Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1899

Chronique n° 1620
14 octobre 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre.


À mesure que nous pensons nous rapprocher de la rentrée des Chambres, la date s’en éloigne comme par un effet de mirage, sans que personne d’ailleurs s’en mette en peine. Rarement, dans l’histoire de ce siècle, les Chambres ont inspiré aussi peu d’intérêt qu’aujourd’hui : la confiance qu’on avait en elles a singulièrement diminué, et la curiosité qu’elles ont inspirée à d’autres époques s’est, pour le moment du moins, épuisée. Aussi longtemps que, fidèles à leur fonction légitime, les Chambres ont exercé leur contrôle sur le gouvernement, elles ont été populaires ; mais, depuis qu’elles sont, à leur tour, devenues le gouvernement, on s’est aperçu qu’elles étaient le plus mauvais de tous. Tout ce que nous leur demandons aujourd’hui est de voter un budget, parce qu’il en faut un et que nous ne pouvons pas nous en passer. Pour l’avoir, on se résigne à l’incommodité que présente d’ailleurs le bourdonnement parlementaire. Telle est l’impression actuelle : nous ne l’approuvons pas, nous le constatons. M. Méline, poussé par quelques-uns de ses amis qui auraient voulu une réunion anticipée du parlement, en a consulté par écrit un certain nombre : la plupart ont répondu qu’il n’y avait aucune raison de se hâter. Le ministère en a conclu qu’il y en avait d’excellentes à temporiser encore davantage, et, au bleu de réunir le parlement à l’époque ordinaire de ses travaux, c’est-à-dire au moment où nous sommes, il l’a renvoyé hardiment au mois prochain. Soit ; mais quand le budget sera-t-il voté ? Nous avons eu l’année dernière cinq douzièmes provisoires : combien en aurons-nous l’année prochaine ? Les douzièmes semblent être devenus notre institution financière la plus stable. C’était jadis un expédient exceptionnel auquel on éprouvait quelque confusion de recourir : l’expédient est devenu la règle. Les étrangers qui viendront au mois de mai prochain à l’ouverture de notre Exposition universelle ont des chances sérieuses de nous trouver encore aux prises avec la discussion du budget de 1900. En somme, cela vaudra peut-être mieux que si nous étions occupés à d’autres débats qu’on commence à annoncer, et qui seraient plus funestes à la paix des esprits et des consciences.

Mais n’anticipons pas sur l’avenir : nous ne voulons parler pour le moment que des faits accomplis. Depuis trois semaines, nous avons assisté à toute l’évolution d’une grève qui a présenté un très grand intérêt, soit par les questions qui y ont été posées, soit par les solutions qu’elles ont reçues. Il s’agit de la grève du Creusot. Elle a éclaté le 20 septembre, et s’est terminée virtuellement le 9 octobre, à la suite de l’arbitrage de M. Waldeck-Rousseau. Nous avons lu tous les documens qui ont été publiés à son sujet, tant par le comité de la grève que par la direction du Creusot, et aussi tout ce qu’en ont dit les journaux socialistes, sans nous trouver mieux éclairés sur ses causes véritables. Il semble qu’il n’y en ait eu aucune de sérieuse. Les allégations énoncées par les ouvriers ont été reconnues inexactes, qu’elles portassent sur la violation des engagemens pris antérieurement par la direction, ou sur de prétendues atteintes à la liberté de conscience. Ce dernier grief, en particulier, a été très exploité dans les polémiques, et, s’il était fondé, il serait très grave ; mais il a été impossible aux ouvriers, à leurs représentans ou à leurs délégués, de lui donner même une apparence de réalité. Quant aux autres allégations, qui portent sur des modifications arbitraires aux prix convenus au mois de juin dernier, elles se sont en quelque sorte évaporées lorsqu’on a voulu les préciser, et nous n’exagérons pas en disant qu’il en est resté si peu de chose, à supposer même qu’il en soit resté quelque chose, que ce n’est pas la peine d’en parler. On ne fera croire à personne que les vrais motifs de la grève soient dans ces infiniment petits. Au surplus, les ouvriers, après avoir décidé la cessation du travail, ont-ils mis plusieurs jours avant d’énoncer leurs griefs, comme s’ils éprouvaient une insurmontable difficulté à y parvenir.

Et c’est peut-être la première fois qu’un pareil phénomène se produit. Jusqu’ici, les ouvriers présentaient d’abord leurs réclamations, et c’est seulement si elles n’étaient pas admises qu’ils suspendaient le travail : cette fois, ils ont commencé par suspendre le travail, sauf à s’ingénier pour trouver ensuite des réclamations à présenter. Jamais le caractère non professionnel d’une grève n’était apparu plus clairement ; et s’il n’était pas professionnel, que pouvait-il être, sinon politique ? Nous avons rappelé la grève de juin. Il y a quatre mois à peine, les ouvriers du Creusot y avaient eu recours pour obtenir de l’administration des salaires plus élevés : c’est de cette crise que le syndicat est sorti. Il n’existait pas avant ; on l’a créé, un peu rapidement, à cette occasion. Nous disons un peu rapidement, parce qu’on n’a même pas pris le temps de lire avec soin la loi de 1884, qui admet seulement dans les syndicats des membres actifs de la profession, c’est-à-dire des ouvriers en exercice : le secrétaire général choisi au Creusot était un ancien ouvrier, nommé Adam. À peine formé, le syndicat a voulu justifier sa création en faisant quelque chose, et il semble bien qu’il ait plus songé à son intérêt propre qu’à celui des travailleurs : c’est d’ailleurs ce qui arrive presque immanquablement lorsque quelques-uns des membres d’une de ces associations ne sont plus des ouvriers, et voilà pourquoi la loi de 1884 a décidé sagement que les ouvriers seuls pourraient en faire partie. Au mois de juin dernier, on avait déjà demandé au directeur du Creusot, M. Schneider, de reconnaître le syndicat, et il avait répondu très correctement qu’il n’avait pas à le faire ; que, la loi donnant aux ouvriers le droit de former des syndicats, ce n’était pas lui qui leur en contesterait l’exercice ; mais que le syndicat n’intéressait que les ouvriers, que le patron pouvait l’ignorer, et que, pour son compte, il était décidé à traiter tous ses ouvriers sur le même pied, qu’ils fussent syndiqués ou non. Le syndicat du Creusot a trouvé que ce n’était pas faire assez de cas de lui, et il a cherché une occasion d’intervenir auprès de M. Schneider en tant que syndicat, comme l’intermédiaire obligatoire entre lui et les ouvriers. S’il est de bonne foi, il avouera que là était pour lui toute la question. En effet, la grève une fois déclarée, il a demandé à être reçu par M. Schneider dans la personne de M. Adam. — Qu’est-ce que c’est que M. Adam ? a demandé M. Schneider, est-ce un ouvrier ? — Non, c’est le secrétaire du syndicat. — Alors, je me refuse à le recevoir, non parce qu’il est le secrétaire du syndicat, circonstance dont je n’ai pas à m’occuper, mais parce qu’il n’est pas un ouvrier de l’usine, et que je ne connais que les ouvriers de l’usine. — Tel est, à peu près exactement, le premier échange de vues qui a eu lieu entre M. Schneider et les grévistes, et l’avantage est resté au premier. Les grévistes ont dû choisir d’autres délégués, avec lesquels M. Schneider s’est aussitôt, et très volontiers, mis en rapport ; mais il y avait déjà là un échec pour le syndicat. Par sa faute, à coup sûr, car pourquoi était-il organisé contrairement aux prescriptions de la loi ? Si M. Adam avait été un ouvrier, M. Schneider n’aurait eu aucune raison de l’évincer. Le syndicat n’a pas tardé à s’apercevoir qu’il avait fait fausse route ; qu’il s’était mal engagé dans cette affaire, et que tout était à recommencer. Il s’est effacé pour laisser la place, d’abord à M. le sous-préfet d’Autun, et ensuite à M. le préfet de Saône-et-Loire, jusqu’au moment où sous-préfet et préfet ont disparu à leur tour pour la laisser au président du Conseil, M. Waldeck-Rousseau, choisi ou admis comme arbitre par les deux partis.

Comment sous-préfet, préfet et ministre se sont-ils laissé engager dans cette affaire, où ils auraient mieux fait de s’abstenir ? Il y a eu là d’abord de la faiblesse, puis de l’entraînement. Une fois le doigt dans l’engrenage, le corps y passe tout entier. On s’est félicité du résultat de l’arbitrage, et nous reconnaissons que ce résultat n’a pas été mauvais ; mais c’est le procédé que nous blâmons. Le président du Conseil n’a aucune qualité pour s’entremettre dans les conflits qui s’élèvent entre patrons et ouvriers, et il est à peine besoin d’insister pour faire comprendre les inconvéniens que présente son intervention. Si elle ne les a pas eus tous cette fois, elle les aura une autre, à supposer que la méthode s’établisse de recourir habituellement au même personnage, pour dénouer une difficulté qu’on juge, autrement, inextricable. Lorsqu’on songe à la manière dont sont choisis les présidens du Conseil, et aux hasards qui dirigent généralement ces choix, il est impossible de ne pas trembler en voyant de pareilles pratiques devenir chez nous une espèce de droit coutumier. Car ce n’est pas la première fois que le fait se produit. Déjà, en 1892, à propos de la grève de Carmaux, qui avait été plus longue et plus violente que celle du Creusot, on avait eu recours au même expédient. L’arbitrage de M. Loubet, alors président du Conseil et ministre de l’Intérieur, comme M. Waldeck-Rousseau l’est aujourd’hui, a été improvisé au milieu du désordre d’une séance à la Chambre des députés. M. Clemenceau a mené toute l’affaire avec une maestria supérieure. Il avait sous la main non seulement M. Loubet, cloué sur son banc de ministre, mais M. le baron Reille, président du Conseil d’administration des mines de Carmaux, et il fallait entendre de quel ton il les harcelait l’un et l’autre. — Acceptez l’arbitrage, disait-il à M. Loubet qui devait le rendre, et à M. Reille qui devait le subir, acceptez-le, et tout est fini : je me porte fort au nom des ouvriers. — Ni M. Loubet, ni M. Reille n’étaient disposés à se rendre. Le premier sentait parfaitement qu’on voulait le faire sortir de son rôle et lui imposer d’autres responsabilités encore que celles dont il était déjà surchargé ; le second sentait non moins vivement le danger qu’il y avait à introduire le chef du gouvernement dans une affaire industrielle, comme juge d’un conflit dont toutes les conditions étaient par cela même modifiées. Il s’exhalait de là un parfum de socialisme d’État qui ne plaisait pas non plus beaucoup à la Chambre de cette époque. C’était l’État sur-patron, si on nous permet le mot, l’État providence, l’État deus ex machina ! Mais M. Clemenceau était dans la plénitude de sa puissance, sa parole était tranchante et impérieuse ; elle ne convainquait pas, mais elle dominait. MM. Loubet et Reille, vaincus du même coup, ont balbutié un oui qu’ils regrettaient déjà l’un et l’autre en le prononçant. Ils avaient au moins la supériorité sur les hommes d’aujourd’hui de se rendre parfaitement compte qu’ils faisaient une sottise, mais, ne pouvant pas l’éviter, ils s’y résignaient. On se rappelle la suite de l’incident ; elle a été instructive. M. Loubet a rendu une sentence à peu près aussi bonne que celle de M. Waldeck-Rousseau, inspirée, en ce qui concernait les questions de fait, du même esprit de conciliation et de transaction. Le lendemain, M. Clemenceau, M. Millerand, M. Pelletan, — tous les trois avaient été auprès de l’arbitre délégués des ouvriers, — conseillaient à ceux-ci de passer outre à la sentence et de continuer la grève. La grève continuait effectivement quelques jours de plus, et elle finissait, grâce à la lassitude générale, par une cote mal taillée. On a pu voir alors un des inconvéniens de l’arbitrage en général, bien que nous n’en contestions pas les avantages, et de l’arbitrage du président du Conseil en particulier : c’est qu’on n’a, pour le moment du moins, aucun moyen d’en imposer les conclusions aux ouvriers. C’est en cela que la loi de 1884 est incomplète et manque de sanction. Pour revenir à l’arbitrage de M. Waldeck-Rousseau, il a mieux réussi. On a fait croire aux ouvriers qu’il avait été rendu exclusivement à leur avantage, et ils en ont triomphé. La sentence n’a donc pas été protestée, comme celle de M. Loubet, il y a sept ans : mais le procédé n’en est pas moins vicieux et périlleux au premier chef, non pas parce que c’est l’arbitrage, mais parce que c’est celui du gouvernement.

En 1892, à la vérité, et peut-être même aujourd’hui, quoique moins clairement, on a eu soin de dire que c’était l’homme seul qui était arbitre, et non pas le ministre ; mais ces distinctions échappent aux ouvriers, et pour nous-même elles sont artificielles. En fait, l’État, le gouvernement est érigé en arbitre presque permanent des conflits industriels. On met entre ses mains la balance, faut-il dire de la justice ? Oh ! non, certes, car il n’a pas les yeux bandés ; il n’est pas, il ne peut pas être un juge indépendant ; il est un personnage essentiellement politique, soumis à toutes les influences des partis qui aujourd’hui l’exaltent et demain le renversent. Il s’appelle un jour Loubet, un autre Bourgeois, un troisième Waldeck-Rousseau, et demain peut-être il s’appellera Millerand. Nous ne nions la bonne volonté personnelle d’aucun de ces hommes, considérés à titre privé ; mais, une fois ministres, ils deviennent moins libres, et c’est beaucoup attendre de la nature humaine que de lui demander, dans ces conditions, une justice impartiale et absolue. Nous sommes d’autant plus à l’aise pour présenter ces observations qu’elles s’appliquent moins à la personne même de M. Waldeck-Rousseau et à sa sentence : mais n’est-ce pas le cas de dire que l’exception ne détruit pas la règle ?

On sait comment le rôle d’arbitre a été dévolu à M. le président du Conseil. Les grévistes du Creusot ne voyaient pas d’issue à leur situation, tant elle était fausse. Alors une idée singulière est venue à l’esprit de quelques-uns d’entre eux et a été acceptée par un grand nombre des autres avec une ardeur plus singulière encore, à savoir de marcher en masse sur Paris, et de venir frapper à la porte de cette ville lumineuse et légendaire, qui contient les états-majors de tous les partis et où les pouvoirs publics sont établis. Là, pensaient-ils, on nous rendra justice, et, dans tous les cas, on ne pourra pas se dispenser de nous faire vivre. Cette conception de Paris et du gouvernement donne la mesure de ce qu’il y a encore de crédulité simple et naïve et, tranchons le mot, d’enfantillage dans l’esprit des ouvriers. Tout était réglé dans leur imagination. Les étapes étaient fixées. On devait coucher dans telle ville, dont le conseil municipal avait promis un bon accueil, bon souper et bon gîte. On devait s’arrêter de temps en temps pour se reposer, et alors des conférenciers auraient fait entendre leur parole, à la fois pour encourager et pour distraire les pèlerins : quelques-uns auraient peut-être dormi. Tout cela devait être très pittoresque, et quelque Callot aurait pu y trouver d’intéressantes inspirations. Il est vrai que les Callot de nos jours sont des photographes qui vont à bicyclette ; l’art y perd, mais la vulgarisation par la publicité y gagne. Le gouvernement s’est placé à un autre point de vue que celui de l’art. M. Viviani est parti à la hâte pour le Creusot, et, par un habile mélange de rhétorique exaltée dans la forme, parfaitement calculée et réfléchie dans le fond, prodiguant à la fois les promesses et les réserves, présentant enfin des critiques qui ont été fort mal reçues, les retirant aussitôt pour les reproduire ensuite sous une autre forme, affirmant aux ouvriers que leur projet était peu sensé, mais que, s’ils y persistaient, il se mettrait à leur tête pour l’exécuter, tantôt câlin et persuasif, tantôt presque sévère, toujours infiniment souple, il est parvenu à les faire renoncer à leur folle entreprise. Mais comment ? En leur disant qu’il n’était pas nécessaire d’aller au gouvernement, si le gouvernement allait à eux. Et le gouvernement y était allé d’abord, comme intermédiaire, dans la personne d’un sous-préfet et d’un préfet ; il y viendrait maintenant, comme arbitre, dans la personne de M. Waldeck-Rousseau. Va pour l’arbitrage de M. Waldeck-Rousseau ! Les ouvriers l’ont demandé, et il était bien difficile à M. Schneider de ne pas l’accepter.

Quant à la sentence de M. Waldeck-Rousseau, il faut rendre à son auteur la justice qu’il l’a faite aussi bonne qu’elle pouvait l’être. M. Schneider, dans les conversations qu’il avait eues avec M. le sous-préfet d’Autun et M. le préfet de Saône-et-Loire, s’était mis d’accord avec eux sur tous les points, sauf un seul, à savoir la reprise intégrale à l’usine de tous les ouvriers. Il refusait d’accepter sur ce point la discussion, et, par conséquent, de s’engager. Que ce fût son droit strict de ne pas reprendre quelques-uns de ses ouvriers, on ne saurait le nier, car la rupture du contrat qui liait les ouvriers à lui le déliait lui-même envers eux. Les ouvriers le sentaient bien, puisqu’en demandant à être tous repris, ils reconnaissaient implicitement qu’on pouvait ne pas le faire. Mais, le droit du patron une fois admis, était-il sage d’en user ? La grève, quelque intempestive qu’elle eût été, n’avait pas dégénéré en désordres graves, et l’on ne pouvait guère reprocher aux ouvriers que de s’y être mis mal à propos. Dès lors, il n’y avait pas lieu de pousser la sévérité à l’extrême. Mais M. Schneider avait-il l’intention de le faire ? Point du tout : dès les premiers mots qu’il a échangés avec M. Waldeck-Rousseau, il lui a fait connaître son dessein de reprendre tous les ouvriers sans exception. Une pareille déclaration devait mettre l’arbitre bien à son aise, au moins sur le point auquel les ouvriers portaient naturellement le plus d’intérêt. Les malheureux, après s’être condamnés à trois semaines de chômage sans savoir pourquoi, n’avaient pas d’autre désir que de se remettre au travail et de toucher des salaires ; mais le point d’honneur, et un sentiment de solidarité qu’on ne saurait désapprouver lorsqu’il n’est pas poussé trop loin, les portaient à demander que tous y fussent admis en même temps. Il est à croire que, si M. Schneider avait annoncé son projet de reprendre tout le monde lorsque le sous-préfet ou le préfet l’ont interrogé à ce sujet, tout se serait terminé aussitôt. L’arbitrage de M. le président du Conseil serait devenu inutile, ce à quoi il y aurait eu tout avantage, malgré ce qu’a d’ailleurs d’excellent la partie de la sentence qui traite des syndicats, et du rôle qu’ils sont appelés à jouer entre ouvriers et patrons.

Ici, M. Waldeck-Rousseau s’est souvenu qu’il avait été l’auteur principal de la loi de 1884 sur les syndicats professionnels. C’est lui qui en a pris l’initiative, et qui en a dirigé la discussion avec une fermeté de vues et un talent de parole qui n’ont pas peu contribué à lui créer la grande situation parlementaire qu’il n’a cessé de remplir que lorsqu’il l’a voulu, et qu’il a retrouvée aussi dès qu’il l’a voulu. M. Waldeck-Rousseau, en 1884, et la Chambre d’alors, avec lui, étaient très éloignés, sinon tout à fait de prévoir, au moins d’admettre les prétentions excessives que ceux-ci devaient chercher à s’attribuer. On a vu les syndicats sortir peu à peu du rôle qui leur avait été assigné pour en jouer un autre, beaucoup plus considérable, qui devait finalement les poser en face du patron comme une sorte de pouvoir avec lequel il devait négocier et traiter. Nous disons « devait », parce que telle était bien effectivement la pensée des syndicats : ce n’était pas une faculté qu’ils entendaient laisser au patron, mais une obligation qu’ils lui imposaient. Ils n’étaient pas seulement les intermédiaires naturels entre le patron et les ouvriers, — ce qui serait admissible, et ce que M. Waldeck-Rousseau a admis comme une chose parfois utile, — ils étaient les intermédiaires forcés. Dès lors, ils ont poussé leur action dans un double sens : d’une part, ils se sont efforcés d’englober tous les ouvriers en pratiquant sur eux le compelle intrare, c’est-à-dire en les obligeant d’accepter leur tutelle ; et, de l’autre, ils se sont tournés vers le patron, avec la prétention de plus en plus exigeante et arrogante de partager avec lui le pouvoir sur l’usine. On écrira certainement un jour l’histoire des luttes qui se sont produites entre les syndicats toujours envahissans et les patrons qui défendaient leur autorité légitime, parfois même leur propriété. On verra que ce ne sont pas seulement les patrons qui ont résisté à des ambitions exorbitantes ; beaucoup d’ouvriers n’ont pas accepté non plus de s’y soumettre, et se sont obstinés à rester en dehors de syndicats dont ils désapprouvaient et redoutaient l’esprit de combativité et d’agression. Cette histoire sera très intéressante, et nulle autre ne caractérisera mieux l’époque où nous sommes. La sentence de M. Waldeck-Rousseau y tiendra une place importante, car, sur tous les points, elle donne tort aux syndicats, et elle les ramène aux limites précises où la loi de 1884 avait entendu les enfermer.

Ainsi le syndicat du Creusot, à l’exemple de plusieurs autres, a voulu s’imposer à la direction de l’usine comme intermédiaire avec les ouvriers. « Considérant, dit la sentence, que, si les syndicats constituent un intermédiaire qui peut logiquement et utilement intervenir dans les difficultés qui s’élèvent entre patrons et ouvriers, nul ne peut être contraint d’accepter un intermédiaire ; qu’un patron ne saurait exiger des ouvriers qu’ils portent leurs réclamations au syndicat patronal dont il fait partie ; que les ouvriers ne sauraient davantage lui imposer de prendre pour juge des difficultés pendantes entre eux et lui le syndicat ouvrier auquel ils appartiennent, — décide : L’intermédiaire du syndicat auquel appartient une des parties peut être utilement employé si toutes deux y consentent ; il ne peut être imposé. » Cela est écrit dans le style lapidaire des anciens juristes. Qu’est-ce donc qu’un syndicat aux yeux de M. Waldeck-Rousseau qui les a inventés ? C’est une association professionnelle, formée par les ouvriers pour étudier en commun les intérêts de leur profession et pour veiller à leur sauvegarde. Les ouvriers en rédigent les statuts, qui doivent être conformes à la loi et déposés entre les mains du juge de paix. Mais le syndicat, une fois formé, est leur chose à eux, leur chose propre, et non pas du tout celle du patron, qui est parfaitement libre de l’ignorer. Il n’a, comme le dit M. Waldeck-Rousseau dans un autre passage de sa sentence, ni à le reconnaître ni à le méconnaître. À quoi bon le reconnaître ? La loi donne un droit aux ouvriers, nul ne peut leur en refuser, ni même leur en mesurer l’exercice. Reconnaître un syndicat serait une façon de dire qu’on peut se refuser à le faire, c’est-à-dire contester le droit des ouvriers. Leur droit est entier, mais celui du patron reste entier également. Quand M. Schneider dit qu’il ne fait pas de distinction entre ses ouvriers, et qu’il les traite de la même manière, qu’ils soient syndiqués ou non, il se place sur un terrain inattaquable : il ne commencerait à en sortir et à avoir tort que s’il refusait de recevoir ses ouvriers parce qu’ils seraient syndiqués. Telle est la doctrine de M. Waldeck-Rousseau, et il lui a donné une application immédiate. Les ouvriers avaient demandé à entrer en rapports avec la direction à des intervalles réguliers, pour lui présenter leurs réclamations. C’en est une qu’on ne pouvait accueillir que favorablement, et M. Schneider, qui se déclarait prêt à recevoir ses ouvriers tous les jours, soit personnellement, soit, en son absence, par ses représentans, ne faisait aucune objection à ouvrir tous les mois sa porte à leurs délégués. Mais comment ceux-ci devaient-ils être choisis dans les ateliers ? Les grévistes auraient désiré que ce fut mi-partie par les syndiqués et mi-partie par les non-syndiqués. Non, a répondu M. Waldeck-Rousseau. Voici d’ailleurs le passage de sa sentence qui se rapporte à ce point : « Considérant qu’admettre que chaque catégorie nommât des délégués différens, ce serait organiser le conflit et créer entre les uns et les autres une distinction qui ne saurait être admise, — décide : Les délégués seront nommés dans les ateliers à raison d’un délégué par corporation. » On le voit, la préoccupation de M. Waldeck-Rousseau a été d’empêcher l’organisation du conflit par le fait du syndicat et, pour cela, d’interdire son action là où elle n’avait que faire. C’est la première fois que les prétentions abusives des syndicats ont été condamnées avec cette fermeté et cette autorité, et il restera à l’actif de cette sentence que, loin d’avoir soulevé de la part des grévistes la moindre protestation, ils l’ont approuvée et ont même fait les démonstrations les plus bruyantes pour en manifester leur parfaite satisfaction.

Les circonstances y sont pour beaucoup. Les ouvriers ne désiraient qu’une chose, rentrer à l’usine. Les prétentions des syndicats appartiennent, pour la plupart d’entre eux, au domaine d’une métaphysique particulière, où s’exercent leurs meneurs. Or ceux-ci, pour des raisons très diverses et dont nos lecteurs se doutent, ne veulent pas en ce moment créer de difficultés au gouvernement. Ils ont donc tout accepté. Non pas cependant sans faire quelques réserves pour l’avenir ; mais ils ne les ont pas tirées de la loi actuelle, que M. Waldeck-Rousseau ne pouvait pas, de leur propre aveu, interpréter autrement ; ils les ont tirées d’une loi future que M. le Président du Conseil leur a promis de déposer, sur le bureau de la Chambre, dès la rentrée. À parler franchement, nous ne croyons pas que M. Waldeck-Rousseau leur donne la loi qu’ils attendent. Les décisions de sa sentence s’appuient, non pas sur la loi écrite, mais sur des principes auxquels il a donné un caractère absolu, comme celui-ci : nul n’est tenu de subir un intermédiaire qu’il n’a pas librement accepté. Si donc le gouvernement dépose un projet de loi, ce ne sera pas celui qu’on a paru annoncer. Nous vivons d’ailleurs au jour le jour, et c’est le cas de dire qu’à chaque jour suffit sa peine. Voilà une difficulté esquivée ; il en reste assez d’autres pour que nous nous réjouissions que celle-là du moins ait disparu, d’autant plus qu’elle ne pouvait se prolonger sans que de pauvres ouvriers et leurs familles en fissent les frais. Nous avons dit ce qu’il y avait eu de mauvais et aussi ce qu’il y avait eu de bon dans l’incident. Nous souhaitons que les syndicats méditent la sentence que celui du Creusot a sollicitée et dont il s’est déclaré content. Nous ne doutons pas qu’il ne l’ait comprise, et dès lors tout est bien qui finit bien.


Au Transvaal, la guerre est commencée. Il fallait d’ailleurs pousser bien loin l’optimisme pour conserver la moindre illusion sur le maintien de la paix. Depuis plusieurs semaines, sinon même depuis plus longtemps, il était clair que le gouvernement britannique avait résolu la guerre. Comment expliquer, sans cela, le retard qu’il a mis, après avoir reçu la dernière note de M. Kruger, à envoyer à Pretoria celle qu’il a lui-même annoncée comme devant contenir ses revendications définitives. Personne, en effet, n’admettra que les idées du gouvernement de la Reine ne soient pas sur ce point parfaitement arrêtées, et il n’aurait pas fallu quinze ou vingt jours, mais seulement quelques heures pour les mettre sur le papier. Évidemment, le cabinet de Londres savait que ses prétentions ne seraient pas admises, parce qu’il avait l’intention de les rendre inadmissibles, et c’est un véritable ultimatum qu’il préparait lorsqu’il a été surpris par celui de M. Kruger. Si le gouvernement anglais temporisait, c’est qu’il n’était pas prêt, et qu’il voulait choisir son heure. Le gouvernement transvaalien, au contraire, est prêt depuis plusieurs jours déjà, et il ne pouvait que perdre à attendre davantage : c’était du répit qu’il donnait à ses adversaires pour mieux se préparer et se fortifier.

On a même été un peu étonné que les Boërs aient attendu aussi longtemps. Craignaient-ils de paraître les provocateurs, et de s’exposer ainsi à voir l’odieux de la guerre retomber sur eux ? « Entre les sociétés, a dit Montesquieu, le droit de défense naturelle entraîne quelquefois la nécessité d’attaquer, lorsqu’un peuple voit qu’une plus longue paix en mettrait un autre en état de le détruire, et que l’attaque est dans ce moment le seul moyen d’empêcher cette destruction. Il suit de là que les petites sociétés ont plus souvent le droit de faire la guerre que les grandes, parce qu’elles sont plus souvent dans le cas de craindre d’être détruites. » Ce passage s’applique parfaitement au Transvaal. S’il prend l’offensive, tout le monde sait bien que c’est parce qu’il était sûr d’être attaqué un peu plus tard, et non pas dans une pensée d’ambition qui ne lui sera certainement prêtée par personne. Son existence même est en péril, et il est douteux qu’il parvienne à la sauver. Tout ce qu’il peut espérer en prenant les devans est d’obtenir quelques succès immédiats, qui serviront de consolation à sa défaite ultérieure, à peu près inévitable. Les prévisions humaines ne permettent pas du moins d’attendre autre chose : il est vrai qu’elles ont été quelquefois trompées par les événemens. Une grande atrocité va être commise au nom de la civilisation. L’opposition libérale en Angleterre n’a pas rempli tout son devoir, peut-être parce qu’elle est divisée, peut-être aussi parce que, n’ayant trouvé aucun appui sérieux dans l’opinion elle s’est sentie, dès le premier moment, découragée. Son intervention a été tardive et molle, et s’il faut faire, comme toujours, quelques exceptions au profit d’un petit nombre de doctrinaires généreux, le jugement d’ensemble que nous portons sur le parti n’est que trop justifié.

Désormais le sort est jeté. Les Boërs ont confiance ; ils comptent sur la protection divine, qui ne leur a jamais manqué, et il suffit à leurs yeux que leur cause soit juste pour qu’ils la croient déjà victorieuse. Ils ne connaissent que leur histoire, qui peut-être leur donne raison, mais l’histoire générale nous oblige à plus de scepticisme. En tout cas, ils font leur devoir. On ne peut refuser à leur courage ni la sympathie, ni l’estime. S’ils succombent, ils succomberont noblement, et il n’est pas impossible qu’ils soient vengés. Leur chute peut être, en Afrique, le signal de complications que la diplomatie anglaise s’efforce d’écarter, mais qui pourraient bien déjouer toutes les précautions. C’est la politique du partage qu’on s’apprête à y pratiquer, et, si elle ne s’applique pas directement au Transvaal et à l’État libre d’Orange que l’Angleterre se réserve en entier, elle s’appliquera à des pays voisins, c’est-à-dire aux colonies portugaises, car il n’y a pas à se gêner pour les nommer : elles sont dans la pensée de tous. On sait que certains arrangemens ont eu lieu à ce sujet entre l’Allemagne et l’Angleterre, mais qui pourrait dire si, à la longue, chacun sera content de son lot, et s’il n’y a pas là le germe de difficultés futures ? L’Angleterre s’efforce d’isoler l’infortuné Transvaal pour le frapper plus à l’aise et plus sûrement. Elle lui fait l’honneur de le traiter comme un adversaire dangereux, avec lequel il convient de se mesurer seul à seul, à l’abri de toute distraction imprévue. Qui pourrait assurer, cependant, qu’il n’y en aura pas plus tard ? L’entreprise britannique change tout l’équilibre de l’Afrique, et il faudra bien qu’un effort soit fait pour le rétablir. Et enfin, que feront les Afrikanders du Cap ? Il y a là un point très noir. C’est dans une aventure de longue haleine que M. Chamberlain a lancé son pays. Mais, nous l’avouons, les regards risquent de s’égarer en essayant de porter si loin. Restons dans le présent, et voyons les premiers événemens qui vont se produire. La parole, aujourd’hui, n’est plus qu’à la poudre : les Anglais en ont et en auront probablement davantage, mais les Boërs ont prouvé qu’ils savaient merveilleusement s’en servir.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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