était question d’un monde meilleur, et, bien qu’ils ne cessent de répéter que celui-ci est détestable, ils ne veulent pas entendre parler d’un autre qui le serait moins. Mais tout cela n’est que prétextes : à défaut de ceux qu’on invoque, on en inventerait d’autres, beaucoup de ceux qui soutenaient hier le ministère, et qui n’osaient, pas encore établir de distinction entre ses membres, parce qu’ils craignaient par-là de l’ébranler tout entier, n’ont plus maintenant cette inquiétude. Débarrassés, comme nous le sommes nous-mêmes, de Dreyfus et de son affaire, ils reviennent à des préoccupations purement politiques. Entre M. Millerand et M. de Galliffet, leur choix est fait. Et ils ont tout de suite entamé la guerre. Dans un temps donné, et probablement assez court, le ministère ne pourra éviter de se prononcer dans un sens ou dans l’autre, qu’à la condition de s’en aller intégralement. Quel parti prendra-t-il ?

Revenons au grand complot. Il ne semble pas du tout que sa découverte et sa poursuite puissent, dans notre laboratoire politique, devenir un équivalent de l’affaire Dreyfus et soient susceptibles de servir au même usage. Dès le premier jour, l’intérêt en a été moindre, et tout ce qui s’est passé depuis ne l’a pas sensiblement accru. Peut-être les esprits sont-ils un peu fatigués et les imaginations épuisées. La seule annonce d’un complot, qui aurait autrefois répandu partout une fièvre intense, a laissé le pays parfaitement calme, et il n’y a guère que le monde politique qui s’en soit ému, ou qui ait eu l’air de le faire. C’est ici que le mot d’incident serait très à sa place. L’aventure même du fort Chabrol n’a pas réussi à secouer la torpeur générale. On a éprouvé pendant vingt-quatre heures un léger frisson à la pensée qu’un massacre pouvait avoir lieu en (plein Paris ; mais bientôt on s’est rassuré. Depuis, le fort Chabrol s’est rendu, il a capitulé, et tout s’est terminé pacifiquement. M. Jules Guérin attendait qu’on voulût bien lui faire une sommation sérieuse ; il était tout prêt à y céder ; il l’aurait sans doute fait beaucoup plus tôt si l’impatience du gouvernement avait été égale à la sienne. Quoi qu’il en soit, nous en avons fini avec le roman-feuilleton de la rue de Chabrol, et, aujourd’hui, tous les inculpés dans le grave complot sont à la disposition de la Haute Cour, sauf pourtant MM. Thiébaud, Marcel Habert et un ou deux autres dont on n’a pas de nouvelles. Nous savons aussi un peu mieux ce qu’on leur reproche. La Haute Cour s’est réunie ; elle a tenu une première séance ; elle a entendu le réquisitoire de M. le Procureur général. L’impression que cette lecture a produite sur elle ne s’est manifestée par aucun signe extérieur, et nous en dirons autant de celle qu’a éprouvée le public. Elle a été faible. Il est fort possible qu’il y ait eu un complot, et sans doute ce ne sont pas les accusés qui le contesteront, car ils ont tout l’air de s’être pris extrêmement au sérieux et leur correspondance témoigne de leurs illusions ; mais le pays s’obstine à croire qu’il n’a pas couru de danger, et c’est à cela qu’il mesure l’importance de la chose. Que les desseins des conjurés aient été très mauvais, nous le voulons bien, mais leur impuissance a été plus grande. Ils ont d’ailleurs joué au naturel, et avec une parfaite sincérité, le rôle de la mouche du coche, et ils n’ont jamais mis en doute que toutes les agitations, petites ou grandes, qui ont eu lieu à Paris depuis quelques mois, ont été de leur fait. La grève des terrassiers éclate ; ils distribuent un peu d’argent à quelques personnes, — on en trouve toujours pour le recevoir, — et les voilà convaincus qu’ils ont fait la grève des terrassiers. Quelques désordres, d’ailleurs sans gravité, se produisent sur une place publique ; aussitôt ils arrivent et se mêlent à la foule ; M. Jules Guérin distribue quelques horions à des agens de police ; et les conspirateurs s’essuient le front en se félicitant d’avoir fait tant de besogne. Ils écrivent à un prince exilé pour lui faire part de leurs espérances d’ailleurs déçues, — toujours déçues, — et ils exigent de lui qu’il se porte sur tel ou tel point de la frontière. Le prince est entre leurs mains comme un jouet, il suit toutes les indications qu’on lui donne, il ne voit pas plus juste que ses amis. Tout cela est à la fois triste et ridicule, et assurément le prestige du parti royaliste n’en sortira pas augmenté ; mais le danger encouru par la République est nul, et l’instinct populaire ne s’y est pas trompé. Dès lors, à quoi bon avoir fait appel à un tribunal aussi exceptionnel que la Haute Cour ? Une juridiction d’un ordre moins élevé, ou relevé, n’aurait-elle pas suffi ? Si on voulait surprendre ces hardis conspirateurs en flagrant délit de puérilité, afin de jeter sur eux un peu de déconsidération politique, on le pouvait sans doute ; et, s’il n’en était pas résulté un grand bien, il n’en serait pas non plus résulté un grand mal ; mais l’intervention de la Haute Cour n’avait vraiment pas de raison d’être. Un tribunal de droit commun aurait été mieux proportionné au crime, s’il y en a un, et encore plus aux criminels. Nous n’en exceptons pas M. Paul Déroulède. On avait dit qu’il avait conspiré avec les royalistes, ce qui aurait si fort troublé sa légende déjà établie, que nous refusions de le croire. Et nous avions raison. Dans le réquisitoire de M. le Procureur général, on n’aperçoit aucun lien entre M. Déroulède et ses co-accusés. M. Déroulède est un républicain plébiscitaire, ce qui est son droit : où il a tort, c’est lorsqu’il prétend se dispenser de convaincre ses concitoyens et leur imposer par un coup de force un gouvernement de sa façon. Il ne lui manque pour cela qu’un général : il le cherche partout, il ne l’a pas encore trouvé. Grâce à Dieu, cette fois encore, l’armée est hors de cause, et aucun homme portant l’épaulette ne figure parmi les inculpés de M. le Procureur général. Nous sommes loin des conspirations militaires qui ont été la plaie de la Restauration. M. Déroulède n’a pas encore convaincu un simple sergent.

Si nous disons qu’il n’y avait pas lieu, dans un semblable procès, de faire intervenir la Haute Cour, ce n’est pas par défiance contre elle, mais plutôt par ménagement pour elle. La Haute Cour, c’est le Sénat, assemblée toute politique. Il peut y avoir des circonstances où l’intervention d’un tribunal de ce genre est utile, et, dès lors, la Constitution a bien fait d’en réserver la faculté ; mais ces occasions doivent être infiniment rares, et, à user mal à propos d’un pareil instrument, on risque de le fausser. On s’expose aussi à en faire contester la légitimité. Ces réserves faites, nous sommes heureux de reconnaître que la Haute Cour, dans sa première séance, a pris très correctement les résolutions qu’elle devait prendre dans l’intérêt des accusés. M. Bérenger, président de sa Commission d’instruction, a eu à cet égard une influence heureuse. Sa présence à la tête de la commission est une garantie, car son autorité morale est très grande auprès de ses collègues, et chez lui la préoccupation de la justice domine celle de la politique. Avant même que l’affaire s’engageât, et, comme disent les légistes, in limine litis, au seuil du procès, deux questions se posaient : l’une de savoir si les inculpés seraient admis, lorsque le moment serait venu, à prendre part à la discussion de la compétence du tribunal, l’autre de savoir si la loi de 1897 sur la publicité de l’instruction leur serait applicable. Elles ont été résolues dans un sens favorable à la défense. De ces deux questions, la seconde surtout était importante. La loi de 1897 a établi la publicité de l’instruction. Aujourd’hui, dès le début de la procédure, tout accusé est assisté d’un avocat. C’est le Sénat, sur l’initiative de M. Constans, qui a fait cette réforme que la Chambre a consacrée, et il en est fier : toutefois, on ne saurait dire qu’il l’ait très bien faite du premier coup, ni même du second, car il a dû s’y reprendre à deux fois, ce qui ne l’a pas empêché d’y avoir laissé encore une lacune. Le législateur actuel ne légifère que par à peu près, obéissant à l’impression du moment, impression souvent très vive, mais courte et partielle, au lieu d’embrasser une question dans son ensemble, de la ramener à un principe et de pourvoir à toutes les applications qu’il comporte. L’histoire même de la loi de 1897 en est une preuve. Elle a décidé que l’instruction serait publique, c’est-à-dire contradictoire, mais elle avait négligé de dire que cette publicité s’étendrait à la juridiction militaire aussi bien qu’à la juridiction civile. On s’en est aperçu à propos de l’affaire Dreyfus, et il a fallu apporter une première retouche, un premier complément à la loi. La question s’est posée à nouveau au sujet de la Haute Cour. A nos yeux, elle était tranchée d’avance : était-il admissible que le Sénat, auteur de la loi, privât de son bénéfice les seuls accusés qui comparaîtraient devant lui ? Une pareille décision, si elle avait été prise, aurait soulevé une clameur universelle. Pourtant la loi n’était pas à cet égard tout à fait explicite, et quelques juristes pointilleux y signalaient la même omission qui s’était d’abord produite au sujet de la justice militaire. Le gouvernement lui-même a paru hésiter, et il a laissé à la Haute Cour le soin de se prononcer. C’est sans doute pour ce motif que l’instruction dont M. le Procureur général a apporté au Luxembourg les premiers résultats a été faite en dehors des accusés. Chose étrange et pourtant réelle : aucun d’eux n’a été interrogé, et cela suffit à montrer avec quelle réserve il convient d’accueillir le réquisitoire qui a été lu devant la Haute Cour. Celle-ci a tranché tout de suite la question qui avait tenu le gouvernement en suspens, et a décidé que la loi de 1897 s’appliquait à la procédure ouverte devant elle. Cela fait, elle s’est séparée, laissant à sa Commission le soin d’accomplir sa tâche, qui peut-être sera longue, puisqu’elle a été à peine dégrossie par la première et très sommaire instruction.

On a été frappé de la différence faite entre les accusés de la Haute Cour, et les anarchistes qui, le mois dernier, ont organisé en plein Paris une émeute incontestablement plus sérieuse que toutes celles dont les royalistes se sont vantés dans leurs correspondances. Des agens de police ont été plus maltraités qu’ils ne l’avaient encore été dans aucune des échauffourées précédentes. Mais les émeutiers ont été plus loin ; ils ont essayé, de mettre le feu à une église. S’agissait-il là d’un de ces actes violens, mais spontanés, auxquels se laisse quelquefois entraîner une foule qu’on a eu l’imprudence d’agiter ? Tout porte à croire que non. Le mot d’ordre avait été donné par les journaux du parti anarchiste. La veille et l’avant-veille de l’émeute, tout avait été préparé et concerté dans des réunions dont la presse a rendu compte. Le complot n’a même pas pris la peine de se cacher ; il s’est, au contraire, affiché au grand jour, et on ne saurait contester qu’il n’ait abouti à un commencement d’exécution. Des arrestations assez nombreuses ont été faites ; l’une d’elles a porté sur le chef du mouvement, un anarchiste bien connu, M. Sébastien Faure. Nous ne savons pas encore si l’affaire aura ou non une suite ; ce qui est sûr, c’est que les arrestations n’ont pas été maintenues, et que M. Sébastien Faure, en particulier, n’a pas tardé à être remis en liberté. Comment n’être pas surpris en présence de traitemens aussi dissemblables ? Comment ne pas relever ce qu’ils présentent d’anormal ? Quoi ! M. Déroulède est prisonnier au Luxembourg, et M. Faure se promène sur le boulevard ! Est-ce que le premier serait plus coupable que le dernier ? Est-ce qu’il serait plus dangereux ? Ah ! si le réquisitoire de M. le Procureur général avait pu relever à la charge des royalistes seulement la moitié des faits qui se rattachent étroitement à l’émeute anarchiste, soit qu’ils l’aient préparée, soit qu’ils l’aient accompagnée, on cesserait de le trouver peu significatif ; on commencerait à s’inquiéter des révélations qu’il aurait faites. Mais on supporte tout des uns, et on ne se montre sévère que pour les autres. D’où vient donc cette inégalité ? Comme elle n’est pas dans les choses, il faut bien en chercher l’origine dans ceux qui ont eu à les apprécier, c’est-à-dire dans le gouvernement. Sa vigilance, qui est si vive et si aiguisée lorsqu’il s’agit des. royalistes, se relâche évidemment lorsqu’il s’agit des anarchistes. Nous en aurions une impression meilleure si elle était plus constante, plus impartiale et, tranchons le mot, plus équitable. Mais les choses sont ainsi. On ne peut les expliquer que par la prédominance dans le ministère d’un esprit qui est plein de rigueur d’un côté, plein d’indulgence de l’autre, et cela indique de sa part une tendance qui mérite d’être signalée. Non pas que nous supposions, de la part de la majorité de nos ministres, la moindre tendresse à l’égard des anarchistes ; mais ils se croient obligés envers eux à des ménagemens qui ressemblent à des défaillances. Pour soutenir la grande lutte qu’ils ont entreprise contre les ennemis de la République, si dangereux, paraît-il, et si farouches, ils ont besoin de tous ses amis, même des plus compromettans. C’est la concentration poussée au paradoxe. L’émeute anarchiste est venue mal à propos ; on l’a trouvée inopportune et gênante ; alors on a pris le parti de ne pas y faire attention, et peut-être, un jour prochain, nous demandera-t-on de la comprendre dans les faits qu’il est bon d’oublier. On commence soi-même par donner l’exemple de cet oubli.

Telle est la situation à l’avant-veille de la rentrée des Chambres, qui ne saurait maintenant se faire attendre guère plus de trois semaines. Nous avons un ministère divisé, dont les divisions s’accusent et s’accuseront de jour en jour davantage. Tout le monde sent qu’il ne peut plus durer dans sa composition actuelle. Le motif qui a maintenu entre ses membres un accord provisoire a cessé d’agir sur lui, et les élémens qui le composent subissent la loi de divergence qui les régit. Le grand complot ne saurait retarder beaucoup la désagrégation. En un mot, nous rentrons dans les questions politiques que des circonstances exceptionnelles avaient momentanément permis de négliger. Et nous ne croyons pas que M. Millerand et M. le général de Galliffet puissent les traiter ensemble longtemps encore.


A l’étranger, une crise ministérielle a eu lieu en Autriche : elle était aussi dans la fatalité des choses et elle n’a étonné personne. M. le comte Thun a donné sa démission ; mais, comme il n’a pas été remplacé, et que nous ne savons pas encore comment il le sera, nous nous contenterons pour aujourd’hui d’annoncer le fait, nous réservant de revenir plus tard sur les conséquences qu’il aura eues.


Quant au Transvaal, nous n’en dirons rien non plus. Les faits nouveaux qui sont survenus, et qui d’ailleurs ont exactement le même caractère que les précédens, n’ont pas modifié les conditions du problème. On est toujours suspendu entre la paix et la guerre, et, par malheur, l’état de l’opinion en Angleterre semble devoir faire pencher la balance du dernier côté. Les exigences britanniques s’enveloppent d’une forme moins dure, mais, loin de décroître, elles vont toujours en augmentant. A chaque nouvelle note de M. Chamberlain, il semble que la vis se serre, et il importe peu que ce soit d’une brusque secousse ou d’un mouvement plus lent : le résultat est le même. Les résolutions dernières ne sont pas encore prises, ou du moins elles n’ont pas encore été énoncées. On ne peut qu’attendre un dénouement qui fait naître des inquiétudes de plus en plus vives.

En Serbie vient de se dénouer, par une sentence incontestablement inique, un procès dont toutes les péripéties, avant même qu’il arrivât à sa conclusion prévue, sont de nature à émouvoir la conscience de l’univers civilisé. Des scènes semblables se passaient autrefois dans les petites républiques de l’Amérique du Sud ; mais elles semblaient devenues impossibles en Europe, et si les grands et bruyans défenseurs de la justice avaient gardé disponible un peu de l’attention qu’ils ont accordée à nos propres affaires, ils auraient là une admirable occasion de l’employer. Jamais, en effet, la parodie de la loi ne s’est étalée avec moins de circonspection. Mais tout cela se passait en Serbie, et la Serbie n’a pas le don d’émouvoir.

On est, d’ailleurs, habitué à tant de choses de la part du roi Milan que, de lui, rien n’étonne plus : on en perd même la faculté de s’indigner. Au mois de juillet dernier, un attentat a été commis contre lui par un nommé Knezevitch. Rien ne saurait atténuer la réprobation que mérite un pareil crime, et Knezevitch ne pouvait invoquer aucune excuse. Les faits qui se sont passés depuis ont fait naître quelques doutes sur la réalité de l’attentat ; l’exploitation qui en a été faite au profit de la vengeance et des passions de parti a été si excessive, le scandale en a été si retentissant, qu’on s’est demandé si on n’était pas en présence d’une de ces machinations montées de toutes pièces dont l’histoire offre quelques exemples, heureusement très rares. Cependant Knezevitch n’a jamais nié son crime, et, si le roi Milan a été épargné, un de ses aides de camp a été atteint à côté de lui. La matérialité même de l’attentat semble donc irrécusable. L’assassin avait mérité le dernier des châtimens. On n’avait qu’à le juger et à le condamner. Mais les choses ne se sont passées ni avec cette simplicité, ni avec cette rapidité. L’imagination fertile du roi Milan a immédiatement inventé un complot qu’il a rattaché à la tentative d’assassinat, et de ce complot il a rendu responsable un parti tout entier, celui avec lequel il a toujours été en lutte, qu’il a combattu pendant tout son règne, qu’il n’a pas cessé de combattre depuis son abdication, mais qui n’en a pas moins gardé toutes les sympathies de la nation serbe. C’est le parti radical. Si les élections étaient libres et sincères, il aurait la majorité et il devrait exercer le pouvoir, tandis qu’il est réduit à une opposition stérile. Le parti radical a adopté depuis quelques années une attitude résignée : ne pouvant rien empêcher, il laisse faire et il attend. Le roi Milan n’a pas hésité à l’accuser d’avoir conspiré contre sa vie, et il a fait arrêter ses principaux chefs, hommes honorables, quelques-uns très distingués, qui jouissent dans le pays d’une popularité dont le seul résultat est d’entretenir contre eux les colères royales. Milan ne s’est même pas borné à englober dans le prétendu complot les hommes qu’il déteste et qu’il redoute au dedans ; il a étendu ses accusations au dehors, et, sans aucune preuve, il a dénoncé le prince de Monténégro comme un des instigateurs de l’attentat, par lui-même ou par son gendre, le prince Pierre Karageorgevitch, candidat au trône de Serbie. La conspiration avait à ses yeux pour objet évident de restaurer les Karageorgevitch à la place des Obrenovitch, et on commençait pour cela par assassiner le plus redoutable de ces derniers, le seul même qui le soit, car qui se préoccupe du roi Alexandre ?

Nous ne suivrons pas Milan dans les détails le plus souvent fantasques, mais toujours odieux, de l’intrigue dont il a ourdi la trame. Aussi longtemps qu’a duré l’instruction, on a fait dire à Knezevitch tout ce qu’on a voulu, et, soit par l’espérance de sauver sa vie, soit par la torture, — car personne ne doute qu’elle ne soit en usage dans les prisons serbes, — on a obtenu de lui qu’il dénonçât tous les chefs du parti radical, tous les hommes dont le roi voulait se débarrasser. Le ministère public est donc venu devant la Cour martiale avec un réquisitoire terrible, où les faits les plus graves à la charge des prévenus étaient affirmés par Knezevitch, et par d’autres témoins comme on s’en procure toujours quand on en a besoin et qu’on y met le prix. Mais Knezevitch, à peine en présence de la Cour, a semblé rendu à lui-même, et il a retiré toutes ses accusations en déclarant qu’elles étaient fausses et qu’il avait parlé par haine ou par vengeance. On l’a fait aussitôt disparaître, et, le lendemain, on a eu affaire à un Knezevitch un peu différent de celui de la veille : nul ne peut dire, mais il est permis de deviner quelles suggestions avaient été exercées sur lui, et par quels moyens. Knezevitch s’est, depuis lors, contredit sans cesse ; sa parole a été hésitante et embrouillée, et ses assertions ont paru ne mériter aucune confiance, quel que fût d’ailleurs le sens dans lequel elles se produisaient. Pourtant, à mesure que le procès avançait, qu’on avait moins de prise sur Knezevitch, et qu’enfin l’impossibilité d’échapper à la mort lui apparaissait plus clairement, un reste de conscience s’est réveillé chez lui, et il a affirmé sur l’Évangile que toutes ses accusations étaient mensongères. Il n’avait pas de complices ; ses coaccusés étaient innocens. Au moment de mourir, en face de sa fosse ouverte, devant le peloton d’exécution qui allait le fusiller, il a renouvelé avec un surcroît d’énergie les mêmes protestations. La base même de l’accusation n’existait plus. On croira peut-être que la Cour martiale a prononcé l’acquittement de malheureux qui avaient déjà passé deux mois en prison dans de telles angoisses morales et peut-être physiques qu’un d’eux s’est suicidé à l’ouverture du procès. On se tromperait. Les principaux chefs du parti radical, le colonel Nikolitch, le vieux pope Milan Djouritch, l’avocat Liouba Givkovitch et l’ancien professeur Stoyan Protich, ces deux derniers rédacteurs d’un journal d’opposition, quatre ou cinq autres encore, ont été condamnés à vingt ans de travaux forcés. On se demande quel aurait été leur sort sans les rétractations de Knezevitch. Quant à M. Pachitch, ancien ministre, ancien ambassadeur, il a été à la fois condamné et gracié, et il a écrit aussitôt au roi Alexandre une lettre de reconnaissance et de dévouement si dénuée de tout sentiment de dignité qu’on peut mesurer par-là l’étendue de la terreur qu’il a ressentie. On annonce qu’il va quitter la Serbie, et son rôle politique est probablement terminé.

Aucun de ces hommes n’avait conspiré, pas plus contre la vie de Milan que contre sa dynastie. Si le roi s’imagine avoir, par cette dérision de la justice, consolidé le trône de son fils, assurément il se trompe, et il aurait tort de mettre souvent la conscience européenne à une aussi pénible épreuve. Le gouvernement autrichien, dont il est le client, semble éprouver quelque gêne et quelque confusion à couvrir des excès de pouvoir poussés jusqu’à ce degré d’inconscience. On ne peut que plaindre la nation serbe. Au moment de l’abdication de Milan, elle avait mis son espoir dans Alexandre, qui offrait du moins les promesses de la jeunesse et dont le tempérament paraissait plus rassis que celui de son père ; mais peut-être l’est-il trop, puisque Alexandre s’efface et disparaît de plus en plus, et que Milan a repris brutalement la direction des affaires. Cette dernière espérance d’un meilleur gouvernement est déjà presque dissipée pour la Serbie.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.