Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1879
30 novembre 1879
Le parlement de France est donc rentré définitivement à Paris ; il est rentré dans ses vieux palais épargnés par l’incendie, après neuf années d’absence qui comptent dans notre histoire. Il s’est réuni il y a trois jours au milieu des premiers frissons d’hiver, sans bruit, sans fracas, sans le cortège redouté des manifestations populaires, et M. le président de la chambre des députés a dit pour salut de bienvenue à l’assemblée dont il est chargé de diriger et d’activer les travaux : « Il faut aboutir ! » C’est là certes une parole pleine de sens pratique et de promesses, qui, bien comprise par tout le monde, même par M. le président de la chambre, pourrait devenir un vrai programme, pour le moins le mot d’ordre d’une ère de travail bienfaisant. Malheureusement les paroles les plus retentissantes ou les mieux trouvées ne suffisent pas ; elles ne changent rien, elles n’éclaircissent rien, et la première condition pour se mettre virilement à l’œuvre, pour « aboutir, » serait de commencer par voir clair dans nos affaires, de ne pas se méprendre sur le caractère général d’une situation qui n’est peut-être encore que difficile, qui peut devenir critique, et au milieu de laquelle la rentrée des chambres à Paris n’est plus qu’un incident sans importance.
Qu’on ne s’y trompe pas : tout ce qui arrive depuis quelque temps, tout ce qui se passe autour de nous a une signification des plus sérieuses et révèle des faiblesses, des incohérences de conseils, d’indéfinissables malaises, qui ne se prolongeraient, pas sans péril. C’est désormais une vérité de la politique comme de l’histoire, que pour tous les régimes, pour tous les gouvernemens, il y a une heure décisive où leur destinée est en jeu, où leur avenir peut dépendre d’une résolution opportune, de la direction qu’on prendra. M. Littré, avec la clairvoyance d’un esprit indépendant, rappelait l’autre jour cette inexorable loi aux complaisans intéressés, aux infatués futiles et aux aveugles naïfs qui ne veulent rien voir, qui se figurent qu’il suffit de voiler les difficultés pour les supprimer. Il rappelait que depuis quatre-vingts ans tous les gouvernemens qui se promettaient de vivre ont eu ce qu’il appelle « l’année climatérique, » ce qu’on peut appeler le moment critique, — où ils avaient encore le choix, où ils auraient pu se fortifier, s’affermir, et où ils ont fini par tomber du côté où ils penchaient. Quelques années après que le premier empire est sorti de la révolution tout éclatant de gloire militaire, vers 1810, peut-être dès 1808, au lendemain même de Tilsitt, il est déjà visible que ce puissant régime qui vit de la guerre est destiné à périr par la guerre, par les excès de domination. Pour la restauration, l’heure décisive est vers 1823, à l’époque où l’emporte décidément l’esprit de réaction politique et religieuse dont ne peut se défendre la royauté traditionnelle. Le reste n’est qu’une série d’étapes conduisant à la catastrophe. La monarchie de juillet elle-même a son moment critique vers 1839, lorsque les forces parlementaires qui ont fait son succès et sa sûreté se dissolvent, lorsqu’éclate le grand malentendu de la coalition. Le second empire à son tour a sa phase « climatérique, » après 1860, quand s’engage l’expédition du Mexique, lorsque l’esprit de celui qui fut Napoléon III n’est plus qu’un chaos obscur d’irrésolutions et de velléités énigmatiques. Nous ne parlons pas de la république de 1848, qui n’attend pas trois mois pour être ébranlée sans retour et toucher au déclin. Pour tous, quoique dans des conditions bien différentes, la loi est invariable.
Il s’agit aujourd’hui de savoir si la république nouvelle, au lieu de s’éclairer de cette expérience, aura le même destin, si, arrivée au point où elle est, après neuf années d’existence, elle réussira à se fixer, à s’établir libéralement, honorablement, ou si elle glissera dans les agitations, dans les conseils violens ou exclusifs, dans les combinaisons plus ou moins révolutionnaires qui ont été jusqu’ici sa faiblesse. Que cette vérité semble dure ou importune à ceux qui font de la politique avec des chimères et des infatuations, que les optimistes se flattent d’échapper au sort commun, d’assurer à leur œuvre une durée exceptionnelle qu’ils n’auraient pas su mériter par leur prévoyance, peu importe ; le moment décisif n’en est pas moins venu, on le sent à un certain désarroi des esprits, à des hésitations, à des perplexités d’opinion auxquelles on ne peut se tromper. Et notez bien, pour compléter ces enseignemens de la politique et de l’histoire, que tous les régimes qui ont précédé la république d’aujourd’hui, qui ont disparu tour à tour, n’ont été nullement en réalité les victimes des oppositions soulevées ou armées contre eux. Ni les uns ni les autres n’ont péri sous les coups de leurs ennemis. Les uns et les autres avaient commencé par avoir raison de leurs adversaires, par les réduire au silence ou à l’impuissance ; ils sont tombés sous le poids de leur propre politique et de leurs propres inclinations, par leurs fautes, par leurs excès ou par leurs faiblesses, par les aveuglemens de ceux qui se prétendaient leurs amis à l’exclusion de tous les autres, et c’est ici justement qu’on se retrouve en face de tout ce qui caractérise notre situation, de ce qui est le danger le plus réel et le plus sensible du moment présent.
Ce qu’il y a en effet de curieux et même de saisissant aujourd’hui dans la situation telle qu’elle apparaît à l’ouverture des chambres, c’est que de toutes les difficultés accumulées qui ont fini par créer une sorte d’état maladif ou de crise latente, pas une ne vient réellement des adversaires de la république, du gouvernement. Pas une n’était inévitable et ne tient à ces obstacles que trouve presque nécessairement devant lui tout régime qui se fonde, à des résistances passionnées, ardentes, comme celles que rencontrait jusque dans la rue la monarchie de juillet au temps de Casimir Perier et du premier ministère de M. Thiers. S’il y a eu jamais au contraire une situation simple, relativement facile et se prêtant à une politique de désarmement intérieur, c’est celle qui a existé depuis un an, depuis la défaite définitive et irréparable de la dernière tentative de réaction. La république, consacrée par tous les scrutins, n’était plus contestée, les adversaires du régime nouveau étaient notoirement impuissans. Tout était possible et aisé avec une constitution qui suffit à la marche régulière des affaires, avec des pouvoirs unis, résolus à se respecter mutuellement, avec un pays qui ne demande qu’à vivre dans le travail et dans la paix. Que s’est-il donc passé qui ait pu altérer cette situation et produire ce qu’on pourrait appeler une diminution de sécurité et de confiance ? Est-ce que les adversaires de la république ont retrouvé assez de force pour redevenir menaçans ? Ils n’en ont pas beaucoup plus qu’ils n’en avaient il y a un an, et on n’en est pas apparemment à voir un péril bien grave dans un festin légitimiste présidé par M. Baudry d’Asson, animé par quelques toasts de circonstance, ou dans la visite que le prince Napoléon aurait rendue à l’impératrice, passant à Paris pour aller recevoir le dernier soupir de sa mère en Espagne. Les adversaires des institutions nouvelles, les légitimistes et les impérialistes, n’auraient, à des degrés divers, que les chances qu’on pourrait leur rendre par une politique d’aventure, et les agitations intempestives auxquelles ils se livreraient, les espérances contradictoires qu’ils laisseraient éclater, serviraient peut-être la république au lieu d’être un danger pour elle. Ce qu’ils pourraient faire n’est pas bien inquiétant, ils n’ont pas même pour le moment le pouvoir de créer par leur propre force des embarras sérieux. La vérité est que toutes les difficultés qui ont surgi, qui pèsent sur la situation, ce sont le plus souvent certains républicains qui les créent, comme si dans leur victoire ils voulaient encore justifier le mot que M. Royer-Collard prononçait il y a un demi-siècle, que M. Thiers a renouvelé depuis en le variant : « La république a contre elle les républicains d’autrefois et les républicains d’aujourd’hui. » On peut dire qu’il n’en est rien, ce n’en est pas moins évident. Tout ce qui est fait pour agiter et troubler vient de quelque fraction de cette coalition assez confuse qui s’appelle la majorité. La question de l’amnistie est sans doute à peu près abandonnée aujourd’hui ; elle n’ira peut-être pas jusqu’au parlement, et si elle fait une apparition à la chambre, elle n’aura selon toute apparence qu’un médiocre succès, surtout après le rapport si parfaitement net et décisif que M. le garde des sceaux vient de publier ; mais enfin, si la question a été un instant embarrassante, ce ne sont pas seulement les radicaux qui l’ont soulevée, ce sont encore d’autres républicains qui ont joué avec ce feu, à tel point que M. le président de la chambre lui-même a été représenté comme favorable à l’amnistie plénière, qu’on l’a cru ainsi et que cela a été expliqué ou atténué plutôt que contesté. Si le retour des amnistiés a été accompagné parfois de circonstances qui ont ressemblé à une audacieuse réhabilitation de la commune, qui ont semé l’inquiétude jusqu’au fond des provinces, est-ce que des républicains ne s’y sont pas prêtés ? Si, à l’heure qu’il est, il y a dans le pays un certain trouble des consciences, une émotion religieuse, à qui la faute ? C’est évidemment pour faire de la politique républicaine selon la mode du jour que M. le ministre de l’instruction publique s’est cru obligé de présenter une loi qui n’est qu’une rétractation de liberté, au risque de compromettre le gouvernement, d’aliéner des croyances sincères et de paraître donner le signal de l’exclusion systématique de malheureux religieux adonnés à l’enseignement. C’est bien sûr pour affermir la république qu’on l’engage dans une guerre de secte, qu’on suscite autour d’elle toutes les passions religieuses ! Est-ce que ce ne sont pas des républicains prétendant appartenir à la majorité qui, par leurs propositions, tiennent la menace suspendue sur la magistrature et réclament absolument des réformes radicales dont l’effet infaillible serait de jeter un trouble profond dans l’ordre judiciaire, même dans l’ordre financier par les indemnités que nécessiteraient les suppressions d’offices ? C’est là sans doute une autre manière de créer des amis et de rendre la vie facile à la république ! Est-ce que ce ne sont point aussi des républicains qui, sans s’inquiéter des lois, en face des pouvoirs publics, transforment chaque jour le conseil municipal de Paris en parlement, font des rapports pour s’emparer des églises, pour réclamer la suppression du budget des cultes, ou au besoin votent des ordres du jour contre M. le préfet de police, qui, à la vérité, paraît homme à se défendre ? Est-ce que ce n’est point en un mot des républicains que viennent incessamment toutes ces questions grosses de conflits et d orages ?
C’est bien possible, dira-t-on ; mais la république a ses agitations inévitables, et d’ailleurs tout ce qui fait du bruit ne fait pas loi, le gouvernement est toujours là pour contenir les effervescences dangereuses. Oui sans doute, le gouvernement, tel qu’il est représenté par ses chefs principaux, n’accepte pas tout, et même, les affaires extérieures toujours mises à part, sous d’autres, rapports, dans un certain ordre de questions, il tient à montrer de temps à autre qu’il n’abdique pas, qu’il ne veut pas livrer les garanties les plus essentielles de l’autorité publique. Il n’a point hésité dès le premier jour à se prononcer contre toute extension de l’amnistie, et l’énergique langage de M. le garde des sceaux, dans son récent rapport, imprime un stigmate de plus au sinistre crime de la commune. Le ministère n’en est sûrement pas à se préoccuper des prétentions exorbitantes du conseil municipal de Paris élevant tribune contre tribune, et faute de mieux il annule ses délibérations les plus criantes. Il réprime les excès quand il peut et il s’efforce de faire respecter les lois. Le gouvernement est occupé à semer sur son chemin les bonnes intentions. Malheureusement il en est souvent pour ses bonnes intentions peu suivies d’effets. Il est composé lui-même de manière à se sentir à chaque instant paralysé dans ses volontés, dans son action par les opinions et les alliances de quelques-uns de ses membres. Après tout, si le gouvernement a eu des embarras avec l’amnistie et les amnistiés, avec tout ce monde d’agitateurs, s’il souffre d’un certain relâchement dans tous les ressorts de l’organisation publique, c’est la faute de M. le ministre de l’intérieur, qui n’a rien vu, rien prévu et a laissé tout faire. C’est M. le ministre de l’instruction publique qui a le plus contribué à compromettre d’une autre manière le gouvernement, à compliquer sa position avec ses lois aussi violentes qu’étourdies et ses promenades agitatrices. C’est bien quelqu’un apparemment qui a imposé aux répugnances notoires d’une partie du cabinet un acte qu’on s’est vu réduit à rétracter quelques jours après. Le gouvernement est encore trop modéré pour ne pas sentir le danger d’une certaine politique aux couleurs prétendues républicaines, et il est trop engagé d’un autre côté par quelques-unes de ses propositions, par quelques-unes de ses connivences, pour pouvoir réagir avec autorité contre cette politique, qui n’est après tout que de l’excitation stérile. Il a contre lui les influences qui le pressent, les sommations impérieuses dont il est souvent assailli, en même temps que ses propres divisions.
Que résulte-t-il de cet ensemble de faits ? La conséquence est visible : c’est cet état d’incertitude universelle et de débilité inquiète qui va en s’aggravant depuis six mois, qu’on sent quelquefois encore plus qu’on ne peut le définir ; c’est cette situation singulière où, par des incohérences de partis, par des indécisions de gouvernement, les difficultés s’accumulent, et où, faute d’oser aborder ces difficultés qu’on a créées, pour échapper aux crises qu’on a préparées, sans doute aussi pour bien débuter dans la session, on finit par se rejeter sur des affaires personnelles, sur l’éternelle question des fonctionnaires. Là-dessus tout le monde se remet d’accord, c’était prévu ! Tout ce qu’on demande pour le moment au ministère, s’il veut avoir la paix, c’est de mener rondement la révolution du personnel, de ne pas laisser un instant de repos aux employés publics. Lorsqu’on aura changé les plus anciens fonctionnaires, il faudra apparemment changer les fonctionnaires de l’an dernier comme réactionnaires. On a renouvelé toute l’administration, on a remplacé cinq cents juges de paix, on a distribué bon nombre d’emplois financiers : ce n’est pas assez ! Chaque député veut maintenant avoir dans son arrondissement son armée d’employés à lui. On unit vraiment par tomber dans le ridicule de ce conseiller général de la Seine, qui adressait récemment à M. le préfet de police, cette question saugrenue : « Avez-vous donné de l’avancement à un seul agent à titre de républicain ? » Il paraît qu’il a fallu du courage à M. le préfet de police pour déclarer que c’était très bien d’être un bon républicain, mais que pour son service il préférait un agent zélé et dévoué, connaissant son métier. Aux yeux de certains hommes, le titre de républicain suffit à tout. Il faut être républicain pour avoir de l’avancement dans la police aussi bien que pour être percepteur ou pour avoir le droit de rester dans un bureau de bienfaisance. On exigera bientôt le brevet authentique, et on ne voit pas qu’avec ces prétentions, avec ces menaces contre les opinions, contre les situations personnelles, on ne fait que dénaturer, rétrécir et déconsidérer la république. Quand nous parlons du moment critique, — le voilà : il apparaît dans ces passions jalouses et exclusives, dans ces manies de soulever toutes les questions à la fois, dans ces violences de l’esprit de parti et de secte, dans cette mobilité indéfinie et confuse sur laquelle on prétend élever un régime durable. Franchement, le danger le plus pressant pour la république est-il dans quelque discours de M. Baudry d’Asson ou dans cette politique qui n’a d’autre mot d’ordre que de tout agiter et d’autre résultat que d’ouvrir une crise en permanence ?
La vraie moralité de tout ceci, c’est que si on veut décidément en venir à organiser un régime fait pour durer, il est plus que temps de s’arrêter dans la voie où l’on est entré. Il est de toute nécessité de rentrer au plus tôt dans les conditions d’un sérieux régime parlementaire et d’une constitution libérale, de faire de la république la protectrice de tous les droits, de tous les intérêts, de toutes les situations. Il faut qu’il y ait un ministère reconstitué de façon à pouvoir conduire avec autorité les affaires du pays et un parlement sachant accepter de rester dans son rôle. Il faut, en un mot, si l’on veut éviter des déceptions nouvelles, se dégager de cette confusion où l’on se débat depuis quelque temps. C’est ce qu’il y a de plus pressant à l’heure où nous sommes. Tandis que cette œuvre toute contemporaine se poursuit cependant, les témoins d’un autre âge s’en vont l’un après l’autre, M. Michel Chevalier à son tour vient de mourir. M. Michel Chevalier n’était pas précisément un politique, quoiqu’il ait figuré avec l’autorité de son éminent esprit dans les assemblées, dans la chambre des députés avant 1848 et dans le sénat de l’empire. C’était surtout une intelligence de premier ordre maniant avec autant de lucidité que de hardiesse les plus difficiles problèmes de l’économie publique, de la science sociale, qu’il savait parer de l’éclat du langage. Le plus grand acte de sa carrière, en dehors de ses œuvres d’écrivain et de professeur, a été la part directe, effective qu’il a prise en 1860 à l’établissement de la liberté commerciale en France, et certes sa science, son talent n’eussent point été de trop dans la discussion de questions qui vont reparaître encore dans le parlement, qui intéressent la fortune et les relations de la France avec le monde.
S’il y a un phénomène frappant aujourd’hui, c’est l’importance que les questions de religion ont reprise depuis quelques années dans les affaires de la plupart des pays à côté et au-dessus même des problèmes économiques ; elles sont vraiment la moitié de la politique, elles divisent les partis, et les parlemens finissent quelquefois par se transformer en conciles. Les luttes religieuses sont partout, plus ou moins accentuées : elles semblent s’apaiser depuis quelque temps en Allemagne sous la main puissante d’un homme qui s’entend à fermer l’outre aux tempêtes aussi bien qu’à l’ouvrir ; elles sont plus que jamais au contraire dans toute leur violence en Belgique, et un des incidens les plus curieux, les plus intéressans de ces derniers jours est certainement la vive et substantielle discussion qui vient d’émouvoir le parlement de Bruxelles, qui à vrai dire est faite pour retentir au delà des frontières de la Belgique. Cette discussion, qui n’est encore qu’un prologue et qui sera reprise, elle est dès aujourd’hui singulièrement instructive par les communications diplomatiques que le président du conseil M. Frère-Orban a cru devoir faire au parlement ; elle a surtout le mérite de laisser entrevoir à travers la fumée des combats que se livrent le parti catholique et le parti libéral, dans le petit royaume belge, l’action lointaine, impartiale et modératrice du nouveau pape Léon XIII. C’est tout un drame politique et religieux dévoilé à propos d’une interpellation de M. d’Elhoungne sur les relations du gouvernement belge et du Vatican.
On sait ce qui a ravivé récemment et poussé jusqu’à une sorte d’exaspération le conflit religieux en Belgique. L’instruction primaire était jusqu’à ces derniers temps sous le régime d’une loi de 1842, qui faisait de l’enseignement religieux une obligation et qui par une conséquence naturelle, sauf réserve faite en faveur des non-catholiques, plaçait les écoles sous l’autorité directe et incessante du clergé. Cette loi a été pendant bien des années l’objet de vives contestations, elle a été souvent représentée par les libéraux comme un excès d’immixtion ecclésiastique, comme une arme redoutable dont le clergé usait et abusait dans un intérêt politique ; aussi lorsqu’à la suite des dernières élections, le parti libéral est arrivé au pouvoir avec le cabinet de M. Frère-Orban, une de ses premières pensées a été de modifier le régime scolaire. L’été passé, au mois de juillet, le gouvernement a proposé, le parlement a adopté, le roi a sanctionné une loi qui rend désormais facultatif l’enseignement religieux ou, pour mieux dire, qui le laisse « aux soins des familles et des ministres des différens cultes ; » la loi décide de plus que, dans l’intérieur des établissemens primaires, il y aura un local particulier à la disposition des ministres de culte, qui auront toute liberté de donner l’instruction religieuse aux enfans de leur communion. C’est, si l’on veut, une limitation ombrageuse de l’influence ecclésiastique et jusqu’à un certain point une représaille de combat contre ce qu’on appelle la prépotence cléricale dans les écoles ; ce n’est point absolument une exclusion. La loi du mois de juillet n’en pas moins suffi pour enflammer toutes les passions, pour pousser au dernier degré de l’animosité la guerre entre les deux partis, entre catholiques et libéraux. Le ministère a tenu naturellement à faire exécuter sa loi ; l’épiscopat belge tout entier a protesté, organisant une campagne d’agitation contre la loi, défendant aux prêtres de donner l’instruction religieuse dans les conditions nouvellement établies, menaçant des peines spirituelles, des foudres de l’église et les instituteurs placés à la tête de l’enseignement de l’état, et les parens qui enverraient leurs enfans dans les écoles, et les enfans eux-mêmes. Il est arrivé ce qui arrive toujours dans les guerres de ce genre, les exagérations répondent aux exagérations. Si les libéraux belges, sous prétexte de défendre l’esprit moderne et la société laïque, s’exposent parfois à violenter les croyances d’une partie de la population, à froisser une opinion considérable dans le pays, les catholiques, à leur tour, en croyant défendre leur religion, risquent de méconnaître les plus simples droits du pouvoir civil, la constitution elle-même. Il y a des catholiques qui font très bon marché de toutes les libertés constitutionnelles, qui ont menacé de protester par leur abstention ou par une ostentation de deuil contre les fêtes qui doivent être célébrées dans quelques mois pour la cinquantième anniversaire de l’indépendance nationale.
C’est ici justement, entre toutes ces passions extrêmes, qu’apparaît le nouveau pape Léon XIII. Il y a des libéraux belges qui, par représaille contre les catholiques, n’ont cessé et ne cessent encore de réclamer le rappel de la légation entretenue par la Belgique auprès du Vatican. Le ministère s’est très politiquement refusé jusqu’ici à cette mesure, et la justification la plus plausible de sa prudence est dans les négociations que M. Frère-Orban vient d’exposer devant le parlement de Bruxelles, dans l’évident esprit de conciliation du souverain pontife lui-même.
Oh ! sans doute, il ne faut pas s’y tromper, si on prétend ouvrir avec le saint-siège une discussion sur des affaires de dogme et de doctrine, sur le principe des droits et des devoirs de l’église, on risque fort de ne point s’entendre. Si on veut obtenir du pape le désaveu éclatant de l’épiscopat belge, l’approbation complète d’une mesure qui diminue l’action religieuse dans les écoles, on n’obtiendra rien de semblable. La cour de Rome répondra avec le secrétaire d’état, le cardinal Nina, que « la doctrine des prélats belges est correcte ; » mais en même temps il est bien clair qu’en tout ce qui est affaire de conduite, le langage de Léon XIII n’est plus le langage de Pie IX. Évidemment, on en dit assez au Vatican pour laisser comprendre qu’on n’approuve guère toute cette insurrection bruyante contre la loi des écoles ; on ne dissimule pas que si les principes des évêques sont justes, « les conclusions peuvent être inopportunes et parfois poussées trop loin, » qu’on eût préféré « une autre solution » qui eût été possible si les conseils du saint-siège avaient été suivis. Le pape lui-même n’hésite pas à blâmer les violences de ceux qui attaquent la constitution libérale de la Belgique, à recommander la modération, l’obéissance aux lois. Tout cela semblera peut-être de peu de valeur à ceux qui ne savent pas ce qu’il y a de délicat et de redoutable dans ces questions religieuses qui touchent à la paix morale, qu’il est toujours si téméraire de raviver dans les pays où elles n’existent pas sérieusement. Le ministère de Bruxelles, et c’est de sa part une marque de prévoyance, de raison supérieure, le ministère belge en a senti l’importance lorsqu’il a publié ce langage, ces déclarations ratifiées par la nonciature. Il n’est point douteux en effet que cette action éclairée, mesurée, modératrice d’un pape à l’esprit plein de prudence, ne soit de nature à exercer une influence salutaire, qu’elle n’ait pour conséquence de décourager les passions violentes, de dégager les conflits religieux de ce qu’ils ont de plus acerbe et de plus périlleux. C’est là pour le moment la moralité de cette récente discussion du parlement de Bruxelles ; c’est la première révélation d’une papauté vraiment politique succédant à la papauté ardente et belliqueuse du dernier règne.
Les luttes religieuses ont eu certes leur jour aussi en Italie ; elles ont été forcément mêlées, par le redoutable problème du pouvoir temporel, à la renaissance nationale. Elles ont insensiblement perdu de leur vivacité depuis que l’irrésistible puissance des choses a tranché la question en portant les Italiens à Rome, et surtout depuis qu’un nouveau pape à l’esprit plein de sagacité et de prudence a été élevé au pontificat. Le sens pratique des Italiens a su trouver des accommodemens au milieu de difficultés en apparence insolubles, et ce qui semblait impossible s’est réalisé. Le roi avec son parlement et le pape avec ses cardinaux vivent désormais à Rome sans se braver, sans que l’incompatibilité des deux pouvoirs éclate en conflits incessans. Y a-t-il paix complète et définitive entre le Vatican et le Quirinal ? Ce n’est pas du moins la guerre, et bien des questions qui soulèvent des orages dans d’autres pays se résolvent chaque jour toutes seules, par une sorte de concordat tacite, au delà des Alpes. Il en est ainsi pour l’administration épiscopale, au moins dans les parties du royaume où le nouvel ordre de choses n’a pas été reconnu par le saint-siège. Il en est ainsi pour les congrégations, même pour la compagnie de Jésus, pour la participation des communautés religieuses à l’enseignement, pour toutes ces questions dont on fait tant de bruit en France. Les congrégations ne sont pas reconnues, elles ont été supprimées, c’est-à-dire qu’elles ont perdu la personnalité civile. Elles n’ont pas cessé pour cela d’exister sous la forme d’associations libres, dans les limites et sous la garantie du droit commun ; elles participent en toute liberté à l’enseignement, et on n’a pas songé à les proscrire pour leur caractère religieux ou pour leur habit. Les vrais libéraux italiens ne s’engageraient pas dans cette voie.
Au moment présent, les difficultés réelles pour l’Italie ne viennent ni du pape ni des agitations cléricales : elles sont d’un ordre tout politique, elles viennent de l’incohérence parlementaire, de la décomposition et de l’impuissance des partis, de l’affaiblissement de tous les ressorts de la vie publique, et il en est un peu au delà des Alpes comme en France : tout est assez obscur et laborieux. Les chambres qui viennent de reprendre leurs travaux à Rome ne se réunissent pas visiblement dans les conditions les plus favorables, puisque la session a eu pour prélude un nouveau changement de ministère qui ne sera probablement pas le dernier. Le règne de la gauche dure depuis quelques années déjà en Italie, il avait commencé bien avant l’avènement du roi Humbert. Il n’a pas sans doute créé ce qu’on appelle une situation révolutionnaire, il n’a ni permis ni encouragé les agitations périlleuses ; il a gardé tous les caractères d’une victoire légale d’un parti régulier. Ce qu’il y a de plus clair, c’est qu’il a été jusqu’ici en définitive parfaitement stérile. Il n’a réalisé aucune réforme bien sérieuse, il n’a pu arriver à résoudre ce problème toujours fuyant de l’équilibre financier ; il ne s’est manifesté que par une série de crises ministérielles se succédant de semestre en semestre, nées de la division indéfinie des partis, de la confusion des opinions et des rivalités personnelles, du conflit acharné des ambitions intestines. La gauche a par le fait une majorité considérable dans le parlement, au moins dans la chambre des députés, elle a toujours le pouvoir ; elle n’a su ni rester une majorité réelle, ni se servir du pouvoir, ni montrer assez d’esprit politique pour consolider la prépondérance qu’elle avait conquise, presque sans s’en douter, dans les élections. Elle a vaincu la droite, qui n’est autre chose que le libéralisme modéré par le scrutin populaire, elle ne l’a pas remplacée au gouvernement. Elle s’est épuisée en combinaisons de toute sorte. Deux ou trois fois déjà la présidence du conseil est passée de M. Depretis à M. Cairoli ou de M. Cairoli à M. Depretis, sans compter les modifications partielles des cabinets successifs. Aujourd’hui, par suite de la dernière crise, M. Depretis et M. Cairoli ont fini par se rapprocher ; ils entrent ensemble dans le même cabinet, et ils ont tout l’air de deux impuissances qui s’unissent après s’être fait la guerre.
D’où est née réellement cette nouvelle crise italienne qui n’a pas même attendu pour éclater l’ouverture du parlement ? Elle est née comme toujours, à ce qu’il semble, de cette éternelle question qui consiste à concilier l’abolition de l’impôt sur la mouture avec l’équilibre financier, qui après avoir été tranchée par la chambre des députés est venue échouer plus d’une fois devant la prudence du sénat, et qui n’a cessé de peser jusqu’ici sur tous les cabinets de la gauche. L’impôt sur la mouture est condamné en principe, il est même partiellement supprimé en fait, soit ; reste toujours la difficulté de combler dans le budget le vide laissé par la suppression d’une taxe qui dans son ensemble produisait de 60 à 80 millions. A la fin de la dernière session, au moment où M. Cairoli venait à peine de rentrer au pouvoir, la question a pu être ajournée ; elle reparaissait maintenant à la veille d’une session nouvelle, et, si les engagemens du ministère restaient les mêmes, les embarras n’avaient pas diminué. Le ministre des finances, M. Grimaldi, a-t-il reculé devant ces embarras, devant la responsabilité d’une mesure qui laisserait fatalement le budget en déficit ? Toujours est-il que c’est là ce qui paraît avoir déterminé la crise, et M. Cairoli, après avoir offert au roi la démission du cabinet tout entier, a été chargé de reconstituer un ministère. Ce ministère, M. Cairoli l’a formé en s’entendant cette fois avec M. Depretis et en s’adjoignant des hommes d’ailleurs distingués, M. Villa, M. Magliani, M. de Sanctis, M. Baccarini, M. Miceli, M. Acton, le général Bonelli. Ce cabinet reconstitué a inscrit dans son programme l’éternelle abolition de la taxe sur la mouture et une réforme électorale qui, sans aller jusqu’à la grande aventure du suffrage universel, étendrait le droit de vote à un million et demi d’électeurs. C’est une combinaison nouvelle dont le succès n’est rien moins qu’assuré devant un parlement plein de divisions ; c’est une phase de plus dans le règne de la gauche. Malheureusement toutes ces expériences qui se succèdent, qui révèlent l’inconsistance des partis et la faiblesse de toute direction politique, n’ont eu d’autre effet que de développer au delà des Alpes un certain malaise intérieur en laissant des intérêts sérieux en souffrance, en fatiguant l’opinion.
Ce malaise, né de causes intérieures, s’accroît peut-être encore du sentiment assez général d’une sorte d’effacement de l’Italie dans les affaires extérieures. L’Italie, c’est bien clair, n’a pas eu depuis quelques années, dans la politique européenne, le rôle que son ambition avait pu rêver. Elle n’a pas trouvé dans les affaires d’Orient ce qu’elle espérait peut-être. M. de Bismarck de son côté ne lui a pas ménagé les mécomptes, et l’alliance austro-allemande ne rentre sûrement pas dans l’ordre des combinaisons diplomatiques qu’elle aurait pu désirer. De tout cela il résulte une situation assez confuse, assez délicate, peut-être assez pénible, et il reste à savoir si le nouveau ministère de Rome sera assez vigoureusement constitué, s’il trouvera dans les chambres un appui suffisant pour porter le poids des difficultés qui ne manquent pas aujourd’hui à l’Italie.
CH. DE MAZADE.
S’il est vrai, comme nous l’affirment bon nombre de penseurs, que le travail de l’homme est soumis à une loi d’évolution en vertu de laquelle il sera graduellement affranchi du joug de l’effort matériel, on peut dire que de l’apparition de la machine à vapeur date une ère nouvelle dans l’histoire des sociétés humaines. Les machines sont des combinaisons d’organes par le moyen desquels l’homme oblige une force de la nature à travailler pour son compte et sous sa direction ; or rien n’est comparable aux résultats qui ont été obtenus sous ce rapport depuis que la machine à vapeur a permis de réduire en servitude la chaleur. Aussi l’histoire du développement, ou, comme dit M. Thurston dans un langage imagé, de la « croissance » de ce merveilleux engin offre-t-elle un véritable intérêt philosophique, en dehors de cet intérêt de curiosité qui s’attache à toute invention ; et l’on peut s’étonner à bon droit que si peu d’écrivains aient été tentés d’en retracer les progrès à grands traits, de manière à faire saisir toute l’importance du rôle qui est dévolu à la machine dans le monde moderne.
C’est pourquoi nous sommes heureux de signaler l’ouvrage nouveau dont vient de s’enrichir la Bibliothèque scientifique internationale, et qui a pour auteur M. Thurston, professeur de mécanique à l’Institut polytechnique Stevens, à Hoboken (New-York). C’est en Amérique qu’il faut aller chercher aujourd’hui les derniers perfectionnemens du steam engine, et c’est là une raison qui s’ajoute à tant d’autres pour recommander ce traité, écrit par un homme du métier, avec la verve et la vivacité d’un adepte enthousiaste et convaincu. Comme le dit justement M. Hirsch dans son introduction, « ce livre, très sérieux au fond, fort indépendant dans la forme, est tout empreint de vigueur et d’une vitalité énergique. » Il importe d’ajouter que M. Thurston ne s’est point contenté de raconter comment, par les efforts accumulés, sinon continus, d’un grand nombre de chercheurs, la machine à vapeur est peu à peu devenue ce qu’elle est ; il a consacré plusieurs chapitres d’un grand intérêt à l’exposition des principes de la théorie mécanique de la chaleur dans leurs rapports avec la théorie des machines. On y trouvera ; des considérations neuves sur les causes et l’étendue des pertes de chaleur dans la machine à vapeur, et sur les moyens qui sont ou pourraient être employés pour réduire ce gaspillage de force, toujours effrayant, malgré les progrès remarquables qui ont été réalisés dans cette voie depuis vingt ans.
Le directeur-gérant, C. BULOZ.