Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1880

Chronique n° 1163
30 septembre 1880


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre 1880.

Lorsqu’on est entré dans certaines voies hasardeuses, on est toujours exposé aux accidens, on n’est jamais sûr du lendemain. Au moment où l’on s’y attendait le moins, en pleines vacances parlementaires, tandis que le pays, sans songer à mal, en était encore aux derniers échos des voyages officiels, des fêtes et des discours de l’autre mois, voilà une crise ministérielle qui éclate, une crise bizarre, importuné, aussi inexpliquée dans ses origines que dans ses péripéties et dans son dénoûment. D’un instant à l’autre la trêve de l’automne est rompue, tout est en mouvement. M. le président de la république est obligé de s’arracher à sa paisible retraite du Jura pour revenir en toute hâte à l’Elysée. Le président du conseil, en villégiature dans les Pyrénées, est brusquement rappelé à Paris, où il a été précédé par le ministre de l’intérieur et le garde des sceaux revenant, eux aussi, du Midi, de Toulouse et de Nîmes. Le conseil s’assemble le matin, il s’assemble le soir : il se livre à toute sorte de délibérations entrecoupées dont une agence complaisante publie heure par heure les bulletins énigmatiques et contradictoires. Un jour la mésintelligence est complète dans ce cabinet naguère encore réputé si uni, maintenant partagé en deux camps ; le lendemain, l’accord est rétabli ou paraît rétabli. A peine la paix est-elle signée, la querelle intestine se ravive plus que jamais, et avant qu’on ait pu savoir exactement d’où viennent ces agitations, tout finit par la démission du président du conseil, accompagné dans sa retraite par deux de ses collègues, le ministre des travaux publics et le ministre de la marine. Le cabinet est disloqué et reconstitué ; il a changé de tête en chemin, il a pris pour président M. Jules Ferry à la place de M. de Freycinet. Que signifient donc ces étonnans phénomènes ? Quel est le secret de cette crise inattendue, ouverte en pleine paix, presque au lendemain des votes de confiance qui ont signalé la fin de la session ? Le secret, il est assez simple, assez transparent. C’est cette éternelle affaire de l’exécution des décrets du 29 mars qui n’a pas épuisé son venin, qui a déjà créé bien des difficultés et qui en créera bien d’autres, pour les ministères, peut-être pour la république elle-même.

Reprenons un instant cette obscure histoire d’hier, drame ou comédie, qui ne laisse pas d’avoir sa moralité et d’être un curieux spécimen de la vie publique qu’on nous fait. Dégageons, s’il se peut, les points principaux et saisissables de l’imbroglio ministériel. Il y a quelques semaines tout au plus, il n’est encore question de rien, on ne distingue ni une apparence ni une menace de crise. Tout est aux plaisirs des fêtes, aux démonstrations et aux illusions. Le ministère, au dire de ses flatteurs, a la vie assurée pour le moins jusqu’aux élections prochaines.

On en est encore au prologue. Avec le discours de Montauban tout paraît changer, l’action commence à se nouer d’une manière sérieuse. Évidemment le chef du cabinet avait ses intentions et ses raisons lorsque, dans un langage mesuré et calculé, il donnait à entendre que l’exécution des décrets sur les ordres religieux pourrait subir un ralentissement au moins jusqu’au vote d’une loi générale sur les associations. M. de Freycinet ne disait pas sans doute tout ce qu’il savait, tout ce qu’il voulait, il en disait assez pour laisser pressentir qu’il y avait quelque chose d’inconnu ou de nouveau. C’est le premier acte de la pièce. Deuxième acte : les ordres religieux eux-mêmes entrent en scène par cette déclaration qui a retenti partout, qui est un témoignage de soumission aux institutions du pays, un désaveu de toute hostilité contre la république et qui, rapprochée des paroles prononcées à Montauban, en déterminent jusqu’à un certain point le vrai sens. Déclaration des ordres et discours ministériel, cela est bien clair aujourd’hui, se rattachaient à une négociation conciliatrice dont le secret n’a pas tardé à être divulgué ; mais, à peine cette pensée est-elle à demi dévoilée, l’insurrection se met au camp républicain, et un des patriarches du parti connu pour son intimité avec M. le président de la chambre des députés, M. Guichard, écrit en toute hâte une lettre, sonnant le tocsin d’alarme, provoquant une réunion extraordinaire de la gauche pour délibérer sur ce qu’il appelle u la nouvelle attitude du cabinet » dans l’affaire des congrégations. Vainement le président même de la gauche, M. Devès, fait observer à M. Guichard qu’une convocation comme celle qu’il réclame ressemblerait à une « main-mise sur la direction de la politique intérieure, » qu’il est plus prudent d’attendre la réunion des chambres : le coup est porté ! Il y a deux politiques en présence, la politique du discours de Montauban, de la déclaration des ordres, de la négociation avec le Vatican, et la politique de l’exécution pure et simple des décrets, rappelée par un vieux républicain de la majorité, visiblement patronnée ou encouragée au palais Bourbon, appuyée dans le gouvernement par quelques-uns des ministres plus particulièrement soumis à l’influence de M. le président de la chambre des députés. On aurait beau faire, le conflit est engagé ; l’action se resserre ; c’est le troisième acte du drame qui va désormais se concentrer tout entier dans l’intérieur du conseil, où les deux politiques se débattent sous les yeux de M. le président de la république accouru non sans regret à Paris.

Que se passe-t-il alors ? Pendant quelques jours, les péripéties se succèdent, et, comme la comédie se mêle un peu à tout, chaque phase de la crise se résume alternativement dans un mot : M. le président de la république repart pour Mont-sous-Vaudrey, ou M. le président de la république a « décommandé » son départ pour Mont-sous-Vaudrey ! Tantôt, dans cette confusion de quelques jours, le chef du cabinet garde un semblant d’avantage, et les ministres partisans de l’exécution immédiate des décrets, M. Constans, M. Cazot, même M. le général Farre, ministre de la guerre contre les moines, offrent leur démission ; tantôt il n’y a plus de démission, une sorte d’entente se rétablit pour quelques heures. On aurait un instant convenu, à ce qu’il paraît, d’ajourner toute mesure décisive non plus jusqu’à la loi sur les associations, comme l’avait dit le président du conseil, mais jusqu’au jugement du tribunal des conflits, qui aura prochainement à se prononcer sur des affaires, relatives aux jésuites, et en attendant on se serait contenté d’adresser une circulaire nouvelle aux congrégations, d’expulser quelques religieux étrangers. On se flattait de pouvoir gagner ainsi quelques semaines et arriver jusqu’à la réunion des chambres. Fort bien ! M. Jules Grévy s’est cru ce jour-là soulagé et libre de prendre le lendemain matin le chemin de fer. Seulement l’accord n’a tenu que quelques heures, le temps de reconnaître qu’on ne s’entendait pas du tout. Le chef du cabinet n’a pas tardé à s’apercevoir qu’on n’avait rien fait, que la circulaire convenue allait au-delà de sa pensée, même au-delà de ses engagemens, que ce qu’il accordait par esprit de paix aux exigences de M. le ministre de l’intérieur était déjà représenté comme une capitulation, et après une nuit de réflexion il a pris son parti. Il s’est décidé à écrire à M. le président de la république qu’il existait entre plusieurs de ses collègues et lui « des divergences de vues qui ne permettaient pas d’espérer que l’accord pût se maintenir, même au prix de concessions mutuelles. » Il a envoyé sa propre démission, croyant offrir ainsi au chef de l’état, comme il l’a dit, un moyen plus facile et plus prompt de dénouer la crise. On ne lui en demandait pas davantage, de sorte que, dans cette lutte de quelques jours inaugurée par le discours de Montauban, semée d’incidens qui ne sont pas tous sérieux, compliqué d’antagonismes avoués ou inavoués, c’est le président du conseil qui est vaincu ! C’est le représentant principal, le chef responsable du gouvernement, qui est obligé d’amener son pavillon, et ici, quelque pacifique qu’ait été cette petite révolution de pouvoir, il faut aller un peu plus au fond des choses. Il faut serrer de plus près cette crise où il ne s’agit pas seulement d’un chef de cabinet disparu, où il y a toute sorte de questions de politique supérieure, de régularité parlementaire, même de droit constitutionnel. La vérité est que, dans ce récent imbroglio ministériel, tout est bizarre, irrégulier, incohérent : tout trahit ou une bien faible idée de la nature des institutions libres, ou l’intervention démesurée d’influences faites pour rendre tous les pouvoirs précaires.

Assurément, à ne considérer que ce qu’il y a de personnel dans les incidens qui viennent de se dérouler, l’ancien président du conseil est sorti de la dernière crise avec une certaine dignité. C’est une justice à lui rendre : il y a un point où il s’est retranché et où il a résisté, refusant d’acheter quelques semaines de pouvoir de plus au prix d’une équivoque qui ne l’aurait probablement pas sauvé. Il a su accepter la nécessité d’une retraite immédiate plutôt que de subir jusqu’au bout des pressions humiliantes qui ne lui auraient plus laissé bientôt ni la liberté de ses résolutions ni l’honneur des engagemens respectés. Rien de mieux. Il est tombé, si l’on veut, convenablement, avec cette bonne grâce un peu triste, assez résignée, d’un homme qui visiblement n’a pas toujours fait ce qu’il a voulu, qui n’a pas l’âpreté du pouvoir. Il n’est pas moins tombé sans éclat pour lui-même, sans profit pour le pays, laissant dans la politique qu’il a dirigée, dans une multitude de questions qui se sont imposées à lui, les marques de ses faiblesses et de ses condescendances. M. de Freycinet n’a pas su saisir les occasions favorables. Au moment où il arrivait à la présidence du conseil, il y a moins d’un an, il avait sans doute encore une position assez intacte pour revendiquer devant les chambres l’autorité d’un chef responsable du gouvernement, pour faire sentir avec suite, avec efficacité, l’action d’un ministre dirigeant. Il a trop cru suppléer à tout avec de la souplesse et de là dextérité. Il s’est trop flatté de pouvoir suivre une politique relativement modérée avec des auxiliaires exclusifs et souvent violens, de gagner, de retenir une majorité en allant sans cesse au-devant de ses exigences, en offrant des satisfactions complaisantes à ses passions ou à ses préjugés de parti. Il a cédé, il a beaucoup cédé, au risque de se désavouer et d’abdiquer parfois son propre jugement. Quand on l’a menacé de l’amnistie, il a oublié ou il a paru oublier tout ce qu’il avait dit peu de temps auparavant et il s’est fait lui-même le promoteur de l’amnistie ; il s’est figuré naïvement travailler à’ l’union du parti républicain ! Quand le sénat lui a rendu le service de le délivrer par son vote de l’article 7, qu’il était personnellement loin d’approuver, au lieu d’accepter un fait heureusement accompli, de maintenir devant l’autre chambre l’autorité d’un des pouvoirs constitutionnels et de profiter de la circonstance pour chercher quelque solution plus libérale, plus équitable, il a renié le sénat ; il s’est hâté d’offrir à la chambre des députés, à la majorité qu’il redoutait, les décrets du 29 mars comme un dédommagement, comme une représaille contre les ordres religieux et contre le sénat. Il n’a réussi à rien, si ce n’est à se créer des difficultés nouvelles. Il n’est arrivé qu’à glisser dans une situation fausse où il s’est aliéné des appuis qui auraient pu être sa force, où il s’est réduit lui-même à ne pouvoir invoquer que des concours compromettans. Le malheur de M. de Freycinet a été de n’être un président du conseil ni vis-à-vis de ses collègues ni vis-à-vis des partis. S’il a cru s’affermir en gagnant du temps, en prodiguant les ménagemens, il s’est trompé ; il s’est épuisé en concessions ; il s’est progressivement affaibli et, par une logique aussi triste qu’irrésistible, il s’est trouvé impuissant le jour où il aurait eu le plus besoin d’exercer son ascendant sur ses collègues et d’avoir l’autorité nécessaire pour fixer lui-même le caractère, les limites de la politique religieuse à laquelle il s’était associé.

Parlons franchement La politique qui a été une des causes apparentes de la dernière crise, qui s’est traduite par le discours de Montauban, par des négociations plus ou moins confidentielles et qui a suscité aussitôt des contestations plus bruyantes que sérieuses, plus passionnées que réfléchies, cette politique n’avait assurément par elle-même rien que d’avouable. Il n’y a que les esprits futiles ou emportés qui se figurent qu’on est libre de tout faire sans traiter avec personne, qu’on peut manier les intérêts les plus délicats, surtout les intérêts religieux, sans tenir compté de rien, — et lorsqu’on cite si souvent les interpellations de 1845, les discours de M. Thiers, l’ordre du jour de la chambre d’alors, la dispersion des jésuites, on oublie précisément que tout s’est passé à peu près à cette époque suivant le programme dont paraît avoir voulu s’inspirer le dernier président du conseil. Les jésuites se sont dispersés d’eux-mêmes, après une négociation, sur un conseil de Rome, et il n’en a plus été question pour le moment. Parce que l’état croit devoir agir avec mesure, il n’abdique pas ses droits, il ne les abdiquerait pas plus aujourd’hui qu’il ne les abdiquait en 1845. Que le chef du cabinet d’hier ait donc négocié, ainsi que tout l’indique, ou plutôt qu’il ait eu des communications avec le Vatican, avec des membres de l’épiscopat, sur des affaires qui touchent de si près à l’église, il n’y a là en vérité rien d’extraordinaire, rien qui mette en péril la république ! En agissant ainsi, il n’aurait pas excédé son droit, il serait plutôt resté dans son devoir.

Ce qui à tout perdu, c’est qu’il est malheureusement clair que, dans cette délicate campagne, M. de Freycinet a manqué de résolution et de netteté. Il a visiblement conduit toute cette affaire en homme qui paraît n’avoir jamais été bien sûr de ce qu’il faisait, et qui a surtout craint de se compromettre. Qu’il ait hasardé cette tentative sans tenir le gouvernement, ou tout au moins M. le président de la république, au courant de ses démarches, on ne peut le croire, et c’est un grief à écarter. Il reste simplement acquis, et c’est bien assez, qu’il n’a su ou qu’il n’a pu ni faire accepter sa pensée par ses collègues ni en assumer la responsabilité jusqu’au bout. En un mot, à aucun moment, il n’a été un vrai président du conseil. S’il l’eût été, il ne se serait pas retiré au moment le plus difficile, laissant une question déjà fort épineuse un peu plus compromise qu’elle ne l’était auparavant. Il aurait tenu, non par ambition, mais par respect pour le pouvoir, à rester au poste où il avait reçu des votes de confiance avant l’interrègne parlementaire. Il aurait fait entendre à ses collègues que rien ne pouvait être perdu parce que l’exécution des décrets resterait en suspens. pour quelques jours encore, que la première loi était d’attendre la réunion des chambres, d’aller s’expliquer devant elles, de leur rendre compte de toute une politique. Il aurait peut-être réussi devant le parlement, et dans tous les cas, s’il avait échoué, il aurait fait ce qu’il devait ; il serait alors tombé en chef de cabinet, non plus à demi furtivement, en plein combat, emportant dans sa retraite l’honneur d’une pensée conçue pour épargner au pays des agitations dangereuses ou inutiles. M. de Freycinet n’en a cependant rien fait, et s’il ne l’a pas fait, il faut bien qu’il ait eu quelque raison. De deux choses l’une : ou il a plié sous le fardeau, victime des difficultés qu’il s’est créées par ses faiblesses, ou bien, au moment décisif, il a vu derrière l’opposition de ses collègues, de quelques-uns de ses collègues, une autre influence avec laquelle il a refusé de se mesurer, et c’est là justement, en dehors de toute considération d’un ordre personnel, le côté le plus sérieux des derniers incidens ministériels. C’est cette intervention active, permanente, indéfinissable d’une influence irrégulière qui fait la gravité d’une crise où sont également intéressés l’équilibre constitutionnel, l’intégrité et la liberté du régime parlementaire.

De toute façon, quel qu’ait été le motif avoué et immédiat de la démission de M. de Freycinet, ces révolutions de pouvoir accomplies à l’improviste devant un pays plus surpris qu’édifié ne restent pas moins une anomalie, et elles sont d’autant plus caractéristiques qu’elles tendent à se reproduire périodiquement, qu’elles semblent procéder des mêmes causes. Elles deviennent une habitude, presque une tradition. Les présidens du conseil n’ont pas de bonheur, ils ont besoin de regarder de bien des côtés pour se croire à demi solides à leur poste. Nous ne parlons pas de M. Dufaure, dont la retraite spontanée et toute volontaire, au lendemain d’un succès, a coïncidé avec l’entrée de M. Grévy à la présidence. L’an dernier, le successeur de M. Dufaure, M. Waddington, au début de la session, pouvait se croire pour quelque temps hors d’affaire ; il venait de subir victorieusement le feu d’une vive discussion où il avait même triomphé sans faire trop de concessions. A peine avait-il son vote de confiance, brevet de courte vie, il disparaissait brusquement dans une crise venue, on ne sait d’où, et il était remplacé par un de ses collègues, M. de Freycinet, le favori du moment, le président du conseil sur qui l’on comptait. Aujourd’hui c’est M. de Freycinet à son tour qui est arrivé au bout de son étape et qui tombe en chemin, abandonne par la main protectrice qui l’a élevé. Il tombe en apparence devant une opposition intérieure dans le cabinet, et il est remplacé, lui aussi, par un de ses collègues de la veille. On paraît trouver toute simple et commode cette substitution périodique d’un premier ministre à un autre premier ministre sous prétexte que celui qui s’en va représente la minorité et que celui qui s’élève représente la majorité dans le conseil. On appelle cela le régime parlementaire ! Cela prouve tout simplement qu’on ne se fait pas même l’idée de ce que c’est qu’un cabinet dans l’ordre constitutionnel. Un ministère n’est pas un petit parlement. Il est un intermédiaire permanent, constitué entre le pouvoir exécutif et les chambres ; il a son existence propre, son rôle, sa sphère d’action, sa responsabilité, et c’est le président du conseil qui en personnifie la pensée directrice, qui représente la politique générale, qui en définitive a le dernier mot. C’est cette prédominance nécessaire et décisive du chef qui assure l’homogénéité et la force d’un vrai cabinet parlementaire. Si en dehors du conseil il se trouve une influence extérieure assez puissante pour annuler ou balancer l’autorité du chef visible, pour soutenir dans ses résistances ou dans ses prétentions un des ministres, c’est cette influence qui gouverne, qui provoque et dénoue les crises à volonté. Voilà précisément ce qui fait que M. Waddington a été remplacé il y a un an bientôt par M. de Freycinet et que M. de Freycinet à son tour vient d’être vaincu par M. Constans ! Qui pourrait dire que tout le bruit qui s’est élevé dans ces dernières semaines aurait suffi pour renverser un cabinet si la lettre de M. Guichard n’avait pas eu un inspirateur et si les ministres qui’ ont donné le signal de la sécession dans le conseil ne s’étaient pas sentis aiguillonnés et soutenus ?

Assurément M. Gambetta, puisque c’est aujourd’hui le nom de cette influence qui règne et gouverne, qui fait et défait les ministères, M. Gambetta est un personnage considérable et prépotent en France. Il s’est fait une situation exceptionnelle et commode du haut de laquelle il dispose à peu près de tout sans avoir la responsabilité de rien. Il n’y a qu’un malheur : M. le président de la chambre des députés ne peut sans doute se promettre de se réserver indéfiniment, ni se borner à charmer les commis-voyageurs par ses discours. S’il a l’ambition très légitime de diriger les affaires du pays, il n’a qu’un moyen sérieux et régulier : il n’a qu’à entrer au ministère et à être lui-même président du conseil ? il le peut et il n’a point d’autre rôle. Il a déjà peut-être trop attendu, il semble oublier qu’on s’use parfois hors du pouvoir autant qu’au pouvoir et qu’à laisser passer les occasions, on s’expose à ne plus les retrouver. Si M. Gambetta trouve que le gouvernement est insuffisant, que M. de Freycinet a été un ministre trop méticuleux dans la guerre au cléricalisme, que M. Cazot est un garde des sceaux trop respectueux pour l’indépendance de la magistrature, que la république ne marche pas assez vite, qu’il mette lui-même la main à l’œuvre bans plus tarder : il en a le droit, et M. le président Grévy ne lui refusera pas sans doute les moyens de déployer ses talens de premier ministre. Il y est d’autant plus obligé que, pour parler sérieusement, il est peut-être le seul qui ait assez d’ascendant pour discipliner une majorité incohérente. Qu’il accepte donc la responsabilité de la direction des affaires, des conseils, de la politique tout entière : il sera certainement suivi avec sympathie par les uns, avec curiosité par les autres, sans parti-pris d’hostilité par tous les esprits libres et désintéressés.

M. le président de la chambre des députés a un choix à faire. Se réserver pour une présidence de la république qui n’est pas vacante, qui ne le sera que dans six ans, cela n’est pas sérieux. Rester au Palais-Bourbon à ne rien faire, à écouter les flatteries et les banalités d’un entourage médiocre et subalterne, ce n’est certes pas digne d’un esprit qui se sent quelque ambition virile et l’énergie de l’action. Accepter franchement, résolument le ministère avec ses chances et ses responsabilités, c’est son unique rôle. S’il ne le fait pas, si, en refusant le pouvoir pour lui-même, il persiste à le rendre impossible pour les autres, il ne représente plus qu’une sorte de césarisme vulgaire, remuant, agitateur et stérile. Il reste ce qu’il est, une excentricité plus ou moins brillante, une importance sans emploi, une cause de trouble et un embarras dans le jeu des institutions. Il vient de le prouver une fois de plus par une intervention mal définie, mais sensible, dans cette dernière crise, qui a surpris le pays sans l’éclairer, qui a emporté M. de Freycinet en laissant à ses successeurs le fardeau d’une situation compliquée de difficultés de toute nature, intérieures ou extérieures. Ce qu’il y a de certain, c’est que M. Gambetta doit y prendre garde : il ne jouerait pas longtemps sans péril, sans risquer d’indisposer l’opinion, ce rôle d’un prépotent satisfait et encombrant, mettant la main à tout, donnant ou retirant l’influence, faisant ou défaisant des ministres et ne voulant pas l’être, dérobant sans façon une partie de l’autorité que la constitution réserve à M. le président de la république. Il s’exposerait surtout gravement devant le pays, il arriverait bien vite au bout de sa popularité s’il pouvait être soupçonné de préparer des aventures, de rêver des diversions batailleuses, d’engager la France dans des combinaisons où elle n’a rien à gagner ni à espérer. Et maintenant, elle s’est sans doute dénouée tant bien que mal, cette dernière crise, qui est née d’une situation irrégulière, d’un ensemble de choses encore plus que d’un incident spécial. Elle s’est même dénouée, on peut le dire, sans exciter une émotion bien vive, presque sans intéresser l’opinion. Une fois qu’elle a été déclarée, M. le président de la république s’est visiblement préoccupé de la limiter, et M. Jules Ferry, qui a été chargé de reconstituer le cabinet, s’est borné à remplacer les ministres démissionnaires. On a donné un amiral pour successeur à un amiral au ministère de la marine. Aux travaux publics, M. Sadi-Carnot, déjà sous-secrétaire d’état, a eu de l’avancement et s’est substitué à son chef de la veille, M. Varroy. Une question autrement délicate était le choix de l’homme appelé à la direction des affaires congères à la place de M. de Freycinet. Ce n’était pas précisément facile à l’heure qu’il est, dans les circonstances assez confuses où se débat la diplomatie européenne. On paraît s’être adressé d’abord à notre ambassadeur à Rome, M. le marquis de Noailles, qui se trouvait pour le moment à Paris. M. de Noailles, qui est un esprit aussi droit que libéral, n’a point eu sans doute à hésiter beaucoup pour refuser. Il avait une réponse bien simple et décisive en dehors de toute autre raison : il n’appartient à aucune chambre, il ne pouvait, avec son nom, avec sa position et sa dignité naturelle, avoir l’air de se glisser subrepticement au pouvoir dans un interrègne parlementaire. C’était aussi simple que correct, et M. Jules Ferry, après quelques autres explorations inutiles, ayant avant tout besoin d’une garantie aux affaires étrangères, a demandé secours à M. Barthélémy Saint-Hilaire. On dit que c’est M. Grévy qui a eu le premier l’idée de ce choix aussi imprévu que rassurant pour la paix. Assurément M. Barthélémy Saint-Hilaire n’a pas été le dernier surpris de se trouver tout à coup à la tête de la diplomatie française. Homme de mœurs simples, d’intégrité et d’honneur, érudit voué à l’étude, à peine distrait de ses savans travaux par la politique, il a accepté en se couvrant devant le pays et devant l’Europe du nom de M. Thiers, dont il a été l’ami fidèle encore plus que le secrétaire, en se disant aussi que, lui présent au palais d’Orsay, personne au monde ne pourrait douter des intentions pacifiques de la France. M. Barthélémy Saint-Hilaire est le porte-respect, la caution extérieure du gouvernement reconstitué il y a quelques jours : c’est la seule signification de son entrée aux affaires.

Pour le reste, le cabinet demeure à peu près composé comme il l’était, avec M. Jules Ferry pour président, et nous n’en disconviendrons pas, quoiqu’un ministère présidé par M. Jules Ferry puisse paraître assez extraordinaire, c’est peut-être logique, c’est du moins plus net. Après tout, c’est M. Jules Ferry qui a engagé notre politique intérieure dans la voie où elle est aujourd’hui et lui a imprimé en quelque sorte son caractère. C’est le nouveau président du conseil qui a donné le signal de ces guerres, de ces agitations qui depuis plus d’un an ont eu le malheureux résultat d’émouvoir les croyances, de mettre toutes les passions aux prises, de susciter toute sorte de questions irritantes. De M. Jules Ferry est né l’article 7, et de la défaite de l’article 7 devant le sénat sont nés les décrets du 29 mars, comme de l’exécution des décrets est née la dernière crise. Tout se tient, et M. Jules Ferry est bien en vérité le président naturel dans la situation confuse qu’il a plus que tout autre contribué à créer. Seulement quelles vont être les conséquences de ces changemens d’hier ? Comment va procéder le cabinet qui vient de passer par une semi-métamorphose ? Dans quelle mesure prétend-il se maintenir ou s’engager ? Voilà la question qui est loin d’être éclaircie, qui ne pourra l’être plus ou moins qu’au moment où les chambres se trouveront réunies, où toutes les explications pourront se produire.

On ne voit pas bien en effet ce que se propose réellement ce cabinet renouvelé. S’il suit à peu de chose près la marche que le dernier ministère a suivie avant de se reconstituer, ce n’était pas la peine de faire tant de bruit, d’offrir au pays cette énigme d’une crise qu’il ne comprend même pas encore aujourd’hui, qu’il a vue passer avec une sceptique indifférence. S’il prétend se distinguer, accélérer la marche, aller en un mot jusqu’au bout, c’est alors que commenceront pour lui des embarras dépassant probablement ses forces, et qu’aux difficultés déjà assez nombreuses du moment viendront se joindre des difficultés croissantes, accumulées. Rien n’est plus facile sans doute que d’invoquer à tout propos, avec une sorte de superstition intéressée, les traditions de l’état, de revendiquer pour la république le droit d’appliquer les lois de tous les temps, — ces lois mémorables et insaisissables rappelées par les décrets du 29 mars ! On parle sans cesse comme si rien n’avait changé depuis près d’un siècle, comme si les idées et les habitudes de la liberté n’avaient fait aucun progrès, comme si le droit commun n’était pas devenu une garantie universelle et inviolable, comme s’il était désormais facile, au moins sans rencontrer de toutes parts des résistances, d’invoquer la raison d’état, d’appliquer des mesures de haute police pour cause d’opinion ou de religion. C’est une illusion redoutable, une prétention spécieuse. Tout s’est transformé à travers les révolutions ; nous vivons dans un autre monde, dans une autre société où rien n’est plus périlleux que d’engager ces guerres à outrance et sans issue contre des institutions toutes morales, où les ordres religieux eux-mêmes peuvent échapper aux poursuites en dépouillant le caractère corporatif et ont le droit de se défendre. On l’a déjà vu, on le verra encore, on n’est pas au bout parce que dans cette voie on n’est jamais au bout. Le tribunal des conflits, dit-on, prononcera souverainement. Oui, sans doute il décidera dans la mesure de sa juridiction et de ses droits libéralement interprétés. On ne fera que le compromettre lui-même si on s’en sert pour donner une apparence de force légale à l’arbitraire du gouvernement juge dans sa propre cause. On invoquera certaines lois : il y a aussi d’autres lois qui autorisent la plainte au criminel contre les fonctionnaires, contre les agens administratifs. Il y a des lois qui interdisent d’élever des conflits dans les affaires au criminel. Il y a l’abolition de l’article 75 de la constitution de l’an vin qui a enlevé une garantie aux fonctionnaires, qui les laisse découverts contre les poursuites dont ils peuvent être l’objet. Il y a tout cela et bien d’autres choses encore, bien d’autres incidens qui peuvent naître à l’improviste d’une agitation indéfinie.

Franchement, pour se donner le plaisir de désavouer une modeste négociation avec le Vatican et de ne point avoir l’air de reculer devant l’exécution complète des décrets du 29 mars, va-t-on s’engager dans ce fourré, dans cette guerre de broussailles, et s’exposer à une multitude de contestations, de procès qui ne seront au bout du compte qu’une défense légitime ? Si le dernier président du conseil, voyant le péril, a voulu l’éviter, il a eu mille fois raison, il obéissait à une pensée de prévoyance qu’il a eu simplement le tort de ne pas soutenir plus fermement. Si le cabinet renouvelé prétend se donner le rôle de tout braver, du moins de conduire méthodiquement la guerre aux ordres religieux, il entre dans une carrière de violence et de hasard, où, en offensant tous les sentimens modérés, il ne fera jamais assez pour garder jusqu’au bout l’appui de M. La Vieille et de M. Guichard. Il court le risque d’être pris entre tous les camps et d’expier sa témérité dans quelque obscure échauffourée de parlement où il disparaîtra. Ce dernier remaniement ministériel n’est pas une solution, il n’est que la continuation de la crise ou la préparation de crises nouvelles. Et qu’on ne répète pas sans cesse que c’est la république qui est en cause dans cette affaire des décrets du 29 mars, qu’il s’agit de la défense des institutions et de la société civile, que ceux qui se permettent de juger pour ce qu’elle vaut la politique du jour sont des réactionnaires, des cléricaux qui méconnaissent les sentimens et le droit du pays ! C’est une banalité déjà usée. Les plus vrais, les plus dangereux adversaires de la république sont ceux qui ne craignent pas de la jeter dans des aventures par passion de parti et qui semblent se complaire à lui susciter partout des ennemis. Ce que le pays demande et a le droit de demander, c’est qu’on lui épargne les crises sans raison, les agitations inutiles, qu’on le laisse enfin travailler, calme et libre, dans la paix intérieure et extérieure.

Le monde, en vérité, ne semble pas être pour le moment à une politique simple, pas plus dans la diplomatie que dans les affaires intérieures de certains pays, et ce qui se passe en Orient est certes un assez bizarre spécimen de ce qu’on peut appeler la politique compliquée aboutissant à l’impuissance. Voilà donc l’Europe engagée, après toute sorte de négociations infructueuses, dans une démonstration navale sur les côtes albanaises, devant Dulcigno, la ville dont on demande la cession à la Porte au profit du Monténégro. Les escadres sont arrivées, non pas précisément encore devant Dulcigno, mais dans les eaux voisines. Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’on s’étonne que la Porte proteste contre la violence qu’on veut lui faire en employant la force pour la démembrer. Ce qu’il y a de plus curieux encore, c’est qu’on semble n’avoir pas prévu qu’il pourrait y avoir quelque résistance de la part des Albanais, des habitans de Dulcigno, Or, c’est précisément ce qui arrive. La Porte proteste, allant jusqu’à menacer de se défendre si elle est attaquée ; les Albanais se disposent à résister les armes à la main. La démonstration est pour le moment arrêtée. Infligera-t-on un bombardement barbare et inutile à la petite ville de Dulcigno parce qu’elle ne veut pas se donner au Monténégro ? Si les Albanais résistent, descendra-t-on en armes sur le territoire ottoman ? Ne cédera-t-on pas au contraire à un mouvement tardif de sagesse en reconnaissant que le plus sûr moyen de maintenir la paix de l’Orient n’est pas d’allumer la guerre, et que les plus courtes équipées sont les meilleures ? Voilà toute la question. Elle est déjà résolue, il faut le croire, pour la France, moins que jamais disposée à se jeter dans des complications où il s’agit du démembrement d’un pays indépendant.


CH. DE MAZADE.



ESSAIS ET NOTICES.

Histoire générale des choses de. la Nouvelle-Espagne, par le R. P. Fray Bernardino de Sagahun, traduite et annotée par le Pr Jourdanot et Rémi Siméon ; Paris 1880, G. Masson.


Il est probable que, même parmi les érudits, le nom de Bernardino de Sahagun est peu connu. C’était un brave moine espagnol, franciscain, qui vint au Mexique en 1529, huit ans après la paix de Mexico. Les moines espagnols ont joué un rôle important dans la colonisation du Mexique. Bernardino de Sahagun fut un de ces conquérans pacifiques. « Il apprit en peu de temps la langue mexicaine, dit de lui un autre moine franciscain son compatriote, tellement que personne autre jusqu’à ce jour n’a pénétré aussi bien que lui tous ses secrets et ne l’a employée autant dans ses écrits. Pendant les soixante et un ans que ce saint homme du bon Dieu vécut en ce pays, il s’occupa surtout de soutenir le collège de Santa-Cruz, édifié près du couvent de Tlatelolco, où il travailla sans se reposer un seul jour à catéchiser les fils des principaux personnages indiens qui s’y rendent de toutes les parties du pays pour y apprendre avec plus de perfection la lecture, l’écriture, la langue latine et la médecine, aussi bien que les bonnes mœurs et les bonnes manières. » Heureusement Bernardino de Sahagun ne s’est pas contenté de former aux belles manières les jeunes princes mexicains ; il a observé les mœurs, les habitudes, les usages de la nouvelle nation où son apostolat l’avait jeté, et consigné dans un gros livre les résultats de ses observations et de sa longue expérience. C’est ce livre que MM. Jourdanet et Rémi Siméon viennent de traduire en français.

C’est une étude très détaillée de la religion, des mœurs et de la langue des Mexicains tels qu’ils étaient avant que la civilisation européenne se fût brutalement imposée à eux. Certes il. est intéressant de pénétrer dans cette civilisation primitive. Que de questions se posent ! Comment ces hommes, depuis plusieurs centaines de siècles séparés du vieux monde, avaient-ils conçu les choses sociales ? Quelles étaient leurs idées sur la divinité, le destin ultime de l’homme ? Quelle part avaient la poésie, la religion, le commerce, l’art, dans leur existence ? C’est dans des observations semblables qu’on peut seulement trouver ce document humain dont on abuse si fort dans une certaine littérature. Voilà un peuple qui s’est progressivement élevé à un certain degré de culture intellectuelle et de perfection sociale ; il n’a eu aucune relation avec les civilisations sémitique, aryenne, chinoise, et cependant les traits généraux sont les mêmes. L’homme, cet être ondoyant et divers, aurait donc un fonds commun qui ne varie ni avec la latitude ni avec le climat. Là où un groupe d’hommes s’est établi pour devenir famille, tribu, peuple, le même genre d’organisation s’est développé aussi bien en Asie et en Amérique qu’en Afrique et en Océanie.

Chez les Mexicains, la superstition couvrait tout. Tout était réglé par des prières, des cérémonies (souvent des sacrifices humains). Le sorcier et le prêtre étaient souverains maîtres. Il y avait des jours heureux, des jours néfastes, des mois heureux, des mois néfastes, des amulettes, des sortilèges, des prédictions, des danses et des hurlemens sacrés. Le nombre des dieux était infini. Mais le principal dieu était Uitzilopochtli. Comme Hercule, il est probable que ce dieu était le résultat d’une déification légendaire, une sorte d’Hercule ayant sauvé jadis les premiers indigènes de quelque grand péril. Quant aux âmes des défunte, elles allaient soit aux enfers, soit au paradis terrestre, soit au ciel. Ceux qui mouraient de maladie allaient dans l’enfer ; au paradis allaient les gens tués par la foudre ou noyés, les lépreux, les galeux, les goutteux et les hydropiques. Ceux qui allaient dans le ciel étaient les guerriers morts dans la mêlée ou les captifs qui avaient péri au pouvoir de l’ennemi, soit qu’ils fussent morts à coups d’épée, soit qu’ils eussent été brûlés vifs ou tués avec des roseaux pointus, ou morts à coups de bâtons de sapin, ou martyrisés au moyen de torches de pin attachées sur le corps et auxquelles on mettait le feu. A tout prendre, il valait peut-être mieux aller au paradis qu’au ciel, quoique le ciel fût le séjour du soleil.

Les Mexicains, s’il faut en croire les longues oraisons que rapporte B. de Sahagun, étaient un peuple discoureur. Chaque sacrifice, chaque fête, chaque élection de souverain, entraînaient d’interminables exhortations. Quelquefois de curieuses remarques y sont mêlées. Un dignitaire, s’adressant à un seigneur récemment élu, lui parle ainsi : « Faites bien attention à recevoir humblement ceux qui se présentent devant vous, oppressés par l’angoisse et les tribulations, écoutez avec douceur et jusqu’à la fin ses plaintes ; car vous êtes l’image de Dieu, il compte sur vous ; qu’il ne vous arrive jamais la pensée de dire : Je suis roi, je serai ce qu’il me plaira. Que la dignité dont vous jouissez ne soit pas une occasion d’orgueil. Il vaudra mieux vous rappeler souvent ce que vous fûtes dans le temps passé et la bassesse d’où vous êtes sorti. »

Ne trouve-t-on pas quelque analogie entre ce discours et celui que Joad adresse à son jeune roi :

Promettez……..
Que, sévère aux méchans, et des bons le refuge,
Entre le pauvre et vous vous prendrez Dieu pour juge,
Vous souvenant, mon fils, que caché sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre et comme eux orphelin.


Beaucoup d’autres observations semblables peuvent être faites ; les sociétés mexicaines se sont constituées sur les mêmes bases que nos vieilles civilisations d’Europe. L’homme a un fonds invariable qui se retrouve sous les diverses latitudes.

Enfin on trouvera, à la suite du beau livre traduit par M. Jourdanet, un lexique de la langue nahuak. Il nous est interdit d’en parler, et pour cause. C’est une langue peut-être admirable, mais qui paraîtra barbare à bien des gens. Elle renferme en effet des mots tels que chicoapalnacazminqui et mixcoatlailotlacauelitoctzin. Le reste est à l’avenant. Heureusement le moment n’est pas encore venu où on la demandera au baccalauréat.

Espagne, Algérie et Tunisie, lettres à Michel Chevalier, par M. P. de Tchihatchef, 1 vol. in-8o ; Paris, 1880, J. -B. Baillière.


Depuis que les difficultés, comme les dangers, des voyages diminuent et disparaissent graduellement, on commence à se lasser des récits d’aventures vulgaires que de simples touristes se croient obligés de publier pour leurs amis et connaissances aussitôt qu’ils reviennent du moindre voyage de long cours. On demande aujourd’hui des renseignemens plus sérieux ; avant tout, les esprits mûrs cherchent dans les relations des voyageurs les symptômes qui révèlent chez les peuples le progrès moral, le développement de la richesse, les transformations économiques en voie de s’accomplir. Aussi seront-ils pleinement satisfaits en lisant l’intéressant volume où M. de Tchihatchef a consigné les résultats d’une rapide exploration de l’Espagne et de la côte africaine, commencée en 1877 et terminée en 1879, — relation qui est publiée sous la forme de lettres adressées au regrettable M. Michel Chevalier.

Bien que les chapitres consacrés à l’Espagne, — le seul pays de l’Europe peut-être, selon M. de Tchihatchef, où il y ait encore quelque chose à glaner, — soient remplis de faits curieux et de vues originales, ce qui nous intéresse davantage, ce sont les observations que l’auteur a pu faire pendant son séjour en Afrique. On ne peut lire sans une vive satisfaction les pages où le célèbre naturaliste dépeint le mouvement de progrès qui, en Algérie, se manifeste dans les cultures de toute sorte, dans toutes les exploitations du sol, et dans toutes les branches de l’industrie, — progrès qui eût été impossible sans un développement parallèle des voies de communication, de la sécurité individuelle, de l’instruction publique. Et, témoin à la fois impartial et bienveillant, M. de Tchihatchef constate que, sous tous ces rapports, notre belle colonie a effectivement marché à pas de géant. Pour le prouver, il suffit de considérer « le vaste réseau de routes et de ponts embrassant la surface du pays, les nombreuses voitures publiques qui le traversent en sens divers, la parfaite sécurité qui y règne partout et pourrait servir de modèle à bien des pays de l’Europe, tels que l’Italie, l’Espagne et la Grèce, l’application impartiale des lois aux populations de toute race et de toute croyance, enfin le remarquable esprit de tolérance religieuse, bien plus largement et plus rigoureusement exercé que dans la plupart des états européens les plus civilisés. » En somme, — et cela ressort surtout d’une comparaison minutieuse avec la situation présente de l’Inde anglaise, — l’œuvre accomplie dans l’Algérie n’a été surpassée nulle part, et égalée très rarement. « Désormais, dit M. de Tchihatchef, les plus opiniâtres détracteurs de la France n’oseront plus lui adresser le reproche de ne point posséder l’esprit colonisateur, reproche qui malheureusement a été répété plus souvent par les Français que par les étrangers, peut-être parce que les premiers parlaient souvent de ce qu’ils n’avaient pas vu, tandis que les derniers se donnaient au moins la peine d’observer les choses sur les lieux mêmes. » A l’appui de cette remarque, il faut citer l’appréciation de Gerhard Rohlfs, déclarant que « quiconque a pu voir comme lui les prodigieux travaux exécutés par les Français en Algérie n’éprouvera qu’un sentiment de pitié pour ceux qui, en présence de toutes ces œuvres admirables, oseraient encore soutenir que les Français ne savent pas coloniser. » Il est vrai que M. Rolfs trouve que les choses marcheraient encore plus admirablement si, renonçant à une longanimité paf trop chevaleresque, nous pouvions nous décider à refouler les indigènes, « alors qu’une expérience de quarante années a démontré qu’ils ne veulent point devenir Français. » Mais M. de Tchihatchef développe très bien les excellentes raisons qui justifient notre conduite à l’égard’des indigènes, lesquels, après tout, ne sont pas des sauvages comme les aborigènes de l’Amérique du Nord.

Les détails que M. de Tchihatchef nous donne sur la régence de Tunis empruntent un véritable intérêt d’actualité à de récens événemens. Il parle avec enthousiasme de la fertilité extraordinaire du sol et des admirables conditions physiques où se trouve ce pays ; — conditions tellement favorables « qu’il suffirait d’y accomplir certains travaux d’une exécution facile et d’une utilité incontestable, pour élever la Tunisie au rang des régions les plus importantes du bassin méditerranéen. » Parmi les travaux qu’il serait urgent d’exécuter, il faut placer en première ligne la conversion en un port de premier ordre du lac de Biserta, situé à environ 50 kilomètres au nord de Tunis, et déjà relié à la mer par un canal naturel d’environ 6 kilomètres de longueur et 800 mètres de largeur. En y creusant un chenal suffisamment profond, on se procurerait, avec une dépense relativement faible, un port admirablement abrité, contenant une surface de 80 kilomètres carrés d’ancrage pour les gros vaisseaux. Aujourd’hui le lac de Biserta n’est exploité que par les pêcheurs. La création du port de Biserta serait, en tout cas, une entreprise beaucoup moins dispendieuse, et d’une utilité moins problématique, que l’établissement de la mer intérieure projetée par M. Roudaire, contre laquelle se sont élevées des voix autorisées. Parmi les objections fort sérieuses que soulève le projet de M. Roudaire, l’une des plus graves est celle qui a été formulée récemment par M. Cosson : nous voulons parler de l’action fatale que la mer intérieure exercerait sur la culture du dattier dans la région saharienne, où cette culture constitue et probablement constituera toujours la base de l’existence d’une nombreuse population. Le sacrifice que la création de ta mer intérieure imposerait ainsi à l’Algérie semble trop gros pour accepter, à titre de compensation, des promesses et des espérances.

M. de Tchihatchef termine ses lettres en exprimant l’espoir (et il peut en parler plus librement que nous ne pourrions le faire nous-mêmes) qu’un jour la Tunisie sera de nouveau annexée à l’Algérie. « Jamais, dit-il, la nature ne paraît avoir réuni plus intimement deux contrées que le caprice des hommes a séparées en restituant l’une à la civilisation et abandonnant l’autre à la barbarie. Aussi Bône, située près de la frontière entre ces deux pays si semblables par leur configuration physique et leur population indigène, paraît marquer la limite entre deux mondes complètement différens… Sans doute, le temps ne peut manquer de faire justice de cette choquante anomalie, et la Tunisie, qui sous tous les rapports n’est guère que la continuation et même le complément nécessaire de l’Algérie, doit un jour être rattachée à cette dernière, en réparant ainsi les profondes blessures que lui a infligées cette séparation contre nature. C’est une question d’humanité, mais c’est aussi une question d’intérêt français, car l’annexion de la Tunisie procurera à la France non-seulement un territoire d’une fécondité proverbiale, mais encore le plus beau port de la Méditerranée, celui de Biserta, puisque le lac et le canal qui le joint à la mer n’attendent que quelques coups de pioche d’un ingénieur européen pour réaliser cette universelle transformation. » Quoi qu’on puisse penser de ces rêves d’avenir, il faut convenir que M. de Tchihatchef les développe avec une chaleur communicative.



La Science pénitentiaire au congrès de Stockholm, par MM. Fernand Desportes, avocat à la cour de Paris, et Léon Lefébure, ancien député. Paris, 1880.


L’ouvrage de MM. Desportes et Lefébure sur la Science pénitentiaire au congrès de Stockholm est le compte-rendu méthodique et abrégé des délibérations de cette assemblée. Les deux auteurs se sont partagé l’étude des questions qui y ont été examinées. M. Desportes s’est attaché à celles qui sont relatives à la répression, et M. Lefébure à celles qui concernent l’amendement et la prévention.

L’un des mérites et des avantages de cette publication, c’est son caractère de neutralité et d’impartialité entre les différens systèmes. Les représentans les plus compétens de tous les pays, ainsi que les auteurs de l’ouvrage ont eu soin de le faire observer, « viennent se faire entendre tour à tour dans cette grande enquête. » On peut ainsi suivre, d’après l’expérience acquise, les différens régimes pénitentiaires dans les vicissitudes que leur application a traversées, les comparer entre eux, les juger d’après leurs résultats, les rapprocher de la législation pénale avec laquelle ils doivent être en harmonie.

En faisant connaître et en vulgarisant des travaux aussi importans dans un ouvrage qui se recommande par la clarté de la pensée et l’élévation du style, MM. Desportes et Lefébure ont servi utilement la cause de la réforme pénitentiaire.

« Le temps vient, ont-ils écrit dans leur introduction, où le redoutable problème de la répression pénale s’impose forcément à l’attention publique par suite de l’augmentation progressive de la criminalité et des cas de récidive. Une nation qui a le moindre souci de ses plus graves intérêts, de sa sécurité, de son repos, ne saurait être indifférente à un tel état de choses : la paix sociale ne peut trouver de garantie sérieuse à ce passage dans les prisons et à un séjour réitéré en un si court laps de temps d’une portion aussi considérable de la population. Tandis que le budget consacré au service pénitentiaire pèse lourdement sur les contribuables, le péril, au lieu de diminuer à la suite de tant d’efforts et de sacrifices, semble grandir. » Il importe donc de rechercher, par les données de l’observation et de l’expérience que les deux auteurs ont habilement résumées et groupées dans leur travail, si le mal ne viendrait pas du mode même qui préside à l’application de la peine.

C’est ce problème qui a été posé et étudié à fond dans le congrès dont MM. Desportes et Lefébure nous font connaître avec tant d’intérêt les séances et les enseignemens. Les questions qui y ont été traitées et que leur ouvrage met en pleine lumière, ce sont celles qui portent non-seulement sur l’exécution de la peine, mais encore sur les moyens de la rendre profitable et même de la faire éviter. « Savoir comment l’amendement du coupable peut être poursuivi et obtenu sans sacrifier le principe de l’intimidation, dans quelle mesure on peut obéir à la voix de l’humanité sans énerver l’action du châtiment, sans le rendre illusoire par de molles atténuations, comment la juste préoccupation de la destinée individuelle se concilie avec l’intérêt social, comment on peut à la fois prévenir et réformer, protéger la société et régénérer le malfaiteur qui en trouble l’existence, par quelles mesures pratiques l’enfance et la jeunesse peuvent être défendues contre la contagion du vice et le criminel mis à l’abri de la rechute, » c’est ce qu’on peut étudier avec profit dans l’exposé et les conclusions de l’ouvrage. Ce sont donc les titres les plus sérieux qui le recommandent aux méditations des moralistes et des philosophes, aussi bien qu’à l’examen des administrations publiques et à la sollicitude des législateurs.


ANTONIN LEPEVRE-PONTALIS.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.