Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1911

Chronique n° 1910
14 novembre 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




À la veille de la rentrée des Chambres, qui a eu lieu le 7 novembre, M. Caillaux a prononcé à Saint-Calais, dans la Sarthe, un discours qui devait être, dans sa pensée, la préface de la session sur le point de s’ouvrir. La partie de ce discours relative à la politique intérieure ne nous a rien appris de nouveau, et peut-être est-elle moins remarquable par ce qu’elle contient que par ce qu’elle ne contient pas. On a noté, par exemple, l’omission évidemment volontaire de la question du scrutin de liste et de la représentation proportionnelle, où beaucoup de bons esprits voient le remède à la plupart des maux qu’a signalés M. le président du Conseil. Mais tout cela disparaît, au moins provisoirement, devant ce qu’il a dit du traité franco-allemand. Ce traité venait d’être signé lorsqu’il a pris la parole, et on ne pensait guère alors à autre chose. Depuis, on pense en outre au traité secret que nous avons conclu avec l’Espagne en 1904. Pressé de communiquer ce traité à la Commission des Affaires étrangères de la Chambre, M. le président du Conseil a promis de le faire : aussitôt un journal a pris les devans et a publié le document. Comment l’avait-il ? C’est un mystère. Les journaux ont aujourd’hui tout ce qu’ils veulent et le publient quand bon leur semble. Ces mœurs nouvelles affaiblissent singulièrement la confiance que les gouvernemens étrangers ont en nous.

Nous reviendrons dans un moment sur le traité franco-espagnol de 1904 et sur les questions qu’il soulève : le traité franco-allemand s’impose le premier à notre attention. M. le président du Conseil en a parlé en bons termes dans son discours de Saint-Calais et il a exprimé l’espoir que les rapports de la France et de l’Allemagne, désormais dégagés des préoccupations marocaines, en seraient améliorés. Nous souhaitons beaucoup que ces prévisions se réalisent, sans en être aussi sûr que l’est ou que veut l’être M. Caillaux. Qu’on lise les journaux français, qu’on Use surtout les journaux allemands : les premiers sont très réservés, ils se demandent encore ce qu’ils doivent en fin de compte penser du traité ; pour les seconds, la déception est grande, et elle s’exprime avec toutes les formes de la colère. L’opposition est générale : elle s’est manifestée au Reichstag avec une véhémence dont nous parlerons plus loin. Les procédés du gouvernement allemand sont en grande partie responsables de cet état de choses, soit en France où ils ont causé des froissemens inutiles, soit en Allemagne où ils ont très imprudemment fait naître des espérances qui ne devaient se réaliser qu’en partie. Ce qu’on a appelé le « coup d’Agadir » a été une faute. L’opinion française, se jugeant atteinte dans sa dignité, a réagi avec un sentiment unanime dont tout le monde a été frappé. Quant à l’opinion allemande, n’était-elle pas en droit de penser qu’une affaire ainsi commencée devait être poussée jusqu’au bout avec la brutalité initiale, quelles qu’en dussent être les conséquences ?

Telles n’étaient pas toutefois les intentions du gouvernement impérial, la suite des négociations l’a prouvé. La diplomatie allemande a été pointilleuse, minutieuse, difficultueuse au possible, mais elle n’a pas été intransigeante. Quand on met en regard ses prétentions premières et les réalisations définitives auxquelles elle a consenti, on constate entre les unes et les autres un écart assez considérable pour que nous puissions nous féliciter de ce qu’a eu d’efticace l’action de notre propre diplomatie. Sans doute le pays reste frappé de servitudes économiques ; le principe de l’égalité, posé au frontispice de toutes ces négociations, y demeure intact ; mais si nous étions résignés d’avance à faire cette concession à l’Allemagne, nous étions résolus à lui demander en retour et à obtenir d’elle une renonciation à toute action politique. Cette renonciation, l’avons-nous obtenue ? Une lecture attentive du traité permet de répondre affirmativement. Nous ne savons pas pourquoi le traité ne contient pas le mot de protectorat, qu’on a mis, parait-il, dans une lettre explicative, mais la chose importe plus que le mot, et la chose est comprise tout entière dans le traité. Un protectorat avec tous ses organes essentiels, politiques, administratifs, financiers, judiciaires, militaires, diplomatiques, y apparaît nettement. Seul, l’article relatif à la suppression des juridictions consulaires et à l’établissement de tribunaux français manque de clarté dans sa rédaction, mais les sont trop formels pour que nous ayons à craindre sur ce point une opposition qui ne saurait durer dès que nous aurons créé des tribunaux français. Certaines institutions internationales, issues de l’Acte d’Algésiras, sont maintenues : le temps les modifiera s’il y a lieu ; pour le moment, elles ne semblent pas devoir apporter une gêne bien sensible au fonctionnement de notre protectorat. Ce protectorat est donc né viable ; mais c’est à nous à le faire vivre, et nous n’avons pas l’illusion de croire que la tâche sera facile. Le traité vaudra ce que vaudront les mains chargées de l’appliquer.

Quant au traité congolais, nous avons peu de chose à ajouter à ce que nous en avons dit il y a quinze jours : il n’était pas encore signé alors, mais il était déjà connu. Nous avons dû faire des sacrifices considérables : ils n’ont pourtant pas donné satisfaction à l’Allemagne. L’exaspération qu’elle montre n’est pas sans nous causer de l’étonnement. Nous avons cédé, en effet, d’immenses territoires, composés sans doute de parties de valeur inégale, mais qui font masse et, par les prolongemens que l’on sait, donnent à l’Allemagne accès au Congo et à l’Oubanghi. N’est-ce rien que cela, et peut-on dire que l’Allemagne l’ait payé trop cher au prix d’un simple effort diplomatique ? C’est un bénéfice net qu’on apprécierait davantage si on tenait compte de ce qu’il nous a coûté à nous-mêmes ; mais on tient compte seulement de ce que nous sommes parvenus à en sauver et à en conserver. M. de Kiderlen nous avait d’abord demandé à peu près tout le Congo et le Gabon : l’opinion française a protesté avec une telle force qu’il a bien fallu transiger, et il est d’ailleurs à croire que les transactions finales entraient dès l’origine dans les calculs du négociateur allemand : dans tout marché, on demande plus pour avoir moins. Ce qui était difficile à concilier, c’étaient la prétention de l’Allemagne d’atteindre les fleuves et la résolution de la France de maintenir la continuité de son territoire congolais. On s’en est tiré approximativement, par des cotes mal taillées. La continuité de notre territoire a été rompue deux fois sur une étendue de quatre ou cinq kilomètres mais nous y avons conservé des droits de passage pour un chemin de fer. Au nord aussi, nous aurons le droit de semer en quelque sorte le territoire allemand d’une succession d’étapes où des territoires nous seront affermés au moyen de baux emphytéotiques, et nous rejoindrons parla le Bénoué. On traite volontiers ces concessions avec dédain et l’exercice des droits qui nous sont reconnus semble précaire, parce qu’il dépendra d’une tolérance allemande. Il ne dépendra pas d’une tolérance, mais d’un engagenient allemand qui, il n’y a pas lieu d’en douter, sera respecté en temps de paix. Soit, dit-on ; mais en temps de guerre ? En temps de guerre, il y a beaucoup d’autres choses qui seront mises ou remises en question, et ce n’est ni sur le Congo, ni sur l’Oubanghi que la solution interviendra. Les traités sont faits en vue de la paix ; la guerre les déchire tous.

Le mécontentement de l’opinion allemande a provoqué un incident d’un caractère tout à fait rare chez nos voisins de l’Est : M. de Lindequist, ministre des Colonies, a donné sa démission. Les ministres allemands ne dépendent pas des Chambres comme les nôtres ; ils dépendent de l’Empereur, ils sont les agens d’exécution de sa politique : en conséquence, lorsqu’un ministre démissionne dans les conditions où M. de Lindequist vient de le faire, il découvre l’Empereur et semble se rebeller contre lui. La démission de M. le ministre des Colonies a provoqué une très ie émotion en Allemagne. Dans le monde gouvernemental et à la Cour, on l’a regardée comme une désertion ; on en a été irrité et indigné ; mais si M. de Lindequist aime la popularité, il a eu des compensations, car il est devenu le héros de l’opposition, et l’opposition, dans le cas actuel, est à peu près tout le monde. La mauvaise humeur générale s’est manifestée et exprimée en lui tressant des couronnes peut-être éphémères : on sait ce que durent le plus souvent ces popularités improvisées. M. de Lindequist le sait comme nous, et il lui a fallu une conviction très forte pour qu’il s’exposât à briser sa carrière qui était brillante jusqu’ici et pouvait le devenir davantage. Sa thèse est que la partie du Congo cédée par nous à l’Allemagne est composée de terres sans valeur, de brousses et de marécages où la terrible maladie du sommeil exerce [de grands ravages. On ne peut évidemment pas songer à en faire une colonie de peuplement : aussi n’y avait-il là qu’une soixantaine d’Européens et, en tout, cinq ou six Français. Enfin la nouvelle frontière allemande, avec ces longs appendices qui s’étendent jusqu’aux fleuves, sera très difficile et coûteuse à garder. La conclusion de M. de Lindequist est qu’il fallait rester au Maroc, ou, si on consentait à en sortir moyennant compensations, les prendre ailleurs qu’au Congo. Il y a certainement là beaucoup d’exagérations ; mais ces exagérations sont devenues l’opinion allemande elle-même : la séance qu’a tenue le Reichstag le 9 novembre en a été la preuve. Le chancelier de l’Empire, M. de Bethmann-Hollweg, a défendu le traité dans un langage simple et précis qui aurait dû, semble-t-il, produire une bonne impression sur l’Assemblée : il a été constamment interrompu par les ricanemens des socialistes et par des protestations venues d’un peu partout. « Nous ne demandons pas d’éloges, a-t-il dit en finissant, mais nous ne redoutons pas de blâme. » Le blâme a plu à verse sur lui et sur le traité. Tous les orateurs qui se sont succédé ont été impitoyables pour l’un et pour l’autre. Il est vrai que le traité n’a pas été seul en cause ; il a été beaucoup question au Reichstag du rôle de l’Angleterre au cours des derniers événemens, et on a pu voir de quel poids le discours fameux de M. Lloyd George pesait sur le cœur allemand ; des phrases guerrières ont été prononcées au milieu d’applaudissemens frénétiques. À diverses reprises, — et nous n’avons pas besoin de dire combien le fait a été remarqué et commenté, — le prince héritier, qui assistait à la séance dans la tribune impériale, a donné des marques d’approbation aux orateurs de l’opposition et de désapprobation aux paroles du chancelier. Jamais spectacle pareil ne s’était vu en Allemagne ; jamais pareil désordre ne s’y était produit. Le lendemain, à la vérité, l’Assemblée s’est, comme on dit, ressaisie ; mais il semble bien que ce mouvement ait été produit chez elle par des considérations de politique intérieure plutôt que de politique extérieure. Tous les partis ayant fait, sur le dos du gouvernement, du traité et de l’Angleterre, assaut de patriotisme, les uns ont craint que les autres, peut-être plus éloquens qu’eux, n’aient fait plus d’effet sur l’opinion, et ils se sont mutuellement accusés d’avoir, à la veille des élections, joué des airs électoraux. La séance de la veille suscitait des repentirs. Le chancelier s’est emparé de ce sentiment auquel il a donné une expression habile ; il a pris sa revanche, il a été très applaudi. Ne prenons donc pas au tragique l’explosion de colères qui a eu lieu au Reichstag le 9 novembre, mais certainement nous aurions tort de ne pas la prendre au sérieux.

Chez nous aussi, le traité soulève des critiques : cependant elles ne sont ni aussi impétueuses, ni aussi générales qu’en Allemagne. L’opinion, prise dans son ensemble, semble se recueillir pour mieux se rendre compte de ce que nous gagnons et de ce que nous perdons : elle n’est pas encore tout à fait fixée sur ces deux points. M. le président du Conseil, à Saint-Calais, a essayé de lui apporter des lumières qui n’ont pas paru très vives et qui ont été d’ailleurs obscurcies par un passage de son discours dont on s’est préoccupé en France et au dehors. Il y a eu là en effet, une énigme que M. Caillaux aurait mieux fait de ne pas proposer à ses auditeurs. « J’en arrive, a-t-il dit, à marquer une des idées directrices qui nous ont guidés au cours de ces négociations. C’est que, dans le centre de l’Afrique, les positions ne peuvent pas être considérées comme définitivement prises, qu’il sera d’une politique prévoyante et sage, pour beaucoup de puissances européennes, de préparer des règlemens de comptes et des échanges où chacune des parties contractantes ait à trouver son profit. » Le reste du discours a pâli devant cette phrase que les journaux du monde entier ont reproduite en se demandant ce qu’elle signifiait, et comme le sens en est, en effet, très vague, la portée obscure, les intentions indistinctes, elle a fait naître, dans plus d’un endroit, des inquiétudes. Nous ne voulons rien exagérer ; cependant nous nous rappelons celle qui sest produite lorsque l’empereur Napoléon III, reproduisant une phrase de Napoléon Ier à Sainte-Hélène, a parlé de la « politique des grandes agglomérations. » Il trouvait l’Europe mal faite et se proposait de la refaire dans des conditions plus normales, projet grandiose qui n’a porté bonheur ni à lui, ni à nous. À son tour, M. Caillaux trouve l’Afrique mal faite, et il invite les puissances à « préparer des règlemens de comptes et des échanges. » C’est un exercice dont nous sortons, et nous n’avons pas envie de le recommencer de sitôt : nous prions l’infatigable M. Caillaux de nous accorder au moins un temps de répit. Sa phrase fatidique montre qu’il n’est pas satisfait. Il n’est pas le seul à ne pas l’être, comme on vient de le voir. S’il a voulu désarmer chez nous les critiques en faisant entendre qu’il a d’autres projets et que les malfaçons dont on se plaint aujourd’hui seront corrigées dans un avenir prochain, il s’expose à trouver encore plus d’approbation de l’autre côté du Rhin que de celui-ci. Donc on remaniera l’Afrique ; l’Allemagne ne demande que cela. On peut être certain, en tout cas, qu’elle ne laissera pas cette politique se pratiquer sans prendre ses mesures pour y participer et ses précautions pour en profiter. Ses appétits connus sont de nature à inquiéter des puissances plus grandes qu’elle en Afrique, mais beaucoup plus petites en Europe. Il était naturel que la phrase malencontreuse de M. Caillaux produisit, par exemple, quelque émotion en Belgique où, déjà, on n’a pas vu sans appréhension les deux tentacules que la pieuvre germanique a poussés jusqu’au Congo et à l’Oubanghi. Nous savons bien que M. Caillaux n’a pas voulu dire tout ce qu’on peut tirer de ses paroles, mais pourquoi n’a-t-il pas été plus clair ? Des journaux auxquels il confie volontiers sa pensée ont expliqué qu’il s’agissait surtout de quelques échanges de territoire avec l’Angleterre, notre amie. Si des suggestions ont été faites dans ce sens, si même des négociations ont été entamées, ont-elles été poussées assez loin pour qu’on en parle publiquement et qu’on en escompte déjà les résultats ? Notre malheur, au Maroc, est que nous avons toujours voulu cueillir les fruits avant qu’ils fussent mûrs : M. Caiïlaux les voit déjà servis sur sa table au moment où il plante l’arbre qui doit les porter. C’est aller un peu vite. Nous venons de voir ce que coûte d’efforts le règlement d’une affaire étroitement limitée : nous ne sommes pas sûrs que, pour faire mieux, il suffise de faire plus.

Une des principales critiques que l’on fait au traité est qu’il ne nous donne pas le Maroc tout entier : il n’y en a d’ailleurs pas de plus injuste, car le traité reconnaît précisément notre protectorat, sans restriction territoriale, sur tout le Maroc. Mais, dit-on, il y a l’Espagne. Sans doute, il y a l’Espagne : est-ce la faute de l’Allemagne ? Nous lui avons demandé de reconnaître notre protectorat sur tout le Maroc, en faisant abstraction de l’Espagne : elle a reconnu notre protectorat sur tout le Maroc, sans plus se préoccuper de l’Espagne que si elle n’existait pas. Il nous est donc impossible de comprendre le raisonnement de ceux qui veulent ajourner l’approbation parlementaire du traité allemand après le moment où notre entente définitive avec l’Espagne nous permettra de mieux mesurer ce qui nous reste du Maroc. La seule conséquence de cet ajournement serait de nous affaiblir à l’égard de l’Espagne, puisque son abandon par l’Allemagne ne serait pas encore absolument acquis. Après avoir imposé à l’Allemagne l’obligation de ne pas s’occuper de nos affaires avec l’Espagne, allons-nous mettre comme condition à notre traité avec elle le succès de notre règlement avec Madrid ? Singulière logique ! Elle s’explique chez ceux qui, étant résolus à voter contre le traité, cherchent pour cela des prétextes ; mais les autres ? Notre politique avec l’Espagne ne regarde que nous, nous seuls l’avons faite, nous seuls en sommes responsables. S’il y aurait aujourd’hui, comme nous le disions il y a quinze jours, peu de dignité à vouloir nous affranchir de nos obligations envers l’Espagne, il y aurait aussi quelque puérilité à nous en servir comme d’un moyen pour nous dégager de nos arrangemens avec l’Allemagne qui, vraiment, n’en peut mais.

Comme nous vivons d’émotions en émotions, la publication de notre traité secret avec l’Espagne en a produit une nouvelle après tant d’autres : pourtant tous ceux qui s’occupent avec un peu de suite de politique étrangère, qui Usent les journaux, qui écoutent les conversations, savaient depuis longtemps à quoi s’en tenir sur nos conventions avec Madrid, et la publication faite par le Matin, si elle a précisé pour eux quelques points restés obscurs, n’a pas été une révélation. Nos lecteurs, en particulier, n’ignoraient pas que nous avions reconnu à l’Espagne une zone d’influence s’étendant à tout le Nord du Maroc, et lorsqu’elle est allée à Larache et à El-Ksar, nous avons dû reconnaître qu’elle avait strictement agi dans l’intérieur de cette zone. Le seul point qui était alors incertain pour nous, et nous avouons qu’il l’est encore aujourd’hui, était de savoir si l’Espagne n’avait pas manqué à une partie de ses engagemens, en occupant sa zone sans entente préalable avec nous, entente que nous croyions obligatoire de sa part, et que l’article 2 du traité lui impose en effet. Pendant une période de quinze ans, l’Espagne ne pouvait rien faire sans s’être mise d’accord avec la France ; elle ne l’a pas fait ; les circonstances pouvaient en quelque mesure excuser son action, mais non pas la légitimer. Mais il y a l’article 3 qui semble être en contradiction avec le précédent ou qui y apporte une exception. Sa rédaction, d’ailleurs, est loin d’être limpide ; la voici : « Dans le cas où l’état politique du Maroc et le gouvernement chérifien ne pourraient plus subsister, ou si, par la faiblesse de ce gouvernement et par son impuissance persistante à assurer la sécurité et l’ordre public, ou pour toute autre cause à constater d’un commun accord, le maintien du statu quo devenait impossible, l’Espagne pourrait exercer librement son action dans la région délimitée à l’article précédent, et qui constitue dès à présent sa sphère d’influence. » Ainsi l’article 3 prévoit un certain nombre de cas où l’Espagne pourra agir librement. Oui, dit-on, mais après un « commun accord. » Ce n’est pas aussi certain qu’il le faudrait : les exégètes peuvent soutenir que cette obligation s’applique seulement à « toute autre cause » que celles qui ont été expressément énumérées, et si on se reporte à ces causes, il est incontestable que le statu quo du Maroc a été modifié. Mais, au point où nous en sommes, ces discussions de texte sont-elles bien à leur place ? On nous a accusés, nous aussi, d’avoir violé l’Acte d’Algésiras. Nous sommes allés à Oudjda et à Casablanca pour venger nos nationaux et à Fez pour les protéger ; l’Espagne prétend être allée à Larache et à El-Ksar pour veiller à la sécurité des siens ; l’Italie est allée en Tripolitaine sous le même prétexte. On se rappelle le mot de l’Évangile sur le droit qui appartient à celui-là seul qui est sans péché. Il y a des circonstances plus fortes que toutes les volontés, et nous voudrions bien savoir quelle est la puissance qui, placée dans la situation de l’Espagne et munie des traités que celle-ci avait en mains, n’aurait pas fait ce qu’elle a fait. Il ne s’agit plus d’éplucher des textes, mais d’envisager une situation politique. Voulons-nous ou ne voulons-nous pas rester les amis de l’Espagne ? Tout est là : nous sommes heureux de constater que la presse française commence à le comprendre. Le ton qu’elle affectait à l’égard de l’Espagne s’est sensiblement modifié depuis quelques jours ; il ne nous reste qu’à exprimer le souhait que le ton de la presse espagnole se modifie aussi à notre égard. Nous ne pouvons qu’y gagner de part et d’autre.

On reproche à M. Delcassé, qui était ministre des Affaires étrangères en 1904, le traité qu’il a fait alors avec le gouvernement de Madrid. Nous lui reprocherons, nous, non pas d’avoir fait ce traité, mais d’avoir soulevé sans que rien l’y obligeât et entrepris de résoudre dans son ensemble cette question du Maroc, si délicate, si complexe, si redoutable, alors que la situation générale de l’Europe et la nôtre propre ne nous permettaient pas de la résoudre conformément à nos légitimes ambitions africaines, telles que notre passé nous autorisait à les avoir, telles que notre avenir exigeait peut-être que nous les fissions prévaloir. Il était hors de doute que ces ambitions, avouées à un moment où elles n’étaient pas pleinement réalisables, en éveilleraient d’autres auxquelles il faudrait de manière ou d’autre faire leur part. M. Delcassé n’a pas tardé à le comprendre et voilà pourquoi, poursuivant son idée fixe et voulant dégager la question marocaine des obstacles dont elle était hérissée, il a fait des arrangemens successifs avec l’Angleterre, l’Italie et l’Espagne. Plût au ciel qu’il en eût fait aussi, à la même heure, avec l’Allemagne ! Nous nous en serions probablement tirés à meilleur compte qu’aujourd’hui et nous aurions épargné à l’Europe, et à nous-mêmes, les agitations angoissantes de ces dernières années. Quoi qu’il en soit, M. Delcassé a conclu un traité avec l’Espagne, et il a eu, étant donné l’œuvre politique qu’il avait entreprise, parfaitement raison de le faire. Nous ne pouvions pas, dans la prévision des complications qui pouvaient, qui devaient se produire, des oppositions qui pouvaient, qui devaient se rencontrer, nous faire de l’Espagne une ennemie, ce qui n’aurait pas manqué d’arriver si nous n’avons pas fait avec elle un arrangement équitable et même généreux. Indépendamment de ce motif, comment n’aurions-nous pas reconnu les droits que son histoire donne à l’Espagne sur le Maroc ? Nous sommes une trop grande nation pour ne pas sentir la grandeur des autres. L’Espagne est allée au Maroc, elle y a versé son sang avant nous, longtemps avant nous, et quand nous nous sommes arrêtés à sa porte en 1845, elle a continué d’y faire des expéditions où elle a trouvé, il est vrai, plus de gloire que de profits, mais qui sont des titres dignes d’être respectés. Enfin il y avait l’Angleterre dont le concours amical nous était nécessaire, et l’Angleterre s’intéressait à l’Espagne pour deux motifs principaux : le premier est qu’elles avaient l’une et l’autre fait souvent politique commune au Maroc ; le second est que l’Angleterre n’aurait pas accepté qu’une puissance aussi forte que la France s’établît sur le rivage septentrional du Maroc en face de Gibraltar. C’est là un axiome de sa politique que M. Delcassé connaissait fort bien et dont les motifs n’échappaient pas à sa perspicacité. Nous avons une tendance malheureuse à raisonner comme si nous étions seuls au monde, sans tenir ou même sans nous rendre compte des intérêts des autres. Il est pourtant très naturel que l’Angleterre se préoccupe, comme d’une question vitale pour elle, de pouvoir toujours entrer dans la Méditerranée. Nous, au contraire, nous y sommes ; nous y possédons des ports magnifiques, soit en Europe, soit en Afrique ; nous n’avons donc pas la même préoccupation. La seule que nous puissions éprouver est d’avoir des poijts sur l’Océan, en Afrique comme en Europe, et nous les aurons demain.

On le voit, les intérêts de l’Angleterre, de l’Espagne, de la France pouvaient fort bien s’accorder et ils se sont accordés en effet à la suite de négociations auxquelles les trois puissances ont participé. De là est venu notre traité avec Madrid. Il nous enlève une partie du Maroc, mais ce n’est ni la plus belle, ni la plus riche, ni la plus utile pour nous ; et si nous avons le bon esprit de rester les amis de l’Espagne, il nous aura peut-être imposé une gêne, il ne nous aura pas créé un danger. Si nous ne restions pas les amis de l’Espagne, l’avenir montrerait ce quïl faudrait penser d’une politique qui nous aura donné pour voisins en Afrique deux de nos voisins d’Europe susceptibles d’entrer dans des coalitions contre nous. Nous entendons dire souvent, nous Usons dans beaucoup de journaux que la possession du Maroc nous était indispensable pour assurer la sécurité de l’Algérie. La sécurité de l’Algérie n’a jamais été mieux assurée que lorsque notre grande colonie avait pour voisins, d’un côté la Porte faible et impuissante, de l’autre le tampon barbare et impénétrable de l’empire marocain. Les difficultés de frontières étaient des faits insignifians qui occupaient nos officiers et les maintenaient en haleine. Nous aurons désormais pour voisins les Itahens et les Espagnols : il est douteux que la sécurité de l’Algérie y ait gagné.

C’était là cependant la conséquence inévitable de la politique avec laquelle nous avons amorcé la question marocaine. Il a fallu faire la part du feu et la faire large. En ce qui concerne Madrid, cette obligation s’est imposée encore plus fortement à nous à la veille de la conférence d’Algésiras. Nous avons dû alors resserrer encore notre entente avec l’Espagne au moyen d’arrangemens complémentaires. On vient aussi de les publier : la diplomatie, après les avoir tenus longtemps fermés, ouvre et vide à la hâte tous ses tiroirs. Au moment donc de partir pour Algésiras, à cette heure critique, où notre politique marocaine allait en quelque sorte être mise à l’épreuve dans le creuset européen, l’Allemagne a fait les tentatives les plus séduisantes et les plus pressantes auprès de l’Espagne pour l’entraîner dans son orbite. L’Espagne est restée fidèle aux engagemens qu’elle avait pris envers nous. Satisfaite de ceux que nous avions pris envers elle, elle s’est tenu pour liée. Il en a été de même de l’Italie, et c’est d’ailleurs une justice à rendre à toutes les puissances qui avaient conclu des arrangemens avec nous : elles les ont remplis de la manière la plus correcte et la plus amicale, et c’est grâce à cela que nous avons eu la majorité, presque l’unanimité dans une conférence où l’Allemagne nous avait conduits un peu par contrainte, convaincue que toute l’Europe se grouperait autour d’elle. Nous n’avons pas le droit d’oublier ces souvenirs et aussi bien nous ne l’avons fait ni en ce qui concerne l’Angleterre, ni en ce qui concerne l’Italie. Lorsque cette dernière est partie pour la Tripolitaine dans des conditions qui auraient pu provoquer des objections et des critiques, — elles ne lui ont pas été ménagées ailleurs, — l’opinion française n’en a fait aucune ; elle a envisagé l’entreprise italienne avec bienveillance et sympathie et la plupart de nos journaux lui ont même donné des encouragemens et des éloges. Ils ont eu raison assurément ; mais pourquoi aurions-nous à l’égard de l’Espagne une autre attitude qu’à l’égard de l’Italie ? Est-ce que nos engagemens avec la première ne sont pas aussi formels qu’avec la seconde ? Est-ce que l’action de l’une n’est pas comparable à l’action [de l’autre ? Est-ce que toutes les deux n’ont pas profité des circonstances dans des conditions qui se ressemblent beaucoup ? Pourquoi donc les traiter différemment ? La France ne doit avoir qu’une parole, et cette parole a été engagée à Madrid comme à Rome : nous ne pourrions pas la retirer sans nous exposer à des comparaisons fâcheuses, qui ne seraient pas expliquées à notre avantage. On ne manquerait pas de dire que nos engagemens avec l’Espagne datent d’un moment où nous avions besoin d’elle et que nous y avons manqué le jour où nous avons cru que ce besoin avait cessé. Il serait indigne de la France de s’exposer à ces reproches ou à ces soupçons. Qu’un arrangement nouveau soit utile avec l’Espagne, c’est l’évidence même. Que l’Espagne nous doive quelque chose pour le bénéfice indirect qu’elle retire de l’arrangement onéreux que nous venons défaire avec l’Allemagne, nous en sommes d’accord : l’argument a sa valeur, il ne la perd que lorsqu’on l’exagère. Qu’on s’adresse à l’Angleterre pour la faire entrer dans l’arrangement futur comme elle est entrée dans l’ancien, cette procédure s’impose. Qu’on n’oublie pas toutefois que l’Angleterre est entrée dans l’ancien arrangement comme garante de son exécution et que les raisons pour lesquelles elle l’a approuvé subsistent tout entières. L’Angleterre nous secondera si nous demandons à l’Espagne des concessions raisonnables qui ne détruiront pas dans leur ensemble les arrangemens de 1904 : dans le cas contraire, nous aurions tort de compter sur son appui. On demande à quoi nous sert alors l’entente cordiale ; mais l’Angleterre est en droit de croire qu’elle ne s’est pas formée autrefois contre l’Espagne ; et quand on ajoute que l’entente cordiale pourrait sortir affaiblie de cette épreuve, la question est de savoir si c’est l’Angleterre ou nous qui aurions le plus à le regretter.

Nous dirons pour conclure que les circonstances, celles que nous avons provoquées nous-mêmes, nous ont vendu l’amitié de l’Espagne non seulement précieuse, — elle l’a été toujours, — mais indispensable. Même au prix de quelques sacrifices, nous devons la garder. Quant à l’entente cordiale, elle est aujourd’hui le pivot de notre politique extérieure, et la responsabilité de ceux qui l’auraient affaiblie serait si grave que nul, nous aimons à le croire, ne s’y exposera.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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