Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1892

Chronique n° 1451
30 septembre 1892


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre.

Décidément c’est assez, c’est trop ; pour peu que cela continue, ce sera fastidieux. On abuse vraiment des meilleures choses, même du droit de se distraire, surtout de ce temps de trêve et de repos laissé au peuple français. On abuse par trop des anniversaires, des centenaires, des manifestations, des représentations, des cortèges, comme si la vie d’un pays n’était qu’une fête perpétuelle, comme si un peuple n’avait rien de mieux à faire qu’à pavoiser, à illuminer, à suivre des défilés et à chercher les occasions de perdre son temps. On prolonge par trop cette comédie de réjouissance universelle qui finit par ne plus amuser personne, si ce n’est les acteurs de la représentation, qui n’est qu’une manière de jeter un voile sur les réalités sérieuses, de détourner une nation de tout ce qui l’intéresse, de son travail, de ses affaires, des problèmes pratiques de sa fortune morale et matérielle.

Que parle-t-on de l’empire et de toutes les monarchies, et de leurs profusions décoratives et de leurs cérémonies et des manifestations organisées par les maîtres de ce régime ? Jamais on ne s’y est mieux entendu qu’aujourd’hui ; jamais l’art d’amuser et d’abuser le public par des anniversaires à fracas, des réceptions et des lampions, n’a été poussé plus loin à tout propos et hors de propos. Nos maîtres du moment ont leur calendrier où ils ajoutent de temps à autre quelque jour férié ! Ils n’en sont pas encore, comme les républicains d’autrefois, à décréter les fêtes de la « vertu, » de « l’opinion, » ou de la « révolution, » les « jeux républicains ; » ils y viendront peut-être, ils obligeront les autorités à parader pour leurs saints, le maire, l’instituteur, à mettre des drapeaux et des lanternes vénitiennes pour le plaisir des populations. Ce sera complet et assez peu nouveau ! Assurément, sous tous les régimes ce n’est point un mal qu’il y ait des fêtes publiques, des jours où toute cette masse qui peine au travail ait pour se distraire et s’égayer les revues, les promenades, les illuminations, les spectacles. Rien n’est plus simple, plus avouable surtout que de consacrer par les commémorations populaires tout ce qui a pu relever ou illustrer la vie nationale. C’est de tous les temps et de tous les gouvernemens. Encore faudrait-il se garder de multiplier ces commémorations, ces cultes publics, et d’en faire une banalité ou une représaille rétrospective de parti, une œuvre d’archaïsme révolutionnaire. Il faudrait savoir du moins choisir parmi les événemens du passé et s’interdire tout ce qui ne réveille que des souvenirs de guerre civile.

Lorsqu’il y a plus de dix ans déjà on a choisi le 14 juillet pour en faire une fête nationale, c’était déjà assez risqué. Par lui-même, le 14 juillet, avec son assaut de la Bastille, n’avait précisément rien d’héroïque. La prise d’une vieille citadelle qui ne servait plus qu’à enfermer quelques gentilshommes et qui n’était défendue que par quelques Suisses ou quelques invalides, le massacre du malheureux gouverneur De Launay et de ses compagnons désarmés, ce hideux cortège envahissant pour la première fois l’Hôtel de Ville, tout cela, il faut l’avouer, n’était pas fait pour relever l’esprit et parler au cœur d’une nation généreuse, pour être célébré et fêté. S’il n’y avait eu que le fait brutal, il n’y aurait pas eu de quoi se mettre en frais de guirlandes et de lampions après cent ans écoulés ; mais le 14 juillet 1789, dégagé des souvenirs sanglans et perdus dans l’oubli, est devenu une date légendaire, presque unique dans l’histoire. Il a été, il reste, l’expression d’un des plus grands mouvemens qui aient ébranlé l’humanité, de la révolution française dans son premier essor, à une heure où elle ralliait encore toutes les bonnes volontés, avant les cruelles expériences et les mécomptes. Cette date, elle est l’aurore de 1789 ; elle représente les idées, les vœux, les progrès, les espérances qui se résument dans ces mots de révolution française, qui sont devenus l’âme et l’essence de la société moderne à travers toutes ses épreuves. Le 14 juillet, c’est la condensation, dans un mot et dans une date, de tout ce qui a duré, de tout ce qui a survécu de la grande époque. Il a été adopté pour la fête nationale de la révolution française, il est entré dans les mœurs, il reste consacré comme la date privilégiée : soit ! mais alors où était la nécessité d’aller chercher cet autre centenaire du 22 septembre 1792 qui vient d’être célébré, ce nouvel anniversaire qui n’est qu’un redoublement du 14 juillet ou qui ne peut avoir qu’une signification irritante de défi et de guerre intestine ? Celui-là, il n’avait point été évidemment réclamé par l’instinct public : on ne l’attendait pas pour savoir que la république avait existé autrefois ; il a été reçu avec plus de surprise que d’enthousiasme par une opinion qui ne savait pas trop ce qu’on voulait lui dire. Il n’a pu naître, c’est bien clair, que d’une fantaisie de parti, d’une sorte de fétichisme, de ce besoin particulier qu’éprouvent certains esprits de mettre le nom et l’effigie de la république partout, de biffer du passé tout ce qui n’est pas républicain.

Eh bien ! le voilà célébré, ce centenaire inutile et imprévu de la première proclamation de la république en France ! On a une fête nationale de plus, et puisque c’était voté, on a certainement mis quelque zèle à relever cette journée nouvelle, à rajeunir toutes les démonstrations et les manifestations qui sont le fonds invariable des fêtes publiques. Ce simple anniversaire de la proclamation de la république aurait peut-être paru un peu maigre : on a eu l’idée assez habile de rattacher à cet anniversaire les souvenirs de la bataille de Valmy préparée par Dumouriez, gagnée deux jours avant, le 20 septembre 1792, par l’intrépidité de Kellermann, le futur duc de Valmy, bataille de volontaires et de chefs improvisés, qui ne fut pas un grand événement de guerre, mais qui suffisait alors pour refouler et déconcerter l’invasion étrangère. Les décorateurs ont été mis en campagne pour étonner Paris par leur génie inventif et leurs combinaisons quelque peu bizarres. Le fait est qu’on ne s’est plus contenté de simples illuminations, des spectacles et des feux d’artifice de tradition ; on a imaginé des cortèges plus ou moins historiques, fort brillans peut-être, mais d’un goût assez baroque, où ont figuré toutes sortes de chars : char du XVIIIe siècle, char de la Marseillaise, char du Chant du Départ, char du Triomphe de la République, etc. Chars, costumes, chants patriotiques, enrôlemens figurés de volontaires, tout cela, il faut l’avouer, sent terriblement le décor et la représentation foraine. Tous les dignitaires de l’État, de leur côté, M. le président de la république, les ministres, les présidens des chambres, les chefs de la magistrature, tous ceux qui ont leur place dans le cérémonial se sont rendus au Panthéon pour officier, — et le défilé des discours a commencé ! M. le président du conseil a parlé avec l’honnête et banale prolixité d’un historiographe de circonstance. M. Challemel-Lacour, comme vice-président du sénat, a parlé avec son élégante et nerveuse éloquence, un peu gênée sous les voûtes du Panthéon. M. le président de la chambre Floquet, quant à lui, a parlé comme parle M. Floquet, avec l’emphase de son importance, toujours passablement guindée. Encore une fois, on s’est cru obligé de retracer l’histoire de la révolution française adaptée à la cérémonie. Les cortèges historiques étaient pour le populaire sur les boulevards, les discours étaient pour le monde officiel de la république au Panthéon.

Bref, décorateurs, orateurs, commentateurs de journaux se sont cotisés pour donner de l’éclat à cette journée du 22 septembre, pour illustrer la fête nationale. On y a mis de la bonne volonté, et la curiosité parisienne a fait le reste. Ce n’est point certes la foule qui a manqué sur le passage du char du Triomphe de la République et du char des Volontaires. Oui, sans doute, on a fait ce qu’on a pu. Il n’est pas moins vrai qu’on n’a guère réussi à échauffer sérieusement l’opinion, que tout cela est resté assez froid dans les départemens bien plus encore qu’à Paris. Cette journée du 22 septembre, elle a laissé visiblement la masse française indifférente et sceptique, parce qu’on se lasse de tout, même des fêtes, surtout des fêtes trop prodiguées, parce que celle-ci ne répond à rien de profond et de sincère dans le pays, parce qu’elle ne représente qu’une sorte de superstition ou les plus sinistres souvenirs, ces « longs et terribles déchiremens » dont parlait l’autre jour M. Challemel-Lacour, au Panthéon.

Elle rappelle, dit-on, l’invasion vaincue et repoussée, la France répondant aux coalitions ennemies, aux menaces de démembrement par une explosion de patriotisme, la nation tout entière sous les armes, défendant ses frontières, puis répandant sur l’Europe le feu et l’esprit de la révolution, elle rappelle et Valmy fêté l’autre jour comme l’heureux prologue de la république et les armées du Nord, de la Moselle, de Sambre-et-Meuse, du Rhin, et Hoche et Marceau et Kléber, et la Convention nationale inaugurant l’ère nouvelle, décrétant la victoire en même temps que la naissance orageuse d’un monde nouveau. Oui, certes, elle rappelle tant qu’on voudra une prodigieuse époque, une des plus éclatantes, une des plus terribles révoltes de sentiment national et populaire qui aient ébranlé et étonné l’univers. Elle rappelle aussi ce que rien n’a pu effacer de la mémoire des hommes, — ces tueries de septembre qui l’ont préparée, les forfaits qui l’ont suivie, la terreur érigée en loi, les exécutions en permanence, les femmes immolées, les victimes les plus pures dévouées au bourreau, les chefs de la Révolution eux-mêmes se dévorant entre eux après avoir dévoré tout ce qui restait d’une ancienne et illustre société, la lassitude du crime poussant la France dans les corruptions du Directoire et dans la servitude sous un César. Cette journée du 22 septembre qu’on tient à fêter, elle n’est qu’une des premières de la redoutable et sanglante série ; elle a engendré et préparé toutes ces autres journées après le 21 janvier, — et les 31 mai et les thermidor et les prairial et les vendémiaire et les fructidor, et puis, au bout de tous, les brumaire ! On parle toujours du « bloc, » c’est la théorie nouvelle imaginée pour tout confondre et tout absoudre. Soit, le voilà le « bloc, » c’est entendu, on n’en peut rien distraire, on ne peut séparer ce que la fatalité a fait indissoluble, et c’est pourquoi dans l’enchaînement des catastrophes, qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, la terrible logique qui commande aux événemens relie le 18 brumaire au 22 septembre. Le 18 brumaire est aussi du « bloc. » Le prince Victor Napoléon, dans le plaisant concours qu’il a prêté récemment à la célébration du centième anniversaire de la république, est après tout un suffisant logicien.

Quelle étrange idée ont les républicains de remuer sans cesse tous ces souvenirs, et, par une sorte de fétichisme étroit, de tenir à plier l’histoire à une passion de secte, de vouloir à tout prix se rattacher à une date effacée par tant d’autres dates ! Curieuse ironie des choses ! ils se croient peut-être de grands et hardis novateurs ; ils ne font qu’imiter à leur manière le bon roi Louis XVIII qui, à son retour en 1814 et 1815, se plaisait à dater ses ordonnances de la « dix-neuvième année de son règne, » comme si rien ne s’était passé dans l’intervalle. Les républicains d’aujourd’hui semblent en être toujours là ; ils tiennent à compter du jour de la fondation première de la république, le 22 septembre 1792, comme le roi Louis XVIII datait de la dix-neuvième année de son règne, en dépit des décrets de la Convention et de l’Empire. Lorsque les Américains, en gens plus sérieux, célèbrent le centenaire de leur émancipation et de leur indépendance, ils ne sont pas les dupes de la superstition d’une date ; ils fêtent, eux, une réalité vivante, ininterrompue, incorporée dans la vie populaire. Qu’est-ce que ce centenaire français qui vient d’être célébré comme une fête nationale ? Ce n’est qu’un mot, une puérilité de l’esprit de parti, un essai de vaine commémoration d’un règne sans durée. Par le fait, dans l’espace d’un siècle, depuis le 22 septembre 1792, la France a vécu le plus souvent sous des monarchies diverses, quinze ans sous le premier empire réellement commencé avec le consulat, quinze ans sous la monarchie bourbonienne restaurée, dix-huit ans sous la monarchie de juillet, dix-huit ans sous le second empire. La république a régné à peine un quart de siècle, par intervalles, comme un régime né de troubles publics, précaire et contesté, périodiquement désavoué ou détesté par la France. Elle a toujours péri jusqu’ici par ses excès ou par ses fautes, parce qu’elle a été un parti ou une secte prétendant imposer ses fanatismes, parce qu’elle se rattachait à ces traditions de domination arrogante et d’agitation stérile qui sont sa vieille faiblesse devant le pays. Et si depuis quelques années elle a semblé devenir un régime moins incertain, plus facilement accepté, si elle s’est acclimatée et si elle entre dans les mœurs, ce n’est point certes parce qu’elle est tout ce qu’on dit aujourd’hui, parce que la France se serait décidée tout à coup à faire amende honorable de trois quarts de siècle de son histoire contemporaine devant cette date du 22 septembre 1792 ; ce n’est point, on peut le croire, parce que la raison française se serait soudainement réconciliée avec les souvenirs lugubres, avec les tyrannies et les utopies que la république a longtemps traînés avec elle.

Non sûrement ! Il faut rester dans la vérité. Si la république a aujourd’hui un autre destin, c’est justement au contraire parce qu’elle a paru rompre avec les traditions de violence et se dégager de ses origines orageuses pour prendre une figure nouvelle, pour devenir un régime régulier, coordonné, comme tous les régimes qui veulent vivre ; c’est parce qu’avec bien des faiblesses et des complicités qui pèsent encore sur elle du poids de tout le passé, elle a réussi à rester à peu près un gouvernement, à se défendre des agitations intérieures et des propagandes provocatrices, parce qu’elle a eu la fortune de voir, sous son nom, la France reprendre position, retrouver des finances, une armée, l’estime du monde, non pas avec les républicains seuls, mais avec le concours de toutes les bonnes volontés ; c’est parce que ceux qui la représentent ne font pas toujours tout ce qu’on leur demande et s’efforcent de mesurer, leurs actions comme leur langage. En d’autres termes, si la république nouvelle existe, c’est précisément parce qu’elle est à peu près le contraire de la république du 22 septembre 1792 ! Si elle est encore exposée aux crises et aux périls, c’est qu’elle céderait à ceux qui voudraient la ramener aux carrières sanglantes ou l’entraîner dans de nouvelles aventures d’anarchie, c’est qu’elle répondrait aux vœux de conciliation et d’apaisement qui sont partout, aux adhésions qui se multiplient par la défiance et les passions de secte. Si elle a la chance de durer et de vivre, c’est qu’elle aura su profiter de l’expérience d’un siècle et se pacifier elle-même, c’est qu’elle aura fait son choix entre les deux politiques qui sont toujours devant elle : la politique radicale qui s’efforce encore de la dominer, de l’entraîner à de nouveaux excès, et une politique de libérale et forte prévoyance garantissant le pays dans ses intérêts comme dans sa vie morale. En un mot, la république sera-t-elle une institution flexible progressant avec le temps, adaptée aux mœurs, aux instincts d’une grande et libérale société si prodigieusement transformée depuis cent ans ? En reviendra-t-elle à se figer dans le culte des violences révolutionnaires, pour finir encore une fois comme elle a invariablement fini, emportée un jour ou l’autre par quelque réaction de l’opinion déçue et dégoûtée ? Tout est là.

C’est l’éternelle et décisive question. Elle renaît sans cesse ; elle se reproduit sous toutes les formes, tantôt à propos de ce centenaire, qui n’a été qu’une concession à des passions surannées, tantôt à propos de ces grèves, de ces agitations ouvrières où les problèmes sérieux, pratiques du travail disparaissent sous l’invasion croissante d’un socialisme tout révolutionnaire. Elle reparaît partout, dans les actes, dans les discours, elle pèse sur le gouvernement, sur les pouvoirs publics, sur l’opinion. C’est une justice à rendre à M. le président de la république : il ne se laisse pas facilement entraîner ni détourner de son rôle. Il se fait un devoir de rester au milieu de toutes les contradictions le premier magistrat, impuissant peut-être, mais toujours correct, impartial, représentant les intérêts permanens du pays, accueillant tout le monde dans ses voyages, les chefs du clergé, comme les municipalités, mesurant son langage avec le tact d’un esprit simple et loyal.

Il n’a pas parlé l’autre jour à la cérémonie du Panthéon ; mais il avait parlé, il y a quelques semaines, à Chambéry pour le centenaire de la réunion de la Savoie et il avait saisi l’occasion de s’élever contre les « vaines querelles, » de faire appel à l’union, à la paix des esprits. Il a parlé plus récemment encore à Montmorillon devant les chefs de cette armée « étrangère aux agitations des partis, » selon l’expression de M. le ministre de la guerre à ces manœuvres du centre, qui ont une bien autre importance que tous les anniversaires, que toutes les polémiques bruyantes, et il a dit le mot d’une situation : « L’école de l’armée élève les mœurs de la nation. Quittant le rang, le soldat porte dans ses foyers les sentimens dont il s’est pénétré au contact du drapeau : les vertus du soldat, le respect de la discipline, la religion du drapeau ; l’armée grandit le citoyen ! » Rien, certes, de plus virilement juste et de plus patriotique. Et M. le président de la république a parlé aussi à Poitiers, au banquet qui lui a été offert par la municipalité, où des députés conservateurs se sont rencontrés sans embarras avec des républicains, où il n’a été question que de rapprocher les esprits, de faire accepter et aimer la république. M. le maire de Poitiers avait donné l’exemple par un discours plein de sentimens de conciliation ; M. le président de la république l’a suivi résolument, invoquant l’autorité du pays « qui veut voir partout réalisée cette unité morale dont notre chère armée donne un si admirable exemple, qui impose la paix politique, grâce à laquelle toutes les volontés pourront se tourner vers les réformes qu’attendent ceux qui travaillent ou ceux qui souffrent. » Et il n’a point hésité à ajouter, avec une droiture presque cou- rageuse aujourd’hui, que « les réformes ne s’improvisent pas, qu’elles s’imposent encore moins par la violence, qu’elles ne peuvent sortir que d’une étude attentive et soutenue, du consentement universel,., que c’est seulement dans la paix des esprits qu’on peut aborder utilement ces problèmes du travail et faire la part de la liberté comme celle de la solidarité… »

On n’a en vérité que le choix des bonnes paroles, mais voici une difficulté qui est déjà apparue plus d’une fois, qui reparaît sans cesse. Comment se fait-il qu’il y ait parfois dans notre vie publique française de si singuliers contrastes ? Ici on évoque, pour s’en glorifier, les plus sombres souvenirs de guerre civile, là on n’invoque que l’union ; ou bien les paroles ne respirent que la paix et les actes semblent trop souvent n’être que la continuation d’un système de vexations inutiles, de représailles acrimonieuses et de suspicion. M. le président de la république et les ministres au besoin, et même les chefs de parti dans leurs voyages, parlent en hommes qui sentent que les vieilles divisions sont la ruine de la France, que la conciliation est le mot d’ordre nécessaire de la politique du jour, d’une situation nouvelle où les institutions cessent d’être contestées ; ils comprennent aussi que, s’il est juste et prévoyant de s’occuper de « ceux qui travaillent ou qui souffrent, » la première condition est de ne pas laisser ces périlleux problèmes dans l’anarchie, de maintenir la paix publique sans laquelle rien n’est possible, la liberté du travail qui est la clé de tout. Ils le pensent, ils le répètent dans leurs discours, et dans la pratique on croirait qu’ils oublient ce qu’ils ont dit ; cette liberté du travail, cette paix publique, ils les livrent à la violence organisée sous le nom de grèves et de syndicats, à des factions dont le mot d’ordre unique et avéré est la guerre sociale. Encore une fois, comment cela se fait-il ? Comment s’expliquent ces contradictions ? Oh ! c’est bien simple. Quand on visite la France, la France, la vraie France vivante et réelle, quand on prononce des discours dans certaines occasions, aux manœuvres, au milieu des populations, on se sent sous l’inspiration du pays ; on parle devant le pays, pour le pays. Quand on rentre à Paris, dans le brouhaha de tous les jours, ce n’est plus cela, on est ressaisi par les influences de parti. On parlemente avec les sénateurs et les députés qui se mêlent de tout, on laisse fléchir la loi et la justice devant de simples factieux pour n’avoir point d’affaire avec leurs patrons, on craint les interpellations, les interpellateurs. Et le seul résultat est qu’il n’y a plus de gouvernement ou qu’il n’y a qu’un gouvernement qui se désarme lui-même, hésitant devant toutes les résolutions, impuissant à réaliser ses propres vues et, en définitive, laissant, par ses faiblesses, les difficultés s’envenimer, les incidens grossir.

Au fond, c’est toute l’histoire de ces agitations, de ces grèves qui se prolongent indéfiniment au nord comme au midi et qui, loin de s’apaiser, deviennent de plus en plus aiguës. Qu’est-ce que cette grève qui depuis plus d’un mois trouble et paralyse la petite ville de Carmaux dans le Tarn ? On parle de conflit. Quel conflit ? Il n’y a d’autre conflit que celui qu’on a voulu créer ou qu’on a laissé se compliquer. Entre la compagnie et les mineurs de Carmaux, il n’y a pas eu même une mésintelligence sérieuse dans la pratique de relations réglées par un arbitrage qui date de quelques mois à peine. Il n’y a que la mésaventure personnelle d’un ouvrier qui a été congédié pour sa négligence au travail, qui, sous prétexte qu’il est maire, chef de syndicat, s’est cru inviolable et qui pour sa cause n’a pas craint d’exposer une population tout entière aux rigueurs du chômage. C’est pour un seul homme que quelques milliers d’ouvriers livrés à des meneurs se sont trouvés mis en grève. Une fois lancés, ils ont cru pouvoir dicter la loi, imposer leurs conditions, interdire le travail aux ouvriers qui auraient voulu reprendre le chemin de la mine. Sous la protection d’une municipalité toute socialiste, ils ont fait ce qu’ils ont voulu. Là-dessus, une multitude de députés socialistes, anarchistes, même boulangistes, se sont hâtés d’aller s’abattre comme une volée d’oiseaux de proie sur la pauvre petite ville. Au lieu d’être des médiateurs, des pacificateurs, ils n’ont fait que pousser cette malheureuse population à la grève à outrance, à une lutte désespérée qui se résout pour elle en inévitables misères. Ils ont joué tout simplement le rôle de provocateurs sans scrupule. Abusant de leur mandat pour enflammer les passions, bravant les gendarmes qui, à la vérité, font une médiocre figure dans ces bagarres, menaçant ou essayant de compromettre le gouvernement, protestant contre toute velléité de protéger la liberté du travail. Eux, législateurs, obligés, sans doute, plus que d’autres à respecter les lois, ils sont les premiers à donner l’exemple du mépris des lois et de la sédition. On en est toujours là après un mois ! Et ce n’est pas tout : cette grève de Carmaux que les meneurs s’efforcent de prolonger, n’est visiblement qu’un épisode de ce mouvement de socialisme révolutionnaire qui tend aujourd’hui à se répandre, qui sévit à Marseille comme à Saint-Ouen, comme à Roubaix, qui se manifeste par l’illégalité érigée en système, par les programmes de guerre sociale à outrance et même par un projet de grève universelle voté récemment au congrès marseillais. C’est ce qu’on appelle prendre la « bourgeoisie » par la famine pour la forcer à capituler !

Les choses vont vraiment ainsi pendant qu’on pérore sur le centenaire de la révolution française ! De sorte que dans cette campagne d’agitation et de destruction qui se déroule librement à la surface du pays, tout se trouve à la fois compromis ou engagé : et l’autorité des lois audacieusement avilie et la paix publique livrée aux menaces de la sédition, et la liberté du travail outrageusement méconnue, et la fortune nationale attaquée dans sa source par ces étranges réformateurs qui parlent lestement de décréter la suspension universelle du travail, la grève générale. Contre tous ces défis et cette jactance révolutionnaire, contre ce que M. Challemel-Lacour appelait l’autre jour « des rêveries menaçantes, » que fait cependant le gouvernement qui après tout est chargé de défendre le pays à l’intérieur comme à l’extérieur ? Le gouvernement a pour sûr de bonnes intentions, il a aussi de bonnes paroles qu’il continuera à mettre dans les discours ; il ne manquera pas à la première occasion de témoigner sa considération pour la paix morale, pour la liberté du travail. De bonnes paroles, c’est encore quelque chose sans doute ; malheureusement, ce n’est pas tout, ce n’est plus assez pour garantir la France dans sa sécurité et dans sa puissance.

Est-ce l’influence du fléau répandu aujourd’hui dans une partie de l’Europe ? Est-ce la suite d’un état général, d’une situation diplomatique et militaire où l’on s’accoutume à vivre en s’observant, où les plus hardis ne sont pas pressés de prendre l’initiative et la responsabilité de nouveaux conflits ? Est-ce enfin l’effet de la saison ? Toujours est-il que depuis longtemps l’Europe n’avait eu un plus paisible automne et n’avait paru moins troublée, moins disposée à s’émouvoir de tout et à s’agiter au premier bruit répandu dans l’air. On reviendra assez tôt à la vie affairée, aux incidens et aux complications toujours possibles, aux négociations laborieuses, aux questions délicates, à tout ce qui divise et émeut les peuples. On n’en est pas là pour le moment ; on en est tout au plus au lendemain de ces fêtes de Gênes, dont le centenaire de Christophe Colomb a été l’occasion, mais qui, en réalité, ont été les fêtes de tout le monde, une occasion pour l’Italie et ses souverains d’échanger des courtoisies et des politesses avec les escadres étrangères, particulièrement avec l’escadre française. Il est certain que si on avait des doutes et si on s’est livré à bien des commentaires sur cette visite de nos navires aux côtes d’Italie, les nuages ont bientôt disparu ; que tout s’est passé avec une correction parfaite dans la cordialité, que rien n’a été négligé pour relever l’éclat et accentuer la signification de l’accueil fait à notre escadre. M. l’amiral Rieunier a représenté la France avec une dignité simple et courtoise ; le roi Humbert et la reine Marguerite ont mis leur bonne grâce à visiter nos vaisseaux, à accepter une fête à bord du vaisseau-amiral, le Formidable. Nos marins ont été de toutes les réceptions officielles ou populaires. Rien de mieux : encore une fois tout s’est bien passé, tout a bien fini. Évidemment, cela ne veut point dire qu’il y ait rien de changé dans l’ensemble des rapports généraux de l’Europe, surtout dans le jeu des alliances : après comme avant les feux d’artifice, il n’en est ni plus ni moins. Ces fêtes de Gênes ne sont pas moins le signe des dispositions intimes des deux nations, liées par les souvenirs, et restent l’incident brillant de ces temps d’automne, de ces jours d’activité ralentie.

Tout est au repos, sans doute, du moins en apparence ; dans le fond rien ne s’arrête, rien n’est suspendu, pas plus dans la vie intérieure que dans la vie extérieure des peuples et, pendant que s’éteignent par degrés les bruits des salves de Gênes, tous les pays ont leurs affaires. L’Italie elle-même s’achemine à pas pressés vers des élections qui décideront peut-être de la politique du jeune royaume et, dans tous les cas, de la durée du ministère présidé par M. Giolitti. L’Angleterre entre sans fracas et sans précipitation dans l’ère libérale ouverte par l’avènement du ministère Gladstone. La Belgique est tout entière encore à la révision constitutionnelle, dont une commission prépare laborieusement le programme et qui va être la grande affaire de l’assemblée constituante élue il y a quelques mois. La Hollande, maintenant, comme bien d’autres pays, a sa question du suffrage universel ; elle entre tout au moins dans la voie des réformes politiques, de l’extension du droit électoral. Le ministère de La Haye, en ouvrant ces jours passés les états-généraux, a annoncé des projets libéraux, et même avant l’ouverture des états-généraux, à la veille de la session, des meetings radicaux, socialistes, se sont réunis à Amsterdam, à La Haye, réclamant bruyamment le suffrage universel. Partout, c’est la grande question de droit populaire qui se débat, qui devra nécessairement être tranchée en Hollande, dans la pacifique Hollande, avant les élections nouvelles des états-généraux. Et voici à son tour l’Espagne qui, en pleine paix des vacances, sous le règne du ministère conservateur, vient d’avoir ses petites agitations, ses luttes intérieures pour les élections des députations provinciales, qui sont l’équivalent de nos conseils-généraux. L’Espagne n’a plus à conquérir le suffrage universel, elle l’a conquis ou retrouvé depuis quelques années ; la difficulté est aujourd’hui de le pratiquer, sans qu’il soit une dérision ou un péril. La difficulté est, il est vrai, pour tous les pays.

Ce que le suffrage universel sera dans les diverses régions de l’Europe où il pénètre par degrés, ce qu’il produira particulièrement en Espagne, pays vieux de traditions, mais profondément remué par les révolutions, on ne peut certes le prévoir ; c’est l’inconnu partout, surtout au-delà des Pyrénées. C’est le ministère libéral de M. Sagasta qui a eu l’idée, il y a quelques années, de rétablir le suffrage universel en Espagne, qui a réussi à le faire voter par son parlement, et il tombait sur le coup. C’est le ministère conservateur de M. Canovas del Castillo qui a été chargé de présider à la première application du nouveau régime par une élection des Cortès, et le premier vote était déjà tout en faveur de sa politique conservatrice. Aujourd’hui c’est l’élection des conseils provinciaux qui vient de se faire, et l’avantage reste encore aux conservateurs. Le ministre de l’intérieur, M. Villaverde, a conduit sa campagne en homme actif et adroit qui connaît la vertu de la pression administrative ; il a réussi à s’assurer près de 600 élections favorables, une immense majorité dans les provinces, même une majorité relative à Madrid. Il a eu son succès sans trouble apparent, presque sans dérangement dans la vie ordinaire, pendant que la plupart de ses collègues étaient dispersés dans leurs villégiatures et que la reine-régente elle-même se reposait à Saint-Sébastien, aux bords de la mer Cantabrique. Ce n’est pas que la victoire n’ait été vivement disputée. Les républicains se sont jetés dans la mêlée ; mais les républicains sont divisés, M. Salmeron est loin d’être d’accord avec M. Ruiz Zorrilla. Les libéraux fusionnistes, ralliés par M. Sagasta, auraient pu être des adversaires plus redoutables ; mais ils gardent une certaine réserve, et M. Sagasta, tout en attaquant la politique ministérielle, tient à rester dans la stricte légalité dynastique, à ne point ébranler la régence ; le discours qu’il a récemment prononcé à Oviedo est plutôt le programme d’un chef de ministère en expectative ; le ministre de l’intérieur, habile à grouper les chiffres, a eu même l’art de s’approprier certaines élections libérales en les confondant dans la masse des élections monarchistes. Au demeurant, le succès des conservateurs n’est pas moins complet, et le ministère de M. Canovas, qui a déjà deux ans d’existence, se trouve assez raffermi pour attendre la session prochaine et aborder avec un ascendant rajeuni les problèmes d’économie publique, qui sont aujourd’hui le premier intérêt de l’Espagne.


CH. DE MAZADE.


LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

Le marché des rentes françaises est resté absolument calme pendant les deux dernières semaines ; le peu d’activité qui s’est manifesté dans les transactions a porté exclusivement sur un certain nombre de rentes et de valeurs étrangères que la spéculation avait des raisons spéciales de pousser, comme les fonds russes, l’Extérieure et le Portugais, et quelques-uns des titres ottomans. Aucun incident politique de quelque importance ne s’est produit chez nous ni à l’extérieur, de nature à exercer une action sur l’attitude et les tendances des places financières. La célébration de la fête nationale du 22 septembre a coupé par un jour de chômage la troisième semaine du mois et contribué ainsi à accentuer l’atonie des affaires. Les spéculateurs ne se sont émus ni de la note de la Russie à la Porte, ni de l’agitation dont le petit royaume de Serbie est le théâtre, ni du conflit entre la Grèce et la Bulgarie à propos des écoles, ni du prochain voyage de l’empereur Guillaume II à Vienne.

La situation de place est toujours la même ; l’argent surabonde, ne trouvant d’emploi ni dans le commerce et l’industrie frappés de langueur, ni dans un courant de création d’entreprises nouvelles, et s’amoncelant par conséquent dans les caisses des banques de dépôts, qui ne leur donnent qu’une rémunération dérisoire. Les spéculateurs trouvent donc toutes les facilités désirables pour reporter leurs positions et suivre de mois en mois un mouvement de hausse dont les conditions spéciales du marché ne permettent pas de prévoir le terme. La rente 3 pour 100, par exemple, est arrêtée depuis trois mois devant le cours rond de 100 francs. Elle l’a dépassé quelques jours avant le détachement du coupon trimestriel (16 septembre) atteignant 100.50. Depuis le détachement, elle oscille entre 99.75 et 99.97 ; un jour ou l’autre, elle franchira délibérément l’obstacle et s’avancera vers les cours de 101 à 102. On peut supposer, en effet, que depuis quelques semaines des capitaux, qui naguère se seraient portés vers la rente ou les valeurs similaires, se sont aventurés du côté de titres à revenu variable, en possession d’une vogue justifiée dans une certaine mesure, nous voulons parler des valeurs industrielles comme les Aciéries de France, les Forges et Aciéries du Nord et de l’Est, le Nickel, les Chargeurs-Réunis, etc. Certains de ces titres ont bénéficié en peu de temps d’une hausse énorme. Des placemens qui naguère étaient très avantageux ne le paraissent plus autant aujourd’hui ; la violence du courant qui a porté dans cette direction une partie des capitaux disponibles peut donc s’affaiblir, et de nouveau l’argent sans emploi ira grossir sans interruption le stock qui alimente les achats de rentes de la Caisse des dépôts et consignations.

Depuis que la chambre syndicale des agens de change a confié à M. Herbault les fonctions de syndic, le conflit, qui de tout temps a existé entre la coulisse et la compagnie privilégiée, mais qui restait latent, a subitement éclaté par suite d’exigences formellement énoncées du nouveau syndic. La coulisse a dû renoncer à la négociation de quelques valeurs déterminées ; il a été souvent question de lui réduire encore sa part ; une cote officielle annexe a été créée pour placer sous la protection de la compagnie l’inscription du cours d’un grand nombre de valeurs qui ne relevaient jusqu’alors que du marché en banque. Enfin, ces jours derniers, la coulisse ayant manifesté l’intention de reprendre, à partir du 3 octobre, dans le hall du Crédit lyonnais, ses réunions du soir, les syndics de toutes les compagnies d’agens de change en France ont adressé au ministère des finances une lettre collective demandant la suppression de ce marché illégal connu sous le nom de petite Bourse du soir.

Nous n’avons pas naturellement à prendre parti dans un tel débat. À première vue, il semble bien que ces réunions du soir ne soient guère utiles. Le monde financier s’en passe très bien au cours de l’été ; rien ne les rend indispensables en hiver ; les trois heures, pendant lesquelles est ouvert chaque jour le marché officiel, suffisent amplement à toutes les transactions, d’autant que la coulisse opère de son côté pendant ces trois mêmes heures. Quant aux argumens invoqués dans la lettre des syndics, on les peut trouver discutables. Les personnes qui fréquentent ces réunions du soir ou y envoient des ordres ne seraient que des « joueurs de profession, » d’où il faudrait inférer que la Bourse du jour ne connaît pas de joueurs et ne recrute sa clientèle que parmi les personnes animées d’une sainte horreur pour la spéculation. D’autre part, les « joueurs de profession » de la Bourse du soir seraient tous, au dire des syndics, d’enragés baissiers, fort capables de faire perdre, en moins d’une heure, trois ou quatre points à la rente française, mais qui ne se résoudraient jamais à profiter d’une bonne nouvelle pour faire monter cette même rente. Le ministre des finances n’a pas encore répondu à la lettre des syndics ; la coulisse, de son côté, est restée muette. Il est cependant probable qu’après une telle manifestation des compagnies d’agens de change de Paris et des grandes villes de province, la petite Bourse du soir a vécu : fort peu de gens, à tout prendre, la regretteront.

La chambre des députés n’a pas pu se décider, cette année encore, à entamer dans sa session ordinaire la discussion du budget. Ce sera l’œuvre des trois derniers mois de 1892, et il est à craindre que ce temps n’y suffise pas. La commission va reprendre ses travaux dès les premiers jours d’octobre, à peine une quinzaine avant la rentrée des chambres. Quand seront prêts le rapport général et tous les rapports accessoires ? Le rapporteur général est M. Poincaré, nommé en remplacement de M. Burdeau, lorsque celui-ci est devenu ministre de la marine. Il se trouve, paraît-il, en présence d’une difficulté sérieuse relative à l’amortissement des obligations sexennaires, inscrit pour une somme de 163 millions, et auquel, dans le projet du gouvernement, il est pourvu par des excédens antérieurs et par l’escompte de plus-values dans le revenu des douanes. Au lieu des plus-values espérées par les protectionnistes, les nouveaux tarifs laissent des moins-values, et voilà l’équilibre du budget compromis. M. Poincaré déclare que de nouvelles économies sont nécessaires, mais comme il prévoit assez sagement que la réalisation en est à peu près illusoire, il émet l’idée de l’application à l’amortissement des obligations sexennaires de l’économie de près de 100 millions par an que doit donner la conversion du 4 1/2 pour 100. C’est soulever une question bien grosse et dont il n’est pas certain que le gouvernement et la chambre veuillent aborder l’examen à propos du règlement du budget de 1893, qui devrait être déjà voté.

Les fonds russes ont été aussi vivement poussés dans la seconde partie de septembre qu’ils l’avaient été précédemment. L’emprunt d’Orient, il est vrai, est resté en dehors de ce mouvement, retenu par l’immobilité des cours du rouble (253 francs environ les 100 roubles papier) ; mais le consolidé k pour 100 or a été porté de 97.15 à 97.80, et le 3 pour 100 1891 de 79.75 à 81.30. Ce dernier fonds a été émis, il y a un an, à 79 ¾ pour 100, pour un montant nominal de 500 millions de francs. L’opération n’a que partiellement réussi ; le gouvernement russe a dû reprendre les deux cinquièmes de l’emprunt, soit 200 millions de francs non placés, et les cours, après l’émission, ont rapidement décliné jusqu’à 74 et 73 pour 100. Ce grand mouvement de baisse fut, à tort ou à raison, attribué à des agissemens du marché en banque, et est un des principaux motifs de l’hostilité que la compagnie des agens de change témoigne à l’égard de la coulisse. Le 3 pour 100 russe a été lentement relevé. Tout récemment, il revenait à son prix d’émission qu’il a définitivement dépassé depuis quelques jours. Des négociations paraissent être en ce moment engagées pour la reprise par un groupe financier du solde de l’emprunt.

Les séries diverses de la dette générale turque ont été l’objet d’achats suivis, aussitôt après le détachement du coupon semestriel le 13 courant. La série C a été portée de 21.60 à 22.82, et la série D de 21.50 à 22.25. En même temps, la Banque ottomane s’est avancée de 580 à 666. Les autres valeurs du même groupe ont été plutôt délaissées, la Priorité entre 435 et 440 ex-coupon de 10 francs, et l’Obligation des douanes entre 472.50 et 475. L’action des Tabacs, sous l’influence d’assez fortes réalisations de la place de Vienne, a reculé de quelques francs après le détachement du coupon, 7 francs, formant le solde du dividende de l’exercice 1891-92.

L’Extérieure a gagné près d’une unité à 65 francs. Le change se tient toujours à un niveau assez élevé à Madrid et à Barcelone, malgré l’avance de 50 millions obtenue de la Banque de Paris et des Pays-Bas par le gouvernement espagnol. Toutefois les recettes budgétaires semblent en voie d’amélioration, et le cabinet Canovas annonce l’intention de procéder avec énergie à l’application de diverses mesures propres à réduire l’écart entre le montant des dépenses et celui des recettes, réductions de crédit, application de nouveaux impôts, affermage de diverses branches du revenu public.

Le marché des autres fonds d’États a été assez calme. La rente italienne se consolide aux environs de 93.50, cours obtenu à la faveur de la bonne impression produite par les fêtes de Gênes et les incidens relatifs à la présence de notre escadre dans ce port. En Italie comme en Espagne, la situation économique générale semble commencer à s’améliorer quelque peu ; les impôts rentrent plus aisément, et les relevés mensuels accusent des plus-values, peu importantes en elles-mêmes, mais significatives en tant que symptômes d’un réveil d’activité commerciale. L’or toutefois conserve une prime d’environ 3 pour 100, et il est fâcheux que le gouvernement se voie obligé, pour faire face aux besoins du moment, d’aliéner le peu de rentes dont il dispose encore, et qui constituaient naguère une précieuse réserve, aujourd’hui presque épuisée.

Les nouvelles du Brésil sont beaucoup plus satisfaisantes. La population, dont les besoins de circulation monétaire s’accroissent rapidement, supporte avec plus d’aise le poids de la masse de papier-monnaie créée depuis la révolution. Il en résulte une amélioration du change, dont le contre-coup se fait sentir en Portugal. Les fonds du petit royaume se sont en effet légèrement relevés de 24 à 24 11/16. Les comités qui représentent les intérêts des porteurs de titres à l’étranger se sont décidés à accepter en fait le paiement en or du tiers des coupons échus. Les hauts cours de la rente française ont certainement facilité l’avance générale qui s’est produite dans les prix des rentes étrangères, toute proportion gardée entre les degrés de sécurité qu’elles peuvent offrir. Ainsi l’Extérieure d’Espagne donne, aux cours actuels, 6 1/4 pour 100, tandis que le 4.34 italien à 93.60 produit près de 5 pour 100, le Turc série D, environ 4 1/2, le Hongrois un peu plus de 4 pour 100, de même que le Consolidé russe, l’Unifiée d’Egypte 4 pour 100 net, le 3 pour 100 de Russie 3.70 pour 100.

Rappelons encore que le 3 pour 100 allemand ou prussien est à 88 pour 100 environ, le 3 pour 100 suisse à 94.50, le 3 pour 100 belge à 99, et le 2 3/4 anglais à 98.

Les titres des Sociétés de crédit ont pris une certaine part à l’amélioration générale. La Banque de Paris a ainsi gagné 7.50 à 670, le Crédit foncier 6.25 à 1,127.50, la Banque d’escompte 10 à 230, le Crédit lyonnais 5 à 788.75, le Comptoir national d’escompte 15 à 525. La Banque ottomane, plus favorisée qu’aucune autre valeur du même genre, présente une avance de 26.25 à 606.25, motivée par la plus-value des titres turcs dont se compose son portefeuille.

L’épargne a continué ses achats en actions de chemins de fer français. Le Midi est en hausse de 15 francs à 1,342, l’Orléans de 5 à 1,612, l’Est de 22.50 à 965, l’Ouest de 5 à 1,110, le Lyon de 15 à 1,560, le Nord de 30 à 1,940.

Les actions de Chemins étrangers sont restées à peu près immobiles ; les Lombards toutefois ont gagné 5 francs à 225.

Une grande activité a régné sur le marché de certaines valeurs industrielles qui se traitent au comptant. Là surtout sont à relever des différences de cours d’une importance exceptionnelle. Les actions des Aciéries de France ont été portées de 1,300 à 1,335, les Forges et Aciéries du Nord et de l’Est de 845 à 970, les Chargeurs-Réunis de 1,200 à 1,270. L’étroitesse du marché de ces valeurs explique seule la possibilité de pareils écarts, si sérieuses que puissent être d’ailleurs les raisons qui déterminent les achats.


Le directeur-gérant : CH. BULOZ.