Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1890
30 novembre 1890
En finira-t-on avant qu’il soit longtemps avec le budget, avec ce défilé de millions demandés au pays pour son service et bon gré mal gré, en dépit de toutes les disputes, nécessairement accordés d’avance ?
Depuis que les débats sont ouverts et que l’œuvre est commencée, on se hâte lentement au Palais-Bourbon. On était d’abord bien parti avec une apparence de bonne volonté, avec l’intention presque avouée de ne pas s’attarder dans des discussions inutiles ; on s’est bientôt remis à perdre le temps. On improvise propositions et amendemens, on recommence d’année en année les mêmes discours, les mêmes dissertations sur l’élevage des chevaux ou sur le régime pénitentiaire, sur les subventions des Beaux-Arts, sur l’enseignement spécial ou professionnel, sur les humanités classiques et les humanités modernes. Au besoin, pour se distraire, on a le plaisir savoureux de donner la chasse à quelques moines pour un permis de chemin de fer, — ou l’honnête satisfaction de faire l’économie de quelques milliers de francs sur un budget de 3 milliards. C’est ce qui s’appelle veiller sur la fortune publique, — et, tout bien compté, les jours passent sans qu’on en voie la fin. On est déjà au premier jour du dernier mois de l’année et on achève à peine d’expédier les dépenses. Restent maintenant les recettes, et l’emprunt réservé jusqu’à la dernière heure, et les impôts nouveaux qui peuvent être vivement disputés. C’est bien pour le moins l’affaire de quelques jours. Puis tout passera au sénat, qui en sera réduit encore à se résigner en murmurant, à tout voter à la hâte, — d’autant plus que nombre de sénateurs seront pressés de partir pour aller se faire réélire, s’ils le peuvent, le 4 janvier. Le sénat expie les lenteurs de l’autre chambre, sa rivale, qui, à la vérité, parle pour deux. Ce n’est point à dire assurément qu’un examen attentif, minutieux d’un budget comme celui de la France soit une œuvre inutile au Palais-Bourbon ; ce n’est pas non plus que, parmi tous ces discours qui se succèdent, il n’y en ait d’instructifs, d’intéressans et même parfois de piquans ; mais il est évident que tout est démesuré, incohérent, disproportionné dans ces discussions toujours ajournées par une sorte de calcul à la dernière heure, qu’on abuse du droit de remettre sans cesse tout en question. Il est démontré une fois de plus que ce travail législatif reste à organiser, que le régime parlementaire est dénaturé par les usurpations incessantes de l’une des assemblées qui se fait du budget un moyen de prépotence dans les affaires publiques, — par l’annihilation de l’autre assemblée réduite à un contrôle le plus souvent stérile, — par une sorte de débilitation d’un gouvernement qui n’est jamais sûr de lui-même. Le fond de tout, c’est une idée fausse des institutions, du gouvernement, de l’administration des affaires matérielles, comme de l’administration politique, comme de l’administration morale du pays.
Qu’on ne s’y méprenne pas, d’ailleurs : le budget a sans doute son importance, il touche à tout, mais il n’est pas tout dans les affaires de la France. Nous entrons visiblement de plus en plus dans une phase où, au bruit monotone de ces discussions budgétaires, s’agite une question plus générale, plus profonde, qui n’est pas d’aujourd’hui, qui, à dire vrai, s’est dégagée de la confusion des élections de l’an passé. Il s’agit de savoir si la politique étroite et partiale qui a régné depuis quelques années gardera l’ascendant ou si elle cédera sous la pression des choses, — si les républicains de parti et de secte qui ont eu le pouvoir poursuivront leur œuvre de passion et d’exclusion, — ou si, par l’entrée des conservateurs dans la république, il se formera des combinaisons nouvelles préparant l’apaisement du pays. C’est précisément ce qui fait l’intérêt et ce qui explique le retentissement des dernières manifestations de M. le cardinal Lavigerie, donnant, dans un toast à la marine française, le signal de la conciliation et de la trêve dans la république. L’intrépide chef des missions africaines ne s’est pas borné à ses premières déclarations ; il a confirmé depuis son toast d’Alger par ses instructions à son clergé, — plus récemment encore, par une lettre décisive à un catholique de France. Et M. l’évêque d’Annecy, à son tour, entrant dans cette voie, s’est empressé d’envoyer son adhésion au courageux prélat d’Afrique. D’autres suivront, sans doute. Ce qu’il y a de plus grave encore, c’est que le pape Léon XIII lui-même ne paraît pas étranger à cette évolution de quelques-uns des chefs du clergé français vers la république.
Assurément, M. le cardinal Lavigerie a su ce qu’il faisait et il n’a pas parlé sans avoir profondément médité sur les événemens du temps. La dernière lettre qu’il a écrite à un catholique de France le prouve assez. Évidemment aussi, il a dû pressentir que son langage, fait pour émouvoir et éclairer l’opinion, ne serait pas écouté partout avec la même faveur, qu’il aurait particulièrement le don de déconcerter et d’irriter les esprits extrêmes dans tous les camps, les irréconciliables de tous les partis. On ne peut pas dire, à coup sûr, que ces retentissantes déclarations de paix, malgré ce qu’elles ont de rassurant pour la république, aient été reçues avec enthousiasme par certains républicains, jaloux de garder les clés de leur église. Les radicaux, en gens supérieurs, ont affecté l’ironie des esprits forts et ils n’ont trouvé rien de plus piquant, de plus ingénieux que de répondre, dès le lendemain, à M. le cardinal Lavigerie en supprimant les voyages à prix réduits pour quelques pauvres religieux allant peut-être au Thibet ou au centre de l’Afrique. Probablement, comme on le leur a dit, ils auraient refusé un permis au père Dorgère, le courageux missionnaire qui vient de négocier la paix de la France avec le roi de Dahomey, — et ils trouveraient l’occasion tout à fait favorable pour employer la police et les gendarmes contre quelque couvent ! Les républicains plus modérés eux-mêmes, en paraissant plus satisfaits, ne sont pas sans quelque vague méfiance, et, s’ils triomphent de l’adhésion d’un prince de l’Église à la république, ils n’entr’ouvrent qu’à demi leur porte. Ils craignent tout, ils craignent pour leurs lois, pour leurs laïcisations, pour leur règne ; ils entendent ne rien livrer ! Les républicains sont curieux avec leurs craintes et leurs conditions. Ils ne s’aperçoivent pas que ce qu’il y a de plus dangereux pour la république, c’est de paraître la confondre avec des lois qui n’ont pas, apparemment, reçu encore le sceau de l’infaillibilité, qui ne sont pas un Syllabus ! Ils ne voient pas de plus qu’on n’a aucune permission à leur demander pour entrer dans une république ouverte atout le monde ; qu’il n’y a ni à les consulter, ni à s’inquiéter de leurs conditions ou de leurs exclusions. C’est à eux d’être prévoyans, modérés et concilians, s’ils le veulent, s’ils le peuvent. Pour le reste, c’est au pays qu’on s’adresse ; c’est dans l’intérêt du pays, d’accord avec ses sentimens et ses vœux, qu’on garde le droit de revendiquer la paix des croyances, la paix des esprits, sans mettre en doute la république elle-même.
Ce qu’il y a de plus curieux et peut-être de plus significatif, c’est que, si M. le cardinal Lavigerie n’a pas réussi à désarmer les républicains exclusifs, il n’a pas plus de succès dans une certaine classe de conservateurs, parmi les irréconciliables de toutes les monarchies. Ce n’est point, il est vrai, que sa parole soit restée sans écho dans tout le monde conservateur. Précisément ses derniers discours ont coïncidé, à quelques jours près, avec les résolutions d’une partie de la droite du parlement, avec les déclarations nouvelles de M. Piou, acceptant sans réticence, sans sous-entendu, le principe et la forme des institutions ratifiées par le pays. Le député, à Paris, parle comme l’évêque à Alger ; mais il y a dans le grand camp conservateur un petit camp où règne positivement une exaspération bizarre qui ne peut plus se contenir. Depuis que M. le cardinal Lavigerie a osé parler d’union, de conciliation dans la république, et surtout depuis qu’il a osé faire jouer la Marseillaise par ses « pères blancs » au banquet où il a reçu les chefs de la marine française et de l’armée, la campagne est ouverte contre ce nouvel ennemi ! On ne va peut-être pas encore jusqu’à l’attaquer dans son apostolat africain, dans toutes ces œuvres qui ont fait de lui un des premiers serviteurs de la France. Sauf cela, tout le reste y est : c’est une guerre de récriminations, d’accusations, de railleries, d’allusions, de perfidies ; il y a même des notes semi-officielles de parti qui vont jusqu’à suspecter la droiture du cardinal et à chercher dans sa conduite quelque calcul inavoué ou inavouable. Les évêques qui seraient tentés, comme M. l’évêque d’Annecy, d’imiter le vaillant prélat, n’ont qu’à se tenir en garde : ils ne seront pas ménagés, ils seront accusés de trahison, de désertion devant l’ennemi, d’alliances impures avec les jacobins et les athées ; ils sont déjà suspects, et c’est vraiment un édifiant spectacle de voir toutes ces plumes catholiques, royalistes ou impérialistes, s’escrimer contre les évêques, s’étudier à avilir l’épiscopat, exciter le bas clergé contre ses chefs, mettre sur la sellette un prince de l’église. On ne peut pas pardonner à M. le cardinal Lavigerie, pas plus d’ailleurs qu’aux conservateurs, constitutionnels ou dissidens, d’avoir donné un signal, de dire ce qui est dans bien des esprits sincères, de chercher, dans une nouvelle situation, une politique nouvelle. C’est fort bien ; mais alors c’est qu’à cette politique, qui n’est après tout que le bon sens, ces puristes de l’orthodoxie conservatrice ont sans doute à opposer une politique plus sérieuse, plus efficace ! Quels moyens ont-ils donc trouvés jusqu’ici pour sauvegarder les intérêts de ces trois millions d’électeurs qui ont voté pour eux, c’est-à-dire pour l’opposition, mais qui n’ont sûrement pas entendu voter pour une révolution, même pour une révolution monarchique ? Ils le savent bien, ils n’ont rien à opposer, rien à proposer, si ce n’est des protestations stériles et des vœux chimériques !
Certainement ces conservateurs jurés, ces monarchistes qui se retranchent dans leur irréconciliabilité et sont à leur manière aussi exclusifs que les radicaux, représentent de grands souvenirs, d’illustres traditions, de puissans intérêts. Le fait est qu’ils ont singulièrement servi leur cause, que depuis vingt ans leur politique n’est qu’une série de mécomptes, d’échecs, de fausses manœuvres, de campagnes mal conduites et souvent compromettantes. Ils ont eu pourtant les majorités, ils ont eu le pouvoir : ils n’ont pas été plus avancés ! Ils n’ont pas refait la monarchie parce qu’ils ne l’ont pas pu ; ils ne la referaient pas encore parce qu’ils ne le pourraient pas plus aujourd’hui qu’il y a quelques années, parce que le jour où ils retrouveraient une majorité, ils seraient plus que jamais divisés. Il y a eu des momens où, à défaut de la monarchie qu’ils ne pouvaient relever, ils auraient pu aider à faire de la république un régime de garanties libérales et conservatrices. Ils l’ont pu avec M. Thiers, ils l’ont pu encore avec M. le maréchal de Mac-Mahon. Ils ont préféré répéter lestement ce mot d’un homme d’esprit que la république conservatrice était une bêtise, livrer l’expérience républicaine à elle-même, s’égarer dans toutes les tactiques, s’allier avec les radicaux contre les opportunistes, avec les opportunistes contre les radicaux pour renverser les ministères, escarmoucher en partisans autour du régime en attendant l’assaut. Les habiles, les raffinés, pour leur dernière campagne, ont trouvé piquant de se jeter tête baissée dans la plus équivoque des aventures, de faire alliance avec celui-là même qui avait exilé la maison royale, — et ils y ont laissé la dignité du parti, presque l’honneur du drapeau. Ils ont mérité de s’entendre dire cette dure parole : qu’en acceptant avec plus de générosité que de réflexion la responsabilité de tout ce qui a été fait, « la monarchie s’est suicidée auprès de tous ceux qui croient aux principes de la morale chrétienne suivant lesquels le mal n’est jamais permis, même pour amener le bien. » L’expérience est amère ! Il y aurait de quoi réfléchir, et au lieu de s’épuiser en récriminations, en violences injurieuses contre un évêque, on ferait mieux de reconnaître ce qui est pratique, possible pour le bien du pays.
Est-ce donc d’ailleurs que M. le cardinal Lavigerie, en publiant avec quelque éclat son adhésion à la république, ait parlé en homme prêt à tout livrer, sa foi, son caractère, les intérêts moraux et religieux dont il est le gardien ? Ce qu’il a dit est bien simple. Il a dit qu’après une épreuve de vingt ans, après ce qu’il a justement appelé « les hontes récentes, » le moment était venu de ne plus disputer avec des institutions acceptées, consacrées par le pays ; il a dit en même temps, dans son langage de prêtre, qu’on entrait dans l’édifice pour en soutenir les colonnes contre ceux qui voudraient tout détruire sous le regard des ennemis qui nous observent. Tout est là : la situation est précisée, le signal est donné ! Que la question soit destinée à être plus d’une fois encore débattue entre les partis, c’est possible ; mais parce que les partis, parce que les radicaux et des conservateurs irréconciliables s’obstineraient dans leurs divisions, serait-ce une raison pour ne point s’attacher à une politique qui seule replacerait la France dans une situation où elle pourrait décider librement de ses affaires morales, comme de ses affaires matérielles, comme de sa direction extérieure ?
Le monde d’aujourd’hui ne vit pas seulement de beau langage, encore moins de mauvais discours ou de vaines polémiques, pas même de protocoles réglant le partage idéal des continens, et si la politique occupe toujours les peuples, les affaires de finances n’ont pas un intérêt moins universel. C’est qu’en effet, nous vivons dans un temps où les questions d’industrie, de commerce, de crédit, ont autant d’importance que les questions de politique pure ou de diplomatie transcendante, et où toutes les nations se sentent liées par une invincible solidarité dans leurs affaires les plus positives. Au point où en sont les choses, ce qui se passe dans un pays a forcément ses contre-coups dans les autres pays. Il n’y a plus, désormais, de crises financières limitées, locales, et c’est ce qui fait que cet ébranlement qui vient de se manifester sur le marché anglais est devenu aussitôt une sorte d’affaire européenne, démontrant à la fois et l’universalité des mouvemens du crédit, et la solidarité de ceux qui disposent de ce crédit. C’est un événement qui a, certes, son importance dans les affaires du temps, et peut-être même une signification morale autant qu’une importance financière.
Bien qu’il passe pour le premier, pour le plus grand du monde par l’étendue et l’immensité de ses opérations, le marché anglais n’en est pas sans doute à sa première épreuve. Il a plus d’une fois subi comme les autres de redoutables, de menaçantes fluctuations, et depuis quelque temps particulièrement on sentait l’approche d’un orage dont on ne pouvait calculer les suites. On le distinguait à des signes sensibles, à l’aggravation de la situation monétaire, à l’élévation du taux de l’escompte, à la difficulté des transactions, à la suspicion qui pesait sur certaines valeurs. On avait la vague idée qu’il pourrait se préparer quelque chose comme ce qu’on appelle aujourd’hui un krach, lorsque la crise a éclaté avec une violence extrême, et par la nécessité où s’est trouvée la Banque d’Angleterre de recourir aux grands moyens et par la divulgation soudaine des embarras de la plus puissante maison de la cité, la maison Baring elle-même. On a d’abord essayé de déguiser le désastre ; la vérité n’a pas tardé à se faire jour : c’était la menace d’une catastrophe de bourse qui réunissait toutes les conditions pour émouvoir l’opinion. Il ne s’agissait, en effet, de rien moins que de la chute de l’opulente maison qui, depuis plus d’un siècle, a été identifiée avec la vie financière de l’Angleterre et s’est élevée par la fortune aux plus hautes dignités de l’aristocratie britannique, qui a trois pairies à la chambre des lords sous les noms de lord Ashburton, lord Northbrook, lord Revelstoke, deux de ses membres à la chambre des communes, un autre de ses membres représentant du protectorat anglais en Égypte, — et qui, avec tout cela, est restée toujours la puissante maison de banque dont la clientèle s’étend aux Indes, au Cap, en Australie, en Amérique, dans le monde entier. Le nom des Baring était partout. Comment la maison Baring a-t-elle été conduite à cette extrémité où elle s’est vue obligée d’avouer son impuissance ? On dit qu’elle s’est trop laissé entraîner dans les affaires financières de la République Argentine, qu’elle s’est trop prêtée à des entreprises hasardeuses, aux imprévoyantes prodigalités de ces jeunes états de la Plata qui se sont jetés, depuis quelques années, dans toutes les aventures financières, industrielles, et qui les aggravent par leurs gaspillages comme par leurs révolutions. Toujours est-il que le moment est venu où elle s’est trouvée avec des engagemens démesurés à court terme, — 100 millions de traites venant de Buenos-Ayres, plus de 500 millions d’obligations à couvrir, — et des ressources sinon inférieures, au moins d’une réalisation presque impossible et peut-être d’une valeur devenue douteuse. Encore un instant, la maison qui porte aux extrémités de l’univers le crédit britannique allait suspendre ses paiemens, et la chute des Baring entraînait fatalement la débâcle d’une multitude de banques dans toute l’Angleterre. La situation était d’autant plus grave que la crise du marché anglais se lie aux crises qui sévissent à New-York, à Berlin. La catastrophe était imminente !
On y a pourvu sans doute sur-le-champ par la promptitude et l’énergie des résolutions ; on n’a pas attendu que le désastre eût éclaté pour en détourner ou en atténuer les conséquences. Les plus grandes maisons de la cité se sont alliées pour organiser le sauvetage en prêtant leur garantie et leur appui à la maison Baring dans ses embarras. La Banque d’Angleterre elle-même, la première intéressée aux vicissitudes du marché anglais, est intervenue avec son autorité ; cette puissante banque, un peu gênée par la rigueur de son acte constitutif, et par l’insuffisance de ses encaisses métalliques, mais assez prévoyante pour se mettre en mesure de tenir tête à l’orage, n’avait point hésité, sans plus attendre, à faire appel à la Banque de France, qui, à son tour, sans marchander, s’est hâtée de mettre à sa disposition une somme de 75 millions de francs en or. C’est là un fait dont il n’y a, il nous semble, ni à diminuer, ni à exagérer la signification. Évidemment la Banque de France, en répondant comme elle l’a fait à la Banque d’Angleterre, n’a pas obéi à un simple mouvement de générosité ; elle s’est inspirée d’un intérêt français. Elle a compris que, si la crise se prolongeait et s’aggravait sur le marché anglais, si l’escompte montait trop à Londres, le contre-coup ne tarderait à se faire sentir à Paris, elle serait elle-même obligée d’élever ses escomptes, et le commerce français, surtout le commerce parisien, en ce moment, aurait à en souffrir. Elle a fait une opération de prévoyance. Il n’est pas moins clair qu’elle a rendu en même temps le plus sérieux service et à la Banque d’Angleterre et au marché anglais. Les faits sont ce qu’ils sont, et il n’y a pas là de quoi tant épiloguer ; il n’y a pas surtout de quoi motiver des polémiques assez oiseuses entre quelques journaux français, qui se sont peut-être un peu trop complu à exalter le service rendu à l’Angleterre, et quelques journaux anglais qui se croient obligés de démontrer que l’Angleterre n’a pas besoin d’être secourue, que ce qu’a fait la Banque de France est la chose la plus simple du monde, qu’il n’y a que les Français pour mettre leur vanité partout. Mettons, si l’on veut, que ces polémiques sont au moins inutiles de part et d’autre, qu’elles ne servent à rien, si ce n’est à réveiller l’esprit de jalousie et d’acrimonie là où il n’a que faire.
Au fond, à part ce qu’il y a d’accidentel et de passager dans les dernières épreuves du marché anglais, peut-être pourrait-on dégager une certaine moralité, tout au moins quelques lumières de cet étrange épisode de l’histoire financière contemporaine. Assurément, le crédit est entré dans les mœurs ; il est devenu la condition de tous les progrès, la nécessité de nos civilisations matérielles. On ne peut rien sans lui, on croit pouvoir tout avec lui. Il est certain aussi qu’il vit en partie de la fiction convenue et acceptée qui multiplie par une richesse hypothétique la richesse réelle. Jusqu’à quel degré cependant peut-on aller sans péril dans cette fiction ? On vient de le voir par cet exemple d’une des plus grandes maisons sur le plus grand des marchés, par cet accident qui a montré tout à coup ce qu’il y a de fragile dans cette puissance nouvelle. Qu’arriverait-il donc si une crise plus grave, plus générale, venait mettre à l’épreuve tous les crédits si démesurément engagés aujourd’hui ? Les derniers incidens sont au moins un avertissement pour ceux qui pourraient être obligés de faire appel en pleine crise à toutes leurs ressources et qui auraient besoin de s’appuyer sur une réalité solide. C’est un avertissement de plus aux prodigues et aux imprévoyans, banquiers entrepreneurs d’affaires ou états qui abusent des expédions, créent des valeurs factices, dépensent sans compter au risque de tout épuiser. Il y a peut-être aussi dans ces faits récens, en dehors de quelques vaines polémiques, une autre lumière, un nouveau témoignage de la vitalité, de la solidité de notre Banque de France. S’il y a une chose évidente, démontrée une fois de plus, c’est la nécessité, le sérieux intérêt qu’il y a plus que jamais à maintenir dans ses conditions de stabilité et d’indépendance, avec toutes ses garanties, la seule institution qui depuis son origine soit restée intacte et n’ait point causé de mécomptes. Aux jours les plus critiques, elle a été une force ; elle a pu récemment encore sans danger pour elle-même, pour les intérêts français, sans rien compromettre, aider à atténuer une crise de crédit international. Elle le doit évidemment à la vigueur de sa constitution, et ceux qui parlent sans cesse de tout réformer, même la Banque, de faire des expériences, ne s’aperçoivent pas qu’ils s’exposent tout simplement à altérer un des plus énergiques ressorts de la puissance française dans les épreuves nouvelles où elle peut se trouver engagée.
C’est par les finances, par le crédit ou les intérêts matériels que presque tous les pays se sentent le plus faibles aujourd’hui, et ce sont décidément les questions de finances, d’industrie qui semblent avoir la première place dans les conseils des gouvernemens, dans les parlemens qui se rouvrent, dans les élections qui se font. On se détourne un peu de la vieille politique, on laisse sommeiller à demi la grande diplomatie et la triple alliance. On mentionne à peine les armemens en s’en excusant comme d’une nécessité qu’on subit ; on va au plus pressé, aux budgets, aux impôts nouveaux qu’on se croit obligé de créer, aux relations de commerce qui sont partout assez embrouillées, aux réformes intérieures. C’est pour le moment, à ce qu’il semble, le principal objet des préoccupations officielles à Berlin ; c’est le thème du discours que l’empereur Guillaume II a prononcé il y a quelques jours à peine à l’ouverture de son landtag prussien, en attendant la réunion prochaine du Reichstag, du parlement de l’empire. Au fond, pour toute politique générale, le jeune souverain n’a guère fait que répéter sommairement ce que tout le monde dit depuis quelque temps, ce que lord Salisbury déclarait l’autre jour au banquet du lord-maire : que la paix de l’Europe semble assurée, qu’il n’y a aucune apparence de conflagrations imminentes, qu’il n’y a que des relations amicales entre les puissances. Guillaume II s’est particulièrement attaché à entretenir ses députés prussiens de leurs affaires intérieures, des finances, de la révision des impôts directs « pour améliorer la situation budgétaire par une répartition plus équitable des charges publiques. » Et comme l’a dit l’empereur, dès le lendemain de l’ouverture du landtag, le chancelier, M. de Caprivi, a déposé quelques lois spéciales, dont l’une sur la révision de l’impôt direct. C’est ce qu’on peut appeler une grosse affaire, et les projets que le nouveau ministre des finances, M. Miquel a préparés, qu’il a même déjà commencé à défendre ne sont certes pas sans importance. Ils ont visiblement une intention semi-démocratique ; ils ne tendent à rien moins qu’à réaliser une révolution fiscale et même sociale, à en finir avec ce qui reste de féodal en fondant l’impôt nouveau sur le revenu, à soumettre les privilégiés à la loi commune, à mettre des taxes nouvelles sur les successions, sur la grande industrie. Soulever de telles questions, c’est évidemment remuer des intérêts qui sont encore puissans et qui sont surtout disposés à se défendre dans le landtag, encore plus à la chambre des seigneurs. Déjà les premières escarmouches font présager une lutte des plus vives. De même une réforme du régime scolaire que le chancelier a proposée, qui tend à concilier les droits de l’état et les droits des différens cultes, semble rencontrer des résistances. On n’est pas au bout.
Ce qu’il y a peut-être de plus curieux dans tout cela d’ailleurs, c’est moins ce qu’on propose que le personnage même de ce jeune souverain impatient de mettre la main à tout, de faire sentir son action en tout, d’être, comme on l’a dit, son propre chancelier. Évidemment, Guillaume II poursuit une œuvre dont on n’a pas le dernier mot. Depuis qu’il est arrivé au règne, il n’a cessé de tendre d’abord à s’affranchir des vieilles influences, à se créer pour ainsi dire son personnel de gouvernement. Il a commencé par se délivrer du plus grand, du plus gênant de ses conseillers en le reléguant dans une solitude où il semble avoir disparu du monde. Il a changé son chef d’état-major général, son ministre de la guerre. Il a mis au ministère du commerce un homme nouveau, M. de Berlepsch, simple gouverneur de province. Il a appelé au ministère des finances un ancien national-libéral, M. Miquel, celui qui va défendre la réforme de l’impôt. Ces jours derniers encore, il a remplacé par le président de la régence de Francfort-sur-l’Oder le ministre de l’agriculture, M. de Lucius, qui, après s’être rallié au protectionnisme de M. de Bismarck, n’a pas voulu, paraît-il, revenir à une certaine liberté commerciale devenue nécessaire pour de nouveaux arrangemens avec l’Autriche. L’empereur Guillaume II a renouvelé presque tout son personnel, son instrument de règne. Qu’en fera-t-il maintenant avec ses idées peut-être un peu vagues de réformes économiques, financières, même sociales et surtout chrétiennes ? Est-ce un souverain réformateur qui se prépare à l’action ? Est-ce un prince impétueux et irréfléchi, jaloux de mettre son sceau personnel surtout ce qui l’entoure ? C’est précisément ce qui fait l’intérêt de cette situation qui se dessine à Berlin et qui promet peut-être plus d’une surprise.
Évidemment, les questions financières ont eu aussi leur rôle dans les élections qui viennent de s’accomplir en Italie, et peut-être même dans le fond elles ont eu le premier rôle. Ce n’est pas que cette crise électorale n’eût un intérêt politique. Il est bien clair que le chef du ministère, celui qui a réussi depuis quelques années à personnifier le gouvernement, à éclipser tout le monde, même un peu le roi, a eu la pensée d’obtenir du pays la sanction de ses actes, de ses idées, de l’espèce de prépotence qu’il s’est créée ; mais il n’est pas douteux non plus que le président du conseil lui-même, en homme avisé, savait à quoi s’en tenir ; il sentait bien que le point faible pour lui était dans la situation financière, dans la crise agricole et industrielle de l’Italie, que le sentiment universel de malaise répandu au-delà des Alpes était son plus dangereux ennemi ou dans tous les cas le plus efficace auxiliaire de ses ennemis. Aussi, dans cette campagne de pérégrinations électorales et de discours qu’il a récemment poursuivie, allant de Rome à Florence, à Palerme, à Turin, M. Crispi a-t-il réservé pour le dernier moment, pour le coup décisif à la veille du scrutin, sa harangue la mieux calculée pour la circonstance, l’exposé économique et financier qu’il a essayé de faire au banquet de Turin. M. Crispi a dit ce qu’il a voulu ; il a pu s’exalter lui-même en exaltant sa politique ; il a pu atténuer les déficits, déguiser les souffrances matérielles du pays, rejeter sur la France la faute des guerres meurtrières de tarifs. A y regarder de plus près, on pourrait distinguer aisément le soin qu’il a mis à atténuer les responsabilités de la triple alliance, c’est-à-dire de sa politique, à laisser entrevoir la fin des dépenses d’armement, à promettre des économies, même à affecter un certain esprit de conciliation. C’est que évidemment, en parlant ainsi, il croyait répondre à un sentiment public, aux vœux de l’opinion : c’était une tactique habile !
Aujourd’hui la campagne est finie. Le succès a couronné les espérances du président, du conseil italien. Il retrouve une majorité plus forte que celle qu’il avait dans la dernière chambre. Il y a bien, il est vrai, dans ces élections quelques dissonances, quelques bigarrures. A Rome même, à côté des ministériels élus, il y a un Triestin, M. Barzilaï, adopté par les irrédentistes. Les chefs radicaux, M. Cavallotti, M. Imbriani, M. Bovio, reviennent à la chambre. Les libéraux modérés ont quelques succès modestes. Le résultat, dans son ensemble, n’est pas moins une victoire pour le président du conseil. L’armée ministérielle qui rentre à Monte-Citorio compte ou est censée compter plus de 350 députés provisoirement ralliés sous le pavillon officiel. M. Crispi a réussi ! Il devait réussir moins peut-être par la popularité de sa politique ou par son habileté que parce qu’il n’avait contre lui que des oppositions incohérentes et des partis divisés, les uns inquiétant le pays par leurs hardiesses ou leurs exagérations, les autres hésitant à avouer un programme de libéralisme indépendant ; il avait pour lui tous ceux qui dans l’embarras se rattachent au gouvernement. C’est la raison de ce succès de scrutin. La question n’est plus là ; elle est maintenant dans ce qu’on fera le lendemain, dans ce qui sortira d’une situation qui, après tout, reste aujourd’hui ce qu’elle était hier. Quelque dextérité que M. Crispi ait mise dans son discours de Turin à déguiser, à pallier l’état financier et économique du pays, il ne peut pas remédier au déficit avec des paroles ; il ne peut pas empêcher que dans les dix premiers mois de l’année les exportations italiennes n’aient subi une diminution de 76 millions. D’un autre côté, si imposante que paraisse la majorité nouvelle, elle se compose d’élémens fort divers. Parmi ces nouveaux élus, il en est beaucoup qui se sont prononcés contre les armemens, contre les aggravations d’impôts, c’est-à-dire contre la continuation de la politique qui a produit pour l’Italie des fruits amers. De sorte que ce qui ressemble à une victoire éclatante de scrutin pour M. Crispi pourrait bien être le commencement de nouveaux embarras pour lui s’il ne réussit par une politique supérieure à maintenir sa majorité intacte en rassurant le pays éprouvé dans ses intérêts.
Rien n’est certes plus divers que la vie de ce monde. Tandis que les uns sont à leurs crises financières, les autres à leurs réformes intérieures ou à leurs élections, le drame intime qui se déroulait depuis quelque temps au château du Loo, en Hollande, vient de se dénouer presque à l’improviste par la mort du roi. On ne s’attendait pas à une fin si prochaine, puisqu’il y a quelques jours seulement on organisait une régence d’un ordre particulier, pour la durée de la maladie du souverain, et que la reine Emma venait de prêter son serment constitutionnel devant les états-généraux, à La Haye. A peine la reine était-elle entrée dans ses fonctions, le roi s’est éteint, laissant cette fois après lui la vraie régence au nom d’une jeune enfant de dix ans, la princesse Wilhelmine, appelée à être un jour la reine de Hollande. Guillaume III d’Orange-Nassau était le troisième roi des Pays-Bas depuis 1815, et depuis quarante ans il portait la couronne. Il a eu un règne sans éclat, mais un règne paisible, pendant lequel la Hollande a vécu librement, tranquillement, faisant ses affaires en nation indépendante sous un régime constitutionnel qui date de 1848. Médiateur désintéressé entre les partis, Guillaume III était le modèle des souverains parlementaires, se bornant à remettre tour à tour le pouvoir à qui avait la majorité dans le parlement. Au courant d’une vie un peu mêlée, ce roi plus que septuagénaire avait eu successivement pour compagne une princesse d’élite, la reine Sophie de Wurtemberg, Française par les sympathies comme par l’esprit, qui lui avait donné deux fils morts depuis longtemps, — et plus tardivement, au soir de sa vie, la princesse allemande Emma de Waldeck. C’est de ce dernier mariage qu’est née la jeune princesse Wilhelmine, appelée aujourd’hui à la couronne. Avec Guillaume III, s’éteint la descendance mâle de cette grande maison d’Orange, qui a donné le Taciturne aux Pays-Bas insurgés et Guillaume III à l’Angleterre ; avec lui aussi s’évanouit la combinaison qui, en 1815, avait uni, par un lien personnel, la Hollande et le grand-duché de Luxembourg. Aujourd’hui, le Luxembourg passe au duc Alphonse de Nassau ; la Hollande reste séparée, libre, avec la jeune reine. La transition est déjà accomplie ; elle s’est faite sans trouble, d’autant plus aisément, que depuis longtemps la diplomatie a tout réglé, et la transmission des deux couronnes et la condition du Luxembourg neutralisé comme la Belgique.
Ce qui en sera de cette combinaison nouvelle, on ne peut certes le prévoir : des événemens inconnus en décideront. Le duc de Nassau, un des princes dépossédés par la Prusse, en prenant sa nouvelle couronne, tiendra sans doute à rester un vrai souverain, à préserver des asservissemens, des froissemens, cette petite nationalité luxembourgeoise dont il est aujourd’hui le gardien. En Hollande, c’est une minorité qui s’ouvre, et les minorités ont quelquefois leurs périls. Il y aura peut-être des difficultés : elles seront vraisemblablement atténuées et par la prudence de la nouvelle régente et par le sage esprit de ce peuple hollandais, qui a su si bien allier jusqu’ici à la fidélité dynastique l’attachement à ses libertés et le sentiment inviolable de son indépendance nationale.
CH. DE MAZADE.
Quinze jours sont à peine écoulés depuis que la maison Baring frères a dû avouer officiellement son état d’insolvabilité et invoquer l’aide de la Banque d’Angleterre, et déjà tous les marchés financiers européens semblent remis de l’alerte causée par un si extraordinaire événement. La maison Baring était un des établissemens de banque les plus anciens, les plus considérables et les plus respectés de la Grande-Bretagne. Ses opérations étaient énormes, son crédit hors de cause, sa solidité paraissait défier toute atteinte. Mais les chefs de cette maison aux assises si puissantes n’ont plus voulu, à un moment donné, se contenter des bénéfices de banque, que la concurrence tendait à rendre peu à peu plus modestes. Ils se sont lancés dans les opérations plus lucratives, en même temps plus hasardeuses, des avances aux pays jeunes. Ils ont prêté sans compter à la République Argentine, à l’Uruguay ; ils ont engagé capitaux sur capitaux dans des combinaisons destinées à leur assurer le contrôle de compagnies gigantesques de chemins de fer aux États-Unis.
Le malheur a voulu qu’ils n’aient pas su s’arrêter à temps, limiter leurs immobilisations de fonds, qu’ils aient trop compté sur les facultés d’absorption et sur la confiance crédule de l’épargne européenne. lis se sont chargés, jusqu’à plier sous le faix, de papiers exotiques, avant de s’apercevoir que le public souscripteur devenait réfractaire. La maison supporte aujourd’hui la peine d’un défaut de prévoyance ou d’un défaut d’habileté. Elle a failli succomber parce que le public s’était refusé à assumer le fardeau qui devait toujours écraser quelqu’un, la maison ou le souscripteur.
Toute la moralité de l’incident est là. Le public n’a supporté qu’une partie du désastre, et l’un des grands instrumens de création et de diffusion des valeurs mobilières s’est trouvé faussé, mis passagèrement hors de service.
La maison Baring, disons-nous, a failli succomber. Elle est encore debout, en effet, ou à peu près, en ce sens qu’il sera fait honneur à tous ses engagemens. Sa chute effective eût entraîné en Angleterre et dans le monde entier d’incalculables désastres financiers. Soutenir cette maison était une œuvre de salut public, universel. C’est ce qu’ont bien compris le gouvernement anglais, la Banque de France, la Banque d’Angleterre et tout ce que la Cité contient de maisons de banque de premier ordre. Le prêt de 75 millions en or, consenti par la Banque de France à la Banque d’Angleterre, a été surtout un moyen de mettre ce dernier établissement en mesure de rendre aux places de Londres et de Paris le grand service que les circonstances allaient lui imposer. Il faut considérer qu’au moment où ce prêt a été concédé, la Banque d’Angleterre était à la limite de ses ressources et presque contrainte de suspendre ses opérations d’escompte. L’anxiété régnait à Londres, le désarroi était à son comble à New-York. Lorsque enfin la crise eut atteint son point aigu, le 15 novembre, la Banque d’Angleterre était, grâce au renforcement considérable de son stock d’or, en mesure d’agir résolument et vite. En quelques heures fut constitué le syndicat de garantie pour le compte duquel elle se chargea de tous les engagemens de la maison Baring. On sut ainsi presque en même temps, et que les places financières venaient de courir le plus grand péril et que ce péril était conjuré.
On avait affaire, avant tout, à une crise de crédit. La spéculation anglaise a dû se résoudre à de désastreux dégagemens de positions. Les banques ont battu monnaie en vendant à Paris et à New-York tous les titres que la crise ne pouvait atteindre. Finalement la liquidation mensuelle s’est bien passée, le taux officiel de l’escompte n’a pas été porté au-dessus de 6 pour 100, la position de la Banque d’Angleterre est redevenue très forte, les affaires ont repris leur cours normal dans la Cité.
Deux mesures heureuses ont contribué à produire cet apaisement à Londres : 1° la constitution immédiate d’une nouvelle maison Baring, au capital de 25 millions de francs et à responsabilité limitée, avec M. Thomas-Charles Baring et quelques-uns des associés de l’ancienne maison, pour administrateurs ; 2° la formation d’un comité anglo-franco-allemand siégeant à Londres, et ayant pour objet l’examen de la situation des finances argentines et la recherche des moyens de remédier à cette situation.
C’est en effet l’impossibilité où est la République Argentine de continuer à faire face à ses engagemens en Europe, qui a été la cause originelle de la crise récente et qui reste le point noir. Tous les titres argentins ont subi une dépréciation importante depuis deux mois, et si cette dépréciation ne s’accentue pas et semble au contraire faire place à une légère amélioration, ce résultat est dû à l’étroitesse du marché et à l’annonce de l’envoi en Europe des fonds nécessaires au paiement des coupons de janvier.
La crise qui s’est déclarée à New-York a été sans doute en partie aggravée par les embarras si intenses de la place de Londres. On ne doit pas oublier toutefois que les difficultés monétaires aux États-Unis remontent au mois d’août, et que le secrétaire du Trésor a dû, par des rachats de bons fédéraux et des paiemens anticipés d’intérêts, fournir au-marché américain plus de 100 millions de francs en quelques semaines. La hausse générale des prix de toutes les choses nécessaires à la vie, conséquence forcée et immédiate du vote du tarif Mac-Kinley, l’insuccès complet de la spéculation qui avait engagé une campagne de hausse sur le silver-bill et provoqué un boom imprudent sur toutes les valeurs libellées en monnaie d’argent ; en dernier lieu, la déroute du parti républicain aux élections du 4 novembre, ont été autant de motifs qui rendaient la place de New-York plus prête qu’en aucun autre temps à subir les influences fâcheuses sur le domaine des affaires financières.
On sait qu’en dépit de la loi votée il y a trois ans sur les relations des compagnies de chemins de fer entre elles et avec le gouvernement, loi dite Interstate Commerce Act, et de la formation à Chicago d’une association des présidens des lignes de l’ouest, en vue de régler à l’amiable toutes les questions de tarifs, les grands systèmes de voies ferrées qui se partagent l’exploitation de l’immense territoire à l’occident du Mississipi n’ont jamais cessé de se faire une guerre acharnée à coups de modifications de tarifs et ont entraîné constamment dans leurs querelles les Compagnies dites du Nord-Ouest qui convergent sur Chicago. Un des résultats de la dernière crise à New-York aura été fort probablement de précipiter la fin de ces luttes et en même temps la solution du problème des chemins de fer aux États-Unis. En effet, lorsque le marché anglais eut commencé à jeter sur la place de New-York, par millions, les actions de compagnies américaines de chemins de fer, M. Jay Gould et ses amis ont habilement accentué la panique en vendant tout d’abord en même temps que les Anglais. À ces ventes ont succédé bientôt des achats formidables à des cours propices, et M. Gould aujourd’hui passe pour avoir acquis un contrôle absolu sur plusieurs des grandes compagnies de l’Ouest, notamment sur l’Union Pacific et sur l’Atchison Topeka and Santa-Fe, dont il conduirait désormais l’exploitation en parfaite harmonie avec les intérêts de ses propres lignes, constituant le système du Missouri Pacific.
La place de Berlin a été atteinte à peu près dans les mêmes proportions que la nôtre par la crise des valeurs argentines. Elle porte, en outre, le poids d’engagemens considérables en valeurs italiennes que les banquiers n’ont pu repasser au public. Enfin, elle subit aussi le contre-coup de la baisse du rouble, qu’une spéculation téméraire avait entrepris cet été de porter au pair, négligeant de compter avec le gouvernement russe lui-même, dont l’intérêt n’est pas de relever actuellement le prix du rouble-papier à la valeur métallique. La banque berlinoise s’est donc recueillie pendant la crise, laissant fléchir l’italien et les titres des établissemens de crédit, dont les cours servent habituellement de régulateur au reste de la cote. Aujourd’hui, l’activité se réveille et la liquidation semble devoir donner de meilleurs résultats en Allemagne, comme à Londres. Vienne a suivi Berlin avec sa docilité habituelle. Francfort, place moins puissante, mais plus riche peut-être, toute proportion gardée, que Berlin, a, pendant la crise, absorbé une quantité considérable de titres de toute sorte, vendus par les spéculateurs des places atteintes, surtout de l’Extérieure, du Portugais et des valeurs américaines.
A Paris, à peine les effets de la crise anglaise se sont-ils traduits pendant deux ou trois jours par une réaction quelque peu sensible sur notre cote. La rente 3 pour 100 a fléchi de 95 à 94.25, c’est-à-dire au niveau du dernier cours de compensation. Mais, sous l’influence de demandes incessantes au comptant, le cours rond de 95 francs a été de nouveau atteint, puis dépassé. La rente reste à 95.10, après 95.30 au plus haut. L’Italien s’est déjà relevé de 93 à 93.57.
L’Extérieure 4 pour 100 a fait assez bonne contenance sous les ventes des Anglais. Il n’en est pas de même du Portugais 3 pour 100 qui a reculé jusqu’à 55 francs et ne s’est encore relevé qu’à 56 3/4. La situation financière du Portugal est très sérieuse, et on peut admettre que le service du coupon de janvier n’aura pas été assuré sans difficulté.
Les fonds russes ont payé un bien léger tribut à la faiblesse générale, le Hongrois s’est également tenu avec fermeté. Le Turc et les autres valeurs ottomanes ont au contraire fortement baissé. Mais la reprise dans les derniers jours a déjà effacé les traces de ce mouvement.
La Banque de Paris, le Crédit lyonnais, la Banque d’escompte, se cotent aujourd’hui à des cours plus élevés qu’au milieu du mois. Le Comptoir national d’escompte et la Société générale ont lancé, au milieu de la tourmente, une souscription à des obligations d’une compagnie de chemins de fer au Brésil. Quelle que pût être l’affaire en elle-même, elle ne pouvait réussir dans les circonstances du moment ; le succès a été, en effet, médiocre. Les actions de nos grandes compagnies ont gardé leurs plus hauts cours, celles des compagnies étrangères ont un mouvement de recul suivi d’une reprise. Les valeurs industrielles ont été assez négligées, mais n’ont, en général, que très peu fléchi sur les prix fort élevés qu’une spéculation spéciale leur avait fait atteindre dans ces derniers mois.
- Les Sens et l’Instinct chez les Animaux et principalement chez les Insectes, par sir John Lubbock. Paris, 1891 ; F. Alcan.
Enfans, nous avions accoutumé de considérer les animaux comme des personnes, — comme des êtres qui pensent, qui rusent, calculent, se souviennent, s’entendent entre eux, et le plus souvent contre nous. D’ailleurs La Fontaine était là qui s’en portait garant : il dit lui-même que ses fables ne sont pas seulement morales, qu’elles font connaître les propriétés des animaux et leurs divers caractères, « par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l’abrégé de ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. » Depuis, nous avons appris que l’homme est un être à part, qu’il a des privilèges que nous ne soupçonnions pas, que son intelligence est d’une nature tout à fait différente et au-dessus de toute comparaison sacrilège.
Ce qui a été longtemps une doctrine n’est plus qu’une opinion. Des chercheurs sont venus qui ont appliqué des méthodes rigoureuses à scruter (s’il est permis de parler ainsi) la conscience des animaux. Ils ont entrepris d’en étudier les facultés mentales, en même temps que les organes, parfois si subtils et si surprenans, de leurs sens. Ils ont tenté de remonter aux obscures origines de l’instinct, et de découvrir les métamorphoses par lesquelles il se rattache à des facultés supérieures. En prononçant les noms de Darwin, de Spencer, de Lubbock, de Fabre, de Romanes, nous ne citons que les plus connus. Sir John Lubbock est un de ceux qui ont eu recours, avec le plus de succès, à la méthode expérimentale, à l’observation directe. On connaît son ouvrage sur les Fourmis, les abeilles et les guêpes, qui a été traduit en français, ainsi que ses travaux sur les Origines de la civilisation et sur l’Homme préhistorique. Dans le volume qu’il vient de publier, il a réuni les fruits de ses dernières observations sur les sens et sur l’intelligence des animaux, et plus particulièrement des insectes.
« Les organes des sens, dit-il, peuvent être comparés à des fenêtres ouvertes sur le monde extérieur. Comment les objets extérieurs impressionnent-ils les divers animaux ? Jusqu’à quel point leurs impressions ressemblent-elles aux nôtres ? Ont-ils des sensations que nous ne possédons pas ? Enfin, comment arrivons-nous nous-mêmes à nos propres perceptions ? » Voilà, en quelques mots, les problèmes que Lubbock avait devant les yeux, pendant qu’il examinait les poils auditifs des antennes du cousin, ou qu’il apprenait à lire à son chien Van.
Nous ne pouvons avoir la prétention de résumer ici le riche contenu de ce livre ; il nous suffira d’avoir communiqué à quelques-uns l’envie de le lire. On y trouvera d’abord une série de chapitres consacrés à un exposé sommaire du mécanisme des sens, chez l’homme et les animaux. L’impression qui s’en dégage, c’est que, sans doute, le monde qui nous entoure se présente à eux sous des aspects fantastiquement différens : « Il est peut-être, pour eux, rempli de sons que nous ne pouvons entendre, de couleurs que nous ne pouvons voir et de sensations que nous ne pouvons ressentir. » Leurs organes sont complexes et variés à l’infini : c’est à peine si, parfois, nous pouvons en deviner les fonctions. Il existe des animaux qui ont des yeux dans le dos, des oreilles sur les jambes et qui chantent par les côtés ; chez d’autres, les naturalistes ont signalé des organes clairement sensoriels et en rapport avec le tégument, mais dont la destination précise est encore problématique. La peau des poissons contient tout un assortiment d’organes inexpliqués.
Les expériences personnelles de sir John Lubbock concernent les mœurs de ces petits êtres auxquels leur intelligence et leurs vertus assignent, dans l’échelle animale, un rang si élevé. Il les a longuement décrites ailleurs ; il y revient pour achever telle démonstration, — pour établir, par des faits précis, que les abeilles possèdent réellement la faculté de distinguer les couleurs, qu’il leur avait attribuée, — pour nous convaincre que les fourmis sont particulièrement sensibles aux rayons violets, et que leur faculté de perception s’étend même jusqu’à ces rayons ultra-violets qui d’ordinaire sont en dehors des limites de notre vision. D’autres expériences récentes semblent prouver que les animaux dépourvus d’yeux peuvent encore être sensibles à la lumière : ainsi les vers de terre et les lézards d’eau perçoivent la différence entre le jour et les ténèbres par la surface générale de la peau.
L’exception confirme la règle, et la limite qu’elle rencontre marque encore mieux la réalité d’une loi. Rien d’amusant comme le récit de ces pièges tendus par de malicieux naturalistes à de pauvres insectes pour tâcher de mettre en défaut l’infaillibilité de leur instinct et les prendre en flagrant délit de « stupidité. » Un sphex, ayant approvisionné son alvéole, déposé son œuf, et étant sur le point de fermer son nid, M. Fabre le chasse, retire à la fois l’œuf et la sauterelle ; il laisse alors revenir le sphex, le voit rentrer dans son alvéole vide et procéder ensuite imperturbablement à la fermeture du logis, comme s’il eût été toujours habité. Une autre fois, M. Fabre regarde faire une abeille sauvage qui construit des alvéoles en maçonnerie, qu’elle remplit de miel à mesure ; quand les murs sont suffisamment élevés, elle prépare une dernière charge de mortier, dépose son œuf et ferme immédiatement l’orifice. Si, pendant ses voyages, de légers dégâts sont faits à sa maçonnerie, elle ne manque jamais à les réparer. Mais M. Fabre a l’idée de percer un trou au-dessous de la partie où l’insecte travaille, et par ce trou le miel commence à s’écouler. Pour cette fois, c’est trop : la catastrophe dépasse le niveau de son intelligence et l’abeille continue de porter son miel dans le nouveau tonneau des Danaïdes, qu’elle ferme ensuite gravement, après y avoir déposé son œuf. Citerons-nous d’autres expériences qui avaient pour but de constater que le prétendu « sens de direction, » qui a été attribué aux insectes comme aux oiseaux et qui les guide, dit-on, vers leur nid, n’est rien moins que prouvé ? Parlerons-nous du chien Van, à qui la gourmandise apprend à déchiffrer les hiéroglyphes que son maître a tracés sur une série de cartons ? Il vaut mieux le remettre à une autre occasion.
Le directeur-gérant : CH. BULOZ.