Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1904

Chronique n° 1744
14 décembre 1904


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre


Le ministère continue de se survivre. Il a encore une majorité qui oscille entre deux et onze voix, dans le nombre desquelles il faut compter les siennes propres. Comme il y a six ministres et un sous-secrétaire d’État députés, cela fait sept voix qui sont toujours pour lui un appoint assuré, sans lequel il serait déjà par terre. On peut donc dire qu’il s’est sauvé lui-même à plusieurs reprises, non pas par son éloquence, certes ! mais par les sept bulletins de vote dont il dispose. Il est très ébranlé et reste à la merci du moindre incident, mais enfin il est encore à peu près debout. M. le président du Conseil, dont la modestie est bien connue, a expliqué le phénomène à sa manière. — C’est, a-t-il déclaré, parce que derrière ma personne il y a une politique, et que cette politique ne manquerait pas de disparaître avec elle. Alors c’en serait fait pour longtemps des réformes démocratiques attendues par le pays avec impatience ; le parti républicain se disloquerait incontinent et la République elle-même serait en danger. — Qui aurait cru que tant de choses, et de grandes choses, tinssent à la personne de M. Combes ? Il a tracé le tableau effrayant de la décomposition politique qui suivrait sa chute. « Un espère, a-t-il dit, par une conjonction des centres, arriver à la formation d’une majorité nouvelle. On se berce de cette douce illusion. Eh bien ! soit, messieurs : quelle sera cette majorité de demain quand vous en aurez exclu, — et vous le feriez certainement, — un ou deux groupes de la gauche de cette assemblée ? Vous figurez-vous que les deux ou trois autres groupes resteront indifférens à cette exclusion ? Ils ne le peuvent pas, vous ne l’ignorez pas. Les quatre fractions de la majorité se sont unies sur un programme commun, et seules ces quatre fractions peuvent le faire triompher. Si vous en excluez une ou deux. où prendrez-vous l’appoint qui vous sera nécessaire ? Vous serez condamnés fatalement à le chercher dans la droite de cette assemblée. » Voilà le grand mot lâché : en dehors de M. Combes, il n’y a de politique possible qu’avec la droite. M. Combes semble un peu trop oublier vraiment, ou ignorer l’existence des républicains libéraux qui votent aujourd’hui contre lui, mais qui pourraient fort bien voter demain pour un autre. M. Ribot avait répondu par avance à son argumentation en lui disant : « Quant à vos dépouilles, je ne me baisserai pas pour les ramasser. Non ! je pense au mal que vous avez fait à mon pays et au devoir que nous avons de soutenir vos successeurs pour le réparer dans la mesure du possible. Je ne triompherai même pas de votre chute. Elle ne sera pas la revanche d’un parti : elle sera la revanche de la conscience publique ! »

M. Ribot a le droit de parler de la conscience publique, car, dans ces derniers jours, il en a été vraiment la voix éloquente et indignée. Il a dit la vérité à la Chambre ; il l’avait dite la veille à la réunion annuelle de la Fédération républicaine que préside M. Motte. La querelle ouverte en ce moment entre M. Combes et ses adversaires n’a pas un caractère politique dans le sens étroit de ce mot ; il ne s’agit pas de savoir si telle réforme radicale ou même socialiste sera ou ne sera pas faite, si tel principe triomphera ou succombera, mais si le gouvernement de la France sera ou ne sera pas un gouvernement d’honneur et de probité. Le discours de M. Ribot à la Fédération républicaine a eu pour objet principal d’apporter des preuves, hélas ! trop faciles à réunir, de la dégradation croissante de nos mœurs publiques. — Je ne m’effraie pas, a dit l’orateur en substance, de voir une politique succéder à une autre, et par exemple de voir la politique radicale succéder à la politique libérale et modérée. Cela est conforme au fonctionnement régulier et normal de nos institutions. Nous avons eu autrefois des gouvernemens radicaux que nous avons estimés en les combattant. Les hommes qui étaient à leur tête avaient un sentiment élevé de leur dignité propre et de celle qui convient au gouvernement d’un grand pays. Leurs idées n’étaient pas les nôtres ; mais, même dans leurs erreurs, elles étaient généreuses. Ils pratiquaient, pour les faire triompher, des procédés dignes d’elles et dignes d’eux : tout se passait au grand jour, ouvertement, loyalement, courtoisement. Les vainqueurs d’un jour étaient les vaincus du lendemain, et réciproquement, mais les uns et les autres se sentaient de la même race ; ils pouvaient toujours se tendre la main. Combien nous sommes loin de ces choses et de ces hommes d’autrefois !

Nous ne suivrons pas M. Ribot dans les détails de sa démonstration ; on les devine. La politique d’aujourd’hui se résume pour la plupart des ministres qui sont au pouvoir dans la seule préoccupation d’y rester à tout prix ; quant à la majorité, sa préoccupation, à elle, est de revenir, également à tout prix, et il n’est rien non plus qu’elle n’y subordonne. Entre un tel gouvernement et une telle majorité, il semblait que l’entente serait toujours facile. Comment donc se fait-il que la majorité soit tombée subitement à un étiage si bas, et que le gouvernement soit peut-être à la veille d’être renversé ? C’est qu’il y a certaines cuisines qu’il ne faut pas voir faire. En dépit de tous les efforts que l’on multiplie pour cela, le ministère qui a fait de la délation une institution politique ne se relèvera pas du coup que cette révélation lui a porté. A Paris où on sait tant de choses qu’on s’attend à tout, l’indignation a été plus vive que la surprise ; en province, au contraire, il y a eu une véritable stupeur. L’œuvre propre de la franc-maçonnerie y était ignorée. Quelques publicistes l’avaient bien dénoncée, mais on ne les croyait pas ; on pensait du moins qu’ils exagéraient ; et puis, ils n’avaient pas en main des preuves tout à fait évidentes de leurs allégations. Ils ignoraient eux-mêmes l’étendue et la profondeur du mal qu’ils dénonçaient. Les romanciers les plus feuilletonesques n’auraient pas imaginé que le cabinet du ministre de la Guerre avait pu devenir une simple annexe de la rue Cadet. Le capitaine Mollin et M. Vadécart sont des personnages beaucoup plus extraordinaires que ceux d’Eugène Sue. Quand leur manège a été découvert, l’émotion et l’indignation ont été telles que les journaux les plus dévoués au ministère se sont vus obligés d’énoncer un blâme : cela a dû leur coûter, mais ils l’ont fait, sentant bien que, s’ils ne le faisaient pas, ils perdraient une partie de leur clientèle. La Dépêche de Toulouse par exemple, — et il suffit de nommer cet organe bien connu du radicalisme socialiste dans le Midi, — s’est montrée sévère. Le ministère ne pouvait pas négliger un avertissement venu de si haut. Il y a encore cette différence entre Paris et la province, qu’à Paris les officiers dénoncés et leurs délateurs ne sont personnellement connus que d’un très petit nombre de personnes, tandis qu’en province, dans chaque localité, tout le monde coudoie les mouchards et leurs victimes. La situation de ces dernières est parfois désagréable, car, d’où qu’elles viennent, il y a certaines choses qu’il est toujours pénible de s’entendre dire : la calomnie est un poison si subtil ! Mais la situation des délateurs est infiniment pire. Quelques-uns d’entre eux ont naïvement confié leurs peines à des journalistes, qui se sont empressés d’en faire part au public. On serait tenté de plaindre ces misérables s’ils n’avaient pas si bien mérité leur sort. Ils sont devenus les parias d’une société qui les désavoue et s’écarte d’eux avec cette répugnance instinctive qu’on éprouve à l’égard de tout ce qui est moralement sale et salissant. Il y a là une de ces taches que toute l’eau de la mer ne laverait pas : ceux qui en portent le stigmate l’y garderont toujours. Que le gouvernement leur inflige ou ne leur inflige pas un blâme, peu importe ; c’est l’affaire du gouvernement, suivant l’intérêt qu’il croit avoir, un jour, à condamner la délation, et le lendemain à l’excuser ; mais la conscience publique n’éprouve pas de ces hésitations, et la flétrissure dont elle a frappé les coupables a une tout autre portée que les semonces platoniques de M. le ministre de l’Instruction publique et de M. le garde des Sceaux. Ces derniers disent que ce qu’on a fait est bien mal ; la conscience publique dit plus crûment que c’est infâme, et il y a une telle disproportion entre ces deux épithètes et les deux sentimens qu’elles expriment, que le ministère en est confusément épouvanté.

Mais que peut-il faire ? Quand M. Combes affirme à son successeur encore inconnu qu’il ne pourra gouverner qu’avec la droite, il dit une chose qui n’est pas vraie ; mais il est, au contraire, parfaitement vrai qu’il ne peut, lui, gouverner qu’avec le concours, l’appui, la complaisance de la franc-maçonnerie dont il est le prisonnier. Comment pourrait-il la désavouer ? Elle tient son existence ministérielle entre ses mains, et le jour où il la mécontenterait sérieusement, il tomberait de la plus lourde chute. Or la franc-maçonnerie, ne pouvant pas nier ses actes, car on ne nie pas l’évidence, a pris le parti de s’en vanter. L’animal acculé s’est retourné et a fait front à la meute ; mais son audace l’a mal servi. M. Lafferre, son grand maître actuel, après avoir hésité longtemps à prendre la parole, a fini par monter à la tribune. A peine avait-il ouvert la bouche qu’il a été hué, hué comme on l’a été rarement, hué à fond, formidablement, impitoyablement, enfin comme il le méritait. N’a-t-il pas imaginé de dire que, s’il y avait en France plus de Vadécarts, il y aurait moins d’adversaires de la République sur les bancs de la droite ? La Chambre a trouvé que le but ne justifiait pas le moyen, et que M. Lafferre aggravait son cas par sa manière de le défendre. Mais il a dépassé toute mesure lorsque, parlant de l’armée qu’il jugeait naturellement d’après les fiches de son Vadécart, il l’a qualifiée d’ « armée de coup d’État. » Aussitôt le mot prononcé, M. Lafferre a essayé de le reprendre, mais en vain. — Le mot, a-t-il dit, excède ma pensée, — mais on ne l’a pas cru. Et, en effet, si les fiches du Grand-Orient sont exactes et véridiques, comment M. Lafferre pourrait-il porter sur l’armée un autre jugement ? La Chambre a éprouvé un vrai soulagement en entendant le nouveau ministre de la Guerre demander la parole pour protester. Nous ne savons pas ce que sera M. Berteaux comme ministre ; mais la première fois qu’il a ouvert la bouche en cette qualité, il a parlé en homme de gouvernement, en défenseur naturel de l’armée et en bon citoyen. Son langage a été aussi différent que possible de celui auquel M. le général André nous avait habitués : peut-on en faire un plus bel éloge ? Nous nous rappelons le dernier discours de M. le général André. Se sentant déjà submergé par le flot montant de la réprobation générale, le malheureux ministre a essayé de se disculper en accusant l’armée. — L’état d’esprit d’un grand nombre de nos officiers, a-t-il dit, était, quand j’ai pris le pouvoir, un danger pour la République. Le salut public exigeait l’emploi de moyens exceptionnels. La franc-maçonnerie ayant l’œil et la main partout, il était naturel et peut-être indispensable de recourir à ses lumières. — Telle a été la pitoyable plaidoirie de M. le général André : on comprend, sans excuser l’emportement auquel il a cédé, le sentiment qu’en a éprouvé l’infortuné M. Syveton. Écoutons maintenant M. Berteaux. Un mot résume son discours. « Ce corps d’officiers, a-t-il déclaré à son tour, a un mérite particulier puisque, pendant trente-trois années consécutives, nous n’avons pas eu, dans son ensemble, même aux époques les plus troublées, un reproche grave à lui adresser. » C’est ce que M. Ribot avait dit quelques jours auparavant. Il avait rappelé, lui aussi, les suggestions auxquelles nos officiers avaient été en butte, et auxquelles ils avaient toujours résisté. Certes, s’il y avait eu dans notre armée, comme il y en a eu dans d’autres, des généraux capables de céder aux mauvaises tentations de la politique, les occasions ne leur auraient pas manqué. Pas un d’eux, qu’on nous passe le mot, n’a bronché, et peut-être n’y a-t-il pas une autre armée au monde qui, dans des circonstances pareilles, eût donné un aussi ferme exemple de correction et de loyalisme.

Mais est-ce l’avis de M. Combes comme de M. Berteaux ? Cela dépend des momens. M. Combes, nous l’avons dit, ne peut pas rompre avec ses amis du Grand-Orient. Il louvoie, il se contredit, il parle un jour dans un sens, et le lendemain dans un autre. S’il édite jamais un second volume de ses discours politiques, sa pensée y apparaîtra singulièrement trouble. Tantôt il désapprouve la délation, et tantôt il l’approuve, pourvu qu’elle se maintienne dans de certaines limites, ou plutôt qu’elle suive certains chemins qu’il a pris la peine de lui tracer. Nous avons parlé de l’institution des délégués : rien ne peint mieux un régime que la consécration officielle et l’aveu public de ces fournisseurs de renseignemens. M. Combes s’était fait fort de prouver que les délégués avaient existé de tout temps. De tout temps, en effet, il a bien fallu qu’un préfet, qui est un hôte passager dans un département, qui n’y connaît personne lorsqu’il y arrive et n’y connaît que peu de monde lorsqu’il le quitte, se renseignât auprès de quelqu’un ? Mais c’est jouer sur les mots et se moquer de la Chambre que d’établir la moindre analogie, sous ce rapport comme sous tant d’autres, entre hier et aujourd’hui. M. Combes a fait de ses délégués des fonctionnaires réguliers, permanens, officiels ; il leur a donné un caractère administratif ; il les a posés dans les communes d’opposition comme des substituts du maire dont ils prennent la place aux yeux de la préfecture ; enfin il les a désignés comme les collecteurs de la délation, qui est condamnable en dehors d’eux, mais qui cesse de l’être lorsqu’elle passe par eux. Voilà ce qu’on reproche à M. Combes. Désormais les délateurs savent à qui ils doivent s’adresser : leur seul tort jusqu’ici a été de correspondre directement avec M. Vadécart, qui n’était pas délégué administratif. La Chambre éprouvait un véritable malaise devant ces étranges distinctions. M. Combes l’a senti, et il a eu recours à une autre, empruntée à nous ne savons quel dictionnaire. Il a cherché à définir la délation, et il a conclu qu’elle consistait essentiellement dans le fait que son auteur était payé pour la faire. Pas de paiement matériel, pas de délation. S’il y a par exemple des amateurs qui, par simple amour de l’art, et parce que la nature les a façonnés pour être des limiers de police, ont apporté à leur loge maçonnique, qui les a transmis à M. Vadécart, qui les a transmis au ministère de la Guerre, des renseignemens sur nos officiers, ce n’est pas là une délation. Ont-ils été payés ? Tout est là. Ne sentez-vous pas que c’est un métier qu’on peut faire avec désintéressement, et qui dès lors se hausse à la dignité d’un service public et réhabilite celui qui s’y livre ?

Misérables arguties ! Un délateur, de quelque prétexte qu’il se couvre, est un délateur, et ce qui caractérise son action, c’est sa lâcheté. La délation se distingue du renseignement avouable en ce qu’elle est mystérieuse et secrète, qu’elle blesse et même qu’elle tue quelquefois dans l’ombre, sans que la main d’où elle sort apparaisse sans que le délateur soit prêt à prendre, s’il y a lieu, la responsabilité publique de ce qu’il fait. Que m’importe d’être dénoncé par un homme qui reçoit le salaire de Judas, ou une récompense d’un autre ordre, de l’avancement, une décoration, une place, ou même de l’être par un ennemi qui, bassement, assouvit une vengeance, si ma carrière est entravée et mon avenir brisé par une accusation que je ne connais pas et dont je ne puis dès lors me défendre ? C’est dans la nuit dont s’enveloppe le délateur qu’est le virus de la délation ; et, en vérité, lorsque le mal a pris les développemens effrayans que tout le monde connaît aujourd’hui, les équivoques de M. le président du Conseil ne peuvent provoquer qu’un sentiment de pitié. On attendait autre chose d’un chef de gouvernement en face d’une plaie politique et sociale aussi honteuse, qui venait tout d’un coup d’être découverte : mais il aurait fallu, pour que l’attente publique fût satisfaite, un autre chef de gouvernement que M. Combes, ayant un sentiment plus élevé de la fonction qu’il exerce, et surtout plus d’indépendance.

Il faut signaler un côté particulier de la question. Les délateurs sont tous également méprisables, mais ils sont inégalement coupables, parce qu’ils n’ont pas tous les mêmes obligations. Lorsqu’un épicier, par exemple, dénonce un colonel ou un général, il est un délateur ordinaire ; il n’a aucun devoir personnel à l’égard de ce général ou de ce colonel ; il est libre, et il fait de sa liberté, et même de son honneur, l’usage qui lui convient. Si un officier dénonce un camarade, nous n’avons pas besoin de dire le genre de sentiment qu’il mérite. S’il dénonce un inférieur, il commet un acte dont M. Lafferre seul peut être tenté, ou plutôt obligé de prendre la défense. Mais s’il dénonce un supérieur, le cas n’est plus le même. A la misère morale de l’homme vient s’ajouter un fait d’indiscipline de l’officier, et ce fait est justiciable du conseil d’enquête. Il ne peut y avoir à ce sujet aucun doute. Qu’en pense M. le ministre de la Guerre ? La discussion de son budget ne se passera sans doute pas sans qu’on le lui demande, et nous attendons sa réponse avec un vif intérêt. Lorsqu’il a pris la parole l’autre jour, il l’a fait dans ce premier mouvement qui est généralement le bon. Personne n’a eu le temps d’agir sur lui, ni d’affaiblir dans son énergique détente le ressort moral auquel il a cédé. Mais il n’en sera peut-être pas de même dans l’avenir. L’extrême gauche surveille M. Berteaux. Ses collègues, et M. Combes en particulier, essaieront de lui faire comprendre qu’un ministre du Bloc n’a pas une aussi grande liberté de parole qu’un simple député. Il doit plaire à quatre groupes, problème difficile. M. Berteaux se mettra-t-il dans l’alignement commun ? La question est grave. A Clermont-Ferrand, par exemple, on savait bien que le bottier du régiment dénonçait le général ; il a même réussi finalement à le faire sauter ; mais on n’en avait pas la preuve matérielle et écrite ; on ne pouvait pas l’apporter à la tribune. Il n’en est pas de même pour les délations de certains officiers contre leurs supérieurs hiérarchiques. Si des actes pareils ne sont pas réprimés comme ils doivent l’être, la discipline militaire ne sera bientôt plus qu’un souvenir.

Nous n’insisterons pas aujourd’hui davantage sur la délation, ayant à dire un mot d’un autre fait qui a également sollicité l’attention publique, et l’a émue très vivement. Un professeur du lycée Condorcet, M. Thalamas, a parlé de Jeanne d’Arc à ses élèves dans des termes qui ont fait scandale : cela suffit pour que M. Thalamas ait manqué à ses devoirs les plus élémentaires. Nous ne demandons pas à un professeur de renoncer à la conception particulière qu’il peut avoir du personnage de Jeanne d’Arc. Il lui est permis, par exemple, comme à tout le monde, de croire que le rôle historique de notre héroïne nationale s’explique en dehors de toute intervention surnaturelle ; mais ce sont là des questions qu’on n’est peut-être pas obligé de traiter dans une classe de seconde, et auxquelles, en tout cas, on ne doit toucher qu’avec beaucoup de tact, c’est-à-dire de réserve et de discrétion. Il n’y a, dans les annales d’aucune nation, une gloire plus pure en même temps qu’une destinée plus merveilleuse que celle de Jeanne d’Arc. Aucune légende n’est plus belle que cette histoire, et aucune histoire n’est plus réconfortante pour un patriotisme qui ne consent pas à désespérer. Les opinions peuvent différer sur les sources où la jeune Lorraine a puisé son inspiration ; mais, qu’on prenne le mot dans le sens que l’on voudra, cette inspiration tient du miracle. M. Jaurès a dit à la Chambre que ce problème historique, comme tous les autres, devait être soumis à la science, qui est la souveraine du jour. Nous respectons ses droits ; mais, en somme, la science constate plus de faits qu’elle n’en explique, et si celui dont il s’agit ici n’est pas des plus difficiles pour M. Homais, c’est à coup sûr un des plus délicats pour un professeur qui respecte son sujet, ses élèves et sa mission. On dit que Jeanne d’Arc a été une illuminée. Soit ! mais elle a été en même temps un prodige d’équilibre moral, de bon sens et de liberté d’esprit, en dépit de l’exaltation qu’on lui attribue et qui lui a fait faire de si grandes choses. Ses réponses au cours de son procès témoignent de la qualité de son intelligence comme de celle de son cœur, et lorsqu’on songe qu’elles sont sorties de la bouche d’une jeune fille de dix-neuf ans, l’étonnement le dispute à l’admiration. Jamais le cachet de la grandeur morale n’a été plus nettement marqué sur un aussi jeune front. Cette figure idéale plane sur la France, et s’il est vrai de dire que son siècle, ni même les siècles qui ont suivi ne l’ont pas toujours comprise, c’est l’honneur du nôtre, qui se vante avec raison d’une intelligence de l’histoire supérieure à celle de ses devanciers, de lui avoir restitué le caractère à la fois original, noble et héroïque qui a été le sien. Manquer au respect qui lui est dû est une offense à l’âme nationale. Or il semble bien que ce soit ce qu’a fait M. Thalamas.

Il a employé le ton de la polémique, et de quelle polémique ! pour en parler à de tout jeunes gens. Un d’eux, l’auteur du devoir qui a donné naissance à l’incident, croyait à l’inspiration divine de Jeanne. Si M. Thalamas s’était borné à lui dire que ceux qui n’y croyaient pas n’en avaient pas moins d’admiration pour elle, personne n’aurait songé à le lui reprocher. Mais s’il a dit brutalement : — Je n’ai pas besoin de votre Dieu pour expliquer les faits qui s’expliquent tout seuls, — il a manqué à son devoir. M. Jaurès a soutenu à la Chambre que M. Thalamas n’avait pas nié l’existence de Dieu, et il a rappelé le mot si connu de Laplace sur le système du monde qu’il expliquait, lui aussi, sans faire intervenir Dieu créateur. « Je n’ai pas besoin, disait-il, de cette hypothèse. » Ce n’est pas là, d’après M. Jaurès, une négation formelle de la divinité. Cependant tout le monde a interprété la chose ainsi, et il n’est pas douteux que Laplace, tout le premier, ne l’entendait pas autrement. Si on a pu reprocher à la franc-maçonnerie d’employer, après les avoir perfectionnés, les pires procédés de ses adversaires, nous craignons pour M. Jaurès qu’il ne se soit exposé, moralement parlant, au même reproche. Il y a beaucoup de réserves mentales et de directions d’intention dans sa justification de M. Thalamas. Ces subtilités peuvent intéresser des casuistes et amuser des sophistes ; mais les enfans ont l’esprit beaucoup plus simple, et lorsqu’on leur aura démontré par de nombreux exemples, d’une manière méthodique et suivie, qu’on n’a besoin de Dieu pour rien expliquer, qui pourrait dire qu’on ne les aura pas acheminés doucement et sournoisement vers l’athéisme ? Et nous demandons si c’est là le rôle d’un professeur.

Un fait pareil n’aurait pas pu se passer dans l’Université d’autrefois, celle d’hier, et il n’en faudrait pas beaucoup du même genre pour réveiller contre celle d’aujourd’hui des soupçons et des accusations que la pratique de la liberté de l’enseignement avait relégués dans le passé. L’Université doit d’autant plus se surveiller elle-même que d’autres la surveillent et la surveilleront chaque jour davantage. Elle le comprend sans doute ; mais le cas de M. Thalamas montre que tous ses membres ne le comprennent pas également, et qu’il y a pour le moins des exceptions parmi eux. Ces exceptions sont malencontreuses. M. le ministre de l’Instruction publique a envoyé M. Thalamas professer dans un autre lycée de Paris : c’est peut-être avoir déplacé le mal. Il aurait fallu, pour le moins, charger M. Thalamas d’un cours où il n’aurait pas eu à parler de Jeanne d’Arc. Que ne se consacre-t-il à l’histoire ancienne ? Ses procédés prétendus scientifiques y auraient moins d’inconvéniens : et toutefois ils en auraient encore, car on ne peut nulle part se passer de convenance, de tact et de goût. L’affaire Thalamas a agité l’opinion pendant quelques jours, et c’est un trait de plus à ajouter au tableau de nos mœurs nouvelles.

Signalons, un peu pour mémoire, le vote par le Sénat de nos arrangemens avec l’Angleterre, ou plutôt de celui de ces arrangemens qui se rapporte à la question de Terre-Neuve. Dans la discussion, il représentait en quelque sorte tous les autres, auxquels il était d’ailleurs lié. L’approbation qui lui a été donnée porte donc sur l’ensemble de ces arrangemens et sur la politique dont ils ont été l’expression. Pris séparément, chacun d’eux soulève des objections, et on en a fait de très vives, de très ardentes, de très passionnées, voire de très exagérées à celui de Terre-Neuve. S’il a été voté à une aussi grande majorité, c’est que le Sénat, abstraction faite de certains détails de la question où sa pensée est restée perplexe, tenait à manifester qu’il approuvait, avec toute la force de sa raison politique, l’heureux rapprochement qui s’est opéré dans ces derniers temps entre la France et l’Angleterre. Il a estimé qu’il devait, si cela était nécessaire, sacrifier quelque chose à cet intérêt primordial, et peut-être même a-t-il cru lui sacrifier plus qu’il ne l’a fait réellement.

Malgré les discours lumineux et précis de l’éminent rapporteur de la loi, M. le baron de Courcel, et de M. le ministre des Affaires étrangères, le Sénat est resté ému des attaques dont l’arrangement de Terre-Neuve a été l’objet. Deux discours en particulier, ceux de M. Richard Waddington et de M. l’amiral de Cuverville, lui ont inspiré des craintes pour l’avenir de nos pêcheries, et même pour le recrutement de notre marine de guerre dont les pêcheurs de Terre-Neuve sont un des élémens les plus précieux. Évidemment, nous avons cédé quelque chose, et M. de Courcel l’a fort bien expliqué : la preuve en est qu’on nous a promis des indemnités pour certains de nos établissemens qui disparaîtront sur le french-shore, et qu’on nous a donné des compensations territoriales en Afrique. Il n’y a pas d’arrangement parfait, si un arrangement ne l’est qu’à la condition pour l’une des deux parties d’obtenir tous les avantages et de ne faire aucune concession. On a traité avec quelque dédain les avantages que nous avons obtenus, et grossi démesurément les concessions que nous avons consenties. En somme, qu’avons-nous abandonné ? Le droit exclusif de pêcher dans les eaux du french-shore et le droit de sécher le poisson à terre. Rien de plus. Or ces droits, nous avons cessé depuis longtemps de les exercer. Il y a à cela des motifs peut-être accidentels et provisoires, mais qui semblent bien avoir pris un caractère permanent. Le principal de ces motifs, en ce qui concerne la pêche, est que la morue s’est déplacée : elle n’est plus dans les eaux territoriales de Terre-Neuve, elle est en pleine mer sur le Grand-Banc, et nos pêcheurs ont dû se déplacer avec elle. Ils ont presque complètement renoncé aussi à sécher le poisson sur le french-shore. Cependant, depuis lors, ni notre pêche n’a périclité, ni le recrutement de notre marine n’a faibli. Les causes qu’on signale comme désastreuses agissent depuis vingt ans et plus : puisqu’elles n’ont pas produit encore, ni même commencé de produire les effets qu’on en prédit, pourquoi seraient-elles plus malfaisantes demain qu’elles ne l’ont été hier ? S’il s’était agi d’établir un régime tout nouveau, inconnu, ignoré, non encore éprouvé, nous comprendrions les alarmes qui ont été exprimées presque tragiquement ; mais il s’agit de laisser les choses dans l’état où elles sont. Il y a aussi la question, la grave question de la boëtte, c’est-à-dire de l’appât indispensable à la pêche de la morue. Les Terre-Neuviens ont fait, il y a dix-huit ans, un bill qu’ils appliquent sévèrement depuis quinze, et qui, par des moyens détournés, nous empêche d’acheter de la boëtte en dehors du french-shore ; mais l’arrangement nous reconnaît le droit absolu, qui nous avait été contesté quelquefois, non seulement d’en pêcher, mais d’en acheter sur le french-shore lui-même, et on a découvert dans ces derniers temps des moyens frigorifiques de la conserver. Enfin, nous reviendrons au même raisonnement que plus haut. Les difficultés que nous aurons à nous procurer de la boëtte existent déjà ; elles ne seront pas aggravées, elles seront plutôt diminuées : dès lors comment l’arrangement qui vient d’être conclu produirait-il les conséquences effrayantes qu’on annonce ? Maintenant que la discussion est terminée, il faut plutôt rassurer nos armateurs et nos pêcheurs que les alarmer. Qu’ils relisent les discours de M. de Courcel et de M. Delcassé : ils y trouveront de bonnes raisons d’espérer et aussi l’indication des moyens qui leur permettront de faire face à la situation nouvelle. Rien, toutefois, ne saurait les dispenser de montrer de l’initiative et de l’énergie. Le système des primes leur donnait peut-être une sécurité trompeuse : ils doivent la secouer. S’ils le font, avec intelligence et persévérance, nous n’aurons pas moins de pêcheurs ni de marins qu’autrefois, et on s’apercevra, à l’usage, que la convention n’est pas aussi malfaisante qu’on l’a prétendu.

Enfin elle était nécessaire. Nous avons dit que nous n’exercions plus nos droits sur le french-shore : des droits qu’on n’exerce plus ne tardent pas à prescrire et à périmer. Les nôtres, dont nous n’usions plus, étaient une gêne de plus en plus intolérable pour les Terre-Neuviens qui, en fait, les respectaient de plus en plus faiblement. La nature des choses travaillait contre nous. Le moment était donc venu d’échanger nos droits contre autre chose, car ils s’effritaient tous les jours davantage. Que nous en aurait-on donné dans cinq ans ? Que nous en aurait-on donné dans dix, lorsqu’il n’en serait plus rien resté du tout ? Il fallait liquider, et, naturellement, nous aurions préféré des conditions encore meilleures ; mais notre diplomatie a fait son possible, et si elle n’a pas obtenu davantage, on aurait tort de le lui reprocher. Enfin, l’entente avec l’Angleterre, désirable en tout temps, était devenue particulièrement opportune aujourd’hui, et c’est encore un mérite d’avoir saisi cette opportunité. Il n’est pas indifférent, comme l’a dit M. le comte d’Aunay, que les deux grandes nations constitutionnelles et libérales de l’Occident soient du même côté dans l’équilibre qui s’établit entre les forces du monde, et l’expérience de ces derniers mois a prouvé que, si c’était un bien pour nous, c’en était un aussi pour nos alliés auxquels nous pouvions donner un concours diplomatique plus efficace. Ces considérations générales ont dominé de très haut tout le débat. Elles ont eu une action décisive sur le vote du Sénat, et on appréciera certainement en Angleterre l’importance d’une adhésion qui s’est manifestée par une majorité de 215 voix contre une minorité qui s’est en fin de compte réduite à 37.

FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-Gérant,
F. BRUNETIÈRE.