Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1904

Chronique n° 1743
30 novembre 1904


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre


M. le général André a disparu de la scène politique. Nous l’avions pressenti et presque annoncé, il y a quinze jours. Les deux soufflets que lui avait donnés M. Syveton étaient une explication insuffisante de la gravité et de la durée de sa maladie : évidemment, il commençait à s’apercevoir que sa situation n’était plus tenable, et, s’il ne le comprenait pas à lui seul, on le lui faisait sentir. Il avait presque toujours été un embarras pour le Cabinet ; son esprit déséquilibré faisait constamment craindre quelque frasque de sa part ; avec lui, point de sécurité. Enfin, à partir du jour où ont été révélées à la tribune les pratiques odieuses qu’il avait établies, ou laissées s’établir au ministère de la Guerre, son maintien y était devenu impossible. Il avait eu beau se défendre à la Chambre, en jurant à ses adversaires nationalistes qu’ils « n’auraient pas sa peau : » personne n’en voulait ni à sa peau, ni à sa tête, — qu’en aurait-on pu faire ? — mais on demandait sa démission. Ses collègues l’abandonnaient, le lâchaient, pour essayer de se sauver eux-mêmes. Ils lui dépêchaient plusieurs fois par jour des émissaires nouveaux chargés de lui expliquer que le salut de la République exigeait de sa part un grand sacrifice. Il en avait sacrifié bien d’autres ; pourquoi ne se sacrifierait-il pas lui-même ?

A peine parti, il est presque oublié, et le serait complètement si le souvenir de la délation qu’il a introduite dans l’armée pouvait s’effacer si vite. Il a succédé à M. le général de Galliffet le 29 mai 1900, et a donc été ministre pendant quatre ans et demi : il a eu le temps de faire beaucoup de mal. Aussi longtemps qu’il s’est contenté de désorganiser l’armée, on l’a laissé faire ; mais, le jour où il l’a déshonorée, et la République avec elle, le soulèvement de la conscience publique a été trop fort ; il a fallu y céder. Certes M. le général André n’était pas le seul coupable ; il a été le bouc émissaire du péché de tous. Mais enfin on a compris qu’il fallait au moins une victime, et que si on ne l’exécutait pas tout de suite, le ministère succomberait bientôt tout entier. La démission de M. le général André et son remplacement par M. Berteaux ont donc été une mesure de sauvetage. Que sera M Berteaux dans ses fonctions nouvelles ? Qui pourrait le dire ? Il convient de l’attendre à l’œuvre. On l’aurait sans doute beaucoup étonné lui-même si, lorsqu’il est entré dans la vie publique, on lui avait prédit qu’il était destiné à devenir ministre de la Guerre. De son métier, il est agent de change. Mais ce n’est pas la première fois que le parlementarisme opère de ces métamorphoses fantaisistes, et quelques-unes ont réussi. M. Berteaux est un homme intelligent ; il a été rapporteur du budget de la Guerre et de la loi du service de deux ans ; peut-être est-il propre à tout. La première besogne qui s’impose à lui ressemble un peu à celle d’Hercule dans les écuries d’Augias : assainir et désinfecter. Il y a, comme attachée aux murs de son ministère, une odeur de délation à faire disparaître. Y réussira-t-il ?

Comment ne pas dire un mot de la franc-maçonnerie ? C’est elle qui a été, sinon la première instigatrice, au moins l’intermédiaire officiel de la délation. Tous les petits papiers, dont les journaux continuent la publication, sont passés par ses mains. Ils allaient de la rue Cadet à la rue Saint-Dominique. Étendant son réseau sur la France entière, la franc-maçonnerie recueillait partout des informations et s’empressait d’en faire profiter M. le ministre de la Guerre. Comment et auprès de qui se les procurait-elle ? Ceux qui connaissent son recrutement et qui savent de quels élémens mêlés mais généralement médiocres elle se compose, peuvent s’en faire une idée. Il y a, hélas ! des magistrats, des professeurs, des instituteurs, des militaires parmi ces pourvoyeurs du Grand-Orient ; mais le plus souvent ce sont les premiers venus, des cordonniers, des marchands de vins, qui sont pris d’un zèle étrange, et qui, dans le plus bas vocabulaire, envoient au très cher frère Vadécart leurs impressions sur tel ou tel officier. Que valent leurs jugemens ? On le devine. Sur quels faits apparens s’appuient-ils ? On le sait. En somme, pour apprécier la valeur d’un officier, il suffit de dire s’il va à la messe ou non, si sa femme y va ou non, et dans quel établissement congréganiste ou laïque il fait élever ses enfans. Le journal auquel il est abonné est aussi un indice grave. Tout cela rappelle à s’y méprendre le roman chez la portière, avec la naïveté et l’innocence en moins. On entre par surprise dans la vie privée de nos officiers pour y découvrir des secrets qui ne regardent personne, et on en tire toutes sortes d’inductions qui n’ont aucun rapport avec leur mérite professionnel ou leur loyalisme politique. Les francs-maçons en jugent autrement. Pour eux, on ne peut pas être un bon officier si on va à l’église, et surtout on ne peut pas être un vrai républicain. Tel est le fond de toutes les notes qu’ils ont fournies par milliers à M. le général André. La lecture en est fatigante à force d’être monotone ; mais, surtout, elle est révoltante lorsqu’on songe aux intentions de ceux qui ont rédigé ces dénonciations odieuses et à l’estime qu’en faisaient ceux qui les recevaient.

Quand ces faits ont été brusquement découverts et éclairés du jour cru de la tribune, la réprobation a été générale, et elle a même pris un caractère si véhément que le ministère a cru devoir s’y associer. Ah ! s’il avait su ? mais il ignorait ces détestables pratiques, à l’exception peut-être de ce pelé, de ce galeux de général André d’où venait tout le mal. On en a fait justice avec une rigueur bien propre à démontrer la vertu des autres. Ces protestations et cette exécution pouvaient dans une certaine mesure couvrir le ministère, non pas le Grand-Orient. Celui-ci, après le premier moment de stupeur, s’est senti acculé et a compris qu’il devait payer d’audace. Le manifeste qu’il a adressé à ses affidés et qui, en tête de toutes les autres signatures, portait celle de son grand maître actuel, reprochait durement leur silence aux francs-maçons parlementaires. Eh quoi ! pas un ne s’était levé de son banc et n’avait bondi à la tribune pour venger l’association des attaques injurieuses dont elle était l’objet ! Le plaisant de la chose est que le grand maître actuel, M. Lafferre, est député lui-même. Comme député, il avait manqué à son devoir ; comme grand maître, il s’y rappelait. Mais il n’était pas sans excuses. Sous la violence de la première impression dont la Chambre était agitée, celui qui serait venu défendre la délation maçonnique aurait été accablé sous les huées. M. Lafferre lui-même n’aurait pas échappé à ce traitement, en dépit de tous les gestes de détresse qu’il aurait pu multiplier à la façon des vieux télégraphes optiques. Il s’est donc tu très prudemment. Mais deux ou trois jours après, les francs-maçons ont repris du cœur et ont rédigé leur manifeste : le papier souffre tout. Les frères ont donc été sommés de se serrer autour du temple et d’en défendre bravement les abords : faute de quoi, s’ils étaient députés ou candidats, ils seraient abandonnés aux élections prochaines : on les combattrait même, on leur susciterait des concurrens. « Les ateliers, disait le manifeste sur un ton de Jupiter tonnant, les ateliers ont l’œil sur vous ! » Et que fallait-il faire pour échapper à la foudre prête à frapper ? Déclarer envers et contre tous que la franc-maçonnerie, en dénonçant les officiers suspects, avait usé d’un droit et rempli un devoir. La République, en butte à des adversaires sans scrupules, devait avoir aussi des amis sans préjugés. Tout cela était dit avec un cynisme tranquille. Désormais les francs-maçons parlementaires connaissaient leurs obligations : allaient-ils les remplir ? Ils n’en ont rien fait, et M. Lafferre lui-même a remis à plus tard les explications qu’il devait donner. Il les a pourtant confiées à un journal et elles n’ont rien ajouté, ni retranché, au scandale du manifeste. Nous avons aujourd’hui que la franc-maçonnerie ne regrette rien, et qu’elle regarde comme une de ses attributions essentielles le soin de préparer pour le gouvernement des petites notes dont il devra tenir le plus grand compte. S’il ne le faisait pas, il lui en cuirait.

Mais qu’en pense le gouvernement lui-même ? Qu’en pense M. le président du Conseil ? On le lui a demandé ; il a répondu qu’il le dirait dans une circulaire adressée à ses préfets, et, pendant quelques jours, on a attendu cette circulaire, qui a semblé lente à venir. M. Combes éprouvait quelque embarras à l’écrire. Il devait, au moins en apparence, prendre des mesures contre la délation qu’il avait désapprouvée à la tribune, et cependant ménager les francs-maçons qui l’avaient approuvée dans leur manifeste. La circulaire ne pouvait évidemment pas être le contraire du manifeste. Après avoir donné aux francs-maçons une force devenue redoutable, le gouvernement craignait de se briser contre elle s’il la heurtait de front. Sa circulaire s’en est ressentie. Elle est courte, sèche, pleine d’équivoques. Après l’avoir lue, on se demande si M. le président du Conseil a voulu réellement réprimer la délation ou du moins la restreindre : en fait, il lui a donné ce qui lui manquait jusqu’ici, un titre officiel et une organisation.

Il pose d’abord en principe qu’un des devoirs essentiels de leur charge est, pour les préfets, « d’exercer une action politique sur tous les services publics, et de renseigner fidèlement le gouvernement sur les fonctionnaires de tous ordres et sur les candidats aux fonctions publiques. » Soit ; les préfets ont toujours servi à cela ; cependant, on n’avait pas encore appuyé aussi fortement, aussi lourdement que M. Combes sur leur rôle d’agens de renseignemens. Ces renseignemens, en tant qu’ils portent sur des personnes, sont toujours délicats à se procurer et à fournir : il y faut beaucoup de tact, de mesure et de discrétion. Toutefois le gouvernement ne saurait s’en passer, et il est naturel qu’il les demande aux préfets. Mais les préfets eux-mêmes, à qui les demanderont-ils ? C’est à cette question que la circulaire cherche à répondre, et, en somme, il n’y en a pas d’autre. « Il ne m’appartient pas, dit M. Combes, de limiter le champ de vos informations, » en quoi il se trompe : ce soin lui appartient, au contraire. Dire d’avance aux préfets que le champ de leurs informations est sans limites, ou du moins qu’eux seuls peuvent y en mettre, infirme singulièrement la portée de la circulaire. M. le président du Conseil le sent si bien, qu’aussitôt après avoir lâché la bride à ses préfets, il la reprend en main. « Il m’est permis, dit-il, de vous inviter à ne puiser vos renseignemens qu’auprès des fonctionnaires de l’ordre politique, des personnalités politiques républicaines investies d’un mandat électif et de celles que vous avez choisies comme délégués ou correspondans administratifs en raison de leur autorité morale et de leur attachement à la République. » Si ce n’est pas là limiter le champ des investigations préfectorales, c’est du moins en limiter les moyens ; mais est-ce le faire assez ?

Tout est intéressant dans cette phrase de la circulaire ; mais il faut se borner à l’essentiel. M. Combes invite les préfets, — il ferait mieux de le leur enjoindre, — à puiser leurs renseignemens en premier lieu auprès des fonctionnaires de l’ordre politique. Dans une circulaire ultérieure, il revient à la charge pour dire, — cette fois en assez bons termes, — que les fonctionnaires exclusivement administratifs, et surtout les instituteurs, doivent être rigoureusement tenus à l’écart de ces investigations. A la bonne heure ! M. Combes était allé beaucoup plus loin dans la chaleur d’un discours prononcé à la Chambre. Sa première prétention avait été de faire de tous les fonctionnaires sans exception, et, comme il disait, de tous les détenteurs d’une parcelle quelconque de la force publique, des agens de renseignemens. Il s’en tient aujourd’hui aux fonctionnaires de l’ordre politique : ce sont les seuls, en effet, qui doivent donner des informations politiques. Les autres ont charge d’une fonction administrative, perçoivent des contributions, percent des routes ou les entretiennent, font la classe, et sans doute ils doivent tous être respectueux des institutions du pays, mais ils ne sont pas des informateurs du préfet. M. Combes parle en second lieu des « personnalités politiques républicaines investies d’un mandat électif, » c’est-à-dire des sénateurs, des députés, des conseillers généraux, des conseillers d’arrondissement, des conseillers municipaux. Assurément, on peut les consulter dans certains cas, bien qu’ils ne soient pas faits pour donner des renseignemens sur les personnes. On n’a d’ailleurs pas besoin de les y inciter. Les ministres et les préfets avaient plutôt, jusqu’ici, songé à se défendre contre leur intrusion abusive, dans le domaine administratif : il n’était encore venu à l’esprit d’aucun d’eux de l’encourager. C’est ce qu’a fait M. Combes. En invitant les préfets à se renseigner auprès des députés, il a donné aux députés le droit d’apporter spontanément leurs renseignemens aux préfets, et ces renseignemens sont des ordres. Comme il ne gouverne pas lui-même et qu’il subit docilement toutes les impulsions, soit de la Chambre, soit du Grand-Orient, soit peut-être de quelque association plus obscure encore, il lui en coûte peu de conseiller aux préfets l’abdication qu’il pratique : mais ses successeurs pourront en pâtir.

Tout cela n’est rien encore, et ne mérite que des critiques ou des réserves, mais non pas des protestations. Il n’en est pas de même des « délégués ou des correspondans administratifs » que nous voyons apparaître pour la première fois dans un document officiel. M. Combes en avait déjà dit un mot à la Chambre ; il les avait nommés à la tribune ; mais on avait pu croire de sa part à une imprudence de langage. Cette illusion n’est plus permise. Dans la circulaire, où tout a été pesé et médité à loisir, nous retrouvons ces délégués administratifs mis en troisième rang dans la hiérarchie des informateurs préfectoraux. En fait, ils occuperont bientôt le premier, s’ils ne le font déjà. Que sont-ils donc ? M. le président du Conseil l’a dit à la Chambre sans ambages : ce sont des maires déguisés que les préfets nomment dans les communes où le maire avoué et officiel n’inspire pas confiance. M. Combes avait revendiqué pour les préfets le droit d’interroger les maires ; mais il avait été obligé de reconnaître qu’il n’y avait aucun moyen de contraindre les maires à répondre, s’ils ne le voulaient pas. C’est sans doute une lacune. La faute en revient à la loi de 1884, qui a enlevé au gouvernement la nomination des maires pour en attribuer l’élection aux conseils municipaux. On était alors dans une période généreuse et libérale ; on voulait donner plus d’autonomie aux communes ; on croyait à la décentralisation. Nous avons changé tout cela, et il est clair que, si la loi de 1884 n’existait pas, ce n’est pas aujourd’hui qu’on l’inventerait. Pourquoi ne pas en proposer le retrait ? Ce serait plus franc sans doute ; mais on n’ose pas. Un reste de pudeur empêche de revenir ouvertement aux institutions du passé, après les avoir si longtemps combattues et finalement détruites. Le gouvernement actuel laisse donc subsister les maires élus par les conseils municipaux ; mais, lorsque ces maires lui déplaisent ou lui résistent, lorsqu’ils ne sont pas suffisamment complaisans ou dociles, il en nomme d’autres subrepticement, — de sorte qu’on a, dans la même commune, le maire élu qui accomplit certains actes, ou, si l’on veut, qui fait certains gestes administratifs, et le maire nommé in petto, qui n’a pas à s’occuper de ces misères, mais qui a la véritable autorité puisqu’il distribue les faveurs gouvernementales. Si on lui donne cette situation à laquelle il n’a aucun droit, et qu’on peut lui enlever du jour au lendemain pour l’attribuer à un autre, ce n’est pas gratuitement. Le délégué, créature artificielle et toujours dépendante de la préfecture, est son informateur. C’est à lui qu’on s’adresse pour avoir des renseignemens sur les personnes, et c’est lui qui les fournit. Il peut se faire que certains d’entre eux y mettent quelque scrupule, mais ils sont l’exception. Le plus grand nombre, placés dans cette situation équivoque et louche, en prennent rapidement les mœurs s’ils ne les ont par avance, et deviennent de simples mouchards : il faut appeler les choses par leur nom. Nous connaissons d’ailleurs quelques-uns de ces délégués, car, si l’institution n’avait pas encore été avouée par le gouvernement, il a toujours été difficile d’empêcher ses représentans de trahir leur incognito. L’usage qu’ils font de leur influence est généralement indiscrète. Ils sont fiers d’être ce qu’ils sont : il y a tant de fiertés différentes, et on aime tant chez nous les fonctions publiques, que ceux mêmes qui en ont seulement le simulacre, s’en croient encore honorés ! Ils en font parade lorsqu’ils auraient de si bonnes raisons de s’en cacher. M. Combes assure que ces délégués ont été choisis « en raison de leur autorité morale. » On aurait de la peine à les reconnaître à ce signalement ! La vérité est qu’ils sont le plus souvent de médiocre moralité, qu’on les tient en petite estime dans les communes bien qu’on les y craigne, et que les solliciteurs, et encore ceux qui se respectent le moins, sont les seules personnes qui les fréquentent. En face du maire véritable qu’ils tiennent en échec, les « délégués » groupent tous les mécontens, tous les ambitieux, tous les envieux, tous les quémandeurs, c’est-à-dire une armée singulièrement mélangée. Tels sont les agens de renseignemens auxquels M. Combes donne droit de cité dans sa république : nous laissons à penser la confiance qu’ils méritent ! Ils étaient déjà une des excroissances les plus malsaines du régime actuel : les voilà consacrés. Ces simili-fonctionnaires seront les entremetteurs de la délation. On saura désormais à qui s’adresser pour dénoncer quelqu’un, et chaque commune de France aura son Vadécart au petit pied. M. Combes n’a pas imaginé autre chose après les « incidens parlementaires récens, » qui, comme il le dit, « lui ont fait un devoir » d’adresser aux préfets des instructions nouvelles.

On s’attendait à autre chose, même de sa part : sa circulaire a été une déception. Pour être complète, elle aurait dû porter sur deux points. Il ne suffisait pas de dire aux préfets à qui ils devaient demander des renseignemens ; il fallait leur dire encore quels devaient être les renseignemens à demander, car la nature de ceux que les journaux publient tous les jours n’est pas moins scandaleuse que leur origine. Nous le répétons, la vie privée des fonctionnaires, ou de ceux qui aspirent à le devenir, ne regarde personne, et, pourvu qu’elle soit décente, on n’a rien à demander de plus. Par-dessus tout, c’est chose odieuse, si un homme a des convictions religieuses et s’il y conforme sa conduite, d’en conclure qu’il n’est pas, qu’il ne saurait être républicain : il n’est pourtant pas une seule des fiches individuelles aujourd’hui connues qui ne donne la première place aux renseignemens et aux conclusions de ce genre. Le gouvernement actuel, et M. le président du Conseil en particulier, répètent souvent, et avec affectation, qu’ils respectent sincèrement, profondément, toutes les croyances, et sans doute aussi dès lors toutes les pratiques religieuses. Simple hypocrisie ! Certaines croyances et pratiques religieuses sont un motif d’exclusion des fonctions publiques, si on cherche à y entrer, et de disgrâce, si on y a réussi. C’est pourquoi nous faisons un double reproche à la circulaire de M. Combes : le premier est d’avoir été beaucoup trop large dans l’énumération des personnes auxquelles les préfets auront à demander des renseignemens, et d’avoir donné l’estampille officielle à ces délégués administratifs, qu’il fallait laisser au rang de policiers subalternes et secrets ; le second, de n’avoir pas, pour employer sa propre langue, limité le champ des informations par l’affirmation très nette que tout ce qui tient à la liberté de conscience doit rester en dehors des investigations préfectorales, et qu’on peut être indifféremment catholique, protestant, israélite ou libre penseur sans que le gouvernement s’en préoccupe et vous en demande jamais compte. Si M. Combes avait invité ses préfets à ne prendre leurs renseignemens qu’auprès des fonctionnaires de l’ordre politique auquel ils appartiennent eux-mêmes, et à borner ces renseignemens à ceux qui ont un intérêt professionnel ou un caractère politique, il aurait mérité et obtenu l’approbation universelle. Il a préféré une approbation plus restreinte, mais plus précieuse pour lui. Il n’a pas dit un mot pour condamner la délation : il s’est contenté de dire par quel canal elle devrait désormais passer. Cela réduit singulièrement la portée morale de l’obligation de se démettre qu’il a imposée à M. le général André. Ce malheureux général, un peu candide malgré tout, n’a eu qu’un tort, celui de se faire prendre. La circulaire indique les moyens de se mettre à l’abri de cet accident : prudence, circonspection, sécurité. Nous n’en avons pas fini avec la délation, nous aurons seulement plus de peine à la reconnaître et à la combattre.

La Chambre, en tout cela, a donné raison au gouvernement. Après le premier moment de désarroi, elle a repris possession de ses esprits et elle en use comme auparavant, c’est-à-dire avec une docilité et une soumission exemplaires. Elle s’applique à déblayer le terrain de tout ce qui pourrait embarrasser le ministère dans sa marche et peut-être le faire trébucher. On pourrait en citer vingt exemples ; un seul suffira. N’est-il pas évident qu’une circulaire aussi importante que celle dont nous venons de parler méritait que la Chambre en prît connaissance, et le seul moyen pour une Chambre de prendre connaissance d’un document de ce genre est de le discuter ; après quoi, elle l’approuve ou le désapprouve. Dans le cas actuel, cette procédure était d’autant plus naturelle que M. Combes avait annoncé par avance qu’il préparait une circulaire sur laquelle il priait qu’on le jugeât ; mais, quand elle a été publiée, il s’est dérobé à tout débat en demandant lui-même le renvoi après plusieurs autres de l’interpellation de MM. Renault-Morlière et Ribot. MM. Renault-Morlière et Ribot ne sont pourtant pas les premiers venus, et on n’avait pas à craindre qu’ils fissent de l’obstruction pour gaspiller le temps de la Chambre. N’importe ! M. Combes n’admet plus la contradiction, et, puisqu’il a une majorité dont il se croit encore sûr, il estime tout simple de s’en servir, non pas seulement pour écraser ses adversaires, mais encore pour les réduire au silence.

Malgré tout, cette majorité ne paraît plus aussi ferme et n’est plus aussi nombreuse qu’autrefois. Les beaux jours de M. Combes sont passés ! Peut-être en a-t-il encore quelques-uns devant lui, mais ils ne seront plus aussi tranquilles. L’impatience et l’irritation qu’il montre sont, de sa part, un aveu de ses inquiétudes. Elles ont pris une forme imprévue et toujours la même. Dès qu’on l’attaque, M. Combes accuse l’agresseur d’en vouloir à son portefeuille, ce qui est vil, et il n’a d’autre pensée que de le défendre, ce qui est noble. Cette préoccupation est passée chez lui à l’état de monomanie. Nous croirions volontiers qu’on ne lui arrachera jamais son cher portefeuille, si nous n’avions pas l’exemple de M. le général André, qui paraissait aussi tenir au sien vigoureusement, et qui l’a pourtant laissé choir sans beaucoup de défense. C’est surtout lorsque M. Combes aperçoit M. Doumer qu’il crie aussitôt : Au voleur ! il n’a trouvé l’autre jour qu’un moyen d’échapper à une nouvelle tentative de M. Doumer : ç’a été d’accepter, après l’avoir combattue, la proposition de l’honorable président de la commission du budget. Il s’agissait d’une diminution de 200 000 francs sur les fonds secrets du ministère de l’Intérieur, qui s’élèvent à 1 200 000 francs. M. Doumer jugeait qu’un million suffisait à toutes les dépenses qui intéressent la sécurité publique, et que les 200 000 francs en surplus servaient à alimenter ce qu’il a appelé « le budget de la corruption, » c’est-à-dire les plus basses œuvres de M. Combes. Celui-ci a protesté avec indignation, s’est plaint, en a appelé à la justice de la Chambre. Lui, corrupteur, quelle calomnie ! Et où trouverait-il, grand Dieu ! des gens à corrompre ? Il est sûr que la signification donnée par M. Doumer à l’ « économie » qu’il proposait la rendait offensante pour M. le président du Conseil. C’était l’avis général ; on croyait que M. Combes combattrait jusqu’au dernier souffle de sa voix. La surprise a été grande lorsqu’il a déclaré qu’il ne s’opposait pas au retranchement des 200 000 francs. On a compris alors qu’il aimait beaucoup mieux les perdre que de risquer son portefeuille. — Vous avez cru me prendre ? semblait-il dire à M. Doumer ; mais j’ai plus de tours que vous ne croyez : que pensez-vous de ce dernier ? Vous voilà bien attrapé ! — M. Combes était sauvé, en effet, mais à quel prix ? On se tromperait en disant que c’est au prix de 200 000 francs ; il a laissé bien autre chose sur le champ de bataille. Quoi ? Un peu de sa dignité ! quantité impondérable qui ne saurait, si on le met dans un plateau de la balance, faire contrepoids au précieux portefeuille dans l’autre. Il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’on en est là, on n’est pas bien solide. Ces moyens s’usent, s’il faut, pour continuer de vivre, y recourir souvent.

M. Pelletan a montré, lui aussi, ce dont il était capable à la veille de la discussion du budget de la Marine, pour détourner de sa poitrine les coups qui la menaçaient. Ce ministre est celui de tous qui, sans cesse à la recherche d’une popularité de mauvais aloi, a fomenté le plus de grèves. On connaît sa responsabilité dans celles de Marseille. Ce qu’on commence à savoir aussi, c’est que le désordre et l’anarchie envahissent nos arsenaux militaires, où régnait, il n’y a pas longtemps encore, la plus parfaite discipline. M. Pelletan n’a rien négligé pour convaincre les ouvriers maritimes qu’ils étaient des ouvriers comme les autres ; qu’ils avaient les mêmes droits de se syndiquer et de se mettre en grève ; enfin que la loi de 1884 était faite pour eux comme pour tous. Il semblait s’étonner qu’on ne le leur eût pas dit plus tôt, ou qu’ils ne l’eussent pas compris : aussi a-t-il réparé cette omission, et avec une éloquence si persuasive que les ouvriers ont fait partout des syndicats, puis se sont mis en grève, traitant l’État comme un simple patron, et un patron qui a bon dos. Peut-être ont-ils cru que M. Pelletan serait content d’eux, et, en effet, il leur a montré longtemps une longanimité qui ressemblait à de la complicité, prenant leur parti contre leurs préfets maritimes, encourageant leurs revendications et se montrant toujours prêt à y céder, ce qui lui a valu un nombre considérable d’apéritifs d’honneur. Comment les ouvriers de Brest avaient-ils pu croire qu’il verrait du mal à ce qu’ils se missent en grève, et à ce que cette grève s’étendit à tous nos autres ports de guerre ? N’est-ce pas ainsi qu’on fait dans le civil ? Pourquoi ne le ferait-on pas dans le militaire, les droits étant les mêmes ici et là ? Il est bien vrai que la cause ou le prétexte de la grève était futile ; mais cette considération a-t-elle jamais embarrassé et arrêté M. Pelletan ? Le droit à la grève est absolu : il n’y a pas de droit contre le droit ! La surprise des ouvriers-citoyens de Brest a dû être grande lorsque la dépêche suivante est arrivée à M. le préfet maritime : « Gouvernement tolérera jamais suspension travail préparation défense nationale. Faites afficher que tout ouvrier qui n’aura pas repris travail vendredi matin sera considéré comme démissionnaire. Les plus coupables seront exclus, les autres rétrogradés. » Les abréviations du langage télégraphique donnaient encore une allure plus impérieuse à la dépêche de M. le ministre de la Marine. C’était Neptune armé de son trident et prononçant le : Quos ego ! Jamais patron n’avait tenu un pareil langage. Il est vrai que M. Pelletan représente la défense nationale : il le fait cruellement sentir ; mais ne la représentait-il pas, ou avait-il oublié qu’il la représentait lorsqu’il mettait les ouvriers des arsenaux sur le même pied que les autres ? Sa volte-face a eu quelque chose de si brusque, et en même temps de si comique, que les ouvriers de Brest en ont été déconcertés : ils ont déclaré fièrement qu’ils se mettraient en grève une autre fois, et, pour celle-ci, ils sont rentrés à l’arsenal. Le coup de matraque de M. Pelletan n’a donc pas manqué son effet, ce qui prouve, et on s’en doutait déjà, que les ouvriers sont intraitables lorsqu’ils ont l’impression que le gouvernement est avec eux, mais qu’ils reviennent au bon sens dès qu’ils ont l’impression contraire. Et cela explique bien des choses ! Mais qui aurait pu croire que ce serait M. Pelletan qui leur donnerait cette leçon de choses, et à qui se fier désormais ?

Ce petit fait, et quelques autres encore, donnent à croire que la situation, quelque mauvaise qu’elle soit, se rétablirait assez vite avec un autre gouvernement. Ainsi, nous venons de voir la Chambre voter à une majorité plus forte que jamais le maintien du budget des Cultes : il a suffi à M. Combes de dire qu’il ne s’y opposait pas, en attendant la séparation de l’Église et de l’État, pour que la Chambre mise à l’aise, et laissée libre de voter suivant ses préférences, obéît à son inclination secrète, qui est concordataire. Il est vrai qu’elle a voté la suppression du crédit affecté à notre ambassade auprès du Saint-Père, et cela est fâcheux ; mais le gouvernement et la commission étaient d’accord sur ce point ; et puisque l’ambassade était rappelée en fait, et qu’on ne pourra pas la reconstituer et la renvoyer à Rome sans une discussion parlementaire nouvelle, on a pu croire qu’il n’y avait pas de raison absolue de maintenir un crédit qui ne se rapportait plus à une réalité présente. En revanche, on a voté à une forte majorité les crédits relatifs à nos écoles et établissemens d’Orient et d’Extrême-Orient, et M. Combes a profité de cette circonstance pour expliquer, atténuer ou retirer quelques-uns des propos inconsidérés qu’il avait tenus ou qu’on lui avait prêtés sur une question dont il ne connaissait probablement pas alors le premier mot. Ce sont donc nos institutions les plus attaquées, les plus critiquées, les plus menacées, qui ont rencontré cette année le plus de faveur de la part de la Chambre. N’y a-t-il pas là un enseignement ? Malgré tout le mal qu’on a fait, on pourrait encore en empêcher beaucoup : mais il faudrait un autre ministère, et M. Combes tient tant à son portefeuille qu’on ne le lui arrachera qu’avec la vie !

FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-Gérant,
F. BRUNETIÈRE.

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