Chronique de la quinzaine - 31 août 1884

Chronique n° 1257
31 août 1884


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août.


Qui pense encore aujourd’hui au congrès réuni il y a moins d’un mois à Versailles, et à cette fantaisie de révision constitutionnelle qui a occupé les derniers jours d’une pauvre session ? On en a parlé un instant, on a suivi d’un regard distrait ces agitations factices, ces bruyantes et vaines querelles de législateurs réunis pour en finir avec une maussade affaire. On n’y a bientôt plus pensé.

Le vote que le gouvernement demandait, que l’assemblée des deux chambres s’est hâtée d’accorder, a été enregistré aux archives officielles, et tout a été dit. La pièce était jouée. Ce n’est encore, il est vrai, qu’un premier acte ; il faudra bien y revenir avant peu, d’ici à quelques semaines, lorsqu’on voudra créer le nouveau régime électoral du sénat, et la prévoyance de M. le président du conseil a ménagé pour l’hiver aux deux chambres un problème qui n’est pas facile à résoudre, qui promet de réveiller tous les conflits d’opinions. Pour le moment, on n’en est pas là, on s’est tiré d’embarras par un ajournement ; tout ce bruit révisionniste s’est évanoui au milieu de l’indifférence universelle du pays, qui est resté froid jusqu’au bout devant cette représentation de Versailles, parce qu’il ne voit pas ce qu’il peut gagner à une réforme qui ne répond ni à ses vœux, ni à ses intérêts, ni à ses inquiétudes, qui ne parle pas plus à son imagination qu’à sa raison. Une fois la toile tombée sur cette comédie peu intéressante de la révision et sur une session que les représentai eux-mêmes étaient impatiens de clore, tout le monde parlementaire, si agité la veille, s’est hâté de se disperser dans les provinces ; mais, avant de se séparer, chambre des députés et sénat, rentrés pour un instant dans leur rôle ordinaire, ont eu une dernière occasion de s’occuper d’une affaire plus sérieuse, qui touche à de bien autres intérêts, qui peut avoir une bien autre importance, parce qu’elle engage la politique de la France dans l’extrême Orient. La révision est déjà oubliée, elle n’a été qu’une diversion éphémère ; la question de notre politique dans le monde oriental, de nos rapports avec la Chine reste tout entière, et elle a même pris depuis quelques jours une gravité nouvelle par une rupture déclarée entre la France et le Céleste-Empire, par un commencement d’hostilités. Comment en est-on venu là ? que se propose-t-on réellement dans toutes ces entreprises lointaines ? Quelles seront les conséquences et les proportions de ces confus et irritans démêlés avec la Chine ? Voilà ce que nos chambres ont eu à peine le temps de discuter et d’examiner quelques heures, au pas de course, après avoir passé près de quinze jours à batailler sur une œuvre inutile ! Voilà la question compliquée, délicate, que M. le président du conseil s’est fait accorder sommairement le droit de décider et de trancher, dans sa sagesse, par les négociations ou par les armes pendant cet interrègne parlementaire qui commence. On peut dire qu’avec les vacances, et en prenant congé de la révision, nous sommes entrés dans la phase aiguë des affaires de Chine.

Ce n’est point sans doute que ces complications aient rien d’imprévu. Elles se préparent depuis longtemps ; elles ont commencé avec l’extension de notre protectorat ou de notre domination dans le Tonkin ; elles étaient à peu près inévitables entre la France, avouant l’intention d’établir son empire sur le Fleuve-Ronge, envoyant un corps expéditionnaire, et la Chine, revendiquant une suzeraineté séculaire sur ces contrées. Qu’elles ne se soient pas manifestées dès le premier jour sous la forme d’une opposition déclarée et à main armée du gouvernement de Pékin, elles n’existaient pas moins, et la présence des réguliers chinois partout où nos soldats se présentaient ou avaient à combattre, attestait assez les dispositions hostiles, les velléités de résistance du Céleste-Empire. C’était un état assez singulier, mal défini, sur lequel on ne pouvait guère avoir d’illusions. Un instant, il est vrai, au mois dernier, tout a paru s’éclaircir et prendre une face nouvelle ; on a cru toucher à un dénoûment pacifique de toutes les difficultés, de toutes les contestations, par le traité négocié et signé à Tien-Tsin entre le capitaine de frégate Fournier et le vice-roi du Tcheli, Li-Hung-Tchang, ce personnage que M. le président du conseil s’est plu à représenter en chef du parti de la paix dans le Céleste-Empire, en réformateur de son pays. C’était, en effet, un acte d’une bonne apparence, d’une rassurante signification, puisque, par le traité de Tien-Tsin, la Chine se décidait à reconnaître notre établissement sur le Fleuve Rouge et s’engageait à rappeler ses forces régulières des frontières du Tonkin. On l’a cru ainsi un moment, et M. le président du conseil, fier de son succès, trouvait là, pour la rentrée des chambres, au mois de mai, l’occasion d’un de ces coups de théâtre qui semblent faire partie de sa politique. Malheureusement, ce n’était là encore qu’un mirage. Avant que quelques jours fussent écoulés, on avait un nouveau mécompte. Le chef des forces françaises, M. le général Millot, expédiait une colonne à la frontière du Tonkin, sur la place de Lang-Son, qui devait être occupée, et, sur son chemin, cette colonne rencontrait plus que jamais des forces chinoises décidées à résister ; elle essuyait même des pertes assez sérieuses, à part l’ennui de se trouver impuissante devant des Chinois, et elle se voyait obligée de se retirer à quelque distance, sur Bac-Lé.

Dès lors, tout était à recommencer, tout se trouvait manifestement remis en question par des hostilités qui démentaient les engagemens du traité de Tien-Tsin. La France, offensée, a aussitôt réclamé des réparations et une indemnité qui ne lui ont pas été accordées, ou qui ne lui ont été accordées qu’en partie et d’une manière évasive. Elle a expédié depuis quelques semaines, depuis quelques jours, ultimatum sur ultimatum en appuyant la diplomatie par la force. Elle a commencé par faire bombarder Kelung, dans l’île de Formose, et bientôt le chef des forces navales françaises devant la rivière de Min, M. l’amiral Courbet, a attaqué le grand arsenal chinois, Fou-Tcheou, et les forts Mingan et Kampaï, qu’il a détruits par son feu avant de gagner la haute mer. Tandis qu’une certaine action s’engage ainsi, notre chargé d’affaires a quitté Pékin et le représentant du Céleste-Empire a quitté Paris. C’est là que nous en sommes à l’heure qu’il est avec la Chine, après tant de négociations fuyantes et insaisissables ; c’est là qu’on était à peu près déjà au moment où les chambres se sont séparées, laissant au gouvernement, avec les crédits qu’il demandait, la liberté de ses résolutions.

Est-ce la guerre ? Est-ce encore la paix ? La question peut sembler étrange. Le canon de l’amiral Courbet devant Fou-Tcheou et de l’amiral Lespès devant Kelung semblerait dire assez haut que c’est la guerre. M. le président du conseil nous a assuré dans la dernière séance de la session ; il reste probablement persuadé aujourd’hui que le bombardement n’est qu’une manière de négocier, et comme il n’a pas déclaré la guerre à la Chine, comme la Chine n’a pas déclaré la guerre à la France, il ne voit rien de changé ; il s’en tient au dernier vote de confiance qui lui donne la mission de maintenir avec fermeté le traité de Tien-Tsin. Il ne considère pas comme une nécessité constitutionnelle de convoquer les chambres pour leur demander de nouveaux pouvoirs. Ce n’est pas la première fois que M. Jules Ferry accepte « allègrement, » selon son expression, la responsabilité des plus sérieuses résolutions et se passe du parlement. M. le président du conseil a prouvé déjà assez souvent qu’il avait l’art d’interpréter les votes parlementaires et de s’en servir pour toutes les entreprises. En Tunisie, il allait réprimer les déprédations d’une peuplade inconnue qu’on n’a plus retrouvée ; à Madagascar, il est allé faire une œuvre de police, comme il l’a dit un jour ; en Chine, il négocie. Il a des euphémismes pour toutes les situations.

Soit ; le parlement réuni extraordinairement ne simplifierait rien sans doute aujourd’hui, et le chef de notre cabinet peut se croire investi de pouvoirs suffisans pour défendre la dignité et les intérêts du pays. Nous ne nous plaindrions pas qu’il y eût au gouvernement un homme prêt à accepter toutes les responsabilités, résolu dans l’action comme dans le conseil, si avec cette apparence de hardiesse il y avait l’esprit de conduite, la maturité, la prévoyance ; nous ne nous plaindrions même pas qu’on cherchât dans une politique coloniale nouvelle une extension de puissance pour la France, si l’on savait un peu plus ce qu’on veut faire, si l’on ne semblait pas parfois se laisser aller à l’aventure pour conquérir quelques succès d’ostentation et de circonstance. Malheureusement c’est là la question. M. le président du conseil, en entreprenant tout à la fois, ne sait pas visiblement toujours ce qu’il veut. Il va au hasard, s’engageant lui-même par une sorte d’ambition agitée et incohérente, engageant le parlement par des subterfuges, et si les affaires du Tonkin, de la Chine sont arrivées au point où elles sont aujourd’hui, si elles se sont si étrangement compliquées en chemin, c’est qu’on est parti sans avoir rien prévu, rien calculé, sans s’être rendu compte des difficultés, des conditions militaires et diplomatiques d’une entreprise de ce genre. Il n’est point douteux, en effet, que si dès l’origine on s’était fixé un but, si on avait envoyé sans marchander les forces nécessaires, on aurait prévenu au moins en grande partie les périls et les embarras avec lesquels on a en ce moment à se débattre ; on aurait promptement dominé la situation au Tonkin et on aurait découragé la Chine de ses résistances, de ses velléités belliqueuses, en lui faisant sentir l’ascendant d’une politique sérieusement décidée à aller jusqu’au bout. Au lieu d’agir comme on le devait, on a fait tout ce qu’il fallait pour laisser grossir les difficultés, on s’est engagé par degrés et avec indécision, par une série de résolutions décousues. On a laissé pendant des mois sans secours un chef militaire qui a péri victime de son héroïsme dans un combat obscur, et pour le venger, pour venger l’insulte faite au drapeau, on a envoyé tardivement des forces qui se sont trouvées encore insuffisantes, qu’il a fallu successivement augmenter. On a tout essayé ; on a même fait l’expérience d’un commissaire civil, qui n’a pas tardé à disparaître. On a chargé M. l’amiral Courbet des premières opérations sérieuses dans le delta du Fleuve-Rouge, et à peine l’amiral était-il en campagne, il a été remplacé par un nouveau général qu’on a choisi pour ses opinions républicaines, qui bientôt n’a pu s’entendre ni avec ses lieutenans ni avec les chefs de la marine. Qu’est-il arrivé ? Nos soldats ont sûrement montré leur bravoure partout où ils ont eu à combattre ; à Bac-Ninh comme à Son-Tay, ils sont toujours prêts à faire face au péril ; mais l’œuvre s’est naturellement ressentie de cette incohérence de conception et de direction : elle s’est compliquée de toutes les difficultés qu’on a laissées s’accumuler, qui, après des succès militaires, sont encore loin d’être résolues.

Cette phase même où nous entrons est comme une dernière et saisissante preuve des inconsistances d’une politique plus remuante que sérieuse. Que les Chinois, dans les incidens qui ont préparé et aggravé la crise d’aujourd’hui, aient déployé toute la perfidie asiatique, qu’ils aient rusé avec nos plénipotentiaires et se soient joués de leurs engagemens, ce n’est point vraiment la question ; ce n’est pas la peine de s’ingénier à prouver que la France, blessée dans ses soldats à Lang-Son, offensée dans sa dignité, a acquis le droit de châtier la mauvaise foi chinoise, de réclamer des réparations, des indemnités et des garanties. C’est entendu. Il n’est pas moins assez apparent que si on a été trompé, c’est qu’on s’y est prêté, comme cela a été justement dit, qu’on est allé bien légèrement au-devant de ces complications nouvelles, et que cette situation aiguë qui a été créée, d’où il faut maintenant se tirer, est née assez directement d’un certain nombre d’imprudences militaires et diplomatiques qui auraient pu être évitées. Évidemment M. le général Millot a un peu agi comme un sous-lieutenant improvisé commandant de corps ; il n’a pas montré la prudence et le coup d’œil d’un chef d’armée en expédiant sur Lang-Son cette faible colonne qui est allée se heurter contre les forces chinoises. Une fois engagé, le chef de colonne s’est tiré d’embarras comme il l’a pu ; il ne s’est arrêté que devant l’impossibilité d’aller plus loin et en tenant tête à l’ennemi. Ce n’est point sa faute ; la faute est tout entière au commandant en chef, qui devait savoir ce qui se passait à Lang-Son, connaître l’importance des forces chinoises, et qui, dans tous les cas » devait envoyer une colonne suffisante pour se faire respecter, pour remplir sa mission jusqu’au bout, pour n’avoir pas à subir cette mésaventure d’une retraite devant des Chinois. Quelque valeur qu’il pût attacher au traité de Tien-Tsin qui venait de lui être notifié et à l’abri duquel il était censé exécuter son opération, il n’était pas moins tenu de prendre toutes les mesures de prévoyance et de sûreté, d’agir toujours militairement. Il ne l’a point fait, et la conséquence a été ce pénible incident de Lang-Son, qui, en coûtant la vie à quelques-uns de nos soldats, a mis en jeu l’honneur du drapeau, qui a tout gâté et tout compromis au moment où l’on croyait tout terminé. L’imprévoyance de M. le général Millot a été certainement une des causes de ce contre-temps ; mais il est bien clair que la principale responsabilité est encore à une diplomatie qui ne semble pas toujours bien sérieuse, qui met en vérité un peu de fantaisie dans tout cet imbroglio chinois.

Qu’est-ce à dire, en effet ? C’est le 13 mai que M. le commandant Fournier a la bonne fortune de signer le traité de Tien-Tsin avec Li-Hung-Tchang, celui que M. Jules Ferry appelle le grand réformateur, et par ce traité, la Chine s’engage à évacuer « immédiatement » les places de la frontière du Tonkin. Immédiatement, c’est fort bien ; mais aucune date n’est indiquée, et M. le président du conseil est pressé. À peine le traité est-il signé, six jours plus tard, M. le commandant Fournier reçoit l’ordre de serrer la question de plus près avec le vice-roi du Tcheli, de remettre à Li-Hung-Tchang une note fixant à court délai la date de l’évacuation, et le plénipotentiaire français se conforme naturellement à ses instructions ; il remet une note portant qu’au 6 juin les places de la frontière du Tonkin seront occupées par les Français. Y a-t-il une réponse de Li-Hung-Tchang, un acquiescement officiel ? On ne voit rien de clair sur ce point, et M. le président du conseil conclut du silence du diplomate chinois que la date a été acceptée, que la note a pris dès ce moment le caractère d’un engagement international ; il se repose avec confiance dans cette persuasion que « rien n’a pu faire supposer à notre plénipotentiaire que cet arrangement ne fût pas agréé par son interlocuteur. » Il eût été plus prudent et plus simple d’en conclure que, si le vice-roi de Tien-Tsin n’avait pas donné une réponse écrite, c’est qu’il n’avait pas voulu ou pu la donner, qu’il restait un malentendu à éclaircir, qu’il y avait à forcer la diplomatie chinoise dans son dernier retranchement. Est-ce qu’il y a dans l’ordre diplomatique des engagemens par voie de prétérition ou d’adhésion tacite ? Rien de semblable ne s’était produit jusqu’ici, quoi qu’en dise M. le président du conseil.

On a agi loyalement et on a rencontré la mauvaise foi, nous le voulons bien ; on aurait dû un peu s’y attendre, on s’est exposé assez gratuitement à ces difficultés nouvelles qui se sont élevées, qu’on réussira certainement à surmonter, mais qu’on aurait pu détourner ou atténuer en les prévoyant. La vérité est que, depuis quelques années, il s’introduit par degrés dans nos affaires extérieures des habitudes de légèreté et de relâchement toujours périlleuses, eût-on à traiter avec des Chinois, et que M. le président du conseil lui-même, avec toute son assurance, met dans sa diplomatie plus de liberté et de sans-façon que d’expérience. Il manie lestement les intérêts internationaux et il a des expédiens, même une langue diplomatique à son usage. Il a imaginé récemment pour la circonstance la théorie des engagemens tacites et des adhésions silencieuses ; il découvre et il applique aujourd’hui un système nouveau, l’art de négocier par le canon, la politique des gages et des garanties ou des représailles, qui n’est point la guerre quoiqu’elle se manifeste par la guerre. Comme il est en Chine, il se passe toutes les fantaisies. Avec ces procédés, on peut aller loin, on s’accoutume à jouer avec toutes les règles aussi bien qu’avec les traditions d’un pays ; on agite tout, on confond tout pour unir par se réveiller, un jour ou l’autre, en face de quelque grosse affaire dont on n’entrevoit ni les proportions ni les conséquences. C’est justement ce qui arrive avec cette question chinoise.

Et maintenant que tout cela est engagé, que le drapeau est au feu, que nos marins et nos soldats sont déjà à l’action pour l’honneur et les intérêts de la France, il ne reste plus qu’à se tirer le mieux possible de cette campagne nouvelle, de cette aventure lointaine. Il n’y a plus qu’à poursuivre ce qu’on a commencé en profitant au moins de l’expérience qu’on a pu acquérir depuis quelque temps, en s’arrêtant à un dessein précis, en évitant de dépasser les limites au-delà desquelles il n’y aurait que confusion et hasard. La pire des politiques serait de se laisser aller à la merci des incidens et des tentations sans savoir jusqu’où l’on veut aller, sans rien prévoir, sans avoir mesuré d’avance les diverses éventualités en face desquelles on peut se trouver. Il se peut sans doute que la Chine, à bout de subterfuges, atteinte par les premières opérations de nos escadres, cède à l’impérieuse nécessité des choses, qu’elle reconnaisse l’inutilité d’une lutte inégale, qu’elle s’aperçoive enfin qu’elle a déjà perdu par le feu de nos canons plus qu’elle n’aurait été obligée de payer en indemnités ; c’est possible, c’est encore la plus favorable chance. Il se peut aussi que la cour de Pékin, soit par un vieil orgueil, soit par le secret espoir de trouver un appui parmi les puissances étrangères, déclare elle-même à la France la guerre qui ne lui a point été déclarée, et que, ne pouvant défendre ses ports, elle essaie de porter les hostilités aux frontières du Tonkin, de prolonger la lutte dans ces régions : c’est là encore une éventualité possible. Si la Chine résiste, si elle veut prolonger la guerre, c’est là, à n’en pas douter, que les difficultés commencent. Notre gouvernement doit tout à la fois songer à augmenter ses forces au Tonkin et à combiner ses opérations dans les mers de Chine de façon à ménager le plus possible les intérêts étrangers dans les ports ouverts au commerce européen. Il doit s’étudier soigneusement à éviter de blesser ces intérêts, de réveiller des rivalités trop vives, de donner des prétextes de plainte à d’autres puissances, et c’est ce qui fait qu’il y a certainement, à l’heure qu’il est, quelque chose de fâcheux dans cette recrudescence d’antagonisme qui se manifeste depuis quelque temps entre l’Angleterre et la France. On dirait, en vérité, que pour certains journaux français, le dernier mot du patriotisme est l’antipathie contre tout ce qui est anglais. À leur tour, les journaux anglais semblent se plaire à exciter les passions et les ombrages de leur nation contre la France. Tout ce que la France peut tenter pour la défense de sa dignité et de ses intérêts sur un point du globe leur semble une menace : ils se répandent en récriminations violentes, et, après avoir approuvé le bombardement d’Alexandrie, ils n’ont pas assez de lamentations sur les rigueurs du bombardement de Fou-Tcheou. Ce que notre gouvernement a de mieux à faire, c’est de décourager ces animosités de polémiques par la netteté et la prudence de sa politique, par le soin jaloux qu’il mettra à limiter une lutte déjà assez compliquée et assez difficile.

Voilà donc où en sont les choses au moment où les chambres viennent de se séparer, où s’est terminée une session qui, d’un autre côté, dans l’ordre des affaires intérieures de la France, n’aura été assurément ni bien brillante ni bien fructueuse. Qu’a-t-elle produit, en effet, cette session de plus de six mois ? Elle a fini, il est vrai, par ce coup d’éclat, par cette révision dont personne ne parle plus ; elle a épuisé son dernier feu dans cette œuvre après avoir été, pour tout le reste, à peu près stérile, et s’être perdue dans les discussions oiseuses, les brigues de partis ou les élucubrations chimériques. Sur deux points, particulièrement, l’activité législative aurait pu s’exercer avec autant de profit pour le pays que d’honneur pour le parlement lui-même. Depuis longtemps, la question militaire ne cesse d’être agitée ; les propositions de toute sorte se sont succédé avec la prétention de réformer l’armée dans ses institutions comme dans son esprit. Qu’a-t-on fait pour mettre enfin un terme à cette périlleuse crise d’incertitude ou pour réaliser ces prétendues réformes ? Une loi a été préparée, et cette loi, telle qu’elle est sortie d’une commission de sectaires, n’était rien moins que la désorganisation de notre puissance militaire, en même temps que le bouleversement de l’éducation libérale du pays. Elle a été longuement discutée, même votée en partie, puis abandonnée ; on n’a rien fait, en définitive, et, ce qu’il y a de mieux encore, c’est qu’on se soit arrêté, qu’on ait reculé devant une œuvre qui, sous prétexte de progrès démocratique, ébranlait tous les ressorts de la grandeur française. Il y avait une autre question qui n’était pas moins sérieuse, moins pressante : c’était la question des finances, et ici encore qu’a produit cette session qui finit ? Il y a, il est vrai, une commission du budget qui est nommée depuis cinq mois, qui est censée méditer sur la situation financière ; en réalité, cette commission en est encore à nommer son rapporteur. Et cependant il est certain que cette situation s’aggrave sans cesse, et par l’accumulation des crédits extraordinaires, et par la diminution des recettes, et par les progrès de l’inévitable déficit. C’était bien là une question digne d’occuper, de passionner un parlement, puisqu’elle touche à toute la politique de la France. On n’a même pas pris le temps de discuter ce budget, on n’a trouvé rien de mieux que de l’ajourner encore une fois aux dernières semaines de l’année, à un moment où il n’y aura plus qu’à le voter au pas de course, — et, au besoin, on accusera le sénat de troubler la chambre des députés dans la liberté de ses prérogatives financières ! — De sorte que, de cette session qui vient de finir, il ne reste à peu près rien de sérieux pour le pays, rien, si ce n’est le bruit de quelques stériles agitations de parlement et les marques nouvelles de l’impuissance de la politique de parti par laquelle on prétend servir la république !

On disait récemment, en montrant d’un geste ironique les travaux du dernier congrès et les agitations infécondes d’un parlement impatient d’aller en vacances, que tout cela serait aussi un jour de l’histoire, que toutes ces turbulences inutiles auraient leur place dans les annales publiques. Ce seront assurément de médiocres annales.

L’histoire du temps a en vérité une tâche ingrate à enregistrer tout ce qu’on lui confie, à raconter ce que tous les régimes qui se sont succédé ont fait de l’héritage qu’ils ont reçu, des traditions et des intérêts dont ils ont eu la garde dans leur règne momentané. Et cependant, parmi ces régimes qui ont eu leur jour en France depuis un siècle, qui ne se ressemblent que parce qu’ils ont été également sans durée, il y en a eu certainement qui auraient mérité de vivre et qui restent dignes des regards de la sérieuse, de l’équitable histoire ; il y a eu des régimes qui n’ont pas compromis l’héritage national reçu dans des momens difficiles, qui ont fait généreusement et habilement le bien du pays. Il y a eu cette restauration, qui, après avoir rendu la paix à la France et avoir réparé les désastres d’une invasion, a été le gouvernement de la jeunesse libérale et intelligente du siècle. Il y a eu le temps que M. Thureau-Dangin a récemment entrepris de faire revivre dans une nouvelle Histoire de la monarchie de juillet et qui compte entre tous par ce qu’il a donné au pays, par les exemples de liberté légale et régulière qu’il a laissés, par les luttes où s’est affirmé son caractère. L’auteur de cette histoire nouvelle, écrite avec l’indépendance d’esprit que donne l’éloignement, n’en est encore, dans ses récits, il est vrai, qu’à la chute du ministère connu sous le nom de cabinet du 11 octobre, aux crises parlementaires et ministérielles de la fin de 1835 ; mais ces cinq années forment la période la plus animée, la plus saisissante, la plus instructive. Plus tard, la monarchie de juillet est fondée, ou elle paraît du moins fondée ; elle semble avoir eu raison de tous ses adversaires, de toutes ces difficultés qu’elle a rencontrées à sa naissance. Ces cinq premières années, qui vont de 1830 à 1835, que M. Thureau-Dangin raconte avec habileté, avec une singulière abondance de détails, peut-être avec un peu de profusion, ces années sont la période de l’action et du combat. C’est le moment où tout fermente, où du sein de cette confusion du lendemain d’une révolution s’élève ce politique indomptable qui donne au régime l’autorité et la vie, où autour de Casimir Perier, tombant sur la brèche, grandissent des hommes comme le duc de Broglie, M. Guizot, M. Thiers, prêts à continuer l’œuvre inachevée.

Tout est agitation en ce temps-là, dans les esprits comme dans la rue. C’est la fondation laborieuse et dramatique du régime au milieu des insurrections à main armée et des explosions d’idées chimériques. Et comment procède-t-il pour se fonder, ce régime né d’une révolution, menacé de toutes parts, ayant par instant à faire face tout à la fois aux conflits extérieurs et à la guerre civile à Paris, à Lyon ou en Vendée ? Est-ce qu’il a recours à la dictature, aux mesures d’exception, aux suspensions des garanties civiles, aux exécutions discrétionnaires, ou aux subterfuges pour capter quelque vote parlementaire équivoque ? Nullement. Le hardi champion de la politique nouvelle, Casimir Perier, est le premier à répudier l’arbitraire qu’on lui offre. Il marche droit avec sa loyauté et son courage sur les difficultés. Il se défend, il fonde le régime par la résolution, par l’ascendant du caractère et du talent, par la netteté des idées et par la loi ; il puise son autorité et sa force dans la légalité incessamment opposée aux factions, respectant toutes les garanties et tous les intérêts. Ce qu’a fait Casimir Perier, ses continuateurs au pouvoir, le duc de Broglie, M. Thiers, M. Guizot, le font à leur tour, combattant l’émeute d’une main, et d’un autre côté relevant la France dans l’estime de l’Europe sans troubler la paix, inaugurant de vastes travaux publics sans péril pour les finances, obtenant du parlement cette belle loi sur l’instruction primaire qui n’a été depuis qu’altérée et faussée. C’est ainsi que se fonde un gouvernement sérieux, et M. Thureau-Dangin, en ravivant une fois de plus pour les générations nouvelles les souvenirs de ce moment du siècle, a fait une œuvre aussi intéressante qu’instructive.

Ce fut, a-t-on dit souvent, le malheur de la monarchie de juillet d’être née d’une révolution de la rue, d’une dangereuse violation de l’hérédité royale, et elle est morte de ce vice de naissance qui, après lui avoir créé une incurable faiblesse, a préparé inévitablement sa ruine. C’était peut-être pour elle, si l’on veut, une faiblesse de se confondre dans son origine avec une révolution ; c’était aussi sa force d’être apparue comme l’expression vivante d’une résistance légitime dans son principe, comme une victoire promptement régularisée sur une tentative d’absolutisme, sur ce qui n’était après tout qu’un coup d’état du bon plaisir. Son originalité historique et morale est d’avoir représenté, à un moment du siècle, une grande transaction entre le droit traditionnel, qui s’était compromis, et les idées nouvelles, les intérêts nouveaux créés par la révolution française, d’avoir été une monarchie sans les réminiscences et les tentations d’ancien régime, un régime libéral sans les convulsions d’anarchie. En réalité, après tant d’années et de révolutions successives, fertiles en mécomptes, à voir les choses de haut, ces deux monarchies, celle qui va de 1815 à 1830 et celle qui va de 1836 à 1848, ne sont, avec des caractères différens, que les deux phases d’une même expérience publique. Elles forment comme une suite à peine interrompue de trente-quatre années de liberté régulière et de progrès incessans. Elles représentent pour la France le plus sérieux, le plus généreux essai de gouvernement parlementaire par l’intervention croissante du pays dans ses affaires, par l’expansion graduée de tous les droits, par l’épanouissement de la sève nationale, par l’éclat des talens. La première, sortie d’une effroyable crise, d’une invasion, avait en quelques années ravivé les forces de la France ; la seconde, par une politique à la fois libérale et pacifique, avait singulièrement étendu l’influence française, et le jour où elle a disparu, elle n’a, pour sûr, laissé le pays ni amoindri dans ses frontières, ni obéré dans ses finances, ni affaibli ou compromis par les aventures, ni atteint dans ses ressources et dans ses libertés. Ces trente-quatre années sont, après tout, la plus honnête, la plus rassurante période de l’histoire de ce siècle.

Que ces deux monarchies aient eu leurs faiblesses tenant à elles-mêmes ou aux circonstances., il faut bien le croire, puisqu’elles ont péri avec toutes les raisons de vivre honorablement et utilement. Que depuis l’époque où elles existaient les événemens aient marché et que la politique suive incessamment les transformations des idées, des mœurs et des institutions, c’est la loi éternelle des choses. Chaque période, chaque situation a sa politique. On ne s’immobilise pas dans le passé, c’est une vérité banale ; mais s’il est un fait curieux, bizarre, c’est que des hommes du jour, et il s’en trouvait récemment, en soient encore à leurs vieilles iniquités et à leurs déclamations surannées de parti contre ces grands gouvernemens qui ont régné sur la France. Ils pardonneraient peut-être un peu à la restauration parce qu’elle est plus loin ; la monarchie de juillet est pour eux le grand ennemi ! Ils prennent bien leur temps, et ils exposent la république telle qu’ils la font à d’étranges rapprochemens. Autrefois il y avait un tel sentiment de la liberté et du droit qu’un simple conseil de guerre établi en pleine insurrection tombait devant un arrêt de la cour de cassation, et le gouvernement était le premier à s’incliner. Depuis, la république a eu les transportations en masse, les conseils de guerre en permanence et tous les luxes de l’arbitraire. Sous ces régimes qu’on diffame, les finances étaient si sagement et si habilement gouvernées qu’elles avaient pris une solidité à toute épreuve, que le crédit grandissait sans cesse ; depuis quelques années, on a tellement abusé de tout, des emprunts, des consolidations, des crédits extraordinaires, qu’on en est positivement à se demander avec une certaine anxiété ce qui arriverait si une crise extérieure ou intérieure survenait tout à coup. Quand elles disparaissaient l’une et l’autre, les deux monarchies laissaient la France relevée des désastres de la guerre, aimée par les peuples pour son influence libérale, respectée par les gouvernemens dans le monde. La diplomatie inaugurée depuis quelques années a peut-être quelques progrès à faire pour en revenir là. Les républicains du jour qui ont la prêtention de refaire l’histoire comme ils refont la politique, sont plaisans avec leurs déclamations vieillies ! Ils feraient mieux pour leur instruction et pour le bien de la république, d’étudier plus sérieusement ces régimes d’autrefois, dont ils n’ont pris jusqu’ici que les abus sans en égaler les grandeurs.


CH. DE MAZADE.


LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

La seconde quinzaine d’août a vu se continuer la lutte entre la spéculation qui vend des rentes françaises à découvert, à mesure que s’élargit la portée du conflit franco-chinois, et les banquiers qui achètent, en dépit des événemens politiques, parce qu’ils établissent leurs calculs sur des faits péremptoires, l’abondance de l’argent et l’absorption continue des valeurs à revenu fixe par l’épargne. La lutte se termine en ce moment, comme il y a un mois, à la veille de la liquidation, par la défaite complète des vendeurs à découvert. Ceux-ci, atterrés pendant toute la première partie du mois d’août par la cruelle leçon qu’ils venaient de recevoir, ont cru trouver dans la rupture des négociations entre la France et la Chine une occasion de revanche. Il leur semblait impossible que le monde financier ne se laissât pas entraîner à de sérieuses appréhensions au moment où la force des choses et l’obstination de la cour de Pékin allaient contraindre la France à entreprendre une grande guerre dans l’extrême Orient. Ils supputaient les dépenses considérables où nous devrions nous engager, les efforts nouveaux que nous imposerait l’hostilité nettement déclarée d’un immense empire, que l’on avait peut-être, bien à la légère, traité de quantité négligeable, les difficultés, les complications internationales que ne manquerait pas de soulever une action vigoureuse de notre marine contre les ports chinois.

Les prévisions des baissiers ont paru d’abord justifiées. Nos fonds publics ont en quelques jours fléchi de près d’une unité. Les haussiers du mois dernier semblaient peu disposés à réagir contre des impressions qui n’étaient que trop naturelles et trop conformes à la réalité des faits : la baisse était commandée par les circonstances ; il fallait se soumettre à une évidente nécessité.

La rapidité des succès de l’amiral Courbet a cependant provoqué un nouvel et brusque revirement dans les dispositions du monde financier. Les acheteurs, après avoir concédé à leurs adversaires un premier avantage, ont repris l’offensive avec une extrême vigueur dès l’arrivée des premières dépêches annonçant la destruction de la flottille chinoise et de l’arsenal de Fou-Tcheou. La campagne contre les vendeurs, à la Bourse de Paris, a été menée avec la même décision et le même entrain que celle de l’amiral Courbet contre les Chinois de la rivière de Min. Celui-ci, le 29 août, sortait vainqueur des passes de ce fleuve, où l’ennemi avait espéré l’enfermer. Le 29 août, également, la spéculation à la baisse, mise en déroute, s’avouait vaincue et rendait les armes en rachetant avec précipitation tout ce qu’elle avait vendu il y a huit jours.

C’est le vendredi 30, en effet, que le mouvement de hausse a atteint son maximum. Le 3 pour 100 qui, de 78.50, avait reculé à 77.80, s’est élevé jusqu’à 79 ; l’amortissable a dépassé le cours rond de 80 ; le 4 1/2, de 107 francs, a rebondi à 108.25, cours coté il y a un mois, avant le détachement du coupon trimestriel.

Le lendemain cependant, jour de la réponse des primes, l’ardeur que les baissiers mettaient à se racheter s’est un peu calmée. Toutes les primes étaient levées ; il y a eu bien des positions à liquider immédiatement. Le 3 pour 100 a été ainsi ramené à 78.75 et le 4 1/2 à 108 francs. Les haussiers ont compris en outre la nécessité de ne pas compromettre leur succès par des exagérations que le moindre incident pouvait punir avec quelque rudesse. Les victoires de l’amiral Courbet n’ont encore rien terminé ; et le Tsong-li-Yamen n’est point jusqu’ici porté à se soumettre et prend au contraire d’importantes dispositions pour organiser la résistance contre les entreprises dont l’affaire de Fou-Tcheou n’est probablement que le prélude. Le bruit a couru un moment que la cour de Pékin demandait à négocier ; mais il a été aussitôt démenti ; il faut donc que les exploits dont le patriotisme français peut se montrer à bon droit si fier se renouvellent. Mais l’amiral Courbet, quel que soit son esprit de décision, ne peut cependant envoyer chaque jour un bulletin de victoire ; les nouvelles de l’expédition qu’il a entreprise au sortir de la rivière de Min se feront sans doute un peu attendre.

C’est donc dans la situation de place, résultant de la réponse des primes qui vient de s’effectuer, que la spéculation à la hausse, qui dirige le marché à son gré, doit chercher ses données. Le taux auquel les vendeurs offrent de reporter (deux ou trois centimes ou le pair) indique assez que le titre, malgré l’amélioration des prix, est toujours rare. Le comptant a pris beaucoup d’inscriptions, mais les effets de cette absorption ne se font sentir que très lentement, tandis que la mise en report d’immenses quantités de rentes sur le marché de Londres a provoqué une raréfaction théoriquement artificielle et factice, puisque ces rentes devront un jour ou l’autre revenir sur notre place, mais qui pratiquement n’en est pas moins désastreuse pour le vendeur. On verra par les prix auxquels se négocieront lundi les opérations de report, dans quelle mesure le découvert devra courir après la marchandise qu’il a imprudemment promis de livrer.

Cette raréfaction de titres est-elle destinée à se prolonger ? Depuis quelque temps, le bruit tend à s’accréditer qu’elle pourrait bien avoir pour terme rémission d’un grand emprunt national. Le gouvernement est fort à court de ressources, ce n’est un secret pour personne. Les bons du trésor ne se placent pas très facilement. Les dépenses extraordinaires ne cessent de grossir, par suite de l’extension que prennent nos opérations militaires ; si l’on ajoute à la moins-value du rendement des impôts le montant probable des crédits extraordinaires et des frais se rattachant aux expéditions du Tonkin et de Madagascar, on obtient un total de près de 200 millions de déficit pour l’année 1884, et ce déficit devra être couvert par un appel au crédit. La question serait posée dès maintenant dans les conseils du gouvernement, et de plus on ne serait pas éloigné de considérer que, si la nécessité d’emprunter s’impose, autant vaudrait aborder tout de suite une opération d’ensemble comportant l’émission de 1 milliard de rentes peut-être, et la liquidation de toutes nos dépenses extraordinaires.

Cette éventualité d’un grand emprunt doit entrer dès maintenant dans les préoccupations du monde financier, surtout si, comme le donnent à penser les plus récens télégrammes de Chine, les premiers succès de la flotte commandée par l’amiral Courbet ne décident pas la cour de Pékin à renoncer à la lutte contre une grande puissance européenne.

Pendant toute la seconde quinzaine du mois, comme pendant la première, l’intérêt du marché a été presque exclusivement consacré aux mouvemens violens imprimés par la spéculation à la cote de nos fonds publics. Les transactions sont toujours aussi rares sur la plupart des valeurs, transactions au comptant aussi bien qu’à terme ; car l’épargne ne se porte encore sur aucune catégorie de titres en dehors des rentes et des obligations de chemins de fer. Encore a-t-on pu observer depuis quinze jours, dans les achats des petits capitalistes, un certain ralentissement. Les obligations du Crédit foncier et de nos grandes compagnies, comme celles des compagnies étrangères, qui jouissent du crédit le plus élevé (Autrichiens, Lombards, Saragosse, Nord de l’Espagne) n’ont point vu leurs prix s’élever. Il y a même eu çà et là des réalisations qui ont fait perdre deux ou trois francs ; il semble notamment que, pour la plupart des titres de nos grandes lignes, l’épargne ne soit pas disposée à accepter un prix plus élevé que 370 francs.

Les actions des chemins français ont très légèrement fléchi ; comme elles sont admirablement classées, elles échappent à l’influence d’une diminution prolongée des recettes, diminution que l’extension du choléra en Italie et dans le midi de la France et la persistance de la crise commerciale expliquent suffisamment. Les lignes étrangères ne sont du reste pas plus favorisées, et leurs titres ont été peut-être un peu plus atteints que ceux des nôtres, par exemple les actions des Chemins autrichiens et lombards.

Parmi les valeurs industrielles, quelques-unes ont bénéficié d’une certaine plus-value : le Suez, dont les recettes tendent à s’améliorer, les Voitures, le Gaz, les Allumettes ; sur le marché des titres des établissemens de crédit, le marasme est toujours aussi complet. Rien, de ce côté, n’annonce encore un réveil d’activité.


Le directeur-gérant : G. BULOZ.