Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1835

Chronique no 83
30 septembre 1835


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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30 septembre 1835.


L’Europe offre un curieux spectacle en ce moment. Tandis que la France se montre insouciante et calme, les passions politiques remuent le monde autour d’elle. Les deux principes qui travaillent l’univers semblent se trouver à l’étroit, et se soulèvent comme si le moment était venu de se précipiter l’un sur l’autre. À Kalisch, les empereurs, les rois, les princes, qu’on a pris soin de nous énumérer, et qui sont au nombre de cinq ou six cents, s’exaltent dans le pompeux et enivrant spectacle des fêtes militaires. Tout ce que la vieille Europe renferme d’aristocratie sans tache, et non suspecte d’avoir jamais prêté l’oreille aux idées de la révolution, est au camp de Kalisch ; le pur esprit de la sainte-alliance plane sur cette noble assemblée ; les vieux généraux qui rêvent un second Waterloo, les jeunes officiers qui oublient qu’il fallut vingt ans d’oppression étrangère pour soulever l’Allemagne contre la France, y donnent le ton, et se préparent déjà à une troisième invasion. On écrase dans sa pensée cette révolution dont on a tant de fois rêvé la défaite, et l’on rétablit déjà tout ce qu’une résistance inattendue et désespérée a détruit depuis cinq ans.

Pendant ce temps, un vieillard de soixante-dix ans, simple et rustique, parcourt seul l’Angleterre et l’Écosse, causant çà et là avec des artisans, s’asseyant à la table des ouvriers et des prolétaires, et devisant avec eux, dans son langage un peu grossier, des affaires du pays, des causes de la misère, des obstacles à la prospérité, et des espérances qu’il conçoit pour l’avenir. Ce vieux paysan irlandais, qui cause ainsi, les mains dans ses poches, sur les places publiques, est à peu près, en ce moment, le seul obstacle qui s’oppose à l’exécution des projets de ce camp d’empereurs et de rois qui se cotisent contre les révolutions, et mettent en commun leurs armées déjà si nombreuses. Il ne faut pas oublier que les conquêtes de la sainte-alliance eussent été impossibles sans les subsides de l’Angleterre, et que Daniel O’Connell travaille à mettre l’aristocratie anglaise hors d’état de songer à autre chose qu’à ses propres affaires.

On se récrie beaucoup contre la grossièreté des discours d’O’Connell ; notre délicatesse politique s’offense de ses comparaisons triviales, de ses saillies rustiques. Les nobles lords d’Angleterre comparés à des savetiers et à des tailleurs héréditaires ! Les descendans des Percy, des Norfolk et des Sussex, désignés par la bouche d’O’Connell aux mépris et aux huées dont le peuple irlandais poursuit les animaux les plus immondes ! Mais que voulez-vous ? O’Connell n’a pas dessein de faire une révolution parmi les gentilshommes et les lords ; son but n’est pas de faire impression sur les habitués des clubs nobles et des raouts. Il est grossier parce qu’il parle au peuple le plus grossier de la terre, et c’est au peuple seul qu’il veut parler. Luther, qui était aussi un de ces esprits dont l’allure est d’aller droit à leur but, Luther tenait au peuple allemand du XVIe siècle un langage tout semblable à celui que Daniel O’Connell adresse au peuple anglais et écossais du XIXe. L’anecdote de l’évêque et du chien (O’Connell et Luther diraient du chien et de l’évêque), cette anecdote citée par O’Connell, semble empruntée au grand agitateur de Wittemberg, comme en général toutes les harangues d’O’Connell. Mais Luther, à la diète de Worms et devant Charles-Quint, n’était plus Luther dans les tavernes de la Saxe, comme O’Connell au parlement n’est pas l’O’Connell des rues de Glascow et d’Édimbourg, où il marche entouré de chaudronniers et d’engraisseurs de porcs. Au parlement, le style d’O’Connell est simple, ferme et presque noble ; sa parole est mesurée, lente et calme, et lord Brougham, qui se pique de ne pas s’écarter des formes parlementaires, est assurément un orateur plus violent et plus blessant que lui. Il ne faut donc pas se tromper à la violence d’O’Connell, et croire qu’il ait ce fanatisme qu’on a bien voulu lui prêter. On a demandé pourquoi ses actes et ses discours n’ont pas été l’objet d’une poursuite de la part du gouvernement anglais ; pourquoi le ministère souffre qu’un Irlandais vienne ainsi détruire audacieusement le vieil et saint édifice de la constitution à l’ombre de laquelle l’Angleterre prospère depuis tant d’années ? Nous dirons pourquoi. C’est d’abord parce que la loi anglaise ne saurait punir un discours public, prononcé par un membre du parlement, devant une assemblée d’électeurs, surtout quand la personne royale est ménagée dans ce discours. À peine ce discours serait-il coupable si la personne du roi y était maltraitée ; car c’est ainsi qu’on entend la liberté de l’autre côté du détroit. Puis, O’Connell ne pourrait être poursuivi que par la chambre des communes, et la chambre des communes se garderait aujourd’hui de lancer son huissier à verge noire contre ceux de ses orateurs qui attaquent les prérogatives de la chambre haute. Et enfin O’Connell n’attaque pas la chambre des lords tout entière, il ne demande pas l’exil, la déportation, l’anéantissement, de toute l’aristocratie inscrite au Doomesday Book ; ce qu’il veut, c’est qu’on débarrasse la chambre de cent soixante-dix lords qui le gênent lui et les hommes de son opinion ; et en cela lui, orateur ministériel en quelque sorte, et partisan de la réforme, il ne fait qu’imiter ceux de nos orateurs ministériels et ceux de nos ministres qui demandent à grands cris l’anéantissement de l’opposition. Les lords contre lesquels s’acharne O’Connell avec l’ardeur et la férocité d’un dogue irlandais, ne forment après tout qu’une opposition et une minorité. Quels reproches pourraient donc lui faire les violens orateurs du parti ministériel qui, en France, ne réclament pas moins que la déportation, la confiscation et l’exil, contre la minorité politique dont ils voudraient se débarrasser ? O’Connell, ce n’est autre chose que M. Jaubert spirituel, que le général Bugeaud éloquent, que M. Guizot, qui ne manque, certes, ni d’élévation, ni d’éloquence, ni de grandes pensées, mais qui voile à peine, sous une parole polie et raffinée, une passion politique bien plus âpre que toutes celles dont O’Connell poursuit les lords ses ennemis !

On a fait, entre O’Connell et M. Odilon-Barrot qui parcourait, il y a quelques jours, la Basse-Normandie, une comparaison ingénieuse et spirituelle, mais bien injuste pour M. Odilon-Barrot comme pour O’Connell, l’agitateur irlandais. D’abord, l’urbanité et la modération sont les caractères distinctifs de l’éloquence de M. Barrot ; et nous avons vu que ce ne sont pas là précisément les qualités de M. O’Connell. M. Barrot est un esprit philosophique et spéculatif, qui a peine à descendre des hauteurs de sa pensée sur le terrain des intérêts. Ses vues politiques embrassent toujours un vaste horizon ; mais souvent aussi elles sont vagues comme l’horizon, et il oublie de les formuler dans ces misérables termes qu’il faut adopter pour exprimer de misérables intérêts positifs. O’Connell, au contraire, ne parle jamais que d’un droit, d’une prérogative, d’un privilége, qu’il veut extirper ou obtenir ; on l’accuse d’attaquer la constitution, mais c’est bien à tort ; car la pensée d’O’Connell n’embrasse pas toute l’étendue d’une constitution ; il n’exige pas qu’on rende le peuple d’Irlande et d’Écosse meilleur ; il veut qu’on supprime une dîme, qu’on arrache de leur banc tant de lords ; c’est tout simplement un fermier qui compte ce que gagne son maître, et qui ne veut pas payer. M. Barrot, né du peuple, est obligé de se faire violence pour se mettre au niveau du peuple ; et quelque violence qu’il se fasse, son langage n’est pas populaire. Sincère et ardent dans ses convictions, il trouve cependant à chaque pas, dans ses mœurs et dans la forme de son esprit, des obstacles à l’accomplissement de la mission à laquelle il s’est dévoué avec un véritable désintéressement, on doit le dire. M. O’Connell descend des rois, et il est du peuple par ses goûts, par son langage et par sa forme. Un moment il a essayé d’adopter les airs du pouvoir et de vivre sur un pied d’intimité avec le ministère ; mais sa nature l’a emporté, et le voilà qui court les champs et les montagnes de l’Écosse, criant à tue-tête contre les descendans des rois. Son intérêt serait de maintenir ce ministère qui a besoin de lui et qui le favorise en secret ; mais il obéit à sa nature, et il détruira ce ministère. Pour M. Barrot, loin d’agiter, il calme ; s’il se met en campagne, c’est pour empêcher son parti d’exprimer des vœux imprudens ; c’est pour prêcher l’esprit de conservation et le maintien des institutions qu’une sage révolution nous a données. M. O’Barrot pousse son parti dans la route de la légalité, et l’y ramène chaque fois qu’il s’en écarte. O’Connell en chasse le sien, quand par hasard il y est entré. Lisez le discours prononcé par M. Barrot dans le banquet que lui ont donné ses électeurs au milieu des ruines du château de Thorigny. Avec quelle tristesse il signale la tendance des ministres ! Comme il craint les perturbations ! comme il démontre avec douleur qu’en tout temps l’excès de la rigueur a produit l’excès de la résistance, et comme il déplore avec sincérité le sort des gouvernemens qui ne sont avertis de leurs fautes que par le tocsin fatal des révolutions ! Est-ce là O’Connell prenant joyeusement un fouet pour chasser devant lui, comme les bestiaux de ses électeurs, deux cents pairs hors de la chambre des lords, et demandant à grands cris la destruction de l’aristocratie et de l’antique société de l’Angleterre !

Il y a, en Europe, un troisième agitateur que les amis du pouvoir royal illimité signalent déjà à la haine de leur parti. C’est M. Mendizabal. M. Mendizabal étant ministre et se trouvant porté au sein même du pouvoir, est plus dangereux, ou peut-être par cela même moins dangereux que M. O’Connell et M. O’Barrot. M. Mendizabal est à la fois l’homme le plus calme et le plus actif qui soit au monde. Au moins ce n’est pas par des discours qu’il agitera l’Espagne ; car M. Mendizabal a plus tôt fait soixante lieues de pays qu’il n’a prononcé une parole. Si les finances de l’Espagne pouvaient jamais devenir florissantes, assurément ce serait à M. Mendizabal que serait réservé l’accomplissement de ce travail d’Hercule ; mais il s’agit auparavant de pacifier l’Espagne, et il sera curieux de voir comment M. Mendizabal s’y prendra. Nous l’avons vu souvent autrefois pacifier, presque sans paroles, des réunions d’émigrés espagnols où la discorde présidait toujours ; sera-t-il aussi habile auprès des provinces insurgées ? nous le désirons. Mais M. Mendizabal ne doit compter que sur lui-même. Le mot concession, qu’il a prononcé et inscrit sur son drapeau, lui a aliéné notre gouvernement ; et on lui a écrit que c’était au contraire plus de concessions qu’il fallait dire. M. Mendizabal pourrait répondre, que cette maxime a déjà perdu le ministère Toreno et le ministère Polignac avec ceux qui l’avaient formé ; mais en France on se dit : tant valent les hommes, tant valent les maximes, et c’est justement avec celle-là que l’on compte se sauver.

La France, d’ailleurs, n’est plus un pays révolutionnaire, comme l’Angleterre, le Portugal et l’Espagne. La France entretient aujourd’hui les meilleures relations avec la Prusse et la Russie ; la princesse de Lieven est ici pour le dire. Comme il est bien convenu, dans un certain monde, que la princesse de Lieven est un grand personnage politique, on assure que sa présence à Paris est l’indice d’un mariage et d’une étroite alliance de famille avec le Nord. La Gazette de La Haye dit qu’à cette occasion, le château de Rambouillet sera offert au prince royal, et que M. Thiers sera fait duc ainsi que M. Guizot. On voit que la Gazette de Hollande reprend ses vieilles habitudes du temps de Louis xiv, et qu’elle se remet à faire des épigrammes contre la cour de France.

À propos de Louis xiv, il n’est question que des fêtes qui vont avoir lieu à Fontainebleau. Des ameublemens neufs, une restauration de la galerie, et des surprises de tous genres, feront les frais des fêtes auxquelles tous les ambassadeurs sont invités. L’inauguration du château de Versailles, également restauré, aura aussi lieu bientôt. On parle beaucoup des chambres de Louis xiv et de Louis xv, dont l’ameublement est, dit-on, d’une admirable magnificence. Nous n’avons pas été admis à voir d’avance l’intérieur du château ; mais les quatre mauvaises statues qui défigurent la cour de marbre, et qu’on vient d’y placer, font mal augurer de tous ces embellissemens.

Un véritable acte de munificence du gouvernement, qui dépasse toutes les profusions de Versailles, c’est la nomination de M. Cousin à la direction de l’école normale, avec six mille francs d’appointemens. Cette place est peut-être la douzième dont jouit M. Cousin.

Toute la société parisienne a été cruellement frappée de la mort de Vicenzo Bellini, ce bon et aimable jeune homme venu il y a si peu de temps parmi nous, et qui était déjà notre frère à tous et notre ami. Bellini avait vingt-neuf ans ! Il avait déjà fait Il Pirata, la Somnambule, I Capuletti ed i Montecchi, I Puritani, et cet admirable opéra de la Norma qui a excité tant d’enthousiasme en Italie, et que nous entendrons cet hiver. On ne pouvait voir Bellini sans l’aimer, on ne pouvait entendre sa musique sans l’aimer plus encore ; car il mettait dans ses compositions toute son ame et sa sensibilité. Il faut avoir entendu Bellini exprimer ses idées sur la musique, et avoir vu toute la joie que lui faisait éprouver la pensée de composer un opéra français, pour bien sentir la perte cruelle que les arts ont faite.


— Sous le titre d’Analyse critique et littéraire du Roman de Garin-le-Lohérain[1], M. Leroux de Lincy vient de produire des vues ingénieuses et instructives sur l’origine et la composition des romans de chevalerie, et en particulier sur ceux auxquels on a appliqué la dénomination de Chanson de Geste. C’est principalement aux plus anciens des romans du cycle de Charlemagne que l’auteur rattache ce nom ; il pense que dans cette branche de romans surtout ont dû s’introduire, à travers les amplifications littéraires dont les trouvères les ont déguisés et affaiblis, quelques-uns des anciens chants primitifs, familiers aux guerriers germains, les derniers échos de ces cantilènes héroïques et populaires que Charlemagne lui-même, au dire d’Eginhart, eut soin de faire recueillir. M. de Lincy essaie de retrouver dans la prose latine du moine de Saint-Gall, qui écrivait sous Charles-le-Chauve, des morceaux de chants populaires, et le dialogue qu’il cite entre le paladin Oger et le roi Didier semble bien justifier cette opinion par le caractère de sauvage et barbare beauté qui y règne. L’analyse que fait M. de Lincy du poème de Garin unit l’exactitude à l’intérêt ; il y rend pleine justice à l’excellente publication de M. Paris.

— Il se publie en ce moment plusieurs traductions des œuvres de lord Byron ; après en avoir tant parlé sans le lire, il est juste qu’on le lise un peu plus, aujourd’hui qu’on le cite un peu moins. Bien des aperçus faux et des idées exagérées se dissiperont devant un examen plus sérieux du poète. Il y a deux parts dans la vie de lord Byron : ses commencemens pleins de faste, d’orgueil, de colère, d’emportemens contre le ciel et la terre, ses chants de désespoir, ses orgies de Newstead-Abbey ; puis sa mort si héroïque, sa mort, réparation de ses erreurs, amende honorable faite aux sentimens, aux idées qu’il avait méconnus. Nous avons traversé la jeunesse de lord Byron, nous sommes maintenant dans la seconde période. Nous en avons beaucoup parlé, lisons-le beaucoup aujourd’hui. Ainsi le public s’empresse-t-il de faire ; mais aucune traduction n’est plus digne de sa préférence que celle de M. Benjamin Laroche, qui paraît chez le libraire Charpentier, par livraisons, toutes les semaines, format in-4o ; nous la recommandons spécialement à nos lecteurs.

— L’Histoire parlementaire de la Révolution française[2], par MM. Buchez et Roux, est parvenue au dix-neuvième volume, et dans l’ordre des évènemens, au mois de novembre 1792. Les derniers volumes publiés contenaient des documens fort curieux et inconnus, la plupart sur le 10 août, les journées de septembre et les premières séances de la convention. MM. Buchez et Roux ont exploité avec une curiosité et un zèle infatigables les sources les plus cachées de l’histoire de cette époque, et l’on peut assurer que leur collection dispensera à l’avenir ceux qui voudront étudier à fond cette histoire, de recourir à ces sources difficiles d’ailleurs à découvrir, tant elles sont rares et éparses. Ajoutons que l’Histoire parlementaire est désormais un livre indispensable à quiconque s’occupe de politique, à quelque titre que ce soit, comme gouvernant ou comme gouverné. Nous reparlerons de cette importante publication.

— La seconde livraison de Richelieu, Mazarin, la Fronde et le règne de Louis xiv, par M. Capefigue, vient de paraître à la librairie de Duféy. Nous en rendrons compte.

  1. Librairie de Techener, place du Louvre, 12.
  2. Librairie de Paulin, rue de Seine.