Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1904

Chronique n° 1742
14 novembre 1904


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre


Le ministère était bien bas, bien bas, à la fin de la séance du vendredi 4 novembre. Huit jours auparavant, à la suite de l’interpellation de M. de Villeneuve, il n’avait eu dans le vote décisif de la journée que quatre voix de majorité : ces quatre voix venaient de se réduire à deux. Mais ce n’est pas seulement à l’exiguïté décroissante de ces chiffres qu’il faut mesurer sa déchéance morale : il fléchissait évidemment, il était près de succomber sous le mépris. C’est alors que M. Syveton, un des membres les plus en vue du groupe nationaliste, s’est livré sur M. le ministre de la Guerre à des voies de fait, gifles suivant les uns, coups de poing suivant les autres : en tout cas, c’est le visage du ministre qui a été atteint. M. Syveton n’avait pas pris part au débat ; il était jusque-là resté à son banc avec une apparence tranquille ; aucun symptôme n’avait fait pressentir que l’esprit l’agitait. Tout d’un coup, il s’est cru désigné par on ne sait quelle puissance supérieure pour venger l’armée. Pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Rien dans sa personne, ni dans sa situation, ni dans ses antécédens, ne semblait l’avoir marqué pour cette mission de justicier : il se l’est donnée à lui-même. Nous serions très surpris si son geste, d’ailleurs peu héroïque, avait plus tard pour l’armée des conséquences heureuses : ce qui est sûr, c’est qu’il a, sur le moment même, fait remonter de deux voix à quatre-vingts environ la majorité ministérielle. Était-ce là un mouvement de sympathie subite pour M. le ministre de la Guerre ? Non : le général André n’apparaissait à personne comme un « noble blessé. » Mais de pareilles mœurs, introduites dans le parlement, inquiétaient et révoltaient tout le monde. La discussion a souvent dégénéré en injures et en violences au Palais-Bourbon : elle n’était pas encore tombée au niveau du pugilat. La grande majorité de la Chambre a été sincèrement indignée. Toutefois, le ministère n’a pas tardé à s’apercevoir que M. Syveton lui avait rendu un grand service : il ne fallait rien moins que ces gifles pour le relever. M. Syveton a encouru les plus graves sévérités du règlement ; il a été exclu de l’enceinte parlementaire pendant quinze séances. M. le procureur général ayant demandé, en vue de poursuites qu’il se proposait d’exercer contre lui, la suspension de l’immunité qui le couvrait, la Chambre a mis à son acquiescement une hâte inaccoutumée. On comprend très bien que les opposans du centre aient profité de l’occasion pour se débarrasser de M. Syveton et de ses maladresses ; mais le ministère pourrait bien le regretter.

En effet, sans son incartade, le ministère était perdu à très brève échéance. Il avait été si vigoureusement attaqué et ébranlé qu’un dernier assaut devait le renverser, et, certes, les occasions de le livrer ne manquaient pas : nous en indiquerons quelques-unes dans un moment. Mais quel que soit l’incident à propos duquel le ministère tombera, la cause vraie de sa chute plus ou moins prochaine sera le scandale sans précédent que l’interpellation de M. de Villeneuve a fait éclater au grand jour. On savait bien que la délation sévissait sur l’armée : il n’était pourtant venu à l’esprit de personne qu’elle fût pratiquée dans les conditions qui ont été révélées à la Chambre. L’étalage inopiné de ce cynisme tranquille a causé une stupeur dont on n’est pas encore revenu. C’était donc vrai, tout ce qu’on avait raconté de la franc-maçonnerie ? C’était donc vrai que le cabinet de M. le ministre de la Guerre était devenu une annexe et comme un organe inférieur du Grand Orient de France, dont il recevait et exécutait docilement les instructions ? Que de passe-droits, que d’injustices, que d’iniquités ont été les conséquences douloureuses de ce régime odieux et perfide ! Personne n’a essayé de le défendre, du moins à la Chambre, car la franc-maçonnerie a adressé un manifeste à ses adeptes pour revendiquer son droit, affirmer qu’elle avait rempli son devoir, déclarer qu’elle continuerait de le faire, et secouer la torpeur de ses amis qui, un moment déconcertés, n’avaient su que répondre au discours de M. de Villeneuve. L’effronterie de ce manifeste a été dépensée en pure perte. A. la seconde comme à la première séance, les procédés de M. le ministre de la Guerre et du Grand Orient ont été désavoués, condamnés, flétris. M. le général André et M. le président du Conseil ont juré qu’ils ne les connaissaient pas. Le premier a ajouté que, si les faits allégués étaient exacts, il considérerait sa responsabilité comme engagée. Les faits étaient exacts, et M. le ministre de la Guerre est resté en place, continuant de dire qu’il les avait ignorés : nous verrons tout à l’heure ce qu’il faut en croire. Quoi qu’il en soit, il ne les a pas défendus, ni même couverts, puisqu’il a accepté la démission de l’officier qui en avait été le principal agent. Il s’est borné à plaider les circonstances atténuantes, en faisant un tableau mélodramatique des dangers qui menaçaient la République au moment où il est entré au ministère. M. le président du Conseil, tout en désavouant des procédés inavouables, a réclamé à son tour, au nom du gouvernement, le droit et le devoir de se renseigner, non seulement sur la valeur professionnelle des officiers auxquels il confiait la protection de la chose publique, mais encore sur leur loyalisme. M. le président du Conseil avait raison ; seulement il ne s’agissait pas de cela. Se renseigner, soit : mais comment et par qui ? C’était là toute l’affaire, et il faut s’en expliquer nettement.

Personne ne conteste au gouvernement le droit qu’il revendique. Dans le jugement à porter sur des officiers auxquels on donne un commandement supérieur, s’il faut apporter une grande largeur d’esprit, il faut mettre aussi beaucoup de prudence. Les qualités ou les défauts du caractère doivent entrer en ligne de compte à côté de ceux de l’intelligence et de la capacité professionnelle. Enfin un gouvernement a le devoir de s’assurer qu’il sera loyalement servi. Ce sont là des vérités de simple bon sens. Tous les gouvernemens, dans tous les pays du monde et à toutes les époques, ont fait à cet égard la même chose ; mais aucun ne s’y est pris comme M. le général André et M. Combes. On leur a dit qu’ils avaient des organes naturels d’information dans les préfets, et même, en certains cas, dans les procureurs généraux. Ce sont là les représentans politiques du gouvernement : c’est donc à eux qu’il doit s’adresser pour se renseigner discrètement et sûrement sur le degré de confiance que mérite un officier. Est-ce que personne a reproché au gouvernement de l’avoir fait ? Non certes, et bien qu’ici encore des abus puissent être commis, ils sont à ce point inséparables de l’institution politique elle-même qu’il faut bien s’y exposer. Un ministre intelligent, et qui connaît ses préfets, sait d’ailleurs ce qu’il convient d’ajouter ou de retrancher à leurs notes confidentielles. Mais où donc M. le ministre de la Guerre est-il allé prendre les siennes ? Un peu partout, dans l’armée et hors de l’armée, sans règle, sans méthode, sans précautions. Dans l’armée, il a introduit le fléau de la délation mutuelle. Lorsque le supérieur, interrogé par le ministre ou en son nom, répond sur les aptitudes professionnelles ou morales d’un inférieur, il fournit un renseignement ; mais lorsque, par un renversement complet de la hiérarchie, c’est l’inférieur qui est interrogé sur son chef, sa réponse est une délation. Or, rien n’a été plus fréquent depuis quelques années, et on a cité un cas dont l’exactitude n’a pas été démentie, où le grand informateur du ministre, par l’intermédiaire de la loge maçonnique, était le bottier du régiment ! La hiérarchie maçonnique avait pris la place de la hiérarchie militaire, et la confiance du gouvernement se mesurait à ses degrés : voilà notre premier grief contre M. le général André. Le second est dans la destruction de la famille militaire que le régiment constituait autrefois. La confiance et la camaraderie entre officiers n’existent plus. Surveillez-vous et dénoncez-vous les uns les autres, leur a-t-il dit, et il est triste de reconnaître que cet enseignement nouveau n’a pas été perdu. Les officiers qui veulent arriver savent que le meilleur moyen de se faire valoir eux-mêmes est de dénoncer les autres. Où doivent-ils s’adresser ? A la loge maçonnique. Nous n’aurions pas osé le dire il y a quinze jours avec la même assurance que maintenant, mais depuis lors les voiles ont été déchirés. M. le général André a trouvé commode de s’adresser, pour être renseigné, à une association qui lui inspirait pleine confiance ; il ne s’est même pas demandé comment et auprès de qui elle se renseignait elle-même. Tout positiviste qu’il est, ou qu’il se vante d’être, il ne s’est pas préoccupé de savoir comment sont composées la plupart des loges de nos villes de province. Les résultats ont été cruels ! Tel officier honnête, correct, loyal, a vu sa carrière brisée par les dénonciations d’un épicier, d’un charcutier, d’un vitrier dont M. le ministre de la Guerre ignore l’existence, mais dont le « très cher frère Vadecard » apprécie la sûreté. Enfin, nous avons un dernier grief contre M. le général André et M. Combes, c’est que, pour enlever par surprise la majorité de la Chambre, ils ont trahi devant elle la vérité. Ils ont protesté qu’ils ignoraient tout ce qui s’était passé : la preuve du contraire est ressortie avec une irrésistible évidence d’une note manuscrite de M. Waldeck-Rousseau.

L’incident est trop significatif pour que nous ne le rapportions pas. Depuis la mort de M. Waldeck-Rousseau, on a publié quelques-uns de ses papiers, qui, par malheur, font plus d’honneur à ses intentions qu’à sa prévoyance, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse en ce moment. Une de ces notes se rapporte directement aux faits révélés par l’interpellation de M. de Villeneuve, qu’elle complète et qu’elle confirme. M. Waldeck-Rousseau avait déjà donné sa démission, il était entré dans la retraite lorsqu’il a reçu, un jour, la visite de M. le général Percin, alors chef de cabinet de M. le ministre de la Guerre. M. le général Percin lui a exposé tous les détails du système de délation qui fonctionnait rue Saint-Dominique, et, comme il en était lui-même très écœuré, il a parlé de donner sa démission. M. Waldeck-Rousseau l’en a détourné pour des motifs qui n’avaient rien de commun avec l’objet de leur conversation. M. Waldeck-Rousseau resta, comme on peut le croire, très frappé, très inquiet, très ému de ces confidences. Personne peut-être n’avait poussé plus loin que lui la préoccupation des dangers que la République avait courus au moment où il était arrivé aux affaires, et on n’a pas perdu le souvenir des mesures de salut public qu’il a opposées à un mal que son imagination aggravait et grossissait ; mais jamais il ne lui était venu à l’esprit qu’on pourrait combattre le fantôme des conspirations militaires en livrant l’armée tout entière aux plus basses délations. Aussi courut-il chez M. le président du Conseil, pour lui faire part des faits qu’il venait d’apprendre et de l’impression qu’il en avait ressentie. M. Combes parut entrer dans ses sentimens et lui promit d’aviser : il désirait toutefois attendre le retour à Paris d’un sénateur, M. Delpech, retenu alors dans son département par des élections. Il s’adressait bien ! M. Delpech est franc-maçon de haute marque. C’est peut-être pour ce motif que la chose n’a pas eu de suites. Alarmé par M. Waldeck-Rousseau, M. Combes a été rassuré par M. Delpech ; il n’a rien fait, et le système de délation a suivi son cours au ministère de la Guerre. Seulement M. Combes avait perdu le droit de dire qu’il ne le connaissait pas. La note de M. Waldeck-Rousseau n’avait pas été faite pour les besoins de la cause : c’était une de ces notes qu’on jette à la hâte sur le papier pour soi-même, afin de se rappeler plus tard un fait et une date. Mais il en sortait comme une voix d’outre-tombe qui accusait M. le président du Conseil de n’avoir pas dit la vérité à la Chambre, ou plutôt de lui en avoir dit le contraire. M. Combes a tout su, M. le général André a tout su, ils ont tout approuvé. Ils l’ont nié. Tout mauvais cas est niable, dit-on ; mais alors, nier un fait certain est avouer que le cas est mauvais. Et cela s’appelle aussi mentir.

Le débat, ouvert dans ces conditions, offrait aux adversaires du cabinet des argumens nombreux et faciles. Ils en ont usé avec éloquence. Jamais M. Ribot, en particulier, n’avait parlé avec plus de noblesse, de chaleur communicative et d’émotion. Son discours a produit sur l’assemblée une impression profonde. Il ne s’est pas contenté de réunir dans un faisceau tous les griefs de la conscience publique contre un ministre de la Guerre qui, le premier de son espèce, avait traité l’armée en suspecte, avec cette particularité que le soupçon devenait plus fort à mesure qu’il portait plus haut dans la hiérarchie, il a encore vengé nos officiers des calomnies dont on les avait abreuvés. Au milieu des épreuves que nous avons traversées il y a quelques années, et où un si grand nombre d’entre nous ont perdu la tête, l’armée a été admirable, — c’est le mot dont s’est servi M. Ribot, — de correction et de sang-froid. M. le général André a parlé de conspirations. S’il y en avait eu, il faudrait peut-être le cacher comme un secret redoutable ; mais le fait est radicalement faux. L’armée, à supposer qu’elle eût voulu profiter des divisions des politiciens, a eu vingt occasions de se jeter dans la mêlée en y apportant le poids particulier qu’a toujours une épée : elle ne l’a pas fait, et rien n’autorise à croire qu’aucun de ses chefs ait songé à le faire. Il était bon que ce témoignage lui fût publiquement rendu, et qu’il soulevât, comme il les a soulevés, les applaudissemens de la Chambre, pour lui prouver qu’elle avait conservé intactes l’affection et la confiance du pays. Nous avons assez longtemps vécu sur la légende des périls auxquels la République a été arrachée : il est bien temps de la dissiper. Nul ne pouvait le faire mieux que M. Ribot, qui a été indépendant sous le ministère de M. Waldeck-Rousseau comme il l’est sous celui-ci ; mais il serait injuste de ne pas reconnaître l’appui très utile que plusieurs ministres du cabinet précédent ont apporté à l’opposition en s’y jetant eux-mêmes avec résolution et vigueur. M. Georges Leygues et M. Millerand ont parlé l’un et l’autre avec beaucoup d’énergie et de talent. Des esprits chagrins, ou timides, ou jaloux, ont dit qu’ils auraient mieux fait de se taire dans l’intérêt de leur cause, parce qu’on les sentait personnellement intéressés à la chute d’un ministère qu’ils espéraient remplacer. À ce compte, personne ne parlerait, excepté les comparses et le parlementarisme continuerait d’être un jeu de cache-cache, comme il l’a été beaucoup trop dans ces derniers temps. Chacun, au contraire, doit marcher à découvert avec son drapeau : le moment vient toujours où le pays suit. Rien de plus misérable que les petites combinaisons poursuivies en cachette par les groupes et les sous-groupes, où la peur de se compromettre paralyse toutes les initiatives généreuses. Enfin la Chambre actuelle n’a guère plus de quinze mois à vivre. En songeant à l’avenir, les hommes qui cherchent à s’en emparer doivent se préoccuper beaucoup plus du pays que de la Chambre. Qu’il tombe un peu plus tôt ou un peu plus tard, le ministère Combes tombera désormais dans le déshonneur : il est prudent de se distinguer de lui.

Nous avons dit que l’occasion n’aurait pas manqué de remettre en cause M. le ministre de la Guerre si les choses avaient suivi leur cours naturel ; mais M. Syveton a frappé, paraît-il, avec une telle force que le ministre en est encore malade. C’est la première fois, depuis qu’on en donne, que des gifles entraînent une incapacité de travail aussi prolongée. Il est bien vrai que M. le général André n’est pas tout jeune, mais les journaux ministériels exagèrent lorsqu’ils le traitent de « vieillard, » et lui-même ne doit pas en être flatté : aussi se demande-t-on, comme Talleyrand le faisait autrefois d’un diplomate qui, lui aussi, gardait la chambre, quel intérêt il a à être malade. Et on le trouve dans les interpellations qui le guettent. Il y en a une au sujet du commandant Cuignet qui ne paraît pas bien bonne pour lui ; mais il y en a une autre qui est franchement mauvaise. C’est celle qu’on ne manquerait pas sans doute de lui adresser, s’il était là, au sujet des quatre officiers que le Conseil de guerre de Paris vient d’acquitter à l’unanimité.

L’impression produite par les comptes rendus quotidiens de leur procès a été vive : elle l’aurait été bien davantage encore à une époque où l’opinion publique n’aurait pas été fatiguée et émoussée par tant d’autres émotions et scandales. Le colonel Rollin, les capitaines Mareschal et François, l’archiviste Dautriche ont été arrêtés, mis en prison pendant de longs mois, mis au secret pendant de longs jours, comme prévenus de détournement de fonds publics. On ne les accusait pas de les avoir affectés à leur usage personnel, c’est-à-dire volés, mais de s’en être servis pour acheter la déposition du témoin Czernuski au procès de Rennes. Jamais accusation n’avait été échafaudée sur une base aussi fragile. Mais pourquoi ne pas le dire, puisqu’on peut le faire sans réchauffer à nouveau des passions qui paraissent bien refroidies ? on cherchait, on voulait trouver à tout prix un fait nouveau pour reprendre l’affaire Dreyfus devant la Cour de cassation. Elle est déjà reprise, nous le savons bien ; on a déjà argué de trois ou quatre faits nouveaux, nous ne l’ignorons pas ; mais ces faits nouveaux sont un mirage qui s’évanouit dès qu’on en approche, et auxquels il a été jusqu’ici impossible de donner une substance juridique. Ah ! si on pouvait prouver qu’un témoin a été suborné, ce serait différent. Il est bien vrai que le témoignage en question a paru dès le premier moment si suspect qu’il n’a produit aucune impression sur le conseil de guerre ; mais c’est là une simple appréciation, et bien qu’elle ne nous soit pas personnelle, bien qu’elle soit même très générale, l’achat d’un témoignage n’en serait pas moins un fait d’apparence grave qui permettrait de tout remettre en cause. Nous en parlons d’ailleurs sans aucune passion, car la proclamation de l’innocence de Dreyfus, ou le maintien de sa culpabilité, est maintenant chose négligeable à nos yeux, comme à ceux de tous les Français, à l’exception de quelques centaines. Qu’on trouve donc un fait nouveau, peu nous importe : nous constatons seulement qu’on ne l’a pas trouvé puisqu’on le cherche encore, et qu’une fois de plus, il s’est évaporé lorsqu’on a cru le saisir. Dès la première audience du procès, l’accusation a paru ne pas tenir debout, et cette impression a toujours été en s’accentuant jusqu’au jour où la déposition du général de Galliffet s’est produite : alors ç’a été un effondrement ! L’incident qui a donné naissance ou prétexte à la poursuite n’a plus, aujourd’hui surtout, assez d’importance pour qu’il vaille la peine d’en relater les détails. Il s’agissait d’une signature que le général Delanne, faisant l’intérim d’un service qui n’était pas le sien, avait donnée et qu’il ne se rappelait plus. Quand on l’a mise sous ses yeux, il ne se l’est pas rappelée davantage, et s’est borné à en reconnaître la matérialité : comment s’étonner qu’il ait oublié également à quelle affaire elle se rapportait ? On dit qu’il a varié dans ses dépositions, ce qui est très naturel de la part d’un homme chez qui on réveille des souvenirs confus et qui croit par momens en ressaisir quelques bribes ; mais, en somme, le fond commun de toutes ses dépositions a été qu’il ne se souvenait de rien. Et c’est là-dessus qu’on a fait reposer une accusation qui entachait, sinon la probité privée, au moins l’honneur public de quatre officiers tous bien notés, quelques-uns très distingués, et dont le caractère n’avait jamais été l’objet d’aucun soupçon. Ces malheureux ont souffert beaucoup, et longtemps ! Enfin, devant l’inanité des preuves qu’il avait entre les mains, le ministère public a fait la déclaration la plus imprévue : « Je suis, a-t-il dit, autorisé par l’autorité supérieure à abandonner l’accusation. » Ce n’est pas l’abandon de l’accusation qui était imprévu, car l’acquittement était certain ; mais quelle est « l’autorité supérieure » qui est intervenue ici ? Nous n’en connaissons pas de supérieure à la conscience et à la liberté du ministère public lui-même : aucune autre n’a le droit d’agir sur lui. Qu’y a-t-il donc derrière cette parole peut-être inconsidérée et assurément imprudente du commissaire du gouvernement ? Entre quelles mains ont été tous les fils de cette affaire ? A qui revient enfin la responsabilité d’une initiative prise aussi légèrement, interrompue aussi brusquement, et qui, pendant huit mois, a condamné quatre officiers à une épreuve pleine d’angoisses ? Voilà ce qu’on n’aurait pas manqué de demander à M. le ministre de la Guerre, si M. Syveton, après l’avoir sauvé à la séance du 4 novembre, ne l’avait pas condamné à garder la chambre assez longtemps pour que tant de mauvaises impressions s’atténuassent. Un ministre malade est sacré, intangible, inrenversable. M. le général André se dérobe : on va être obligé de se tourner du côté de M. Pelletan.

Mais le ministère ne se relèvera jamais complètement des coups qu’il a reçus, et cette fois nous ne parlons pas de ceux de M. Syveton. M. de Villeneuve, avec son dossier bourré de pièces authentiques, s’est trouvé être un adversaire autrement redoutable. Et M. de Villeneuve n’a pas encore tout dit ! Et les journaux continuent de publier des lettres aussi compromettantes que les premières ! Et le scandale se prolonge sans qu’on sache quand il finira ! Faut-il, toutefois, regretter beaucoup que M. le ministre de la Guerre n’ait pas été renversé ? Oui, sans doute, au point de vue de l’armée : encore ne savons-nous pas entre quelles mains elle tomberait en échappant à celles de M. le général André. Non, peut-être, en ce qui concerne le gouvernement, qui a le ministre de la Guerre qu’il mérite et qui doit tomber avec lui. Le singulier effet produit sur M. le général André par deux gifles qui, quelque rudes qu’elles aient été, ne sont tout de même que deux gifles, commence à nous faire craindre que sa santé ne lui permette pas de continuer ses fonctions. En le voyant partir, ses collègues éprouveraient le sentiment de cet homme qui, dans une circonstance analogue, laissait échapper cet aveu : « Je fais tous mes efforts pour avoir l’air résigné, mais au fond je suis enchanté. » Au fond, nous le serions aussi. Sans savoir si nous gagnerions beaucoup au change, le départ du général André serait un acte de justice, ou du moins de demi-justice, en attendant la justice complète. Ce serait une satisfaction pour la conscience publique. Des faits monstrueux ont été révélés, et le ministre lui-même, dans le premier moment d’effarement, s’en est avoué responsable. La responsabilité ministérielle ne serait-elle donc qu’un vain mot ?

La place nous manque pour parler des élections italiennes avec tout le développement que le sujet comporte : au surplus, elles ne sont pas encore terminées, et nous aurons l’occasion d’y revenir. Mais, dès maintenant, on peut dire que leur résultat est favorable au gouvernement, et M. Giolitti semble bien en avoir obtenu à peu près tout ce qu’il en attendait. Il a fait preuve d’un coup d’œil très sûr en choisissant le moment présent pour en appeler aux électeurs, et il a trouvé dans la réponse du pays une justification de sa politique et un encouragement à y persévérer. Que l’opposition constitutionnelle ait perdu quelques membres, on peut le regretter en se plaçant à un certain point de vue ; mais l’incident n’aura pas immédiatement de conséquences fâcheuses, puisque ce qu’elle a perdu a été gagné par le parti ministériel et non pas par les ennemis de l’ordre politique et de l'ordre social actuels. Ces ennemis sont les socialistes et les républicains. M. Giolilti les a englobés sous le qualificatif commun de révolutionnaires : c’est contre eux qu’il a fait la dissolution et tourné tout son effort électoral. Il a d’ailleurs déclaré très haut que la politique resterait la même, que le programme libéral du gouvernement ne serait pas changé, que ses tendances continueraient de le porter vers la gauche ; mais, en même temps, il s’est montré résolu à appliquer les lois, toutes les lois, avec une fermeté qui ne laisserait aucun doute sur le prix qu’il attache au maintien de l’ordre et au développement normal des institutions. Avant de parler, il avait agi, et c’est ce qui donnait plus de valeur à ses paroles. Son langage, en effet, est celui que tiennent tous les gouvernemens ; on peut le trouver sur les lèvres mêmes de nos ministres ; mais M. Giolitti fait ce qu’il dit, en quoi il se distingue de quelques autres. On l’a bien vu au mois de septembre dernier. Des faits très graves se sont passés alors en Italie et ont troublé pendant quelques jours la tranquillité et la sécurité de la péninsule. Des grèves, qui se sont produites sans beaucoup de raison, ont été soutenues par des procédés révolutionnaires, et cela dans les plus grandes villes du Nord, comme Milan. Le gouvernement n’a pas hésité à sévir : il l’a fait même rudement, le sang a coulé, mais l’ordre a été rétabli. On a vu alors le parti socialiste ordonner, sous la forme d’une grève générale qui a commencé et qui a fini au moment précis qu’il avait déterminé, une sorte de mise sur pied et de revue de toutes ses forces. Le spectacle a été instructif, mais inquiétant. Le gouvernement y a vu avec raison un défi qu’il a relevé : il y a répondu par la dissolution de la Chambre et par les élections.

Le pays était ému, irrité : le gouvernement jugeait l’occasion propice pour lui demander de se prononcer entre la révolution et lui, car c’est bien ainsi que la question a été posée. M. Giolitti a rappelé sous les drapeaux la classe qui venait d’être libérée, disant bien haut que la liberté des élections serait complète, mais que l’ordre ne serait pas troublé, et il a tenu parole. Il n’y a en désordre sur aucun point du pays, résultat par lui-même très appréciable lorsqu’on se rappelle les incidens d’il y a deux mois. Les partis avancés se vantaient d’avoir gagné beaucoup de terrain : on a pu voir au contraire qu’ils en avaient perdu. Il serait pourtant excessif de dire qu’ils en ont perdu beaucoup. Les socialistes surtout, s’ils ont été battus dans les grandes villes, à Turin, à Milan, se sont rattrapés dans les campagnes. Les républicains ont été plus éprouvés. Après les ballottages, les situations respectives ne seront pas numériquement très modifiées. Mais enfin, le socialisme et le républicanisme ne sont pas en progrès, comme ils le croyaient et le disaient. M. Giolitti conserve une majorité accrue, et surtout plus disciplinée et plus confiante. Nous ne savons pas encore très exactement quel a été le rôle des catholiques dans ces élections ; mais tout le monde convient qu’ils en ont joué un, quoique le nombre des électeurs qui ont pris part au vote n’ait pas été sensiblement augmenté. Il faut bien que les catholiques soient quelque peu sortis de leur abstention, puisque deux d’entre eux ont été élus. Le Pape a maintenu le non expedit, c’est-à-dire l’interdiction de prendre part au scrutin ; toutefois, on a eu l’impression que sa volonté, sur ce point, n’était pas aussi ferme que celle de son prédécesseur, et les catholiques ont commencé à s’en émanciper. N’ayant pas reçu de mot d’ordre, chacun a voté suivant son inspiration : c’est peut-être un des motifs pour lesquels leur intervention n’a pas eu un résultat très appréciable. L’autre motif, et le plus important, est que l’abstention est restée le fait général. Au total, ces élections, sans être un triomphe, sont un succès pour M. Giolitti : et le voilà sans doute maître de la situation pour quelque temps.

Une autre élection, que nous nous bornerons à signaler, est celle de M. Roosevelt à la présidence des États-Unis. Elle est aujourd’hui devenue certaine. Il serait plus exact de dire qu’elle l’a toujours été, autant qu’il y a une certitude en pareille matière ; mais la majorité de M. Roosevelt sera encore plus grande que ses amis ne l’avaient espéré. On sait qu’en Amérique, les élections se font à deux degrés ; ce n’est pas le président qui a été élu, ce sont ses électeurs qui l’ont été le 8 novembre ; mais c’est tout comme, le mandat étant impératif. Depuis trois ans qu’il est à la présidence, M. Roosevelt a eu le temps de se faire bien connaître, et c’est même plus qu’il n’en fallait à un homme dont les qualités et les défauts sont si vigoureusement en saillie. Ses défauts sont d’ailleurs des exagérations de ses qualités, dont la principale est l’énergie. M. Roosevelt plaît à ses compatriotes, et il est sympathique aux étrangers. On le voudrait moins impérialiste et moins protectionniste ; mais il répondrait que c’est le vouloir moins américaniste et qu’on ne saurait l’être trop. Son concurrent, M. Parker, avait la prétention de l’être autant : il l’était toutefois un peu autrement. Il a été battu ; on aurait été surpris du contraire. Inconnu du grand public avant l’ouverture de la période électorale, tout ce qu’on a appris de son passé est qu’il était un juge parfaitement intègre, apprécié, estimé, aimé de tous ceux qui l’approchaient ; mais on ne pouvait pas en dire sur lui davantage. Son programme, qui était plein de bon sens, avait le défaut de ne pas parler aux imaginations. A la vérité, on pourrait en dire presque autant de celui de M. Roosevelt ; il n’y avait entre les deux programmes aucune différence fondamentale ; mais la personnalité de M. Roosevelt était autrement en relief que celle de son honnête compétiteur. Enfin l’habitude s’est établie en Amérique de nommer deux fois le même président : cela commence à devenir une tradition. M. Roosevelt disposait, non seulement de ses séductions personnelles, qui sont grandes, mais encore de celles du pouvoir qui le sont aussi : il aurait fallu qu’il eût soulevé par ses actes une forte opposition pour n’être pas réélu. La lutte, dans les derniers jours, a pris un caractère personnel assez fâcheux. M. Parker a reproché à M. Roosevelt d’avoir accepté ou sollicité l’appui des trusts qu’il avait combattus autrefois. Il est bien vrai que M. Roosevelt a été soutenu par les trusts qui ne l’ont pas toujours regardé, et pour cause, d’un œil aussi bienveillant ; mais le très honnête M. Parker était lui-même le candidat de Tammany, ce qui n’est pas une recommandation moralement préférable. Les démocraties se montrent de moins en moins sensibles à ce genre d’accusations. M. Roosevelt n’y a probablement pas perdu une voix. Son triomphe a été écrasant, et le voilà maintenu pour quatre ans à la présidence des États-Unis, où il sera désormais d’autant plus libre qu’une autre tradition ne lui permet pas de s’y présenter une troisième fois.

FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-Gérant,
F. BRUNETIÈRE.

---