Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1911

Chronique n° 1911
30 novembre 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Quoique les Chambres fonctionnent depuis trois semaines, on ne se préoccupe pas beaucoup de leurs travaux : toute l’attention continue de se porter sur la politique extérieure. Rien de plus naturel : comment s’intéresser beaucoup, par exemple, malgré l’importance des sujets traités, à la discussion de la question des poudres à la Chambre ou à celle de l’administration de l’Ouest-État au Sénat ? Il en résulte, avec une évidence aveuglante, que l’État est un détestable fabricant et un encore plus mauvais administrateur industriel, s’il est possible. Mais tout le monde le savait et les faits que M. Danielou a entassés sur la tribune de la Chambre et M. Jénouvrier sur celle du Sénat ont seulement confirmé une opinion très générale. Ce qui enlève aussi de leur gravité à ces débats, c’est leur conclusion uniforme : le gouvernement est chargé de réparer le mal qu’il a fait. Il ne manque pas de le promettre, bien entendu ; il avoue loyalement ses torts et fait modestement son mea culpa ; il est le premier à reconnaître les malfaçons que tout le monde dénonce : cela suffit, les Chambres lui accordent leur confiance. Que la bonne volonté du gouvernement soit sincère, nous en sommes convaincus ; la question est de savoir si elle sera efficace et c’est ici que nos doutes commencent. Pour qu’elle le fût en effet, il faudrait avouer qu’on s’est trompé du tout au tout, renoncer à l’administration directe des chemins de fer par l’État, supprimer résolument le monopole des poudres. Mais on s’arrête à des demi-mesures en s’engageant à faire mieux. Alors l’attention publique se fatigue et se porte sur d’autres objets.

Quant au budget, il faut rendre à la Chambre la justice qu’elle s’y acharne avec une grande activité. Elle a même pris des mesures de précaution contre elle-même en décidant que, dans la discussion des articles, les discours ne pourraient durer qu’un quart d’heure. Celui qui met un frein à la fureur des flots semblait seul capable d’arrêter l’inondation d’éloquence parlementaire sous laquelle la tribune a presque sombré l’année dernière : cependant la Chambre s’est juré d’y réussir, et son effort a produit quelques résultats. Un serait même tenté de dire que si la discussion du budget a été interminable l’année dernière, elle est bâclée cette année-ci : il faut prendre la moyenne des deux années pour obtenir une durée satisfaisante. Malgré tout, il sera très difficile de voter définitivement le budget avant le 1er janvier, car rien ne sert de courir, il aurait fallu partir à point. Les Chambres ont été réunies, en octobre, huit ou quinze jours après la date habituelle, et le renouvellement triennal du Sénat, qui doit avoir lieu le 7 janvier, obligera le tiers des sénateurs à se mettre en campagne dès les premiers jours de décembre. La séance extraordinaire d’automne aura été raccourcie par les deux bouts : comment pourrait-elle produire un rendement complet ? Résignons-nous à un douzième provisoire.


L’inconvénient ne sera pas bien grand : il y en aurait un très sérieux, au contraire, à ce que les Chambres se séparassent avant d’avoir voté le traité avec l’Allemagne. C’est d’ailleurs une perspective que personne n’envisage comme vraisemblable, mais il faut bien constater que, si la Chambre va très vite dans la discussion du budget, sa Commission des affaires extérieures met une lenteur extrême à étudier le traité, à l’examiner longuement sous toutes ses faces, à multiplier les interrogatoires des ministres, tantôt de celui des Affaires étrangères, tantôt de celui des Colonies, tantôt du président du Conseil, sans se décider à prendre un parti. Un jour pourtant la Commission a paru faire un grand pas : elle a nommé un rapporteur. Mais nous ne savons pas encore ce que ce rapporteur rapportera. Situation singulière ! D’habitude, une commission nomme son rapporteur quand elle a terminé ses travaux et fixé ses résolutions : aujourd’hui, par une interversion hardie, on commence par nommer le rapporteur et on s’occupe ensuite de lui fournir l’objet à rapporter. Cette méthode nouvelle ne se recommande par aucun avantage : elle fait jouer au rapporteur un rôle subalterne et témoigne très fâcheusement des embarras d’une commission qui veut avoir l’air de faire quelque chose alors qu’elle n’a encore rien fait de décisif. A mesure que son incertitude se prolonge, celle du pays augmente, celle de l’Europe aussi, ce qui est regrettable et pourrait devenir dangereux.

La question posée est cependant très simple. Le traité avec l’Allemagne est aujourd’hui connu. Il a été l’objet de beaucoup de critiques dont quelques-unes sont justes, dont quelques autres le sont moins, et dont quelques autres encore ne le sont pas du tout. Notre diplomatie n’a sans doute pas la prétention d’avoir fait un pur chef-d’œuvre, comme en font très à leur aise, dans l’isolement favorable du cabinet, ceux qui, négligeant les origines de la question, sa complexité initiale, les complications qui s’y sont introduites depuis, la résolvent idéalement en ne tenant compte que des intérêts français. Autant tracer des lignes géométriques à travers l’espace vide ! Malheureusement, la diplomatie a d’autres obligations. Nous avons regretté, quant à nous, qu’on ait imprudemment soulevé et voulu résoudre la question marocaine : mais on l’a fait, et il est un peu tard aujourd’hui pour reculer devant des conséquences qui ne pouvaient pas être très différentes de ce qu’elles sont. Le traité avec l’Allemagne est soumis à la ratification des Chambres : celles-ci doivent-elles le ratifier ? Si, comme nous le croyons, la majorité de la Commission est d’avis qu’elles le doivent, pourquoi ne pas le dire tout de suite ? Les hésitations, les tergiversations sont ici du plus déplorable effet. Le Journal des Débats était bien inspiré lorsqu’il conseillait à la Chambre de voter le traité en silence. Quoiqu’elle prêtât à des objections, cette attitude aurait été plus digne que celle qui consiste à tourner indéfiniment autour d’un breuvage amer qu’on finira par boire tout de même.

La Commission des affaires étrangères de la Chambre des députés a d’ailleurs beaucoup travaillé : elle a fait un très grand effort pour s’éclairer elle-même et pour éclairer le pays sur les parties restées obscures des obligations que nous avons contractées. Le résultat a été la divulgation de plusieurs traités secrets conclus il y a sept ans et depuis, les uns avec l’Angleterre, les autres avec l’Espagne, en vue du règlement de la question marocaine. Le pays qui, il faut bien le dire, ne connaissait rien de la question marocaine, ni de la manière dont elle pouvait être résolue, a été extrêmement surpris, déçu, irrité, de voir se succéder sous ses yeux tous ces traités dont chacun lui enlevait un lambeau du Maroc. Pour lui, le Maroc était avant tout Tanger et le rivage de la Méditerranée qui fait suite à l’Algérie, c’est-à-dire précisément ce qui lui échappait. — Eh quoi ! a-t-on demandé, sous un gouvernement démocratique et républicain comme le nôtre, un ministre peut donc engager le pays sans le lui dire, au moyen de traités qu’il enferme soigneusement au fond d’un tiroir ? — Mon Dieu, oui ; la Constitution l’y autorise. « Le président de la République, dit-elle, négocie et ratifie les traités. Il en donne connaissance aux Chambres aussitôt que l’intérêt et la sûreté de l’État le permettent. » C’est la règle générale : des exceptions sont faites pour « les traités de paix, de commerce, les traités qui engagent les finances de l’État, ceux qui sont relatifs à l’état des personnes et au droit de propriété des Français à l’étranger : » ceux-là « ne sont définitifs qu’après avoir été votés par les deux Chambres. » Enfin « nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire ne peut avoir lieu qu’en vertu d’une loi. » Qu’on relise tous les traités publiés depuis quelques jours, on verra qu’aucun d’entre eux n’avait besoin de la ratification des Chambres et que le gouvernement était libre de choisir le moment où il leur en donnerait connaissance. Sans doute on a fait beaucoup de traités secrets, et il est naturel que leur divulgation presque simultanée ait produit une impression pénible ; mais si on en a un peu abusé, ce n’est pas une raison pour en condamner sommairement le principe et l’usage. On fera toujours des traités secrets, et un gouvernement se mettrait dans un état d’infériorité notoire, s’il s’interdisait d’en conclure, tandis que les autres continueraient. Il y a en effet quelquefois des inconvéniens à prévoir tout haut certaines éventualités qui peuvent se produire ou ne pas se produire, arriver plus tôt ou seulement plus tard, des éventualités qu’il y a intérêt à retarder et qu’on précipiterait, au contraire, autour desquelles on déchaînerait de nombreux appétits si on en parlait publiquement, prématurément, imprudemment ; mais il y aurait des inconvéniens d’un autre genre à ne pas prévoir ces éventualités et à ne pas se mettre d’accord entre pays intéressés sur ce qu’on fera le jour où elles surviendront. L’exemple actuel est très explicite à ce point de vue. Certains symptômes permettaient de croire que l’Empire marocain se disloquerait un jour ; pouvait-on le dire sans appeler tout le monde à la curée, et la France, l’Angleterre et l’Espagne n’avaient-elles pas cependant le droit de se concerter en prévision de l’événement ? Qui leur reprocherait de n’avoir pas voulu être prises au dépourvu ? Qui leur ferait un grief d’avoir déterminé d’avance ce qu’elles feraient en pareil cas ? Évidemment un traité pareil ne pouvait pas être divulgué, et non moins évidemment il y avait intérêt à le conclure. Un gouvernement qui se priverait de cette faculté diminuerait sa puissance d’action prévoyante dans le monde, et les autres ne manqueraient pas de s’en prévaloir contre lui. Il n’y a donc pas lieu de reprocher au gouvernement de la République d’avoir fait des traités secrets ; mais ces traités, on peut les prendre en eux-mêmes et se demander ce qu’il faut en penser.

L’impression première qu’ont éprouvée en les lisant ceux qui ne connaissaient pas les élémens constitutifs de la question marocaine a été franchement mauvaise : pour les autres, ces traités n’ont pas été une révélation, d’abord parce qu’ils en connaissaient le plus souvent, sinon les termes, au moins le sens général, ensuite parce que, à supposer qu’ils ne l’eussent pas connu, ils l’auraient facilement deviné. Quand M. Delcassé a fait ces traités, il ne les a pas soumis aux Chambres, ce qui était son droit, mais il n’en a pas fait mystère, il en a même beaucoup parlé ; les journaux, les revues en ont parlé à leur tour ; le monde diplomatique a su qu’ils existaient ; ils ont été le thème de nombreuses conversations, et, s’ils sont restés secrets pour le public, c’est en vérité parce que le public ne sait ni écouter, ni entendre, ni comprendre le bruit qui se fait autour de sujets qui ne lui sont pas familiers, — et aussi parce qu’il oublie très vite.

A supposer d’ailleurs qu’on n’eût pas connu ces traités, il suffisait, nous l’avons dit, de savoir l’histoire et la géographie pour en deviner le sens. Lorsqu’il a commencé à être clair que la politique de M. Delcassé consistait essentiellement à résoudre la question marocaine, les gouvernemens de l’Europe se sont partagés en trois catégories. La première a compris ceux qui estimaient avoir comme nous des intérêts primordiaux au Maroc, la seconde ceux qui ont vu là une occasion et un moyen d’obtenir des accroissemens pour compenser les nôtres, la troisième les indifférons qui se sont placés de l’un ou de l’autre côté suivant leurs sympathies et les tendances habituelles de leur politique. Dans la première catégorie étaient l’Angleterre et l’Espagne, dans la seconde, l’Italie et l’Allemagne, dans la troisième, les autres. La politique des premiers et des seconds s’est développée suivant les circonstances à travers des incidens qu’il est inutile de rappeler, car ils sont présens à toutes les mémoires : au surplus, nous n’entendons parler pour le moment que de l’Espagne et de l’Angleterre, qui ont eu de tout temps des intérêts marocains, une politique marocaine, et qui incontestablement avaient quelque chose à dire et à faire le jour où la question du Maroc a paru devoir être réglée pour un long avenir.

L’Espagne d’abord. Le Maroc est pour elle affaire politique et affaire sentimentale. Le Maroc est la continuation de son territoire dont il n’est séparé que par un bras de mer, comme il est pour nous la continuation de notre Algérie. De plus, dans ce Maroc inconnu, mystérieux, et par cela même très attirant, l’imagination espagnole a toujours rêvé un empire, et elle s’y est attachée avec une force croissante à mesure que des désastres privaient le pays de Charles-Quint et de Philippe II de ses colonies, si nombreuses, si brillantes autrefois, si réduites aujourd’hui. L’Espagne devait donc s’éprendre avec toute la puissance d’un désir national, longtemps entretenu et récemment exacerbé, de l’idée d’avoir au moins une partie du Maroc le jour où une autre puissance aurait le reste : aussi n’y a-t-il pas lieu de se dissimuler que nous nous serions fait d’elle une ennemie irréconciliable, si nous ne nous étions pas prêtés à ce que sa revendication avait de légitime. Or, l’inimitié de l’Espagne serait pour nous, à la longue, un mal plus grand que la possession d’une partie plus étendue du Maroc ne serait un bien et un avantage.

Nous avions enfin un dernier motif d’entrer en arrangement avec elle : il était en Angleterre. Nous ne voudrions pas employer ici d’expressions trop fortes, mais, vraiment, pouvait-il entrer dans l’esprit d’un homme de bon sens, connaissant, comme nous l’avons dit plus haut, l’histoire et la géographie, que l’Angleterre, aussi longtemps qu’elle serait à même de l’empêcher, nous laisserait nous établir sur la côte méditerranéenne du Maroc ? La liberté d’entrer dans la Méditerranée et d’en sortir est pour elle une question vitale, et cette liberté serait singulièrement compromise, non pas dans le présent sans doute, mais dans un avenir indéterminé, si mie grande, une très grande puissance comme la France, qui a déjà dans cette mer des ports qui s’appellent Toulon, Marseille et Bizerte, occupait Tanger en face de Gibraltar et tout le rivage marocain autour de Tanger. Jamais une éventualité pareille ne s’est présentée comme acceptable à l’esprit d’un gouvernement anglais, et pas plus aujourd’hui qu’il y a en Angleterre un ministère radical qu’hier où il y avait un ministère conservateur. L’Angleterre est notre amie ; elle nous a donné dans ces derniers temps assez de preuves de sa fidélité et de sa loyauté pour que nous n’en doutions pas ; mais il faudrait ne pas la connaître pour croire que ses bons sentimens à notre égard pourraient aller jusqu’au sacrifice de ses intérêts essentiels et permanens.

Au moment où M. Delcassé a pris en main la question marocaine avec les intentions que l’on sait, notre bonne fortune a voulu que l’Angleterre inclinât à se rapprocher de nous. Les modifications survenues dans l’équilibre du monde par le prodigieux développement de la puissance allemande l’avaient amenée à comprendre, à sentir la nécessité d’y apporter des contrepoids, et ses regards s’étaient tournés de notre côté, comme les nôtres se tournaient du sien. C’est pourquoi les deux pays, après tant de rencontres périlleuses qui ont failli plus d’une fois dégénérer en frottemens graves, se sont mis d’accord pour régler à l’amiable les difficultés pendantes entre eux et liquider d’un seul coup tout le passé. L’occasion était bonne : M. Delcassé en a profité et il a obtenu de l’Angleterre qu’elle se désintéressât du Maroc, moyennant des compensations en Egypte et à Terre-Neuve. Mais le désintéressement britannique ne pouvait pas s’étendre au rivage septentrional du Maroc. L’Angleterre, dans sa politique marocaine qui avait été longtemps rivale de la nôtre, avait eu l’Espagne pour amie et pour cliente ; elle avait pris avec l’Espagne quelques-unes de ces dispositions secrètes qui se réalisent ou ne se réalisent pas suivant les circonstances ; ni moralement, ni politiquement elle ne pouvait l’abandonner. De là est venu pour elle le désir, la volonté, peut-être le devoir de s’intéresser à nos arrangemens avec l’Espagne, arrangemens qui ont été faits sous son égide, un peu avec sa participation. Qu’on relise les traités secrets récemment publiés : qu’ils aient été faits avec l’Angleterre ou l’Espagne, ils s’inspirent tous des considérations qui précèdent. Leurs dispositions de détail peuvent varier ; encore ne le font-elles pas beaucoup ; le fond en est identique et il témoigne de la persévérance avec laquelle l’Angleterre met une politique toujours la même au service d’intérêts qui ne sont pas moins immuables. Ce serait une erreur de croire que l’Angleterre suive en toutes choses une politique de ce genre ; sa politique, toute réaliste, s’inspire le plus souvent des circonstances du jour ; elle est mobile, quelquefois flottante ; ce pays qui passe pour froid et tenace est extrêmement impressionnable, au point qu’il est souvent difficile de prévoir la veille sa politique du lendemain ; il est généralement contraire au caractère britannique de prendre des résolutions d’avance pour des éventualités qui ne se sont pas encore produites. Il y a toutefois dans la politique de l’Angleterre un petit nombre de vérités passées à l’état de dogme et autour desquelles tout le reste gravite : ce sont des points fixes qui ont la solidité du roc. Le fait que le Nord du Maroc ne doit pas appartenir à la France, qu’il ne doit pas être fortifié, que Tanger doit être inter-nationalisé est une de ces vérités contre lesquelles rien ne prévaudra aussi longtemps que l’Angleterre sera ce qu’elle est, et comme il y en a sans doute pour très longtemps et que cela est d’ailleurs désirable, c’est aussi une vérité dont nous devons nous accommoder.

On comprend dès lors que l’Angleterre n’abandonne pas l’Espagne dans la crise actuelle. Sans doute elle lui donnera des conseils de modération, et ces conseils seront écoutés. Nous sommes convaincus qu’une entente également honorable pour les deux parties est possible entre l’Espagne et nous, et que l’Angleterre y aidera comme elle l’a fait autrefois, à la condition cependant qu’il ne s’agisse pas de revenir, dans leurs parties essentielles, sur les arrangemens de 1904 et de déposséder l’Espagne de ce qu’il y a de meilleur dans les territoires que nous lui avons librement attribués. On répond à cela qu’il sera extrêmement difficile d’organiser, au Maroc, un système politique dans lequel notre protectorat s’étendra sur tout le pays, tandis que l’influence et, pour dire les choses par leur nom, l’action politique de l’Espagne s’étendra sur une large région de ce même pays. Sans nul doute il y a là une difficulté, et nous ne nous chargeons pas d’en improviser la solution, mais, si on la cherche avec le sincère désir de la trouver, on la trouvera. On dit aussi que, d’après notre traité avec l’Allemagne, le premier chemin de fer à construire au Maroc est celui de Tanger à Fez, et qu’il est fâcheux que ce chemin de fer passe sur le territoire espagnol : c’est une seconde difficulté, mais elle est beaucoup moins grave que la première et comment serait-elle insoluble pour nous qui avons fait et qui administrons une partie notable des chemins de fer espagnols en Espagne même, sans avoir jamais de conflit avec les autorités du pays ? N’oublions pas, au surplus, qu’il s’agit seulement de la construction du chemin de fer de Tanger à Fez, et non pas de l’exploitation qui demeure un service d’Etat, et pourquoi ne pas le dire franchement ? au Maroc, désormais, l’État, c’est nous. Tout s’arrange quand on le veut bien de part et d’autre : tout s’arrangera entre l’Espagne et la France.

Il faut d’ailleurs, pour atténuer nos regrets de ce qui nous échappe, le comparer à ce qui nous reste. La partie du Maroc attribuée à l’Espagne est la plus intéressante à ses yeux parce qu’elle est, comme nous l’avons dit, le prolongement de son territoire, mais elle est d’une faible étendue relativement à la nôtre, et elle n’est pas la meilleure. Ne parlons pas du Rif, qui est un morceau osseux et difficile à prendre : il n’y a en réalité de désirable dans la partie, abandonnée à l’Espagne que cette région de Larache et d’El-Ksar que nos journaux lui ont disputée si âprement. Ce n’est pas là le vrai Maroc, ce n’en est que la bordure. La partie la plus belle, la plus riche, la plus utile du pays est celle qui s’étend des montagnes à l’Océan et dont la Chaouïa, que nous connaissons bien aujourd’hui, est vraisemblablement le morceau le plus précieux. Là est l’avenir du Maroc, le nôtre par conséquent si nous savons nous emparer de ces vastes provinces par une pénétration habile et prudente, les pacifier, les administrer. Laissons donc à l’Espagne ce qui doit lui revenir ; laissons-le-lui, non pas sans regrets, certes, mais avec un renoncement sincère et avec le sentiment de faire à la fois acte de bonne amitié et de bonne politique. Nous avons intérêt à ce que l’Espagne soit pour nous, en Afrique comme en Europe, une voisine satisfaite. Ceux qui ont conçu le projet d’étendre notre protectorat au Maroc tout entier, ont fait un beau rêve, malheureusement irréalisable. Il ne suffisait pas de mettre cela dans notre traité avec l’Allemagne pour en faire une réalité. On peut même se demander si nous avons été bien inspirés en demandant à l’Allemagne d’introduire cette clause dans notre traité ; mais qu’elle l’y ait admise en effet, et avec un secret empressement sans doute, nous n’en sommes pas surpris. Si, au moment de conclure avec nous, l’Allemagne a entrevu le moyen de nous brouiller peut-être avec l’Espagne et de nous refroidir avec l’Angleterre, il est naturel qu’elle s’en soit servie. Nous espérons bien que ce double but ne sera pas atteint, mais que l’Allemagne se le soit proposé, c’est ce qui résulte de faits dont nous avons maintenant à dire un mot.

On sait que le traité franco-allemand a eu le privilège de produire un égal mécontentement des deux côtés du Rhin : il a été très attaqué au Reichstag, il le sera sans doute aussi au Parlement français, l’opinion dans les deux pays s’est montrée pour lui très sévère. Les Allemands sont généralement convaincus qu’il est un échec pour eux, et la plupart des. Français ne sont pas, en ce qui les concerne, d’un autre sentiment : concilie qui pourra ces contradictions. La différence, au point de vue constitutionnel, est que le traité n’a pas besoin d’être soumis au Reichstag, tandis qu’il doit l’être à notre parlement. Le gouvernement impérial a renoncé, il est vrai, à cet avantage pour l’avenir, mais il a prétendu le conserver intact pour le présent, et il y a même mis une certaine fierté d’accent. Les choses étant ainsi, nous assistons à un phénomène singulier : le gouvernement français n’a encore rien dit à la Chambre, tandis que le gouvernement impérial a subi une interpellation et a déjà fait de grands discours au Reichstag ; quant aux deux ministres des Affaires étrangères, ils ont été entendus l’un et l’autre par une commission, mais M. de Selves a parlé jusqu’ici le moins possible, tandis que M. de Kiderlen a été intarissable et a même fait à ses auditeurs les confidences les plus imprévues : on aurait pu croire que c’était lui qui était le ministre d’une démocratie où le gouvernement n’avait pas de secrets pour son peuple. Mais M. de Kiderlen n’est pas assez naïf pour n’avoir pas parlé à bon escient ; il savait fort bien l’effet qu’il voulait produire. Il a commencé par faire tout un historique de la question, qui a été loin de manquer d’intérêt. Il a rappelé qu’en 1880, au moment de la Convention de Madrid, le prince de Bismarck avait adressé un rapport à l’Empereur et y avait soutenu la thèse que l’Allemagne ne pouvait que souhaiter de voir la France s’engager au Maroc. On sait que la politique de Bismarck consistait à nous encourager dans notre expansion coloniale ; mais celle de ses successeurs a été bien différente ; nous les avons trouvés devant nous comme des obstacles. Il a donc fallu négocier avec eux. Avons-nous autrefois refusé de le faire ? Les journaux allemands nous l’ont reproché et nous avons cru nous-mêmes que nous avions été un peu lents à prendre les déterminations nécessaires : cependant M. de Kiderlen reconnaît qu’après le voyage de l’Empereur à Tanger, en 1905, M. Delcassé a essayé d’ouvrir une négociation directe. Après M. Delcassé, M. Kouvier a exprimé à diverses reprises, officiellement et officieusement, son désir d’une entente : c’est même alors pour la première fois qu’on a parlé du Congo. Pourquoi l’Allemagne s’est-elle dérobée à ces suggestions, à ces propositions même ? Elle était alors férue de l’idée d’une conférence dont l’exécution lui a d’ailleurs mal réussi. L’Acte d’Algésiras lui a pesé, et M. de Kiderlen avoue qu’elle a attendu, non sans quelque impatience, l’occasion de déclarer qu’il n’existait plus. Notre marche sur Fez la lui a fournie ; elle s’en est emparée.

Tout cela est intéressant, mais anecdotique et ne nous apprend rien de bien nouveau. Où ses confidences sont devenues plus curieuses, c’est lorsque M. de Kiderlen a parlé de l’Angleterre. Il a commencé par dire qu’en 1899, M. Chamberlain avait songé à un partage qui eût donné Tanger à l’Angleterre et un port de l’Océan à l’Allemagne, mais qu’on n’en était jamais venu à de véritables négociations : nous le croyons sans peine, et d’ailleurs, quelle que fût son importance, M. Chamberlain, qui n’était ni ministre des Affaires étrangères, ni président du Conseil, n’avait pas qualité pour engager ces négociations. La révélation de M. de Kiderlen, — car cette fois c’en est une, — ne peut avoir pour but que de nous inspirer rétrospectivement des défiances envers nos amis actuels.

Mais où l’art subtil de son discours apparaît le mieux, c’est lorsqu’il parle des rapports de l’Allemagne et de l’Angleterre au moment le plus aigu de la dernière crise, c’est-à-dire à la veille et au lendemain du jour où M. Lloyd George a prononcé son fameux discours. L’Allemagne avait alors, en ce qui concerne les concessions territoriales qu’elle nous demandait au Congo et au Gabon, des exigences si excessives, si exorbitantes que le gouvernement anglais, les sentant inadmissibles pour nous, désira avoir une conversation avec l’ambassadeur d’Allemagne et le pria de se rendre au Foreign Office. Sir E. Grey déclara au comte Wolff-Metternich que, si l’entente ne se produisait pas entre Paris et Merlin, la conversation commencée à deux se continuerait à trois, et, en attendant, il demanda ce que la Panther faisait et ferait à Agadir. Les journaux allemands assurent que le comte Wolff-Metternich a répondu avec une grande fermeté : il semble, au moins au début, avoir été plutôt dilatoire et évasif ; puis, M. Lloyd George ayant prononcé son discours, il est revenu au Foreign Office pour donner l’assurance que les intérêts anglais n’avaient rien à redouter de l’action allemande. Toute cette partie de la déposition de M. de Kiderlen semble avoir eu un double objet, qui a été d’ailleurs partiellement atteint : réveiller l’irritation de l’opinion allemande contre l’Angleterre accusée de s’être mêlée de ce qui ne la regardait pas, et agir sur cette partie de l’opinion anglaise qui, non seulement pacifique, mais pacifiste, est tentée aujourd’hui de trouver que M. Asquith et sir E. Grey ont dépassé la mesure et exposé l’Angleterre à des complications graves, sans qu’aucun intérêt britannique fût vraiment menacé. On a raconté, et le fait est exact, que le gouvernement anglais avait pris des mesures militaires qui, pour être purement préventives, n’en avaient pas moins été poussées assez loin, au point même qu’une question a été posée à ce sujet à la Chambre des Lords et qu’on s’est demandé si la sécurité de l’Angleterre aurait été assurée contre un débarquement éventuel, quand le pays aurait été dégarni des troupes de l’armée active transportées sur le Continent. Il a fallu que lord Haldane, l’ancien ministre de la Guerre, donnât à ce sujet des explications que les alarmistes seuls n’ont pas trouvées rassurantes. Tous ces traits divers, qui forment les élémens d’une campagne contre sir E. Grey, sont partis du discours de M. de Kiderlen à la commission du budget du Reichstag. La vengeance, dit-on, est le plaisir des dieux : quelle joie n’éprouverait-on pas en Allemagne, si sir E. Grey était obligé à donner sa démission comme l’a été autrefois M. Delcassé ! Les journaux allemands ont fait eux-mêmes ce rapprochement maladroit contre lequel ils protestent aujourd’hui, après réflexion. Il n’est nullement probable que l’Angleterre commette la faute qui a pesé longtemps et lourdement sur la conscience de la France et que nous ne commettrions plus aujourd’hui. Au reste, il s’agit moins de faire tomber un ministre, que de changer une politique et de l’orienter dans un sens conforme aux instincts pacifistes du radicalisme, ou du moins d’une partie du radicalisme anglais. Quel affaiblissement de l’entente cordiale serait ce désaveu du passé ! On en est là et, au moment où nous écrivons, toutes les oreilles allemandes se tournent vers Londres pour entendre ce qui va y être dit. Une grande discussion sur les Affaires étrangères a été annoncée, en effet, à la Chambre des Communes : elle a été fixée au lundi 27 novembre, et ce n’est pas seulement l’Angleterre et l’Allemagne qui l’attendent. Tout le monde en sent l’importance, tout le monde s’apprête à en suivre les péripéties. Malheureusement, l’heure à laquelle nous écrivons, pour nous conformer aux nécessités de la mise en pages de la Revue, ne nous permettra pas d’en parler aujourd’hui.

Nous ne le ferons même pas personnellement dans quinze jours ; le soin en reviendra à un autre. Des obligations absolues nous forcent en effet de prendre un congé d’un mois ; mais nos lecteurs n’y perdront pas, car M. Charles Benoist veut bien nous suppléer. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il s’est chargé provisoirement de cette tâche qu’il a remplie, comme toutes les autres, avec compétence et autorité.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.