Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1879

Chronique n° 1142
14 novembre 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre 1879.

Maintenant que le jour où les chambres doivent se réunir de nouveau à Paris a été décidé dans les conseils du gouvernement et que l’heure des rendez-vous parlementaires est fixée sans remise, on va peut-être sortir de cette atmosphère nuageuse et troublée où tout s’altère et dépérit. On va en finir avec les excitations factices et les incidens oiseux, avec les élections de Javel, les amnistiés et les congrès de Marseille, avec les voyages de tribuns infatués, les manifestations banales et les banquets où l’on ne s’entend plus, où fleurit l’excentricité bavarde. Les fantômes importuns s’évanouiront, il faut le croire, et on rentrera un peu, si on le veut, dans la réalité, dans ce domaine de la vie pratique qui a ses conditions et ses lois. C’est le premier avantage des débats parlementaires, où tout doit se préciser, sur ces agitations indéfinies où se plaisent les imaginations oisives et désordonnées, dont le plus souvent il ne reste rien. L’approche de la session a déjà ce mérite de donner congé à bon nombre d’exagérations prétentieuses et de ramener par degré aux seules questions faites pour émouvoir ou pour occuper sérieusement l’opinion. Cela ne veut pas dire sans doute qu’il n’y ait plus de difficultés et qu’à la veille de la rentrée des chambres les affairés intérieures de la France soient simples et claires, qu’elles apparaissent sous le jour le plus rassurant. On ne peut se le dissimuler au contraire : même en dehors de ces agitations vaines, de ces questions inutilement bruyantes, de ces fantômes en un mot, qui s’arrêteront au seuil du parlement ou qui n’y entreront que pour disparaître aussitôt, les difficultés réelles, sont assez nombreuses ; elles tiennent jusqu’à un certain point au fond des choses ou, si l’on veut, à la fausse idée qu’on se fait des choses. La situation, même dégagée des embarras qui ne sont qu’artificiels, ne reste pas moins grave, pleine d’incertitudes et de contradictions intimes. Elle est grave par suite d’une série de complications auxquelles on a laissé le temps de grandir, parce qu’entre les divers partis qui forment une majorité républicaine plus apparente que réelle et le gouvernement, il n’y a pas le lien d’une pensée commune, ce qui fait la force d’une situation et d’un régime, une politique précise et résolue, la politique vraie d’une république régulière et libérale. Voilà la vérité !

Non sans doute, le danger, s’il y a un danger aujourd’hui, n’est pas dans cette propagande d’agitation voyageuse qui a rempli les dernières vacances ; il n’est pas précisément dans quelques effervescences radicales et socialistes qui n’ont que peu d’écho, dans quelques retours offensifs d’assez médiocres amnistiés de l’insurrection de 1871. Par elles-mêmes ces démonstrations révolutionnaires n’ont qu’une force factice et partielle ; elles sont si visiblement désavouées par l’opinion que, si elles tentaient de prendre une forme plus décidée et plus menaçante, elles n’auraient probablement d’autre chance que de provoquer une réaction qui risquerait de dépasser toute mesure. C’est l’éternelle histoire des déchaînemens révolutionnaires. Non, au moment où les chambres vont s’ouvrir, le danger n’est pas là ; il est dans la faiblesse intime d’une situation où l’on s’accoutume à croire que tout est possible parce que tout semble incertain, parce que l’action publique reste flottante, disputée et désarmée. Le gouvernement, quelles que soient ses intentions, est souvent hésitant devant le moindre incident parce qu’il ne se sent pas appuyé par une vraie et sérieuse majorité, et cette majorité à son tour n’existe pas, parce que les diverses fractions qui la composent représentent des passions, des velléités, des préjugés ou des ressentimens encore plus qu’une politique, — peut-être aussi parce qu’elle ne se sent pas conduite. Il ne suffit pas de prononcer d’une certaine manière le mot de république et de se dire républicain : la vérité est que, depuis qu’ils règnent, les républicains, ou du moins bon nombre de républicains et parmi eux ceux qui se croient les plus orthodoxes, n’ont pas su profiter des faveurs de la fortune ; ils n’ont pas encore réussi à former un vrai parti de gouvernement. Malgré eux peut-être, ils ne peuvent rompre avec de vieilles habitudes, secouer de vieilles chaînes, abdiquer de vieux préjugés ; ils tombent du côté où ils ont toujours penché. Ils ont le goût irrésistible de l’agitation, de la politique révolutionnaire, des mesures agressives et irritantes, et ils ont aussi la passion jalouse des partis victorieux, le fanatisme des exclusions et des épurations. C’est là justement leur faiblesse et c’est la difficulté pour la fondation d’un vrai gouvernement dans le cadre des institutions nouvelles.

Ce n’est point peut-être que bien des républicains n’aient le sentiment plus ou moins vague des nécessités de cet ordre nouveau dont ils ont salué l’avènement, auquel ils voudraient assurer un règne durable. lis ont l’instinct de tout ce qui manque aujourd’hui ; ils ne demanderaient pas mieux, maintenant qu’ils sont en pleine victoire, que de voir le gouvernement se fortifier, prendre une certaine figure, et la république échapper aux confusions où elle a toujours jusqu’ici fini par disparaître. Ils ne méconnaissent pas le prix de la sagesse et de la raison dans les conseils. Malheureusement, dès qu’ils sont à l’œuvre, dès qu’ils ne se sentent plus contenus, ils ne peuvent plus résister à une sorte d’entraînement indéfinissable, à l’esprit de parti ou de secte qui les ressaisit. Ils font tout ce qu’ils peuvent pour rendre le gouvernement fort laborieux, sinon impossible et pour raviver les incertitudes. Ils ont toujours peur de n’être point assez républicains, de passer pour de vulgaires modérés ou de timides libéraux, et, soit crainte d’être devancés par d’autres, soit complicité inavouée, ils se prêtent à toutes les entreprises ou ils ne les empêchent pas. Ils se jettent sur tout ce qui divise les opinions, inquiète les intérêts, trouble les consciences et déconcerte tous les esprits sincères prêts à accepter un régime nouveau qui offrirait quelques garanties. Que la question de l’amnistie s’élève, au lieu de se prononcer dès le premier moment avec fermeté en laissant à un gouvernement bien intentionné le soin de faire la part de l’humanité et de l’équité par un système de clémence attentive, ils hésitent. Ils veulent faire quelque chose, ils le font partiellement, sans conviction, au risque de créer à un ministère des embarras qu’ils lui reprocheront plus tard et de voir renaître une question qu’ils croyaient avoir tranchée. Ils auraient pu en finir du premier coup avec un peu de résolution, ils restent en face d’une difficulté qui se reproduira plus d’une fois. Quand ce n’est pas l’amnistie, c’est la campagne contre le cléricalisme, c’est la guerre contre lus congrégations religieuses, contre les frères, contre les écoles chrétiennes, qu’il faut à tout prix « laïciser. » Quand ce n’est pas la guerre aux cléricaux, c’est l’épuration du personnel administratif, judiciaire, militaire, financier. Tenez pour certain que, lorsque l’amnistie plénière sera repoussée par les chambres comme elle le sera certainement, quand l’article 7 sur les congrégations religieuses aura été écarté par le sénat, comme il doit l’être selon bien des vraisemblances, la question des épurations reparaîtra plus que jamais. Le personnel des administrations publiques aura à payer pour tout le reste. C’est le goût de l’agitation pour l’agitation.

Certes de toutes les questions faites pour diviser, irriter et embarrasser l’inauguration d’un régime nouveau, s’il en est une qui aurait pu, qui aurait dû être évitée, c’est cette question religieuse qui a été soulevée sans prévoyance, qui est chaque jour envenimée par toutes les passions. C’est d’autant plus vrai que le gouvernement, sans sortir de l’impartialité qui est dans son rôle, n’avait qu’à le vouloir pour contenir tous les empiètemens, pour faire sentir la puissance de l’état à tous ceux qui auraient été tentés de la méconnaître, qui auraient pu se laisser aller à couvrir d’un voile religieux une hostilité politique. Le gouvernement aurait été d’autant plus fort qu’il aurait montré plus de modération, plus de ménagement pour des croyances sincères ; mais non ! M. le ministre de l’instruction publique, croyant sans doute répondre à ce besoin de lutte, aux passions ou aux préjugés de certains républicains et se flattant aussi de rallier une partie du radicalisme à ses projets, M. le ministre de l’instruction publique a imaginé son article 7. Il a si bien réussi qu’il est allé « d’un cœur léger, » lui aussi, avec la plus imprévoyante témérité, au-devant d’une de ces crises qui mettent les sentimens les plus profonds en mouvement, devant lesquelles les pouvoirs prudens reculent sans pouvoir être soupçonnés de faiblesse. Et l’article 7 n’a pas suffi. Sans attendre plus longtemps, un peu partout, sur tous les points de la France et principalement dans les grandes villes, on a engagé cette puérile et violente campagne où les uns, par haine de toute influence religieuse, les autres par esprit d’imitation et pour faire comme tout le monde, s’occupent à poursuivre de malheureux frères, à fermer des écoles. M. le préfet de la Seine, qui a beaucoup à faire pour ne pas se brouiller avec son conseil municipal et pour ne pas se voir disputer les plus simples prérogatives, tient naturellement à marquer dans cette campagne, à donner l’exemple. Il « laïcise » à force, sans trêve et jusqu’à extinction ! Il appelle cela modestement travailler à « l’affranchissement de l’esprit humain. » D’autres à côté de lui disent « désinfecter l’esprit humain. » Il paraît que c’est le langage du jour ; et qu’en mettant une école laïque à la place d’une école de frères, on a tout simplement émancipé l’humanité en général et sauvé la république en particulier.

M. le préfet de la Seine a d’ailleurs des argumens pour tout et au besoin il met de l’ironie ou de la fantaisie dans ses harangues. De quoi se plaint-on ? Pour que les écoles transformées soient justifiées, il suffit « que la nouvelle école communale laïque ait un nombre d’élèves égal ou supérieur à la moitié du nombre d’élèves de l’école congréganiste. … Dès que la majorité se trouve acquise à l’école laïque, le vœu de la population a été suivi. » Ainsi on introduit la politique dans l’enseignement primaire. C’est l’affaire d’une majorité plus ou moins constatée ; que les enfans aillent d’un côté ou d’un autre côté, voilà qui est dit : la moitié plus un, le « laïcisme » triomphe ! Il faudrait cependant prendre garde que ces simples écoles qu’on ferme si lestement ont rendu depuis longtemps de sérieux services, qu’elles ont contribué à répandre, non pas la science du conseil municipal, mais une modeste et utile instruction, qu’elles sont entrées dans les mœurs, et que de plus ces humbles religieux ont montré pendant la guerre un obscur héroïsme digne de n’être pas oublié. Qu’on surveille les frères et qu’on les réprime s’ils sont en défaut, qu’on ferme leurs écoles si elles ne sont pas dans les conditions voulues, si elles sont insuffisantes, soit ; mais lorsqu’on met à proscrire de modestes établissemens une obstination haineuse et méthodique, lorsqu’on avoue tout haut un système de persécution contre des écoles religieuses parce que ce sont des écoles religieuses, on fait tout simplement de la république un gouvernement de parti ou de secte, d’agitation et de combat. On trouble sans nécessité des habitudes traditionnelles et d’honnêtes croyances, on arrête sur le seuil du régime nouveau ceux qui croyaient pouvoir y entrer avec l’inviolabilité de leur foi ; on lève le drapeau d’une intolérance d’un nouveau genre, et, au lieu de pacifier, de concilier, de désarmer les résistances par la sagesse, on prépare des luttes sans fin et peut-être d’inévitables réactions. Si ce n’est qu’à ce prix qu’on peut se donner le courage de repousser l’amnistie plénière, ce n’est pas la peine, la politique est exactement la même et ne peut avoir au bout du compte que les mêmes résultats.

Les républicains d’un certain ordre ont un autre malheur : ils n’ont pas seulement le goût des agitations inutiles, des questions irritantes, ils ont toutes les passions ombrageuses, les fanatismes jaloux des partis exclusifs. Ils ont, eux aussi, une orthodoxie hors de laquelle il n’y a pas de salut. Tant qu’ils ont eu à lutter pour l’existence même de la république et qu’ils ont eu besoin de secours, ils se sont prêtés aux transactions et aux alliances profitables ; depuis qu’ils sont arrivés ou qu’ils ont cru être arrivés au succès, ils retrouvent par degré leur humeur despotique et exclusive. Il suffit de les contredire pour n’avoir plus droit de cité dans la république. Il y a longtemps, bien entendu, que les libéraux modérés sont traités en ennemis. Le centre gauche lui-même est relégué parmi les vieux partis et ne compte plus ; il ne sera reçu à résipiscence que s’il consent à s’incliner devant la vérité républicaine, comme on l’entend. Depuis que M. Jules Simon, par un sentiment de fidélité aux traditions libérales, s’est prononcé nettement, résolument contre l’article 7, il n’est plus qu’un clérical, un réactionnaire déguisé. Il y a quelques jours à peine, un homme à qui l’âge et la maladie semblent donner une sérénité supérieure d’esprit, M. Littré, a écrit une étude pleine d’élévation et d’intérêt sur la situation présente. Il dépeint cet état bizarre avec autant de clairvoyance que de courage, sans illusions vaines et sans optimisme, rappelant les fautes du passé, indiquant les écueils sur lesquels on risque de se briser, montrant les dangers du radicalisme et la nécessité pour le nouveau régime d’une politique rassurante pour les croyances et pour les intérêts. Aussitôt M. Littré est relégué, lui aussi, dans le parti de la trahison : ce n’est qu’un raisonneur suranné qui n’est plus à la hauteur des circonstances. Ainsi les exclusions se succèdent et se multiplient. Qu’on se prononce contre l’article 7, contre les persécutions religieuses, contre l’excès des épurations administratives, contre les mesures qui menaceraient l’inamovibilité de la magistrature, on ne compte plus, on est exclu, Que cette politique domine absolument, non sans doute ; elle règne assez pour imprimer son caractère à quelques-uns des principaux actes d’aujourd’hui, pour peser sur le gouvernement, et après cette expérience qui se poursuit depuis quelques mois, que reste-t-il prouvé ? C’est que la république ne peut vivre ni d’agitations ni d’exclusions, et que précisément depuis qu’on prétend se passer des opinions modérées, on n’est arrivé qu’à créer une situation aussi confuse que précaire. C’est le procès qui se plaide chaque jour dans toutes les polémiques, qui sera porté prochainement devant les chambres, et, qu’on ne s’y trompe pas, c’est de la politique qui prévaudra que peut dépendre l’avenir de la république en France.

Les affaires de l’Europe, sous d’autres formes, avec d’autres caractères, avec toutes les complications de nationalités et d’intérêts multiples, ressemblent un peu aux affaires de la France. Elles ne deviennent avec les jours et les semaines qui passent, ni plus claires ni plus faciles ; elles restent au contraire, à dire la vérité, passablement obscures et laborieuses. Tout est paisible et régulier à la surface sans doute. Il n’y a pour le moment ni guerres allumées ni motifs plausibles de conflits prochains. Qui peut dire cependant que cette paix dont on parle toujours, à laquelle tout le monde prétend s’intéresser et travailler, qui à coup sûr répond à un instinct profond des peuples, est bien solidement établie et sera durable ? Qui n’est frappé de ce qu’il y a de précaire dans les conditions de la vie contemporaine, de ces incohérences et de ces troubles étranges qu’une série d’événemens violens ont laissés dans l’équilibre universel, dans les relations des plus puissans gouvernemens ? Qui en définitive peut se flatter de voir clair dans tous ces mystères de diplomatie que les grands politiques se plaisent à nous proposer de temps à autre, dans tous ces incidens qui se succèdent, qui se rattachent tantôt aux affaires d’Orient, à l’exécution du traité de Berlin, tantôt à la situation générale de l’Occident ?

Lorsqu’il y a deux mois, M. de Bismarck, après avoir été le promoteur de l’alliance des trois empereurs, est allé à Vienne chercher une autre alliance, une alliance plus particulière, la première impression a été nécessairement que le chancelier d’Allemagne avait un but, qu’il n’opérait pas sans une intention déterminée cette brusque volte-face diplomatique. Qu’en a-t-il été réellement ? On ne voit pas bien encore ce que M. de Bismarck a voulu positivement, ce qu’il a fait, à quelle nécessité ou à quel mobile il a obéi, quels sont les résultats possibles et les limites de cette évolution, demeurée jusqu’ici une énigme. Lorsque plus récemment l’Angleterre a menacé la Turquie de démonstrations presque belliqueuses en mettant en action ses forces navales à l’appui d’une sorte d’ultimatum, le premier mouvement a été aussi naturellement de se demander quelle raison avait eue le cabinet anglais pour agir avec cette précipitation. Ici encore on ne voit pas bien ce qu’il y a eu du fortuit ou de calculé dans cette résolution, jusqu’à quel point cet acte répondait à quelque manifestation de la politique russe, ou se rattachait aux combinaisons nouées à Vienne. Voilà un incident de plus qui reste un mystère ainsi que bien d’autres. Un peu de lumière, comme disait, il y a quelques années, le digne général La Marmora, ne serait point inutile pour éclairer tous ces faits qui, sans avoir une portée immédiate peut-être, touchent à des questions trop délicates, à des intérêts trop sérieux pour n’être point l’objet d’une curiosité inquiète en Europe.

Si on avait attendu cette lumière de l’Angleterre, si on avait compté sur la liberté de langage des ministres anglais dans le banquet traditionnel du lord-maire à Guildhall, on serait singulièrement trompé aujourd’hui, Le nouveau lord-maire a pris en effet l’autre jour possession de sa charge gothique après l’invariable et épique procession à Westminster. La magistrature nouvelle de la Cité a été inaugurée par le banquet d’usage, avec l’appareil de tradition, avec l’assistance du corps diplomatique, des plus éminens personnages et des ministres. Des discours ont été prononcés, et l’on n’a rien appris sur les récens événemens, sur les affaires du monde. Plus d’une fois, il est vrai, lord Beaconsfield a saisi cette occasion du banquet du lord-maire pour exposer la politique de l’Angleterre, pour dire, de son accent familièrement et audacieusement humoristique ce qu’il n’aurait pas dit dans le parlement. Il y a quelques années, à la veille de la guerre orientale, il élevait avec une altière éloquence le drapeau britannique en face de la Russie. L’an dernier encore, il célébrait avec une confiance superbe les succès de sa diplomatie, les triomphes de l’Angleterre à Berlin, la conquête de Chypre par la convention avec la Turquie, Il ne craignait pas d’aborder les questions les plus délicates sans y mettre toujours de la discrétion ou de la modestie. Pour cette fois, et c’est là justement ce qu’il y a de curieux de sa part, il s’est étudié à tromper par sa réserve toutes les curiosités. Il a parlé avec une parfaite aisance de la crise commerciale, du réveil probable des transactions, de l’industrie des fers et des produits chimiques, — ou des Irlandais, qui ne savent pas se montrer patiens dans la misère. Il a même un peu parlé, si l’on veut, de l’Afghanistan pour illustrer d’une émouvante oraison funèbre les victimes de Caboul, sir L. Cavagnari, et il a tout au plus effleuré la guerre du Zoulouland. Quant à l’empire ottoman et aux complications orientales, quant aux mouvemens diplomatiques de l’Occident et aux relations avec la Russie, le premier ministre de la reine a gardé une savante réserve. Il s’est abstenu de relever les vives critiques de lord Hartington contre la politique de « démonstrations, » et il a laissé d’un autre côté son collègue lord Salisbury célébrer tout seul, dans son discours de Manchester, l’alliance de l’Allemagne et de l’Autriche comme un succès anglais. Il s’est tu, et la seule allusion qu’il ait faite à la situation générale a été pour dire que tant que les avis de l’Angleterre se feront sentir dans les conseils de l’Europe, la paix sera maintenue, que s’il n’en était pas ainsi, la guerre serait inévitable. Lord Palmerston invoquait autrefois le Civis romanus sum ; lord Beaconsfield, à son tour, invoque un autre mot romain, Imperium et libertas. « Ce ne serait pas, a-t-il ajouté, un mauvais programme pour un ministre britannique ; il ne fait pas reculer les conseillers de sa majesté. »

Non sans doute, lord Beaconsfield ne recule pas pour si peu. Tout cela ne reste pas moins assez vague ; tout cela en définitive n’éclaire que médiocrement soit sur les intentions de l’Angleterre, soit sur la situation diplomatique de l’Europe, et on est forcément ramené à se demander si le premier ministre de la reine a gardé le silence parce qu’il croyait n’avoir rien à dire, ou s’il s’est tu, au contraire, parce que, ayant trop à dire, il n’a pas voulu parler. cette réserve visiblement calculée de lord Beaconsfield, en effet, a cela d’énigmatique et d’étrange qu’elle coïncide, non-seulement avec des déplacemens d’alliances sur le continent, mais encore avec l’attitude plus décidée, presque comminatoire, que l’Angleterre vient de prendre en Orient, vis-à-vis de la Turquie. Tandis que le chef du cabinet de Londres garde un silence étudié à Mansion-House, la diplomatie britannique semble engager une action nouvelle en Orient, ou tout au moins procéder encore une fois par une de ces « démonstrations » que lord Hartington lui reproche au nom du parti libéral. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on a vu tout à coup surgir à cet horizon troublé un incident assez inattendu et jusqu’ici peu expliqué.

Que s’est-il passé récemment ? Il n’y a que quelques semaines, le représentant de l’Angleterre auprès du sultan, sir Austin Layard, s’était momentanément absenté de Constantinople pour aller en Syrie. Pendant ses pérégrinations, il n’avait pas ménagé au sultan Abdul-Hamid ces témoignages de confiance flatteuse que les ministres anglais eux-mêmes lui ont plus d’une fois prodigués. A peine M. Layard a-t-il été rentré à Constantinople, cependant, tout a changé brusquement. L’ambassadeur d’Angleterre à son arrivée, il est vrai, s’est trouvé en présence d’un changement ministériel qui s’était accompli en son absence, qui avait fait arriver au pouvoir quelques hommes, Mahmoud-Neddim-Pacha, Saïd-Pacha, connus comme des adversaires de l’influence anglaise et comme des amis de la Russie. C’était une évolution ministérielle résultant d’un de ces antagonismes qui se sont si souvent produits à Constantinople, qui se compliquent d’intrigues de palais. Toujours est-il que, dès ce moment, le représentant de l’Angleterre est devenu de plus en plus impérieux, qu’il a remis à la Porte une sorte d’ultimatum réclamant à brève échéance l’accomplissement des réformes promises dans l’Asie-Mineure, et à l’appui de cet ultimatum, il a menacé d’appeler dans les eaux turques l’escadre anglaise stationnée à Malte sous les ordres de l’amiral Hornby. Cela s’est fait presque à l’improviste, du moins de façon à étonner l’opinion européenne, et dans une sorte d’obscurité. La négociation ainsi engagée à Constantinople n’a pas tardé à revenir à Londres, et une entrevue toute récente que le représentant du sultan, Musurus-Pacha, a eue avec lord Salisbury aurait eu pour premier effet de suspendre le mouvement de l’escadre anglaise vers les eaux de Vourla ; mais rien n’est terminé ; ce n’est qu’une trêve. Il s’agit toujours de savoir si, comme l’a demandé, dit-on, M. Layard, l’Angleterre obtiendra, à titre de garantie, la nomination d’un Anglais, Baker-Pacha, comme chef des forces militaires à Erzeroum, l’admission d’un certain nombre d’agens anglais dans les services chargés de l’exécution des réformés en Asie-Mineure, et il s’agit peut-être avant tout de savoir si le sultan consentira, pour première satisfaction, à livrer les ministres qu’il a récemment nommés. La crise reste ouverte, elle n’est certainement pas sans gravité.

C’est là cependant une situation assez étrange, car si l’Angleterre peut invoquer, pour une action spéciale, la convention du 4 juin 1878, qui, en lui livrant Chypre, lui donne une sorte de protectorat en Asie-Mineure, les conventions de Berlin et les stipulations survivantes des anciens traités font toujours de ce qui reste de l’indépendance et de l’intégrité de l’empire ottoman un intérêt européen. Il en résulterait que tout ce qui touche à l’existence de ce malheureux empire, et les réformes ont ce caractère, reste une affaire européenne soumise à la juridiction collective de toutes les puissances. Pour que l’Angleterre, sans tenir compte de ce droit général, simplement armée de la convention du 4 juin, ait cru devoir engager si précipitamment une action spéciale, elle aurait donc eu quelque raison particulière et pressante ! Cette raison, où est-elle ? On ne peut certes pas admettre sérieusement que le cabinet de Londres ait voulu préluder par un coup vigoureux de politique extérieure à la dissolution du parlement et que l’ultimatum de M. Layard soit une manœuvre électorale. Les lenteurs que le cabinet turc peut mettre dans l’accomplissement des réformes qu’on lui demande ne sont pas une raison bien nouvelle et suffisamment déterminante pour de si graves résolutions. Que reste-t-il donc ? Lorsque lord Beaconsfield, sans s’expliquer plus clairement, a laissé entendre l’autre jour au banquet du lord-maire qu’il y avait des cas où une guerre pouvait être inévitable, de quelle guerre a-t-il voulu parler ? Est-ce que les relations de l’Angleterre avec la Russie, particulièrement dans l’Asie centrale, aux frontières de l’Afghanistan, auraient pris un tel caractère que le cabinet anglais aurait cru devoir dès ce moment faire un pas décisif et prendre position dans l’Asie-Mineure ? L’ultimatum de M. Layard a-t-il la portée d’une démonstration contre la Russie, et le rappel, pourtant prévu depuis quelques mois, du comte Schouvalof, ambassadeur à Londres, serait-il l’indice d’un de ces refroidissemens plus ou moins avoués qui préludent parfois à des ruptures ? D’un autre côté, bien qu’on n’en ait rien dit et que les paroles prononcées, il y a quelques semaines, par lord Salisbury n’aient pas eu une signification précise, jusqu’à quel point la démonstration anglaise se combinerait-elle avec les nouveaux rapports récemment établis à Vienne entre l’Allemagne et l’Autriche ? C’est l’inconvénient de ces actes inattendus et inexpliqués de provoquer toutes les conjectures et de pousser les esprits jusqu’aux extrémités. On est porté à tout supposer parce que là où le droit a cessé de régner, tout est possible. Il est certain que si le cabinet anglais a voulu se borner à avertir les Turcs, à les rappeler à l’exécution de leurs engagemens, il court le risque d’avoir dépassé la mesure, et si de propos délibéré, il a accepté la chance d’aller plus loin, il a du peser d’avance les conséquences de ses résolutions, la responsabilité qu’il assume. Des hommes comme ceux qui gouvernent l’Angleterre sont assez sérieux pour reconnaître que, sous prétexte de préserver l’Orient, ils commenceraient par précipiter la dissolution de l’empire ottoman, par donner le signal d’une crise nouvelle où, pour des années, la moitié de l’Europe, si ce n’est l’Europe entière, serait livrée aux hasards sanglans de la guerre, aux caprices de la conquête et de la force. Ils doivent savoir qu’en croyant conjurer ou devancer le péril, on l’appelle quelquefois et on n’en est plus maître.

De toute façon, sans rien exagérer, c’est là évidemment une situation qui n’est point sans offrir des caractères inquiétans, et ce qui en augmente peut-être la gravité, c’est le silence que les principales puis-sauces affectent de garder au moment même ou de toutes parts elles ont l’air de prendre position. Si ceux qui sont chargés de représenter la politique officielle de la libre Angleterre évitent de s’expliquer à Londres, les puissans de Vienne et de Berlin se taisent encore plus. Ce n’est pas du nord que vient aujourd’hui la lumière sur ces incidens, sur ces agitations indistinctes dont s’émeut l’opinion universelle. Le comte Andrassy est rentré dans ses terres, satisfait de son œuvre et laissant au baron Haymerlê le soin de continuer une politique qui, pour quelques avantages immédiats ou apparens, réserve peut-être dans l’avenir à l’Autriche plus de déceptions que de fruits opimes. M. de Bismarck, après sa récente campagne diplomatique de Vienne, est rentré lui aussi dans ses terres, à Varzin, où il reçoit à l’heure qu’il est l’ambassadeur de France, M. le comte de Saint-Vallier, à qui il ne ménagera sûrement pas les plus tranquillisantes confidences. M. de Bismarck s’est fait cette originalité d’un prépotent de la politique qui gouverne tout le plus souvent du fond de sa retraite rurale interdite aux indiscrets, qui, sans sortir de Varzin, tient dans ses mains tous les fils des affaires européennes. Il a probablement ses vues en promenant ses préférences de Saint-Pétersbourg à Vienne ; il ne dit pas son secret, même quand il a l’air de parler. Ce qu’il s’est proposé réellement en essayant d’enchaîner l’Autriche à l’action allemande, ce qu’il a obtenu par son dernier voyage, ce que produira cette alliance, moins durable peut-être qu’on ne le suppose, les événemens le diront sans doute un jour ou l’autre ; ce ne sont pas dans tous les cas les parlemens de Berlin et de Vienne qui semblent devoir le révéler, et ils ne le disent pas parce qu’ils n’en savent rien eux-mêmes.

Ces parlemens qui viennent de se réunir, il y a quelques jours, en Prusse et en Autriche, n’offrent pour le moment qu’un intérêt ; ils reflètent assez fidèlement ce travail de réaction intérieure, ce mouvement conservateur qui a coïncidé avec l’évolution de politique extérieure dans les deux empires. Le landtag de Berlin, dès ses premières opérations, a montré ce qu’il devait être. Il a exclu cette fois de la présidence le chef du parti national-libéral, M. de Bennigsen, qui s’attendait peut-être à être nommé de nouveau ; il a élu un conservateur, M. de Keller. La plupart de ses choix, pour son bureau, sauf les exceptions d’impartialité, sont conservateurs. M. de Bismarck, sans avoir paru jusqu’ici dans cette assemblée, est présent par son esprit et dans tous ces groupes de vieux ou de nouveaux conservateurs, de catholiques, même de nationaux libéraux modérés ou découragés, il est bien certain d’avoir une majorité pour ses projets financiers, pour ses projets de rachat des chemins de fur, qui sont déjà en discussion. A Vienne, la situation parlementaire est un peu plus compliquée, quoiqu’elle reste après tout soumise aux mêmes influences générales qui ont triomphé par les dernières élections. Le ministère du comte Taaffe n’a pas pu, il est vrai, empêcher dans la chambre des seigneurs, le vote d’une adresse assez libérale, dans tous les cas peu favorable à toute concession au fédéralisme, aux Tchèques ; il est à peu près assuré de prendre sa revanche dans la seconde chambre et il ne semble pas menacé dans son existence. Il représente justement dans une mesure assez modérée cette réaction conservatrice qui prévaut aussi en Prusse ; mais ce qu’il y a de plus caractéristique, de plus significatif dans les deux empires, c’est la préoccupation identique, peut-être concertée des gouvernemens sur un des points les plus essentiels de l’organisation publique. La pensée qui règne aujourd’hui à Vienne est de soustraire le contingent de l’armée à la sanction annuelle des chambres, de faire voter pour dix ans le budget militaire. A Berlin, M. de Bismarck a de son côté la très ferme résolution de faire renouveler le septennat militaire qui expire l’année prochaine, et il paraît même avoir une idée plus ingénieuse : il se propose de demander aux chambres de ne plus voter le budget tout entier que par périodes bisannuelles. La discussion annuelle du budget, il paraît que c’est du temps perdu ! De sorte que la politique nouvelle qui réunit les deux empires se manifesterait tout d’abord par un affaiblissement des garanties parlementaires au moment même où la situation de l’Europe semblerait s’assombrir. On veut être armé de prérogatives, de ressources financières et de forces militaires pour toutes les éventualités. Il resterait à savoir si on ne contribue pas soi-même à créer des dangers contre lesquels on prétend se prémunir, si ces accroissemens de pouvoir, ces armemens, sont légitimés par des crises réelles, suffisamment imminentes, ou si ces crises ne sont pas exagérées avec intention pour justifier les mesures exorbitantes qu’on propose. Voilà encore un problème qui vient s’ajouter à tous les autres.

L’Espagne, heureusement pour elle, n’a point de ces préoccupations générales. Elle a ses difficultés qui tiennent à sa situation, à ses révolutions passées ; elle n’a point à s’armer contre des dangers extérieurs réels ou imaginaires. Une session nouvelle s’est ouverte, il y a quelques jours, à Madrid, et la première pensée des chambres a été de sanctionner les propositions qui leur ont été faites pour le mariage du roi, pour la dotation de la nouvelle reine. D’ici à quelques jours, tout sera accompli. Il reste maintenant, il est vrai, pour le parlement espagnol, une question bien autrement grave, bien autrement délicate à aborder, celle d’où dépend peut-être le sort de la brillante colonie de Cuba, en un mot, la question de l’esclavage, qu’on ne peut plus éluder. Une commission avait été nommée pour préparer un projet, elle s’était arrêtée à des combinaisons assez compliquées, assez restrictives. Le ministère présidé par le général Martinez Campos n’a pas cru pouvoir se rallier entièrement à ces combinaisons ; il propose, quant à lui, de consacrer dès ce moment le principe de l’abolition de l’esclavage pour tous. Il était évidemment impossible de reculer, de faire des distinctions ; on ne pouvait prolonger l’esclavage pour ceux qui sont restés paisibles lorsque le traité qui a mis fin à la guerre civile a donné la liberté à ceux qui ont pris les armes. Le ministère l’a senti ; le général Martinez Campos était engagé d’honneur, et on propose aujourd’hui l’abolition immédiate en principe, sauf à adopter des tempéramens pratiques, des conditions de patronage dans l’intérêt des esclaves eux-mêmes autant que des propriétaires. C’est sur ce projet ministériel que la discussion va s’ouvrir dans les chambres de Madrid, et elle sera dominée par une considération souveraine, celle de la force des choses, de la nécessité, qui fait de l’abolition de l’esclavage la condition de la prospérité, de la sécurité même de la plus brillante des possessions espagnoles dans la mer des Antilles.


CH. DE MAZADE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.