Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1879

Chronique n° 1145
31 décembre 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre 1879.

C’est plus qu’un usage, c’est une sorte d’irrésistible instinct qui fait qu’à cette heure mystérieuse et fugitive de séparation entre deux années, on est tenté de s’arrêter un instant pour s’interroger sur les œuvres accomplies ou inachevées de la veille, sur le chemin parcouru, et sur ce qu’il y aurait à faire, sur la route qui reste à parcourir pour arriver à un but toujours prêt à se dérober. Huit fois déjà, depuis que la France a revu les jours d’épreuve, ce moment est revenu dans des conditions d’une gravité particulière, et aujourd’hui encore le cours des choses nous ramène à cette heure de recueillement où les esprits réfléchis se demandent à quoi a servi cette année révolue, ce qu’elle représente d’efforts stériles et de vœux trompés, comment on pourrait mieux faire. Il est certain pour l’instant que cette année qui s’achève ne comptera pas parmi les périodes de promission. Elle n’a été bien employée ni pour la fortune morale de la France, ni pour l’affermissement des institutions, ni pour le crédit d’un gouvernement nouveau, et ce qu’il y a de plus clair, c’est qu’à l’heure présente on n’est pas plus avancé qu’il y a onze mois ; on l’est même beaucoup moins en ce sens qu’on arrive au bout de l’étape avec des illusions perdues, des craintes ravivées et une certaine fatigue universelle mal déguisée.

Lorsqu’il y a près d’un an, la république prenait pour ainsi dire possession d’elle-même et entrait dans son vrai règne par une présidence nouvelle, avec des pouvoirs que les élections venaient, disait-on, de remettre en harmonie, tout semblait assez simple. L’ancienne majorité du sénat avait disparu dans le scrutin. M. le maréchal de Mac Mahon, considéré comme le dernier espoir et le dernier prête-nom des réactions, avait disparu par une démission plus ou moins volontaire. M. Dufaure lui-même, quoique son intégrité ne pût être suspecte et que son nom fût une garantie aussi bien qu’un honneur, M. Dufaure avait fait à beaucoup de républicains peu prévoyans le plaisir de s’effacer pour laisser la place à des hommes nouveaux. Tout était nouveau ou à peu près dans un régime qui ne rencontrait plus de contestations sérieuses. De difficultés, il n’y en avait point réellement, il n’y avait que celles qu’on pouvait se créer, qu’il était si facile d’éviter en imprimant à la direction des affaires un caractère d’équité supérieure, de libérale et intelligente fermeté. Quelques mois ont suffi pour altérer d’une manière sensible cette situation, pour réveiller les doutes autour d’un gouvernement à qui tout semblait facile et pour ramener l’opinion, déconcertée, redevenue un peu sceptique, en face des crises nouvelles qui viennent de marquer cette fin d’année. Et qu’on ne dise pas que c’est exagérer la portée d’incidens après tout ordinaires dans des pays libres, que la défiance est un tort, que l’avenir est aux optimistes. Malheureusement la confiance des satisfaits, des beati possidentes, que tous les régimes rencontrent sur leur chemin pour les flatter et pour les tromper, cette confiance n’a jamais changé la réalité des choses et n’a jamais servi à rien. Qu’on ne dise pas non plus que, si l’année finit au milieu d’un certain malaise, si les conditions politiques se sont aggravées ou troublées, c’est l’œuvre des partis hostiles. Les partis hostiles évidemment n’y pouvaient rien, ils n’ont de chances que par les fautes qu’on multiplie et dont ils se réservent de profiter. Qui donc a cherché sans cesse depuis dix mois à introduire dans la politique nationale les inspirations jalouses et exclusives de l’esprit de parti, au lieu de s’attacher avant tout à consolider le règne régulier et rassurant des institutions nouvelles ? qui donc s’est plu à soulever toutes ces questions artificielles, irritantes, qui menacent tantôt le sentiment de sécurité sociale, tantôt la position de modestes serviteurs du pays et l’indépendance de la magistrature, tantôt l’inviolabilité des croyances religieuses ? qui donc, en un mot, s’est fait un jeu de tout compliquer ? Les chambres ont assurément contribué à cette aggravation de toute chose, faute d’avoir en elles-mêmes une force de direction, une majorité réelle, capable de se défendre des tentations et des pièges. Le gouvernement, de son côté, n’y a certes pas nui en se prêtant un peu à tout et en laissant tout faire, en rachetant la résistance à quelques excès par des concessions qui le désarmaient, qui l’affaiblissaient dans son caractère et dans son autorité de pouvoir modérateur. Le résultat a été que tout s’est amoindri par degrés dans la confusion.

C’est l’œuvre de ces dix mois, et, par une coïncidence curieuse de plus, le jour où une majorité a essayé de se révéler, où le ministère a paru se refaire un crédit par un vote de confiance qui ne lui a pas été refusé, ce jour-là même la crise s’est ouverte comme pour mieux montrer qu’il n’était plus temps, que la faiblesse venait de plus loin, qu’elle était dans la situation tout entière. Le dernier cabinet s’est affaissé sans avoir été vaincu, parce qu’il ne pouvait plus vivre avec ses divisions intestines mal dissimulées, avec ses oscillations et ses transactions incessantes où s’épuisait le crédit des hommes sans profit pour les affaires et pour le pays. Il s’est effacé, et c’est dans ces conditions que vient de naître un nouveau ministère qui se caractérise principalement par la retraite de M. Waddington, de M. Léon Say, et par l’entrée au pouvoir de quelques membres de la gauche ou de l’union républicaine, M. Cazot, M. Varroy, M. Magnin, sous la présidence de M. de Freycinet, qui passe au ministère des affaires étrangères. M. Jules Ferry, de son côté, ne quitte pas le ministère de l’instruction publique, et M. Lepère, après avoir été un moment le plus contesté, le plus abandonné des ministres, finit par rester à l’intérieur et aux cultes.

Comment s’est déroulée cette crise de quelques jours ? par quelle série de phases et de péripéties a passé ce travail dont le dernier mot est le ministère reconstitué d’aujourd’hui ? On se perd un peu en vérité dans ces négociations changeant de mains, tour à tour abandonnées ou reprises, dans toute cette diplomatie parlementaire, dans cette mixture variée d’élémens discordans, de gauche, de centre gauche, d’union républicaine. Le point essentiel et caractéristique, c’est que, M. Waddington et M. Léon Say ne pouvant rester dans une combinaison où leurs opinions n’auraient pas été suffisamment représentées, M. de Freycinet, chargé de refaire le cabinet, s’est trouvé conduit, peut-être sans le vouloir, à déplacer tout à fait ce qu’on appelle l’axe ministériel, à aller s’établir en pleine gauche. Il y a un an, c’était M. Dufaure qui commençait la retraite en s’effaçant pour laisser, comme il le disait, à des hommes nouveaux la direction et la responsabilité des affaires dans une situation nouvelle. Aujourd’hui, M. Léon Say et M. Waddington, après avoir honorablement rempli leur rôle jusqu’au bout, tant qu’ils l’ont pu et dans la mesure où ils l’ont pu, croient devoir s’effacer à leur tour par une résolution que M. de Freycinet a dû être le premier à regretter, qui accentue d’autant plus le nouveau cabinet. L’évolution suit son cours ; c’est pour le moment l’éclipse complète du centre gauche, qui cesse d’être représenté aux affaires. — Rien de plus simple et de plus logique, dira-t-on : le jour du centre gauche est passé ; c’est un groupe qui a fait son temps, qui est un appoint insuffisant dans les combinaissons parlementaires et qui, à lui seul, ne peut entraîner une majorité. C’est possible, et à dire toute la vérité, à prendre les choses comme elles sont, sans illusion et sans parti-pris, sans se payer de mots et d’apparences, la question n’est plus là précisément, elle n’est point dans ces répartitions proportionnelles de pouvoir qui sont la pierre philosophale des tacticiens, dans la part de gouvernement qui peut être attribuée aux divers groupes parlementaires. Que le ministère soit un peu plus ou un peu moins à gauche, il reste toujours un fait certain qui domine tout, c’est qu’aujourd’hui, comme hier, aujourd’hui peut-être encore plus qu’hier, il y a deux politiques : il y a la politique qui peut faire vivre la république en lui donnant le caractère d’un régime digne de la confiance du pays, et il y a la politique qui peut la précipiter, la ruiner rapidement en l’identifiant avec toutes les agitations, avec les prétendues réformes qui ne sont que des bouleversemens, avec les passions violentes et ombrageuses de parti ou de secte.

Voilà toute la question. Les hommes peuvent changer, les ministères peuvent se succéder, les groupes se déplacent ou disparaissent, les choses restent les mêmes, les nécessités d’un ordre supérieur sont invariables. Le cabinet d’aujourd’hui, comme celui d’hier, a son choix à faire entre les deux systèmes de gouvernement, et c’est le nouveau président du conseil lui-même que nous appellerions volontiers en témoignage, en garantie de la seule politique possible, utile et honorable pour le régime qu’on veut fonder. Le programme de M. le ministre des travaux publics, devenu ces jours derniers ministre des affaires étrangères et président du conseil, ce programme n’est point un mystère, et il a d’autant plus d’autorité aujourd’hui qu’il n’a pas été fait pour la circonstance, qu’il est une sorte d’engagement anticipé. M. de Freycinet n’a pas laissé ignorer ses opinions sur la direction générale des affaires de la France ; il les a développées sous toutes les formes avec une persuasive éloquence, en parcourant dans l’automne de 1878 une partie des provinces, en s’arrêtant dans les principales villes, à Lille, à Douai, à Dunkerque, à Boulogne, à Rouen, à Nantes, à Bordeaux.

M. de Freycinet ne voyageait pas alors seulement en ministre ingénieur étudiant les intérêts des ports et des grandes industries nationales ; il voyageait aussi en politique, s’adressant à tous, aux chefs des municipalités, aux chambres de commerce, et à tous il tenait le même langage net et sensé, dans toutes les réunions il traçait le même portrait de la république telle qu’il la comprenait, — « sage, libérale, progressive, tolérante, » émule de « la monarchie parlementaire pondérée, mesurée et clairvoyante qui a fait le bonheur de l’Angleterre. » C’était le thème invariable de ses discours, plus que jamais dignes d’être rappelés aujourd’hui. M. de Freycinet ne cachait pas son ambition de faire aimer cette république sage, et aussi de la faire estimer pour les garanties qu’elle offrirait. « Nous avons aujourd’hui, disait-il, à doter la France d’un gouvernement stable et à assurer l’union dans le pays. Le gouvernement stable, savez-vous ce que c’est par ce temps de libre discussion et de souveraineté nationale ? C’est un bon gouvernement, il n’y a que ceux-là qui durent et qui méritent de durer. C’est ce bon gouvernement que nous devons nous appliquer à fonder… » Ce qu’il entendait par là, c’était « un gouvernement d’ordre, de paix et de travail. » Et à cette œuvre il conviait libéralement tout le monde sans exclusion, sans distinction de partis. « Nous sommes convaincus, disait-il, que, si la république sait se manifester par des œuvres utiles, si elle sait prouver, — et elle le prouvera, — qu’elle est un gouvernement d’ordre, de paix et de travail, non, il n’y a pas un bon Français qui ne finisse par venir se joindre à nous. » Il exceptait, bien entendu, les irréconciliables des partis, qu’il ne se flattait pas de convaincre. En dehors de ceux-là, s’il y avait des dissidens, des hésitans retenus encore par une vieille fidélité, par des souvenirs ou des antécédens, il fallait se garder de les offenser par des paroles amères, par des irritations et des représailles de parti ; il fallait aller sans crainte au-devant d’eux, « en faisant la moitié, les trois quarts et s’il le faut la totalité du chemin. » Il résumait cette politique en disant à Nantes, dans le palais de la Bourse : « Je suis, vous le savez, un partisan déterminé de la conciliation. Je la conseille partout, je la conseille surtout au parti républicain ; je la conseille aux républicains parce qu’ils sont aujourd’hui les plus forts et parce qu’ils sont au pouvoir. Or quand on est la majorité, on peut et on doit faire des choses qui ne sont pas permises quand on est la minorité. Je dis donc aux républicains : C’est à vous aujourd’hui de faire les avances, c’est à vous de ménager, de respecter les susceptibilités des autres partis. Si quelqu’un vous dit, comme je l’ai entendu dire quelquefois : C’est de la faiblesse, répondez : C’est de la faiblesse quand on est le plus faible ; mais quand on est le plus fort, c’est de la bonne politique… »

Il ne faut pas s’y méprendre, ce langage était assez sérieux pour être prémédité, réfléchi, et il était d’autant plus significatif qu’il se faisait entendre à Douai, à Boulogne, à Nantes, à Bordeaux au moment même où retentissait d’un autre côté le discours de Romans. Ce que pensait et ce que disait le ministre des travaux publics en 1878, le nouveau président du conseil le pense encore aujourd’hui sans nul doute. Il reste avec son programme, et si avec ces idées il a accepté la direction des affaires, c’est qu’il a cru possible de les mettre en action, d’en pénétrer ses collègues, d’amener la chambre à les sanctionner ; c’est qu’il a l’intention de laisser en chemin bon nombre de ces propositions qui seraient le contraire de sa république libérale et tolérante, de dégager toutes les questions de ce qu’elles ont d’irritant et de subalterne, de séparer ce qu’il peut y avoir de légitime et de sensé dans les opinions confuses d’une assemblée peu expérimentée de tout ce qu’il y a de futile ou de dangereux. Cela ne sera pas bien facile, nous en convenons, et M. le président du conseil aura peut-être à ramener plus d’un récalcitrant même parmi ses collègues et ses plus chauds alliés de la gauche ; ce n’en est pas moins une expérience digne d’inspirer un esprit courageux et dont l’insuccès même ne déparerait pas la carrière d’un homme public.

Oui, assurément, M. le président du conseil va se trouver tout d’abord dans une situation singulièrement difficile avec sa politique de modéré et ses alliés de l’union républicaine ; il sera dans l’alternative de paraître humilier ses idées de gouvernement et de conciliation devant ce qu’on appellera des nécessités parlementaires, ou de conquérir sa vie de tous les jours par la lutte, par la parole, en démontrant victorieusement à une chambre impatiente le danger de ses prétentions, de ses passions et de ses préjugés. Nous prenons en exemple cette question des fonctionnaires qui renaît sans cesse comme une obsession pour tous les ministres, qui est le premier et le dernier mot de tous les programmes.

Qu’un gouvernement animé du sentiment de lui-même se croie le droit et accepte l’obligation d’avoir une administration fidèle, de faire respecter par tous les fonctionnaires les institutions du pays, qu’il propose des réformes étudiées avec prudence et avec soin dans l’ordre judiciaire comme dans l’ordre administratif, rien de plus naturel sans doute. C’est à coup sûr le droit et le devoir d’un gouvernement, avec la république comme avec la monarchie, de ne pas supporter des serviteurs infidèles ou ennemis ; mais lorsque cette passion des épurations va jusqu’à une puérile intempérance, quand, pour arriver à évincer quelques magistrats qui déplaisent, on ne craint pas de réclamer la suspension de la première des garanties d’une justice indépendante, ce n’est plus là qu’une œuvre de faction et de subversion. Un gouvernement sensé ne peut pas s’y prêter, il ne peut pas écouter toutes les délations, et, pour un intérêt électoral ou pour un ressentiment, livrer le principe d’une grande institution publique. Cette question des réformes judiciaires, qui a été depuis quelque temps l’objet de propositions plus ou moins radicales, elle a certes l’importance la plus sérieuse ; elle touche à tout, aux conditions d’une justice éclairée et impartiale, à une multitude d’intérêts locaux, à l’organisation tout entière du pays. Est-ce qu’on croit la résoudre avec des « déclamations » comme M. de Freycinet le disait il y a deux ans pour bien d’autres questions ? Est-ce bien sérieusement qu’aujourd’hui, dix ans après la réapparition de la république, cinq ans après le vote d’une constitution, on vient proposer, par voie révolutionnaire, la suspension de l’inamovibilité de la magistrature ou un renouvellement d’investiture qui permettrait de choisir ? On le sent bien, ce n’est là qu’un expédient, une manière d’arriver au but ; le fond, c’est l’épuration à tout prix, la curée toujours nouvelle. L’épuration, l’épuration, c’est le mot d’ordre, et les républicains, dupes de leurs préjugés exclusifs, se trompent encore s’ils croient en cela être bien nouveaux. Ils sont exactement aujourd’hui, quoique dans un camp opposé, ce qu’étaient autrefois les ultras de la restauration. Et ces naïfs ultras de 1820, eux aussi, réclamaient à grands cris des épurations ; ils ne se contentaient même pas d’épurations partielles, et le plus éloquent de tous, Chateaubriand, prêtait à leurs griefs l’accent de ses propres passions. Ils n’admettaient pas que les ministres pussent, sans être soupçonnés de trahison ou d’une coupable imprévoyance, garder au service du roi des fonctionnaires qui avaient servi les précédens régimes, l’empire, la république. Ils voulaient des percepteurs et des magistrats royalistes ; on les veut aujourd’hui de la couleur républicaine — les services, l’aptitude, les titres passent après ! Les républicains peuvent dire sans doute que leurs prétentions ne sont pas si extraordinaires, puisque d’autres les ont eues avant eux. Oui, — il faut seulement aller jusqu’au bout. Ces honnêtes ultras de 1820 ont triomphé avec leurs idées et leurs épurations ; ils ont eu leur politique royaliste, leurs employés royalistes, et leur triomphe a préparé la ruine de la royauté qu’ils croyaient sauver. Ils ont tout perdu, — c’était encore une solution à ce que disait en ce temps-là M. Royer-Collard ! C’est au ministère nouveau de réfléchir, de savoir s’il veut conduire la république dans la même voie en subissant l’influence des mêmes passions, en faisant de cette question des fonctionnaires et de la magistrature une affaire de parti, au risque de tout désorganiser et de multiplier les inimitiés.

En vérité, quelle est cette étrange passion de tout remuer, de tout menacer, de tout faire pour rétrécir la république aux proportions d’un parti fermé, d’une église où l’on ne dit que la messe des libres penseurs ? quelle est cette passion d’offenser les intérêts et les croyances, de se créer des ennemis de toutes parts, de donner des griefs trop légitimes à des oppositions qui peuvent devenir puissantes ? Et quand on se sera ainsi mis en guerre avec la magistrature, avec le clergé, avec toutes les influences sociales, quand, on aura bien épuré, quand on aura exclu tout ce qu’on peut exclure en fait d’élémens modérés, même souvent le bon sens, la raison et la sagesse, qu’aura-t-on gagné ? Quelle garantie de durée aura-t-on donnée à la république ? Il faut bien cependant faire quelque chose, dira-t-on, il faut bien que la république se manifeste par son action, par ses œuvres, c’est encore M. de Freycinet qui le disait il y a deux ans. Oui, sans doute, il faut agir, il faut marcher, et c’est parce qu’il faut agir sérieusement que tous ces incidens irritans, toutes ces questions agitatrices qui se succèdent ne sont que de la mauvaise politique. Ce ne sont pas les sujets de délibération qui manquent. Depuis plus d’un an, on est à une enquête sur nos industries, sur notre régime douanier ; il n’y a que quelques jours que les rapports ont été déposés. Pendant ce temps, nos relations commerciales sont en suspens ou restent sous la loi de traités provisoires. Que ne se met-on à ce travail ? Dans ce domaine même de l’enseignement où M. Jules Ferry s’est jeté avec son irréflexion turbulente, est-ce qu’il n’y a que l’article 7 ? Pour ce capricieux et violent article 7, tout a été arrêté ; s’il n’avait pas existé, les lois sur l’enseignement seraient déjà votées. Dans les affaires militaires, le nouveau ministre de la guerre, M. le général Farre, a certes de quoi exercer son activité ; il n’a point à craindre d’être accablé par les souvenirs de M. le général Gresley, qui a passé au ministère sans éclat, sans laisser de résultats, pour finir par un mouvement de mauvaise humeur. Oui, vraiment, en cela et en tout la république a beaucoup à faire, mais elle ne le peut qu’en se mettant vigoureusement au travail. C’est le nouveau ministère qui est maintenant chargé du soin difficile de le conduire dans cette voie et c’est lui qu’on attend à l’œuvre.

Cette année, qui finit au milieu des soucis d’une crise de pouvoir, elle a été, à dire vrai, laborieuse pour l’Europe elle-même, pour la plupart des pays du continent comme pour la France, et en fin de compte, avant de s’en aller dans le passé, elle laisse pour tout le monde bien des nuages lents à se dissiper, bien des questions obscures. Ces questions sont de toute sorte : elles tiennent, si l’on veut, à une situation générale, elles tiennent aussi à ces complications particulières dont les plus puissans états ne peuvent se défendre dans leur vie intérieure.

La paix, il est vrai, a été maintenue entre les nations de l’Occident, elle a été le bienfait et l’honneur de cette année qui passe. Elle a le malheur de n’être qu’un fait sans garantie, de ne reposer sur aucun principe d’ordre universel, et sans aller jusqu’à accepter les pronostics pessimistes de M. le ministre de la guerre de Belgique, qui, pour avoir son contingent militaire, annonçait récemment de prochains conflits, on peut dire que ce qui existe est assez précaire. C’est la paix d’un continent troublé qui a de la peine à reprendre son équilibre, une paix qui dépend forcément de mille circonstances, de bien des volontés mystérieuses, surtout de ce qui se passe dans la tête de ce puissant ermite de Varzin à qui l’on peut bien appliquer ce qu’on disait du cardinal de Richelieu lorsqu’il allait à Rueil : « A qui va-t-il déclarer la guerre ? Quelle alliance va-t-il former ? » En un mot, cette situation européenne, telle qu’elle apparaît aujourd’hui, reste à la fois pacifique par un courant visible d’intérêts ou de désirs, et incertaine par tout ce qu’il y a de difficultés dans la reconstitution d’un état régulier à l’orient, dans l’incohérence des rapports publics à l’occident. Il faut pourtant s’accoutumer à ces conditions générales, qui sont peut-être inévitables après de grands troubles, qui ne sont pas d’ailleurs plus graves aujourd’hui qu’hier, et tout ce qu’on peut se proposer de mieux, c’est de les prolonger, de les fixer à demi, si on le peut, de faire sortir des incertitudes du moment un ordre de choses plus durable. Tout le monde y est plus ou moins intéressé. Ce n’est assurément pas la France qui peut être accusée de menacer la paix, elle est, elle sera pour longtemps encore trop occupée de sa propre réorganisation intérieure, et les autres états eux-mêmes ont assez de leurs affaires, de leurs embarras ou de leurs périls pour ne pas rechercher légèrement les aventures extérieures.

Est-ce qu’à ce moment où va commencer une année nouvelle, il y a un seul état, monarchie constitutionnelle, empire ou république, qui n’ait sa part de complications, de problèmes épineux ? L’Angleterre elle-même, la puissante et libre Angleterre reste plus qu’elle ne le croyait engagée dans cette entreprise de l’Afghanistan, où elle sent que tous ses intérêts indiens sont en jeu, et lord Beaconsfield, après avoir trop triomphé, est exposé à rencontrer une opposition grandissante, armée de nouveaux griefs. On exploite contre lui ses témérités conquérantes et après tout assez stériles, aussi bien que les difficultés irlandaises. La récente campagne de M. Gladstone, la popularité renaissante de l’ancien chancelier de l’échiquier, un succès des libéraux dans une élection vivement disputée, tout indique un commencement d’évolution ou un certain ébranlement d’opinion qui pourrait mettre en péril le ministère anglais dans le prochain parlement. La Russie n’a traversé l’épreuve de la guerre d’Orient que pour retomber dans ses confusions intérieures, dans ces agitations révolutionnaires qui la troublent, qui défient les répressions. Il n’y a point sans doute à prendre trop au sérieux tous les bruits de dissentimens intimes entre l’empereur Alexandre et le tsarévitch sur ce qu’il y aurait à faire au sujet d’un changement de système politique. La première question est d’arriver à avoir raison de ces complots qui ont une organisation insaisissable, qui se manifestent par une sorte d’action méthodique, par des attentats sinistres, tantôt contre la famille impériale elle-même, tantôt contre les principaux représentans du gouvernement russe. L’Allemagne, malgré l’énergie de celui qui l’a créée et qui continue à la conduire, a sûrement, elle aussi, ses embarras, ses confusions intérieures. Elle ne sait pas trop où elle en est dans ses affaires, passant d’une direction libérale à une direction réactionnaire et protectionniste, changeant d’alliés comme de politique intérieure. Elle a l’avantage d’avoir pour guide un chef certainement supérieur ; elle a aussi les inconvéniens de cette primauté absorbante d’un homme qui semble donner à son œuvre un caractère exclusivement personnel. L’Autriche vient d’avoir beaucoup de peine à obtenir de ses chambres le vote du contingent militaire pour dix ans, et avec ses nouveaux desseins en Orient, elle n’est qu’au commencement d’une crise d’évolution qui lui coûte peut-être déjà la liberté de sa politique dans les affaires de l’Europe, qui peut lui ménager bien des péripéties inattendues. L’Italie, avec des institutions libérales, avec une monarchie populaire, passe par une phase de décomposition des partis, d’atonie morale où elle n’a ni une vraie majorité dans le parlement ni un ministère durable au pouvoir. C’est jusqu’ici le dernier mot du règne de la gauche au delà des Alpes, et l’exemple est digne d’être médité. L’Espagne enfin vient d’avoir, pour clore son année, une crise ministérielle et parlementaire assez sérieuse qui n’est peut-être même pas finie, qui s’est compliquée dès les premiers jours d’incidens inattendus et tout personnels de nature à l’aggraver.

C’est, dira-t-on, l’histoire de l’année qui finit, une histoire presque vieille déjà ! Tout s’éclaircira avec l’année qui s’ouvre, les problèmes les plus insolubles se résoudront d’eux-mêmes, les conflits seront apaisés ; tout le monde se tirera d’affaire, nous le voulons bien, — à moins que ce ne soit le contraire, à moins qu’on ne se borne à passer encore une fois des difficultés anciennes à des difficultés nouvelles. Ce qui est sûr aujourd’hui, c’est que l’Espagne particulièrement reste avec sa crise qui, à la vérité, était facile à prévoir. Elle se préparait depuis quelque temps, elle n’a été suspendue à l’ouverture des chambres que par cette trêve de quelques jours dont le mariage du roi a été l’heureuse occasion. Dès que le mariage a été accompli, dès qu’on en a eu fini avec les fêtes royales et populaires de Madrid, la crise a éclaté, non dans le parlement d’abord, mais dans l’intérieur même du cabinet. Elle s’est manifestée par un dissentiment très vif entre le président du conseil, le général Martinez Campos, et quelques-uns de ses collègues qui avaient appartenu au précédent ministère, M. Orovio, M. de Toreno.

La cause ou le prétexte du dissentiment a été la question des réformes de Cuba, réformes sociales et économiques, qui n’ont pas seulement pour objet l’abolition de l’esclavage, qui impliquent en même temps une révision plus ou moins complète des tarifs, des relations commerciales entre la métropole et la colonie. C’est déjà pour cette question fort compliquée et fort délicate que M. Canovas del Castillo, au mois de mars dernier, jugeait prudent de quitter le pouvoir, laissant la présidence du conseil au général Martinez Campos, qui arrivait de la Havane plein d’ardeur, avec un programme complet. Le général Martinez Campos, il faut lui rendre cette justice, n’a point hésité un instant à se prononcer pour les solutions les plus nettes, pour l’abolition immédiate de l’esclavage aussi bien que pour la révision la plus libérale des tarifs. Il se croyait d’ailleurs engagé comme ancien gouverneur de Cuba, comme signataire des conventions qui avaient mis fin à la guerre civile. C’est pour réaliser ses promesses qu’il prenait la présidence du conseil. Le programme avec lequel il arrivait au pouvoir n’était malheureusement pas d’une exécution facile. Le principe des réformes n’était point sans doute contesté ; les combinaisons proposées par le chef du nouveau cabinet ont été au contraire très combattues : elles n’ont pas tardé à rencontrer une vive résistance dans certaines provinces industrielles de l’Espagne, dans les commissions qui ont été nommées, dans les dispositions connues de la majorité des chambres et même parmi quelques-uns des ministres. Tant qu’on en était encore à l’étude préliminaire des projets, les dissidences ont pu rester à demi voilées. Le jour où le parlement s’est réuni, lorsqu’au lendemain du mariage du roi, il a fallu arriver à des résolutions décisives, le conflit a éclaté presque violemment dans le conseil. Le général Martinez Campos s’est retiré avec éclat, et M. Canovas del Castillo a été rappelé à la présidence du conseil. Il est revenu au pouvoir, non avec l’intention d’abandonner les réformes de Cuba, dont tout le monde reconnaît la nécessité, mais avec la pensée de les tempérer, de réaliser une émancipation graduelle des esclaves et de modifier le régime commercial de la colonie de façon à ménager les intérêts industriels de la métropole. C’est ici cependant que la crise s’est envenimée par degrés.

D’un côté, ce retour peut-être habilement préparé de M. Canovas del Castillo a été le signal d’une vive opposition qui s’est groupée autour du général Martinez Campos, qui a pour elle quelques généraux, les représentans des Antilles, tous les adversaires du nouveau président du conseil. D’un autre côté, il faut bien avouer que la première apparition du ministère reconstitué dans les chambres a été marquée par une scène aussi fâcheuse que singulière. Des explications ont été demandées au cabinet ; le président du conseil a répondu d’abord, puis il s’est impatienté, et dans un mouvement d’irritation il est parti brusquement avec ses collègues, prétextant qu’il avait à se rendre au sénat pour répondre à une interpellation. Cette sortie soudaine représentée comme une offense a provoqué aussitôt une explosion passionnée, et depuis ce moment la minorité de la chambre des députés, à laquelle s’est jointe la minorité du sénat, a pris la résolution de ne plus paraître aux séances du parlement. Il y a eu quelques tentatives de conciliation qui n’ont pas réussi, et comme si ce n’était pas assez, tous ces incidens ont assez malheureusement coïncidé avec un projet de manifestation sympathique de la ville de Madrid pour la France à l’occasion des secours envoyés de Paris aux inondés de Murcie. Le gouvernement, un peu troublé, a-t-il craint que cette manifestation fût dénaturée ou exploitée par les passions hostiles ? Toujours est-il que le jour où elle a eu lieu, on a pris des mesures défensives, et le monde officiel s’est abstenu de prendre part à la fête. Bien entendu, dans tout cela la France n’est pour rien, si ce n’est par les secours qu’elle a envoyés, et notre représentant, M. l’amiral Jaurès, s’est conduit avec autant de tact que de prudence soit vis-à-vis du gouvernement, soit vis-à-vis de ceux qui ont voulu donner une marque de sympathie à notre pays. La France n’a point à se mêler des affaires politiques de l’Espagne. Ce qui est certain, c’est que toutes ces circonstances ont contribué à créer une situation singulièrement critique, même pour un homme aussi habile que M. Canovas del Castillo ! La question se retrouvera dans toute sa gravité à la rentrée prochaine du parlement, qui est aujourd’hui en vacances. C’est une crise ouverte où la fermeté d’un chef de ministère peut beaucoup sans doute pour contenir les effervescences d’un moment, mais où son prudent libéralisme peut encore plus peut-être pour adoucir les divisions, pour rallier toutes les forces régulières autour de la jeune monarchie constitutionnelle de l’Espagne.

CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.

LA MÉCANIQUE CHIMIQUE.


Essai de mécanique chimique fondée sur la thermochimie, par M. Berthelot, membre de l’Institut, professeur au Collège de France, 2 vol. in-8o ; Paris, 1879 ; Dunod.


La chimie est une science de date récente. Lavoisier l’a créée de toutes pièces vers 1779, et en un siècle elle a fait de tels progrès qu’elle est aujourd’hui une des plus parfaites. Grâce au travail persévérant des générations qui ont suivi Lavoisier, cent années ont suffi pour transformer les élucubrations confuses et bizarres des alchimistes en une série de faits innombrables, précis, reliés les uns aux autres par des lois exactes et synthétiques. Le livre que M. Berthelot vient de faire paraître, et qui présente l’ensemble de ses leçons et de ses travaux depuis près de quinze ans, consacre un des nouveaux progrès de la chimie. C’est en quelque sorte la fin de l’empirisme, et la démonstration des lois physiques, presque mathématiques, qui régissent les affinités, si capricieuses en apparence, des élémens et des substances.

En effet toute science tend ou doit tendre à dégager des faits épars qui la constituaient tout d’abord les grandes lois qui gouvernent ces faits. Comme ces lois peuvent être exprimées par des formules, il s’ensuit qu’une science est d’autant plus avancée qu’elle se rapproche plus des mathématiques. Ç’a été le rêve de Descartes, de Pascal, de Leibniz et des plus grands esprits ; ils ont réussi à donner aux lois de la physique une apparence presque exclusivement mathématique, si bien que les propriétés générales de la matière (chaleur, électricité, lumière, mouvement) se ramènent maintenant à des formules qui sont plus ou moins simples, mais enfin qu’on peut soumettre au calcul et dont on peut déduire certaines conséquences, de même que d’un théorème de géométrie on peut déduire des corollaires.

M. Berthelot a tenté de faire pour la chimie ce que depuis longtemps on a fait pour la physique. Lorsque deux élémens se combinent, lorsque une substance se décompose en ses élémens, lorsque un corps combiné se dédouble en deux ou trois substances, peut-on découvrir les lois qui commandent ces dédoublemens, ces combinaisons, ces décompositions ? Peut-on rattacher les lois de la chimie à la vaste théorie de l’unité des forces physiques ?

Prenons un exemple qui donnera à ces notions abstraites une forme plus compréhensible. L’eau est une substance composée de deux corps simples, l’oxygène et l’hydrogène, qui se sont combinés pour former de l’eau. Mais pourquoi l’oxygène se combine-t-il à l’hydrogène ? Les chimistes ont donné un nom à la force qui fait que l’oxygène tend à s’unir à l’hydrogène, et ils ont appelé cette force, dont la nature leur était inconnue, affinité. Mais donner un nom à un fait ou découvrir la loi qui régit ce fait sont choses toutes différentes, et, quoique le mot d’affinité soit aussi ancien que la chimie, on n’avait pas encore trouvé les lois de l’affinité. A vrai dire, on ignorait même si l’affinité avait des lois.

Il y a eu cependant des tentatives ingénieuses faites pour relier l’affinité à la chaleur ou à l’état physique des corps. M. Sainte-Claire Deville, reprenant une idée entrevue par Lavoisier, avait fait quelques expériences intéressantes, comme aussi MM. Favre et Silbermann. Mais ces données étaient assez vagues, et, si la vérité était pressentie, elle n’était pas démontrée, elle n’était pas établie de manière à former une doctrine complète et inattaquable. Le premier, M. Berthelot a définitivement prouvé que l’affinité n’est pas une force irrégulière, mais qu’elle est soumise à une loi très simple. L’affinité de deux élémens l’un pour l’autre est d’autant plus forte que la quantité de chaleur qu’ils produisent en se combinant est plus considérable. Ainsi, quand l’hydrogène brûle dans l’oxygène, il y a un énorme dégagement de chaleur ; il suit de là que l’affinité de l’hydrogène pour l’oxygène est très grande. De même le phosphore brûle dans l’oxygène en dégageant une quantité de chaleur considérable ; donc son affinité pour l’oxygène est très grande.

Réciproquement les élémens qui, en se combinant les uns aux autres, ne dégagent pas de chaleur, ont peu d’affinité l’un pour l’autre. Par exemple, comparons l’azote à l’hydrogène. L’azote, comme on sait, est un des gaz qui constituent l’air atmosphérique, lequel contient quatre parties d’azote, gaz impropre à la vie et à la combustion, et une partie d’oxygène. Or l’azote ne peut pas (au moins directement) se. combiner à l’oxygène, son affinité pour ce gaz étant très faible. Mais pourquoi cette affinité est-elle si faible, tandis que celle de l’hydrogène pour l’oxygène est si puissante ? C’est que la combinaison d’azote et d’oxygène, au lieu de dégager de la chaleur, en absorbe. Il y a donc deux sortes de combinaisons : les unes absorbent de la chaleur, et alors l’affinité est très faible, comme par exemple entre l’azote et l’oxygène ; les autres dégagent de la chaleur, et alors l’affinité est puissante, comme par exemple entre l’hydrogène et l’oxygène, qui se combinent pour former de l’eau.

Il y a plus : lorsque deux corps se combinent en proportions diverses, pour fermer deux ou plusieurs combinaisons, c’est toujours la combinaison dégageant le plus de chaleur qui tend à se former. Pour continuer le même exemple de l’oxygène et de l’hydrogène, ces deux gaz se combinent pour former de l’eau, mais on peut encore, par des procédés fort complexes, obtenir une deuxième combinaison qui contient plus d’oxygène que la première, c’est ce qu’on appelle l’eau oxygénée ou le bioxyde d’hydrogène ordinaire, l’eau étant un protoxyde d’hydrogène. Or l’hydrogène, en formant le protoxyde, dégage plus de chaleur qu’en formant le bioxyde : par conséquent c’est toujours le protoxyde, c’est-à-dire l’eau ordinaire, qui prendra naissance dans la combustion de l’hydrogène, et il ne se formera jamais, dans ces conditions, d’eau oxygénée.

Cette loi des combinaisons et des décompositions chimiques a été pour la première fois établie par M. Berlhelot, qui lui a donné le nom de principe du travail maximum, et l’a énoncée ainsi : Tout changement chimique accompli sans l’intervention d’une énergie étrangère (chaleur, électricité, lumière) tend vers la production du corps ou du système de corps qui dégage le plus de chaleur.

Ce principe a en chimie une importance sans égale. D’ailleurs il a les caractères de tout ce qui est simple et fondamental : il rend compte d’une multitude de faits restés jusque-là inexpliqués, et on a peine à comprendre, maintenant que la lumière est faite, qu’il n’ait pas été connu, deviné, démontré de tout temps, c’est-à-dire depuis les commencemens de la chimie.

M. Berthelot indique dans son livre quelques-unes des nombreuses applications de ce principe aux diverses combinaisons chimiques ; on admettra sans peine que je ne puisse entrer ici dans le détail de ces diverses réactions, souvent très complexes. Je me contenterai d’en citer quelques exemples. Considérons ce qui se passe lorsqu’on mélange certains acides avec certaines bases. L’acide acétique, lorsqu’il se combine à la soude, produit une certaine quantité de chaleur pour former de l’acétate de soude ; par conséquent, en mélangeant de l’acide acétique et de la soude, il y aura toujours formation d’acétate de soude. D’un autre côté, l’acide chlorhydrique en se combinant à la soude dégage une très grande quantité de chaleur pour former du chlorure de sodium, ou sel marin ; donc, en mélangeant de l’acide chlorhydrique et de la soude, il y aura toujours formation de chlorure de sodium. Mais la quantité de chaleur dégagée dans la formation du chlorure de sodium est beaucoup plus grande que la quantité de chaleur dégagée dans la formation de l’acétate de soude. Donc, si on mélange de l’acétate de soude et de l’acide chlorhydrique, l’acide chlorhydrique déplacera l’acide acétique de ce sel, et il y aura production de chaleur. Cette chaleur dégagée sera précisément la différence entre la chaleur de formation de l’acétate de soude et la chaleur de formation du chlorure de sodium. Naturellement la réciproque ne sera pas vraie, et en mélangeant l’acide acétique au sel marin, il n’y aura pas formation d’acide chlorhydrique.

Il résulte encore de la loi du travail maximum que les combinaisons qui se sont formées avec un grand dégagement de chaleur sont très stables et ne peuvent pas être facilement décomposées. Ainsi le chlore, en s’unissant au sodium, dégage beaucoup de chaleur pour former du chlorure de sodium. Il en résulte que le chlorure de sodium est un corps très stable, et en effet, il ne se décompose pas, même chauffé au rouge blanc. Au contraire, le chlore, dans certaines conditions, se combine à l’azote, et cette combinaison, au lieu de dégager de la chaleur, absorbe de la chaleur. Par conséquent, le chlorure d’azote sera un corps peu stable et se décomposant facilement. Et en effet le chlorure d’azote se décompose spontanément. Cette décomposition est même tellement brusque, que c’est une explosion redoutable lorsqu’elle porte sur une quantité un peu considérable de la substance. Le célèbre chimiste Dulong, en étudiant le chlorure d’azote, qu’il a découvert, fut grièvement blessé par une détonation résultant de la décomposition brusque de ce corps. En somme, tous les corps explosifs sont des corps qui peuvent produire de la chaleur ; et c’est encore une des conséquences de la loi du travail maximum. Le chlorure d’azote, par exemple, étant formé avec absorption de chaleur, sa décomposition en chlore et azote sera imminente, car cette décomposition dégagera de la chaleur, et une quantité de chaleur précisément égale à celle qui avait été absorbée au moment de sa formation.

Le livre de M. Berthelot n’est pas consacré seulement à ces données théoriques. La technique thermochimique, l’exposé des procédés d’investigation, y occupent une très grande place. On conçoit que, pour établir des lois, il faut des expériences très exactes et très précises. Mais les chimistes de profession sont peut-être les seuls qui puissent comprendre la difficulté des problèmes et l’ingéniosité des méthodes qui ont servi à les résoudre.

Il a fallu un labeur persévérant et tenace pour mener à bien une si longue œuvre : mais aussi le résultat obtenu n’est pas au-dessous des efforts qui ont été faits. Ce livre marque une étape dans la marche toujours progressive de la science. On peut dire que maintenant les lois qui régissent les combinaisons chimiques sont connues et peuvent être ramenées à un principe très simple. Grâce à ce principe, riche en déductions théoriques et en applications pratiques, la chimie n’est plus une science descriptive, elle tend à se rattacher aux sciences physiques. Certes la science de la chimie n’acquiert pas ainsi plus de certitude, aucune science ne peut avoir un plus haut degré de certitude que la chimie de Lavoisier ou de Berzelius ; mais elle devient plus profonde, plus pénétrante et, si l’expression était permise, plus scientifique. Qu’est-ce donc en effet qu’une science sinon l’explication des faits particuliers par une loi générale, unique dans son principe, mais dont les conséquences sont innombrables et font prévoir des faits inconnus ?

Ainsi les lois de la chimie peuvent se ramener aux lois-physiques. Les physiciens de ce siècle ont prouvé que la force était une, que les divers mouvemens, chaleur, électricité, pesanteur, ne sont que les modifications d’une même force inhérente à la matière ; voilà que, pour la chimie, cette conservation de la force est maintenant démontrée. La même quantité de chaleur qui se dégage quand deux corps se combinent est absorbée intégralement quand ils se décomposent. Réciproquement la même quantité de chaleur qui est absorbée quand deux corps se combinent se dégage quand ils se décomposent. Dans un cas la décomposition absorbe de la chaleur, dans l’autre cas elle dégage de la chaleur. Ces faits sont rigoureusement démontrés, de sorte que la théorie mécanique de la chaleur, qui fait l’unité de la physique, doit faire aussi l’unité de la chimie.


CH. R.



Le Rétablissement du catholicisme à Genève, il y a deux siècles, par M. Albert Rilliet, Genève, 1880 ; Georg.


Ce livre mériterait mieux qu’une courte notice bibliographique ; si l’auteur lui-même, de propos délibéré, n’avait rétréci le champ de son sujet et ne l’avait resserré dans les bornes de ce qu’on appelle de nos jours une étude documentaire. Tel quel, on ne saurait trop le recommander à l’attention de tous ceux qui croient que plus d’une partie de l’histoire politique du XVIIe siècle n’est pas encore écrite. En nous retraçant, d’après les archives de notre ministère des affaires étrangères et d’autres documens inédits, l’histoire de l’installation à Genève du premier représentant diplomatique que Louis XIV y ait entretenu, ce n’est pas en effet un épisode de l’histoire de Genève que M. Rilliet nous remet sous les yeux. C’est aussi, c’est surtout un épisode important de notre propre histoire et de la politique de Louis XIV dans ses rapports avec les protestans. Il n’y a pas lieu de revenir sur la condamnation que l’histoire a portée contre la révocation de l’édit de Nantes. On ne changera pas le dispositif du jugement, mais on en pourra modifier les considérans. Le livre de M. Rilliet prouvera pour sa part la nécessité d’une telle modification. Louis XIV en installant à Genève un représentant diplomatique exigera comme un privilège naturel de sa souveraineté qu’une chapelle catholique soit ouverte dans la maison de ce représentant et qu’on y dise la messe. Il ne permettra pas qu’on aille plus loin. Tirons de là cette conclusion que l’on se trompe ou que l’on s’écarte au moins de la vérité vraie quand on voit dans les violences de Louis XIV contre les protestans français un excès de son zèle religieux. Il ne peut être question que d’une déplorable erreur de sa politique. Ce n’est rien excuser, ni même rien atténuer : tout au contraire, c’est plutôt aggraver le jugement consacré. On dira qu’il n’importe guère en pareil cas et que les victimes de la violence n’en sont pas moins à plaindre. Assurément ; mais ce qui importe beaucoup à tout le monde, c’est qu’un acte considérable d’un grand règne soit l’œuvre d’un homme d’état qui se trompe cruellement et non pas d’un vieillard superstitieux et fanatisé qui expie dans la personne des réformés de France les péchés de sa brillante jeunesse.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.