Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1904

Chronique n° 1745
31 décembre 1904


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 décembre.


Chaque jour apporte un contingent nouveau au dossier de la délation. Il semble que le réservoir où puise M. Guyot de Villeneuve soit intarissable, et qu’il n’y ait pas dans l’armée française un seul officier qui n’ait eu sa fiche individuelle au Grand Orient de France. Les révélations que les journaux continuent de faire, à ce sujet, tous les matins entretiennent dans l’opinion un sentiment de révolte et de dégoût, qui prend un caractère encore plus vif lorsque certaines personnes, dont la vie aurait dû être particulièrement respectée, se trouvent atteintes ou visées. M. le président de la République, bien plus ! Mme  Loubet ont été dénoncés, celle-ci comme « très cléricale » et celui-là comme vivant dans un milieu fort suspect. Nous n’aurons pas la naïveté de nous étonner que la délation n’ait pas plus ménagé M. le président de la République, ni sa famille, ni sa maison militaire, que les autres citoyens. Mais les impressions de la foule sont différentes. Quand on a vu que le chef de l’État et les siens n’étaient pas à l’abri, on a compris que nous vivions décidément, suivant l’expression de M. Ribot, dans une « atmosphère empestée, » où nous sommes tous plongés, les uns comme dénonciateurs, les autres comme dénoncés, et l’incident a été porté à la tribune sous forme d’interpellation.

M. Adrien de Montebello, qui s’est chargé de cette tâche, s’en est acquitté avec précision, avec mesure, avec vigueur, avec éloquence. Il a interrogé M. le ministre de la Guerre sur les sanctions données à l’ordre du jour qui a condamné la délation, et sans doute aussi les délateurs. La Chambre s’en était remise au ministère du soin de prendre les mesures d’assainissement indispensables. Qu’a fait depuis le gouvernement ? Rien, ou bien peu de chose. Il s’est débarrassé de M. le général André, ce qui a été sans doute une satisfaction pour la conscience publique, mais une satisfaction insuffisante, car si M. le général André a été le principal coupable, il n’a pas été le seul, et le mal qui est parti de lui ne s’est pas arrêté là. M. le général André a eu des complices : quelles mesures a-t-on prises contre eux ? Le scandale provoqué par la fiche où M. et Mme  Loubet étaient personnellement pris à partie a amené la même question sur toutes les lèvres. Le dénonciateur, cette fois, était connu ; du moins on croyait le connaître ; il était désigné dans tous les journaux ; c’était le commandant Pasquier. Cependant le commandant Pasquier continuait très tranquillement de remplir ses fonctions de gardien des prisons militaires de Paris. N’y avait-il pas là un défi à l’opinion ?

Hâtons-nous de le dire, M. le ministre de la Guerre a déclaré que le commandant Pasquier n’était pas l’auteur des fiches incriminées. De qui le tenait-il ? Du commandant Pasquier lui-même, qui le lui avait juré « sur son honneur. » La garantie vaut ce qu’elle vaut : M. le ministre de la Guerre l’a acceptée, et nous ne le lui reprochons pas. Les fiches étant aujourd’hui détruites, il est impossible de s’y reporter pour en découvrir l’origine ; et, quand bien même elles auraient été conservées au cabinet du ministre, comme il n’y a jamais eu là que des copies dont les originaux sont restés dans les officines du Grand-Orient, il aurait été encore bien difficile d’en faire une attribution certaine à tel délateur ou à tel autre. Le commandant Pasquier a nié ; il n’y avait probablement qu’à s’incliner. Mais il a nié deux ou trois fiches, celles où M. et Mme  Loubet étaient mis en cause, et il en a avoué plus de deux cents. Quelques officiers, deux croyons-nous, lui ont demandé une réparation par les armes. Puisqu’il invoque son honneur, nous ferons remarquer que ces officiers le traitaient précisément en homme d’honneur, et qu’il aurait peut-être dû leur en savoir quelque gré. Il a pris la chose autrement, et, sous prétexte qu’il avait obéi à des ordres supérieurs, il a décliné toute responsabilité dans l’affaire. Qu’avait-il été ? Un subordonné docile, servile même si on voulait, mais enfin un subordonné ; et c’était au ministre de la Guerre qu’il fallait s’en prendre, si on devait s’en prendre à quelqu’un. Ainsi les explications du commandant Pasquier avaient pour objet, non seulement de le justifier lui-même, mais de justifier un système de délation que le Parlement avait condamné et que la conscience nationale avait flétri. C’était une belle occasion pour le nouveau ministre de la Guerre de donner à l’ordre du jour voté par la Chambre la sanction qu’il comportait. L’a-t-il saisie ? Les fonctions du commandant Pasquier devant prendre fin dans quelques mois par suppression d’emploi, M. Berteaux a décidé qu’il ne les prolongerait pas. En d’autres termes, il a refusé à cet officier une faveur. El la Chambre a approuvé le gouvernement.

La discussion avait pris cependant, avec l’intervention de M. Paul Deschanel, l’ampleur qu’elle devait avoir. M. Deschanel n’était pas satisfait des explications embarrassées de M. le ministre de la Guerre, et il avait bien raison. La « parole d’honneur » du commandant Pasquier n’a d’autre importance morale que celle que chacun veut bien lui attribuer : aux yeux de personne elle ne pouvait décemment clore le débat. M. Pasquier n’avait pas fait deux fiches, soit : mais les autres ? Il y en a eu des milliers, et si nous savons ce que le gouvernement en pense, puisqu’il les a supprimées, nous en sommes toujours à attendre qu’il fasse quelque chose contre leurs auteurs. M. Berteaux veut rétablir dans l’armée la confiance et la camaraderie. C’est une excellente intention, mais qu’a-t-il fait jusqu’ici pour la réaliser ? Lorsqu’on le lui a demandé, il s’est perdu dans des digressions artificielles. Il a dit que la réaction, la dangereuse réaction ! et le cléricalisme, le redoutable cléricalisme ! cherchaient à exploiter les derniers incidens et qu’il ne le tolérerait pas. Soit : mais ce n’est pas ce dont il s’agit. Il a blâmé un colonel qui a fait jurer à ses officiers, sur le drapeau, qu’ils n’avaient commis aucun acte de délation. Le drapeau, a-t-il fait remarquer, n’est pas fait pour cet usage, et nous avouons nous-même ne pas aimer beaucoup cette mise en scène ; mais enfin elle n’a rien de répréhensible en soi, et entre l’acte de ce colonel demandant à ses officiers leur parole d’honneur qu’ils n’avaient pas trempé dans l’infamie, et celui de M. Berteaux demandant la sienne au commandant Pasquier, on ne voit pas très bien la différence : il n’y a que celle du drapeau, c’est-à-dire du décor. M. Deschanel s’est efforcé, mais en vain, de ramener le ministre à la question. Il lui a dit avec beaucoup de force ce que nous disions nous-même, il y a quinze jours, à savoir que les faits de délation, honteux partout où ils se produisent, méritent par surcroit dans l’armée une autre épithète, parce qu’ils revêtent un autre caractère. Non seulement ils détruisent entre officiers, et même entre soldats, cette confiance réciproque qui est le lien de l’armée, mais ils portent atteinte à la discipline qui en achève la cohésion. La hiérarchie militaire étant renversée, c’est celle de la franc-maçonnerie qui en prend la place. On voit alors l’inférieur dénoncer son supérieur, lui donner des notes, l’apprécier, le juger, le condamner et nous demandons si cela est tolérable. De pareils faits, s’est écrié M. Deschanel, conduisent en temps ordinaire un simple soldat devant un conseil de guerre : cesseraient-ils d’être répréhensibles pour s’être passés entre officiers ? A cette question, vive, directe, pressante, et qui portait sur le fond des choses, M. Berteaux n’a rien répondu : il a eu l’air de ne pas l’entendre. Mais alors que devient l’ancien ordre du jour de la Chambre, celui qu’elle a rappelé pour la forme, et qui invitait le gouvernement à prendre des mesures contre les faits qui lui avaient été révélés, s’ils étaient reconnus exacts. Les faits ont été abondamment prouvés ; on n’a rien fait de sérieux pour les châtier. Est-ce bien là ce qu’avait voulu la Chambre ? Il faut bien le croire puisqu’elle renonce à demander davantage ; mais le pays attendait autre chose : il attendait plus ; il attendait mieux. La majorité du gouvernement a été de seize voix. C’est maintenant la majorité des grands jours : elle était autrefois de quatre-vingts ou de cent.

Si M. Berteaux n’a rien répondu à M. Deschanel, il a bien fallu que M. Combes essayât de répondre quelque chose à M. Georges Leygues, qui l’accusait une fois de plus, en invoquant le témoignage posthume de M. Waldeck-Rousseau, d’avoir connu le fonctionnement de la délation et de n’avoir rien fait pour s’y opposer ; mais il s’est contenté de dire qu’il s’était déjà expliqué sur ce point. Le malheur est que ses explications n’ont convaincu personne : elles sont, elles seront toujours à recommencer. M. Combes cherche à créer une équivoque en affirmant que la délation existait déjà avant lui. La vérité est que le système de la fiche individuelle a commencé sous M. Waldeck-Rousseau, mais à son insu, et à partir du jour où le départ de M. le général de Galliflet a laissé entrer M. le général André. Là est le point de départ. Il y a eu peut-être auparavant quelques dénonciations isolées, car il y en a toujours ; mais le ministère actuel ne s’est pas contenté d’encourager la délation ; il l’a organisée, enrégimentée, récompensée. M. le général André l’a introduite dans l’armée par ses informateurs de la rue Cadet, et M. Combes l’a introduite dans le civil par ses délégués. Cela est devenu une politique, et cette politique, le ministère qui a décoré M. Vadécard ne l’a pas encore désavouée sérieusement. Voilà pourquoi le malaise persiste. Cette question qu’il aurait fallu vider à fond, et qu’on aurait pu alors fermer une fois pour toutes, reste ouverte et irritante comme un abcès mal soigné dont le virus malsain continue d’infecter le corps social. Le gouvernement en mourra un jour ou l’autre. Comment ? Nous n’en savons rien. Qui aurait pu dire, la veille de sa chute, comment disparaîtrait le général André, si profondément oublié le lendemain ? Fata viam invenient : ce qui doit arriver arrive ; les voies seules en sont inconnues.

En attendant, et au milieu des préoccupations où elle s’agite, la Chambre n’a rien fait de sa session d’automne. Nous voilà revenus aux douzièmes provisoires. À qui la faute ? M. le président du Conseil, qui ne doute de rien, n’a pas mis en doute que la Chambre, dont il connaissait l’activité laborieuse, pourrait faire aboutir avant le 31 décembre la discussion du budget et celle de l’impôt sur le revenu : aussi lui a-t-il conseillé de les mettre ensemble à son ordre du jour et de les poursuivre en même temps. Il convient de dire que M. le ministre des Finances n’y était pas ; il était encore malade à ce moment ; et ce n’est pas une des moindres bizarreries du temps présent que cette mise à l’ordre du jour de deux discussions aussi importantes, ou même aussi graves, en l’absence du ministre qui devait les soutenir. Ce n’était pas, il est vrai, tout à fait à son insu. M. Rouvier s’est donné le plaisir, à l’une de ses dernières séances, de raconter à la Chambre que M. le président du Conseil lui avait fait part téléphoniquement de ses intentions et de ses espérances, et qu’il s’était efforcé de combattre les premières et de dissiper les secondes ; mais M. Combes lui a répondu que l’impôt sur le revenu ne tiendrait que très peu de jours l’affiche. Il en était sûr. L’Officiel constate que la Chambre a ri en écoutant cette anecdote. Elle était risible, en effet, mais en même temps peu rassurante. Quelle singulière méthode de travail que de mener de front, d’une part le budget, et de l’autre la plus profonde réforme fiscale que nous ayons abordée depuis un siècle ! Le résultat a été ce qu’il devait être : nous n’avons ni l’impôt sur le revenu, ce dont on peut se consoler aisément, ni le budget, ce qui est plus fâcheux. Tel est le bilan sur lequel l’année se termine : c’est une banqueroute morale et matérielle. La responsabilité en revient en grande partie à la Chambre elle-même, qui n’a pas su introduire de l’ordre dans ses travaux, mais encore plus au gouvernement qui, consciemment ou inconsciemment, y a introduit le désordre. Puisque la date où nous sommes nous y encourage, faisons des vœux pour que l’année prochaine soit mieux remplie ; mais ils ne se réaliseront certainement pas avec le ministère actuel. Ce ministère est usé et sa décomposition se communique au corps social tout entier. L’anarchie morale et le désarroi administratif s’introduisent partout. Tout le monde en a le sentiment, en souffre et en gémit, et l’opinion ne trouve de distraction que dans les scandales qui, hélas ! ne lui manquent pas.


Ce sera d’ailleurs notre seule allusion à celui qui la préoccupe si violemment depuis quelques jours. Nous ne voulons pas affecter d’ignorer ce dont tout le, monde parle, mais nous n’avons pour le moment rien à en dire. Les journaux sont remplis de détails contradictoires sur la mort de M. Syveton. On passe d’une hypothèse à une autre, accident, suicide, assassinat ; et, certes, nous pourrions en faire à notre tour ; mais aucune de celles que nous ferions ne nous satisferait nous-même, à supposer quelles satisfissent nos lecteurs, ce qui est douteux. Il y a des mystères qui ne s’éclaircissent jamais, et ce qui se passe en ce moment sous nos yeux serait plutôt de nature à nous inspirer des doutes sur la vérité de l’histoire qu’à nous encourager à l’écrire prématurément. Au reste, l’énorme incident dont il s’agit semble appartenir beaucoup plus à la chronique de la vie privée qu’à celle de la vie publique, et nous attendons encore qu’on nous en montre les rapports certains avec la politique proprement dite. M. Syveton a joué pendant quelques courtes années sur la scène du monde un rôle bruyant ; il a eu des amis et des ennemis également passionnés, ce qui donne à croire à ceux qui, comme nous, ne l’ont pas connu, qu’il n’était pas un homme indifférent. Toutefois sa mort a fait encore plus de bruit que sa vie, à cause des circonstances dramatiques et obscures qui l’ont entourée. On comprend mal pourquoi il se serait suicidé ; on ne comprend pas beaucoup mieux pourquoi on l’aurait tué. L’instruction, qui est encore ouverte, fera-t-elle la lumière ? En attendant, nous restons dans les ténèbres, et, n’ayant aucun moyen personnel de les dissiper, nous ne l’entreprendrons pas. Le plus sage, quand on ne sait rien, est de se taire et de se réserver.


Les dernières nouvelles de Tanger ne sont pas bonnes : elles sont de nature à causer une déception mêlée d’inquiétude à ceux qui ont cm que la question marocaine ne serait pas plus difficile à résoudre que ne l’a été autrefois la question tunisienne, et même qu’elle le serait moins puisqu’il a fallu faire en Tunisie un simulacre d’expédition militaire, tandis qu’on parlait au Maroc d’une pénétration purement pacifique. Ce mot de « pénétration pacifique » est même devenu très à la mode. On le trouve dans tous les journaux ; on le relève dans les conversations des hommes que l’on proclame compétens sur la matière, et qui tous ont professé dans cette affaire un admirable optimisme. Pour notre compte, nous avons toujours jugé le mot dangereux, d’abord parce qu’il ne devait pas correspondre jusqu’au bout à la réalité des choses, et ensuite parce que, entendu et peut-être mal compris à Fez, il risquait d’y entretenir des illusions d’un autre genre, mais également dangereuses, en faisant croire au sultan et à ses conseillers que nous étions absolument décidés, et quoi qu’il arrivât, à ne jamais faire usage de nos armes. C’est une mauvaise manière de préluder à une action quelconque dans un pays quelconque, mais surtout dans un pays musulman. Les musulmans, en effet, ne croient qu’à la force ; ils y reconnaissent très distinctement la volonté divine ; et si on leur dit par avance qu’en aucun cas on ne l’emploiera, cela les rassure à l’excès.

On n’a d’ailleurs jamais vu dans l’histoire, depuis que le monde est monde, un pays en pénétrer pacifiquement un autre et étendre sur lui par la simple persuasion, soit sa domination, soit son protectorat, soit même sa prépondérance exclusive, et il n’y a aucun motif de croire que nous serons plus heureux au Maroc que nous ne l’avons été, et que d’autres ne l’ont été partout ailleurs. Les populations arabes qui occupent le nord de l’Afrique deviennent de plus en plus rudes et belliqueuses à mesure qu’on s’avance de l’orient vers l’occident. Elles ne le sont pas du tout en Égypte, où nous avons refusé, il y a vingt et quelques années, d’aller avec l’Angleterre, qui devait y rencontrer le minimum de résistance qu’un peuple est capable d’opposer à un autre. Elles le sont un peu plus en Tunisie, mais encore médiocrement. Nous savons par une longue expérience qu’il n’en a pas été de même en Algérie, et il est infiniment probable que nous continuerons cette expérience au Maroc. Espérons toutefois que les enseignemens du passé ne seront pas perdus, et que nous ne renouvellerons pas quelques-unes des fautes de conduite que nous y avons commises. Mais s’imaginer que nous entrerons au Maroc comme chez nous, ou comme des amis qu’on y accueillera à bras ouverts parce que nous y apporterons cette civilisation européenne dont nous sommes si fiers, alors que les Marocains, qui l’ignorent, la méprisent profondément, c’est pure chimère. Nous ne saurions dire dans quelle mesure le gouvernement s’y est laissé prendre. Il a bien paru y croire, et il a communiqué sa conviction au Parlement, d’ailleurs peu éclairé sur la question ; mais il était trop éclairé lui-même pour avoir nourri l’illusion que le rameau d’olivier suffirait jusqu’à la fin dans notre longue entreprise, et que nous n’aurions qu’à nous en faire précéder pour voir toutes les portes s’ouvrir devant nos pas. Il a pensé sans doute que les procédés pacifiques conviendraient quelque temps à notre pénétration, longtemps peut-être, et que, s’il survenait quelque accident lorsque nous serions maîtres du sultan et, par lui, d’une partie du pays, nous aurions plus de facilités pour nous en tirer à notre avantage. Peut-être était-ce bien raisonner ; peut-être n’était-ce pas avoir assez bien observé.

Quoi qu’il en soit, voici les faits. Notre ministre à Tanger, M. Saint-René Taillandier, était sur le point de partir pour Fez où, disait-on, il était appelé et désiré par le sultan, lorsqu’il a ajourné son voyage. Les nouvelles qu’il recevait étaient inquiétantes. Le sultan lui a fait savoir qu’il ne pouvait pas répondre de sa sécurité s’il prenait la voie de terre, c’est-à-dire la voie habituelle, celle qu’on prend toujours pour aller de Tanger à Fez : il fallait que notre ministre et sa suite commençassent par s’embarquer à Tanger pour El-Araïche, sur la côte occidentale du Maroc, et qu’ils débarquassent à El-Araïche pour se rendre ensuite à Fez. On savait bien que l’anarchie régnait au nord du Maroc, et qu’elle commençait à quelques kilomètres de Tanger. L’aventure de M. Perdicaris nous a fixés sur ce point. Nous nous demandons néanmoins si le sultan n’aurait vraiment pas pu assurer la sécurité de notre mission diplomatique, et s’il n’a pas préféré nous montrer le mal encore plus grand qu’il ne l’est, afin de nous effrayer et de nous décourager au seuil même de notre entreprise. Mais à cette question, comment faire une réponse tout à fait rassurante ? La prudence conseillait, ne fût-ce que pour éviter de nouveaux délais, d’accepter l’itinéraire proposé par le sultan, et c’est à quoi M. Saint-René Taillandier s’est résolu. Vous préférez, a-t-il dit, que je passe par El-Araïche ; je passerai par El-Araïche.

Il devait partir de Tanger le 24 décembre. Il a appris la veille la nouvelle stupéfiante de la suppression des missions militaires que, depuis de nombreuses années, le sultan entretient auprès de lui, et cela sous prétexte d’économie. La seule mission qui soit en ce moment au complet, c’est la nôtre ; c’est donc sur nous que tombait la décision du sultan, et d’un poids d’autant plus lourd que notre mission militaire était un des élémens essentiels de notre action future. C’est par elle que nous devions organiser l’armée chérifienne, et, grâce à l’organisation qui rendrait cette armée plus forte que toutes les bandes dont le Maroc est rempli, nous espérions que le sultan et nous pourrions nous passer de tout autre appoint militaire. Dans notre pensée, le sultan et la France ne faisaient déjà qu’un. Nous apprenions en même temps, et le symptôme n’était pas moins inquiétant, si même il ne l’était pas davantage, la disgrâce des ministres avec lesquels nous avions traité autrefois, qui étaient venus à Paris, qui avaient séjourné en Algérie, et que, pour tous ces motifs, nous considérions comme n’étant pas hostiles au développement de notre influence. M. Saint-René Taillandier ne pouvait pas se tromper sur la signification de chacun de ces faits, et encore moins de leur ensemble. Évidemment, le Maroc se repliait sur lui-même, se fermait, se hérissait devant nous, contre nous, et si le sultan a manifesté à un autre moment le désir de voir notre ministre venir de Tanger à Fez, ce désir lui était passé. Comment expliquer cette volte-face ?

L’explication la plus simple, et sans doute aussi la plus vraie, est que, dans le fond de son âme, le sultan a toujours eu pour nous les mêmes sentimens qu’il nous a découverts au dernier moment. Nous étions encore loin lorsqu’il nous en témoignait d’autres : notre voyage à Fez n’était pas imminent. Enfin la « pénétration pacifique » avait bien commencé pour lui, puisqu’elle a commencé par un emprunt que nous lui avons facilité. Il était naturel que ce début exerçât sur lui quelques séductions. La suite lui a plu moins. Qu’on se mette à sa place, ce qu’il faut toujours faire par la pensée lorsqu’on veut se rendre compte de ce qui se passe dans l’esprit des autres. Sa situation n’est pas commode. Nous parlons très haut des merveilles et des bienfaits de la civilisation européenne, que nous allons faire pleuvoir sur le Maroc. On sait que le jeune Abd-el-Aziz n’est pas resté insensible à ces merveilles ; il ne les a connues, il est vrai, que par les côtés amusans et un peu puérils, mais enfin il y a pris goût. Qu’en est-il résulté ? Il a perdu sa popularité ; il a vu un prétendant se dresser contre lui et devenir dangereux ; enfin il a traversé une crise très grave, ou plutôt il y est encore, il n’en est pas sorti. N’est-il pas naturel que notre civilisation lui inspire de la méfiance ? Et, quand bien même il n’éprouverait pas ce sentiment, ses sujets l’éprouvent : n’est-il pas obligé d’en tenir compte ? Il est entre les mains redoutables de congrégations religieuses fanatiques et puissantes. Peut-être aimerait-il mieux être dans les nôtres ; nous n’en savons rien ; nous en doutons un peu. Mais comment passer des unes aux autres en échappant aux risques de l’opération ? Problème très délicat pour le sultan, et qui ne l’est pas moins pour nous. De bons esprits peuvent craindre que la « pénétration pacifique » s’y montre inefficace. En attendant, si le sultan éprouve de grandes perplexités morales, s’il change de politique plus souvent que nous le voudrions, si un jour il nous revient et le lendemain cherche à nous échapper, il y aurait de notre part quelque inintelligence à en être surpris. Il ne faut pas oublier que nous avons disposé de lui sans lui : nous en avons disposé avec les autres, sans nous embarrasser de ce qu’il en penserait. Sans doute nous voulons faire son bonheur en respectant scrupuleusement son indépendance et sa souveraineté ; mais peut-être n’est-il pas aussi sûr de nos sentimens que nous le sommes nous-mêmes, car nous n’avons encore rien fait pour l’en convaincre. Et quand nous l’en aurons convaincu, lui, il faudra en convaincre ses sujets, ce qui sera encore plus long et plus laborieux. Jusque-là, que faire ? Le savons-nous ?

Il serait temps de le savoir et de nous mettre en face des réalités. Ce qui vient de se passer est un avertissement dont nous pourrons faire quelque profit si nous en comprenons bien la leçon. Les vues politiques avec lesquelles nous nous sommes embarqués dans cette affaire sont évidemment trop courtes pour la conduire à bon terme, et le moment est venu d’en modifier quelques-unes. Non pas qu’il faille passer d’un système à un autre, et renoncer à pénétrer pacifiquement aussi loin que nous le pourrons avant de recourir à un autre mode de pénétration ; mais il faut tout prévoir, et il faut surtout que le sultan sache bien que nous ne renonçons d’avance à aucun moyen d’exécuter notre programme. Nous préférons les plus doux sans répudier les autres, car il nous est impossible de reculer, après les engagemens solennels que nous avons pris avec l’Europe. Nous aurions pu ne pas prendre ces engagemens ; mais, l’ayant fait, nous devons les tenir. Si on ne laisse aucun doute à ce sujet dans l’esprit du sultan, peut-être reviendra-t-il spontanément à des dispositions plus bienveillantes à notre égard. Et alors les incidens de ces derniers jours n’auraient été qu’une fausse alerte, dont nous ferons bien toutefois de garder le souvenir toujours présent pour en être moins surpris une autrefois. Nous ne sommes pas, en effet, au bout de nos peines, pas plus que le sultan n’est au bout des siennes, et c’est par un mélange continuel de modération et de fermeté, surtout de fermeté, que nous atteindrons le but au meilleur compte. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si, parce que le sultan ne veut pas que M. Saint-René Taillandier aille à Fez, M. Saint-René Taillandier doit effectivement ne pas y aller. Nous sommes porté à croire qu’un temps précieux a déjà été perdu et qu’il ne faut pas en perdre davantage. Nous n’avons pas essayé encore ce que peut sur le sultan la présence personnelle de notre ministre. On a dit au premier moment, non seulement que le voyage de M. Saint-René Taillandier serait retardé sine die, mais encore que tous les consuls des puissances reviendraient de Fez en emmenant avec eux leurs nationaux. On a dit ensuite, — mais le fait mérite confirmation, — que certains consuls ne prendraient pas part à cette retraite précipitée, et nous nous bornons pour aujourd’hui à signaler ces exceptions. Quoi qu’il en soit, le départ de tous les Européens, ou de presque tous les Européens actuellement à Fez, y serait considéré par le monde musulman comme un premier succès pour la politique chérifienne. L’effet produit serait contraire à celui que nous recherchons. A notre sens, M. Saint-René Taillandier ne devrait pas attendre un jour de plus pour courir à Fez et y tenir tête à l’orage qui se forme, ou s’est formé contre nous. S’il rencontrait une mauvaise volonté obstinée, il serait temps pour lui et pour tous les Européens de quitter une capitale décidément hostile et de rentrer à Tanger. Nous aurions alors à prendre les résolutions que les circonstances comporteraient.

Mais ce qui est arrivé devait arriver. Il était inévitable que le sultan livré jusqu’ici à lui-même, ou plutôt aux influences religieuses qui s’exercent impérieusement sur lui, cherchât à nous échapper. Aussi ne faut-il pas lui en vouloir à l’excès de l’incartade qu’il vient de commettre, mais seulement prendre des mesures pour en prévenir le retour. Quant à notre entreprise elle-même, n’étant pas de ceux qui ont endormi l’opinion publique sur les difficultés qu’elle devait présenter, nous ne sommes pas non plus de ceux qui, lorsqu’elles se présentent, en sont le plus étonnés. On a écrit que le sultan avait été ému et alarmé de ce qui s’est dit à la Chambre et au Sénat pendant la discussion de nos arrangemens avec l’Angleterre ; mais on n’y a parlé que de « pénétration pacifique, » c’est-à-dire de ce qui devait le rassurer beaucoup plus que de ce qui devait l’inquiéter. M. le ministre des Affaires étrangères lui a garanti du haut de la tribune la plénitude de sa souveraineté sur la totalité de son territoire, en ajoutant que rien, dans nos conventions avec l’Espagne, ne portait atteinte à ce double principe. Il semble donc difficile de croire que les incidens marocains soient dus à des imprudences de langage qui auraient été commises à Paris. Ne cherchons pas en dehors du Maroc lui-même les causes de la brusque évolution qu’a subie la politique chérifienne, à supposer qu’il y ait eu là une évolution. Nous nous sommes un peu trop bercés et endormis dans l’optimisme des mots que nous aimions à employer, et nous nous sommes complaisamment imaginé que ces mots agissaient sur les autres de la même manière que sur nous, genre d’illusion auquel nous sommes très enclins. Il faudra désormais mettre nos moyens mieux en rapport avec notre but, et pour cela, d’autres explications peut-être seront nécessaires. M. Ribot a annoncé qu’il les demanderait à la rentrée.


Une crise ministérielle a éclaté en Espagne ; mais elle ne modifiera pas beaucoup la politique du gouvernement. A un ministère conservateur succède, en effet, un ministère conservateur : le général Azcarraga prend la place de M. Maura. Il semble à première vue que l’Espagne pourrait faire l’économie de ces crises dont on ne comprend pas toujours très bien le sens, et encore moins l’intérêt à l’étranger.

M. Maura, par l’énergie de sa politique, avait provoqué contre lui des hostilités passionnées : il n’en a pas moins rendu de très réels services, et il sort du pouvoir plutôt grandi que diminué. L’incident qui a servi d’occasion à sa chute ne paraissait pas de nature à avoir de pareilles conséquences. Un dissentiment s’est élevé entre le ministre de la Guerre et le jeune roi Alphonse XIII sur le choix du chef de l’état-major général. Le ministre, général Linarès, proposait et voulait imposer le général Lofio ; le Roi voulait qu’on lui proposât, c’est-à-dire qu’il voulait imposer lui-même le général Polavieja. On s’est obstiné de part et d’autre. Le président du Conseil a pris parti pour le ministre de la Guerre et tout le cabinet a donné sa démission. Les conditions dans lesquelles cette crise s’est produite sont regrettables.

On trouvera sans doute que le Roi est encore bien jeune pour avoir une opinion aussi irréductible sur le meilleur chef d’état-major général. Peut-être aussi n’était-ce là qu’un prétexte, et le Roi a-t-il pensé que M. Maura s’était un peu usé dans les luttes qu’il a vaillamment soutenues. Quant au général Azcarraga, ce n’est pas la première fois qu’il a été président du Conseil, et il a laissé des bons souvenirs : toutefois il n’est pas un homme politique au même degré que M. Maura, et les cabinets qu’il préside, en ménageant aux partis une trêve qui a parfois des avantages, donnent l’impression d’une combinaison provisoire plutôt que d’une construction gouvernementale durable. Le choix du Roi a d’ailleurs été bien accueilli et a amené une détente : mais combien de temps durera-t-elle ?

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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