Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1879

Chronique n° 1144
14 décembre 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1879.

Que la rentrée des chambres ait entièrement répondu à ce besoin de clarté et de sécurité qui était dans l’opinion, que les affaires intérieures de la France aient été simplifiées et éclaircies par ces séances ternes, essoufflées, intermittentes, qui se sont succédé depuis quelques jours, non, on ne peut guère le dire. On ne peut l’assurer et on ne peut vraiment pas trop s’en étonner en présence de cette explosion de température boréale qui a fait un moment de Paris et d’une partie des provinces une sorte de Sibérie hérissée de glaces et de frimas dans nos zones accoutumées à moins de rigueurs. La nature a parfois de redoutables manières de faire sentir à l’improviste sa puissance, et la réalité a de terribles revanches contre les ardeurs vaines, les polémiques gonflées de passions factices et toutes les agitations artificielles. Lorsque l’atmosphère glacée et neigeuse enveloppe la terre, lorsque des milliers d’êtres humains souffrent du froid et de la faim, cherchant un abri, attendant un vêtement ou un morceau de pain, convenez que tout change, avouez que les programmes parlementaires et les interpellations risquent de se figer dans l’air, que les discours de M. Floquet ou de M. Brisson sont un cordial insuffisant, que le conseil municipal lui-même, avec ses hautes prétentions, disparaît dans ce torrent de souffrances et de misères. La politique la plus pressante et la plus vraie en ce cas-là est dans ce mouvement de charité universelle qui a éclaté spontanément dans Paris pour aller au secours des pauvres, des malheureux. L’hiver, à ce degré d’intensité, est fait pour amortir ou refroidir singulièrement les querelles d’opinions et de partis ; à la vérité, il ne les supprime pas, et le dégel qui, au premier souffle attiédi, emportera les neiges et les glaces, n’emportera malheureusement pas du même coup des difficultés de situation qui existaient avant cette épreuve, qui n’ont fait qu’apparaître dans une interpellation, qui se reproduiront sûrement à la session régulière du mois de janvier parce qu’elles sont partout.

Oui, sans doute, ces difficultés sont partout, dans les incohérences de majorité, dans les rapports du gouvernement avec les partis, dans le fond de la politique ; elles se sont aggravées par degrés depuis quelques mois, et, au point où en étaient les choses il y a quelques jours, lorsque la session extraordinaire s’est ouverte, des explications étaient évidemment devenues nécessaires et inévitables. Le ministère, harcelé de tous côtés et peut-être peu sûr de lui-même, finissait par disparaître dans un tourbillon de polémiques, de récriminations et de programmes. Le régime parlementaire devenait ce qu’il pouvait, une fiction dérisoire, une confusion presque ridicule, par l’effacement de toute direction supérieure dans l’effervescence des fantaisies et des initiatives individuelles. Ce que pensait réellement la chambre des députés et ce que voulait ou ce que pouvait le gouvernement, on ne le savait plus au milieu de ce nuage de mauvaise humeur et de défiance universelle qui semblait s’étendre sur la situation tout entière. C’est le mérite de M. le président du conseil de n’avoir pas voulu supporter plus longtemps ces obscurités, d’avoir marché droit sur ce qu’il a appelé des agitations ou des conversations de couloirs. Simplement, sans affectation, au nom de la vérité des institutions parlementaires, M. Waddington a mis tout le monde dans l’obligation de s’expliquer, de sortir du vague des griefs inarticulés et des programmes qui n’étaient que des déclamations vaines, s’ils n’étaient pas un mandat impératif blessant pour la dignité d’un pouvoir sérieux. Le défi, pour tout dire, a été relevé sans ardeur par M. Brisson et M. Floquet, deux porte-paroles attitrés de la fraction républicaine la plus voisine de l’extrême gauche, la plus acrimonieuse contre la partie modérée du cabinet, la plus impatiente d’imposer ses programmes de politique radicale. Le combat une fois engagé, M. le président du conseil, M. le ministre de l’instruction publique, M. le ministre de l’intérieur, chacun dans la mesure de sa situation et de son esprit, sont intervenus. Un jeune député de talent et probablement d’avenir, M. Devès, au nom de la gauche républicaine moins avancée et plus fidèle au cabinet, a, lui aussi, pris part au débat. Au demeurant, la lutte a été peu animée, embarrassée, et tout a fini par une victoire du gouvernement, par le vote d’un ordre du jour favorable et peu compromettant. Le ministère a triomphé en partie par la calme fermeté de M. le président du conseil, et surtout aussi parce qu’au dernier moment est apparue la difficulté de le remplacer.

Les votes de ce genre ne sont jamais sans doute pour un ministère un brevet de puissance ou de vie, et on peut se souvenir que l’an dernier, vers le 20 janvier, un ordre du jour de confiance conquis par la sérieuse et forte parole de M. Dufaure était suivi à peu d’intervalle d’une crise de gouvernement qui enlevait M. le maréchal de Mac Mahon à la présidence de la république, M. Dufaure lui-même à la présidence du conseil. On n’en est pas là tout à fait aujourd’hui. La victoire du 4 décembre » quoique réelle, ne reste pas moins modeste pour d’autres raisons, parce que la majorité qui a voté l’ordre du jour ne représente pas même la moitié de la chambre et parce qu’il y a eu bon nombre d’abstentions qui ressemblent à une suspension d’hostilités, à un ajournement de la querelle jusqu’à la session prochaine, qui s’ouvrira dans un mois. D’un autre côté, le gouvernement avait à peine son vote de confiance que M. le garde des sceaux Le Royer, fatigué ou dégoûté d’un pouvoir que les obsessions ne rendent pas facile, a cru devoir donner sa démission, laissant ainsi dans le cabinet un vide qu’il faut combler, et pour le combler il faut choisir, il faut se décider pour une politique. Ce n’est plus comme au 20 janvier 1879, c’est autre chose, de telle sorte qu’au bout de cet imbroglio d’hiver, qui ne fait que se compliquer en chemin, on n’est peut-être pas beaucoup plus avancé, et que malgré l’ordre du jour du 4 décembre, la question de l’ascendant, de l’intégrité ou de la reconstitution du ministère demeure à peu près entière.

Rien n’est plus vrai, l’incertitude est loin d’être dissipée ; la situation est à la fois compliquée et indécise comme tout ce qui existe aujourd’hui, et le vote du 4 décembre n’a rien résolu d’une manière nette et définitive. Il était politiquement si peu une solution qu’il a été suivi à courte date de ce premier démembrement du ministère dont M. Le Royer a donné le signal et que depuis ce moment la crise est dans l’air. Il y a cependant, au milieu de toutes ces obscurités et ces confusions, des élémens d’appréciation, de décision qu’on peut dégager avec profit pour le pays, pour le gouvernement lui-même, pour la marche des affaires. Précisons mieux : ainsi il est d’abord évident que si le dernier ordre du jour n’a pas la clarté décisive et l’autorité d’un de ces actes parlementaires qui sont la force d’un cabinet, il ne reste pas moins une manifestation de quelque valeur ; il tire surtout une signification particulière de ce fait qu’il a été voté en opposition avec une motion bien autrement vive proposée par l’union républicaine. L’ordre du jour des dissidens et des impatiens de l’union républicaine exprimait ! e vœu que le gouvernement se livrât à des épurations à peu près illimitées, qu’il poursuivît la guerre contre le cléricalisme et qu’il procédât à de grandes réformes, « notamment en ce qui concerne l’ordre judiciaire. » L’ordre du jour adopté comme l’expression des opinions et des vœux de la chambre se borne à témoigner la confiance que le cabinet est décidé à faire respecter le gouvernement de la république et à écarter des emplois publics les « fonctionnaires hostiles à nos institutions. » La différence est certainement sensible. De plus, si la majorité qui a voté l’ordre du jour ne représente numériquement que la moitié de la chambre, elle forme encore le noyau le plus important, le plus sérieux de l’assemblée, d’autant plus sérieux qu’il est dégagé des élémens du radicalisme. Enfin cette déclaration motivée de confiance, elle a été votée sous l’impression du discours de M. le président du conseil, dont elle est en quelque sorte la sanction, et qu’a dit M. le président du conseil ? M. le ministre des affaires étrangères a prononcé en définitive le discours d’un chef de cabinet sensé et modéré. S’il y a des points délicats sur lesquels il a montré quelque réserve, il en est d’autres sur lesquels il a été parfaitement net. Il n’a hésité ni sur la question de l’amnistie, qu’il ne veut pas laisser rouvrir, ni sur l’esprit d’impartialité qui doit présider aux modifications de personnel, ni sur cette reconstitution des mairies de Lyon et de Paris, qui est devenue, à ce qu’il paraît, un des articles des programmes radicaux. Il n’a point hésité à déclarer qu’il n’acceptait ni la liberté illimitée des réunions, « qui ne serait que la liberté des clubs, » ni la liberté illimitée des associations, ni bien d’autres choses encore. En un mot, sans faire un programme prétentieux, il a simplement opposé une politique de modération, de raison et de mesure à la politique exclusive et radicale des représentans de l’union républicaine, et c’est sur le terrain où le gouvernement l’appelait que la majorité de la chambre s’est ralliée en votant l’ordre du jour du 4 décembre.

Qu’on dégage ces quelques faits, et les déclarations du gouvernement résumées par M. le président du conseil, et cet ordre du jour d’une modération intentionnelle, et ce vote d’une majorité peut-être assez peu enthousiaste, mais accessible à un conseil de bon sens, à des considérations d’intérêt public ; qu’on réunisse ces faits, ce sont là des élémens précis et saisissables dans une situation qui a ses faiblesses et ses incohérences sans doute, qui reste exposée à toutes les influences contraires, mais qui, en définitive, n’est point sans offrir quelques ressources pour la détermination de la seule conduite possible, pour la reconstitution d’un ministère suffisamment viable. Dans tous les cas, il est clair, par toutes ces manifestations récentes qui ne répondent encore qu’incomplètement à l’instinct, aux besoins du pays, il est clair que le sentiment le plus général ne va pas aux programmes extrêmes, qu’il appelle plutôt au contraire une politique de ferme et libérale modération assez résolue pour se fixer des limites, pour épargner à la république le danger des guerres inutiles, des agitations et des aventures. C’est là ce qui se dégage de tout un ensemble de choses, — ou les phénomènes d’opinion qui se succèdent sous plus d’une forme depuis quelque temps n’ont aucun sens. Le choix même des hommes appelés à se réunir dans le cabinet qui travaille à se renouveler n’aura de valeur que s’il s’inspire de cette idée générale.

Eh bien, c’est dans une situation ainsi faite, à côté d’une chambre capable dans un jour donné de bons mouvemens, mais pleine de velléités inquiètes, prompte aux tentations et aux faiblesses, c’est dans cette situation que le sénat peut vraiment prendre un rôle actif et efficace, sans sortir en aucune façon de sa sphère ; c’est là qu’il peut intervenir utilement, patriotiquement, non certes par des résistances irritâmes ou de vaines susceptibilités, mais en fortifiant les opinions sensées de l’autre assemblée, en secondant un gouvernement de libéralisme prévoyant et juste, en prêtant son appui à une direction impartiale des affaires, à une politique d’équitable fermeté dans l’intérêt même de cette république qu’on veut fonder. Le sénat le peut, il a toutes les occasions possibles, et dans cette réorganisation préméditée de « l’ordre judiciaire, » de la magistrature, qui ne serait qu’un bouleversement, et dans toutes ces questions qui naissent à chaque instant, qui touchent à l’organisation administrative, financière, militaire du pays, et dans ces querelles religieuses si imprudemment soulevées par l’esprit de parti et de secte. La première de toutes les occasions, il va l’avoir dans cette discussion de la loi sur l’enseignement supérieur qui s’ouvrira bientôt, au début de la session prochaine et qui ne pouvait être mieux inaugurée, mieux préparée que par le savant, libéral et lumineux rapport de M. Jules Simon, lequel n’est point apparemment un républicain moins éprouvé que M. Floquet et un zélateur moins éclairé de l’enseignement public que M. Jules Ferry. De quoi s’agit-il après tout ? Il s’agit d’assurer à l’état toutes ses garanties, ses légitimes prérogatives et de laisser à la liberté tous ses droits réglés et non supprimés par les lois. Le sénat est un conservateur des droits, un modérateur prévu par la constitution : il est dans son devoir en remplissant tout son rôle avec une indépendante sollicitude pour les intérêts du pays. C’est à lui d’être un conseiller de prudence, et il n’a point à craindre de voir son indépendance mise en suspicion, d’avoir à subir les futiles récriminations de ceux qui, à tout propos, pour le moindre amendement, l’accusent de susciter des conflits, de provoquer des collisions de pouvoirs. Que signifierait donc l’existence de deux assemblées, si ces deux assemblées n’avaient pas une égale liberté, et si par une anomalie étrange, celle qui est censée la plus autorisée par l’âge, par les lumières, par l’expérience, devait être la plus subordonnée ? Ce serait une dérision. Le sénat en vérité ne servirait à rien, s’il n’avait pas le droit d’avoir son avis, son opinion sur toutes les questions qui intéressent le pays, s’il n’avait pas son influence sur la marche des affaires, sur la direction du gouvernement.

Ce qu’on lui reproche, c’est le jeu naturel des institutions qui ont créé deux pouvoirs pour multiplier les garanties, qui n’admettent pas que la liberté exercée par l’une des deux assemblées soit un défi pour l’autre assemblée. Il n’y a pas réellement de conflits, il y a des divergences aussi légitimes que naturelles, et quand ces divergences se produisent, la constitution a encore prévu le moyen d’arriver à une conciliation nécessaire. Voilà le droit, voilà la vérité, et c’est ce qui fait que la première chambre, en restant dans la stricte limite de ses attributions légales, n’a qu’à le vouloir pour exercer une sorte de magistrature supérieure, une influence utile au pays, utile au gouvernement. Le sénat est donc parfaitement libre ; il n’a ni à s’émouvoir des menaces frivoles de ceux qui l’accusent de provoquer des conflits, ni à céder aux tentatives de pression de ceux qui, après s’être engagés dans des voies aventureuses, s’efforcent de le compromettre dans leurs équipées et se flattent eux-mêmes en disant : Le sénat votera, le sénat approuvera ! Le sénat pourra fort bien au contraire ne pas approuver et ne pas voter, sans compromettre pour cela l’intégrité des institutions ou l’accord des pouvoirs publics. Il n’est pas fait pour innocenter les témérités et encourager les aventures ; il est fait pour décourager les propositions désorganisatrices, pour arrêter au passage les tentatives périlleuses soit dans les affaires de la magistrature, soit dans le domaine de l’enseignement supérieur, soit dans toute autre sphère des intérêts nationaux, et, en agissant ainsi, dans les circonstances présentes, il remplirait avec autant d’à-propos que d’utilité sa vraie fonction constitutionnelle. Loin de se compromettre, il se populariserait aux yeux du pays, qui verrait en lui le gardien de toutes les garanties ; il rendrait le plus profitable service au gouvernement, qu’il fortifierait contre les tentatives ou les pressions dangereuses, et à la république elle-même, qu’il contribuerait à préserver des crises et des périls qu’on lui préparé.

Tout n’est point certes favorable en France, et les confusions de politique intérieure ne sont pas de nature à faciliter l’œuvre de M. le ministre des affaires étrangères, à fortifier le crédit de notre diplomatie. Il n’y a qu’une compensation, si la compensation est possible, si on peut appeler de ce nom les difficultés d’autrui, c’est que l’Europe elle-même, la plus grande partie de l’Europe, n’est vraiment pas non plus dans un état des plus brillans ou des plus aisés. Tout est pour le moment dans une certaine atonie, dans un certain décousu. Les gouvernemens les plus puissans ne sont pas à l’abri des embarras.

Le cabinet anglais, malgré des succès peut-être plus apparens que réels, plus bruyans que décisifs, voit grandir devant lui une opposition à la tête de laquelle M. Gladstone vient de se replacer avec une verdeur nouvelle, avec des redoublemens d’activité éloquente, et d’un autre côté il se retrouve aux prises avec la question irlandaise aggravée. La Russie, à peine revenue de ses entreprises guerrières, bientôt suivies des mécomptes diplomatiques qui l’isolent et l’irritent, se sent plus que jamais livrée à ces mystérieuses agitations révolutionnaires qui viennent de se révéler encore une fois par un attentat nouveau. L’Allemagne elle-même, bien que saturée de succès, est assez embrouillée dans ses conflits de partis et de politiques contradictoires ; elle ne sait pas trop où veut la conduire son chancelier avec toute cette diplomatie tendue de toutes parts du fond de la silencieuse retraite de Varzin, et les conquêtes qui flattent l’orgueil n’empêchent pas l’effroyable misère qui sévit à Berlin. L’Autriche en est encore à apprendre ce qu’elle pourra gagner à ses occupations ou annexions de l’Herzégovine, de la Bosnie, et à ses intimités avec M. de Bismarck ; elle a pour le moment assez à faire d’obtenir de toutes ses assemblées le vote de la loi militaire, qui lui donnera le contingent décennal sur lequel l’empereur François-Joseph croit pouvoir compter à tout événement. On n’a pas encore trouvé la majorité voulue dans les deux chambres de Vienne. L’Italie, avec son nouveau cabinet à double tête, Cairoli-Depretis, n’est pas bien sûre d’avoir un gouvernement et une politique dans une situation qui reste fort incertaine. En Orient, à part toutes les autres questions qui ne cessent de s’agiter, qui intéressent l’existence même de l’empire ottoman, la Bulgarie nouvelle, cette principauté des Balkans créée par la diplomatie, fait ses débuts dans la vie indépendante, dans la carrière constitutionnelle par des crises ministérielles et parlementaires presque sans issue. Il est certain que, dans toutes les zones européennes, du nord au midi, de l’occident à l’orient, tous les pays semblent avoir autant de peine à se mettre d’accord avec eux-mêmes qu’à se mettre d’accord avec les autres, et que nulle part il n’y a cette confiance qui naît des situations régulières, qui fait les rapports faciles, qui assure la paix en prévenant les complications. On est au régime des malaises, des tiraillemens dans la vie intérieure et des expédiens de chaque jour dans la diplomatie.

C’est un état général aussi étrange que laborieux, et ce qui en fait la gravité dans l’ordre diplomatique, c’est qu’il n’a rien d’accidentel et d’imprévu, c’est qu’il ressemble à une maladie chronique devenue difficile à guérir. Cette situation, telle qu’elle apparaît dans tous les mouvemens, les déplacemens d’alliances et les brusques évolutions qui se succèdent, elle ne date pas d’hier ; elle tient à tout un ensemble de causes, à un enchaînement de circonstances, à une histoire de près de vingt ans déjà, qui a commencé le jour où les plus simples principes de droit ont été oubliés, qui a conduit par degrés l’Europe à ces conditions que nous voyons, à cet état à la fois violent et incertain où tout reste à la merci d’une résolution de la force, du jeu plus ou moins habile des ambitions et des intérêts. Un écrivain, Danois d’origine et de patriotisme, qui a suivi tous ces événemens d’hier en négociateur de bonne volonté, en observateur un peu cosmopolite, M. Jules Hansen, vient de raviver avec une familière sûreté de souvenirs un peu de ce passé dans un livre qu’il appelle les Coulisses de la diplomatie. Il fait coïncider pour une bonne part le commencement de la grande débâcle européenne avec la crise danoise de 1864. C’est sûrement en effet une des dates les plus décisives dans cette carrière où la guerre des duchés de l’Elbe, poursuivie en commun par la Prusse et l’Autriche, conduit bientôt au déchirement de l’Allemagne pour le partage du butin, à la guerre audacieuse de la Prusse contre l’Autriche en 1866, puis au grand et tragique conflit de 1870 entre l’Allemagne et la France. Le Danemark joue le rôle d’une nouvelle Silésie convoitée par un nouveau Frédéric. Il est la première victime et, par une coïncidence aussi curieuse que triste, ses protestations, ses revendications suivent désormais la fortune de ces autres événemens plus vastes, plus puissans dont sa défaite est le point de départ. En 186 ! », sous les yeux de l’Europe, il est envahi, occupé et certainement près d’être démembré ; la question n’est pas toutefois définitivement tranchée. Après Sadowa, quand l’Autriche est abattue, il n’a plus pour dernière ressource que la médiocre et vague garantie de l’article 5 du traité de Prague, qui réserve le droit national d’une petite portion du Sleswig. Lorsque la France à son tour est vaincue, il n’a plus même l’article 5, qui est désormais destiné à disparaître, qui a disparu tout à fait avec le consentement de l’Autriche. La question danoise reste ainsi mêlée à tout jusqu’à ce que la révolution de l’Europe soit accomplie au profit de l’Allemagne.

Cette longue et dramatique histoire, tristement féconde en conséquences qui ne sont pas encore épuisées, elle a eu sans doute ses péripéties retentissantes, sa partie extérieure et officielle ; elle a aussi ce qu’on pourrait appeler sa partie secrète, et c’est à cette partie surtout que s’attache M. Jules Hansen, en homme qui, pendant quinze ans, a traversé tous les camps et tous les cabinets, qui a reçu bien des confidences, qui a vu de près les oscillations et les défaillances de la diplomatie napoléonienne aussi bien que les audaces mêlées de ruses de M. de Bismarck ; c’est l’intérêt de ce livre, où la fidélité à la France s’allie au patriotisme danois. M. Jules Hansen raconte qu’à un des momens les plus graves, au lendemain de la guerre de 1866, M. Thiers lui disait avec tristesse : « La position de la France est très difficile, nous allons nous trouver isolés en Europe… Je ne me laisse pas ébranler dans l’opposition que je fais à l’empire, parce que je crois que c’est un devoir que je remplis envers mon pays. Ce qui est arrivé est pour la France un malheur tel qu’elle n’en a pas éprouvé de plus grand en quatre cents ans. Or quelle en est la cause, si ce n’est le système du gouvernement personnel ? » M. Thiers jugeait avec une clairvoyance désolée ces terribles crises où l’empire était visiblement le seul coupable, où M. de Bismarck n’avait réussi dans ses entreprises que parce que l’incohérence de la politique napoléonienne lui avait tout permis, et l’impétueux Allemand n’était pas homme à rendre les armes devant cette incohérence : témoin ce jour de la fin de 1866, où, dans l’intimité, il disait avec dédain que « la comédie et la pusillanimité » étaient à l’ordre du jour aux Tuileries, que l’empereur ne savait seulement pas ce qu’il voulait, que si on le poussait à bout, « il répondrait si énergiquement qu’on s’en souviendrait. » M. de Bismarck n’était homme à se laisser arrêter ni par les troubles d’esprit de Napoléon III, ni par bien d’autres choses, et c’est là justement ce qui fait son équivoque et redoutable originalité. On peut voir dans ce livre sincère, comme dans les récentes confidences d’un assez lourd Dangeau allemand, on peut voir se dessiner cette figure d’un politique qui est après tout un grand joueur, qui procède par surprises et coups de dés, et qui finit par faire une œuvre tellement personnelle, que cette œuvre semble dépendre uniquement de lui et de sa volonté.

Celui qui est devenu le tout-puissant chancelier d’Allemagne dans les quelques années que décrit l’auteur des Coulisses de la diplomatie, M. de Bismarck, il ne s’en cache guère, a sa manière de gouverner. Il est avant tout l’homme de ses combinaisons et des circonstances, ne reconnaissant ni règles de politique générale, ni engagemens, n’acceptant que les amitiés utiles, se servant de tout et de tous selon le besoin du moment, dans les affaires intérieures comme dans les affaires extérieures. Absolutiste et féodal d’origine et d’instinct, révolutionnaire par intérêt, par sa diplomatie, parlementaire d’occasion, il passe des conservateurs aux libéraux ou des libéraux aux conservateurs. Il a fait la guerre du Culturkampf contre les catholiques, il est peut-être en train de se réconcilier avec le Vatican, pour se servir bientôt encore une fois des nationaux-libéraux, jouant tour à tour avec les hommes et les partis, rudoyant ou caressant les uns et les autres sans se lier à eux. Il fait absolument de même dans ses combinaisons extérieures. Il y a quelques années, il était tout entier à l’alliance russe, qui venait de lui être profitable, qui lui était encore utile. Il mettait une sorte d’ostentation à placer ses conquêtes récentes à l’abri de ce qu’il appelait l’alliance des trois empereurs. C’était pour le moment la sauvegarde de l’Europe ! Qu’est-elle devenue cette alliance ? Elle n’a pas résisté à la guerre d’Orient qui en a été la première conséquence et où le génie du chancelier de Berlin s’est plu à chercher des combinaisons nouvelles. Elle paraît s’être évanouie dans les derniers conciliabules de Vienne. Maintenant la Russie est exclue, reléguée au nord dans son isolement et presque menacée. Il s’agit de former au centre de l’Europe la grande alliance austro-allemande, de pousser l’Autriche en Orient contre la Russie. La récente campagne de M. de Bismarck à Vienne ressemble étrangement à ce que faisait Napoléon entre 1807 et 1809 lorsqu’il proposait à M. de Metternich, — on le verra par les Mémoires de l’ancien ministre, — une partie des dépouilles de l’empire ottoman, les provinces mêmes que l’Autriche occupe aujourd’hui, comme gage d’alliance. C’est toujours la politique de la conquête et de la force. Le chancelier allemand a réussi jusqu’à ce moment sans doute : est-il bien certain de pouvoir soutenir jusqu’au bout ces prodigieuses gageures ? Il est impossible de ne pas voir dans ces agitations incessantes de diplomatie la tension d’une volonté ombrageuse et inquiète redoutant des rapprochemens naturels, s’efforçant de créer des embarras aux autres et de multiplier à la hâte les défenses autour d’une œuvre violente.

Qu’en sera-t-il particulièrement de cette dernière tentative de M. de Bismarck pour enchaîner l’Autriche à sa politique ? C’est d’abord assurément l’affaire de l’Autriche, qui n’est peut-être pas aussi disposée qu’on croit à livrer sa liberté, l’indépendance de sa position traditionnelle en Europe, ses intérêts commerciaux, même pour être garantie éventuellement contre la Russie en Orient. On se plaisait tout récemment encore en Angleterre à représenter ce rapprochement austro-allemand, transformé pour la circonstance en événement mémorable, comme un échec, presque comme une menace pour la France laissée en dehors des conseils européens. Qu’a donc affaire la France d’aller se mêler à tous ces mouvemens ? Il n’y aurait eu un échec pour elle que si elle avait recherché un rôle dans de telles combinaisons, soit pour s’y associer, soit pour les déjouer. Elle n’a rien recherché, que nous sachions, elle n’a rien demandé, elle n’a pu que recevoir, avec un esprit parfaitement libre, dégagé de toute susceptibilité d’amour-propre, les explications qui ont pu lui être offertes ; elle n’a qu’à rester spectatrice d’un travail qui n’est pas plus dangereux pour elle que tout ce qui s’est fait depuis quelques années, qui n’est qu’un signe de plus de la crise prolongée des relations générales. C’est par sa sagesse et sa vigilance, par le soin qu’elle mettra à rendre inutiles toutes les mauvaises pensées, par le zèle qu’elle saura déployer pour la restauration de ses forces, pour sa pacification intérieure, c’est par tout cela que la France se fera compter et reprendra sa place naturelle dans les conseils de l’Europe. Quant à la Russie, qui a été laissée, elle aussi, en dehors des négociations où a été élaborée l’alliance austro-allemande, elle suffit assurément à ses propres affaires. Si un traité a été signé, comme on le dit, cela n’a pas empêché récemment les grands-ducs de rendre visite à l’empereur d’Allemagne, d’aller à Vienne, et cela n’a pas empêché ces jours derniers l’empereur Alexandre d’appeler l’empereur Guillaume son « éternel ami. » Tout ce qu’on en peut raisonnablement conclure, c’est que si le voyage de M. de Bismarck à Vienne n’a point été sans importance, il ne peut être considéré comme le préliminaire d’événemens prochains, et avant que l’alliance austro-allemande devienne une réalité sérieuse contre ceux qu’elle est censée atteindre, bien d’autres événemens auront eu le temps de s’accomplir.

La Russie, au surplus, a chez elle des affaires assez sérieuses et des préoccupations assez vives pour oublier un instant les complications extérieures qui n’ont pas un intérêt immédiat. Il y a quelques jours à peine une cour de justice avait à juger une des conspirations qui ont fait le plus de bruit il y a quelque temps, une audacieuse tentative de meurtre dirigée contre le général Drenteln. Elle voyait notamment comparaître devant elle un de ces jeunes révolutionnaires, Mirsky, dont l’attitude, le langage, l’esprit exalté et sincère impressionnaient vivement tous ceux qui l’entendaient, qui ne pouvaient se défendre d’un intérêt réel pour cette jeune victime des conjurations secrètes. Mirsky avait été condamné à mort ; mais sa peine avait été aussitôt commuée, la vie était au moins épargnée. On croyait presque à un apaisement de la situation qui semblait se manifester par le ralentissement des complots, par certains signes d’intentions plus libérales de la part du gouvernement. Ce n’était qu’une trêve trompeuse qui vient d’être violemment rompue. Au moment où l’empereur Alexandre revenait de Livadia avec sa cour arrivait à Moscou, il a été l’objet d’un nouvel attentat, et il n’a été préservé que par un heureux hasard, par suite d’une interversion dans la marche des trains qui formaient le convoi impérial. Les meurtriers se sont trompés : l’attentat n’avait pas moins été préparé savamment, de longue date, une mine avait été creusée et chargée de poudre ; elle a fait explosion au moment Voulu, — elle n’a atteint que les équipages impériaux. Que l’empereur Alexandre ait ressenti une vive et profonde impression, qu’il ait témoigné son amertume dans une réunion à Moscou, on ne peut guère s’en étonner. Encore une fois il a parlé de poursuivre la révolution, de fortifier l’éducation religieuse et morale. Oui, sans doute. Il n’est pas moins vrai que depuis quelque temps le gouvernement a fait ce qu’il a pu, qu’il a redoublé de surveillance et de répressions, qu’il a eu recours au régime militaire, — et à quoi toutes ces mesures ont-elles abouti ? Elles n’ont point empêché des meurtriers de préparer à loisir un travail de mine, une sorte de machine infernale attendant le tsar au passage. La police a été une fois de plus impuissante. Ainsi le travail des sectes révolutionnaires échappe à toutes les surveillances, il se poursuit sans interruption ; il s’avoue même avec audace puisque les jeunes conspirateurs qu’on jugeait récemment déclaraient sans détour qu’ils obéissaient aux ordres de leur gouvernement. Il y a donc une organisation occulte contre une organisation officielle, et dans cette lutte l’homicide est un moyen accepté, avoué par les conspirateurs.

C’est assurément une situation des plus compliquées, des plus pénibles, et d’autant plus grave que le choix d’une politique réellement préservatrice devient de jour en jour plus difficile. Ce qui est clair, c’est que toutes les répressions ont été inefficaces ; ce qui n’est pas moins certain, c’est que l’esprit de réforme est assez répandu en Russie pour que le gouvernement ne puisse se passer de son secours, pour qu’il doive un jour ou l’autre subir la nécessité de refondre, de rajeunir cette vieille organisation administrative de l’autocratie sur laquelle a reposé jusqu’ici l’empire des tsars. En Russie comme partout, quoique sous des formes et dans des conditions différentes, c’est la lutte entre l’esprit révolutionnaire et l’esprit de réforme. Pressé de toutes parts, le gouvernement a son choix à faire, et il ne peut guère vaincre ou décourager les complots qu’en cherchant une force nouvelle dans une politique de sérieuse et efficace réformation, dont on ne peut d’ailleurs se dissimuler les difficultés au sein d’un si vaste et si incohérent empire.


CH. DE MAZADE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.