Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1879

Chronique n° 1141
31 octobre 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1879.

Le premier point, en politique comme en toute chose, est de savoir ce qu’on veut, ce qu’on peut et ce qu’on doit. Faute d’une idée, précise et d’une direction réfléchie, on se laisse aller à l’aventure, à travers les expédiens, les contradictions et les confusions, on subit sans s’en apercevoir la tyrannie subalterne et invisible des circonstances, et on risque de se réveiller au milieu des incohérences d’une situation compromise. Les affaires intérieures de la France sont certainement depuis quelques mois, et surtout depuis quelques semaines, un des plus frappans exemples des dangers de l’incertitude. Il n’y a sans doute pour le moment rien d’irréparable ; la force des choses, le jeu régulier des institutions, la volonté des hommes prévoyans et des pouvoirs publics peuvent suffire à tout redresser, à remettre la politique de la France dans son équilibre, dans le vrai chemin. Il n’est pas moins évident que, si le mal peut être réparé, il existe, il éclate à tous les yeux, sous toutes les formes. On a souvent parlé de l’ordre moral, qui n’a jamais été qu’un beau mot, une fiction de l’esprit, et dont il est toujours difficile de faire une réalité. Ce qui est manifeste et bien autrement réel à l’heure présente, c’est le désordre moral, d’autant plus sensible qu’il se produit avec une sorte de jactance bruyante, au milieu, d’un pays matériellement paisible, désireux de repos, préoccupé des mille soucis pressans de sa vie laborieuse, importuné plutôt, qu’intéressé par toutes les agitations dont on l’assourdit. Oui, sans doute, il ne faut pas craindre de l’avouer, ce désordre, assez superficiel encore, mais toujours dangereux, s’est étrangement développé depuis quelque temps ; il envahit par degrés toutes les sphères, et si l’on veut mesurer le chemin qu’on a fait en moins d’une année, on n’a qu’à rapprocher par la pensée cette situation confuse, troublée, qui existe aujourd’hui, de la situation qui existait au moment où M. le président de la république arrivait au pouvoir, il y a neuf mois. Entre ces deux époques, la différence est sensible. Il y a neuf mois, la république, n’ayant plus à craindre ni contestations, ni surprises, trouvant dans le chef de l’état la garantie vivante dés institutions nouvelles, entrait dans une voie où, avec un peu de prudence et de bonne volonté, tout semblait facile. A l’heure qu’il est, sans exagérer, on peut dire que tout s’est aggravé, qu’on est plus que jamais dans cette « ère des difficultés » prédite par M. Gambetta, et que des crises nouvelles ne sont plus impossibles.

D’où vient cette différence, cette altération rapide d’une situation ? C’est qu’il y a eu visiblement dans l’intervalle une déviation de politique. Sans nul doute, l’élévation de M. Jules Grévy, au moment où elle s’est accomplie, n’avait par elle-même rien que de naturel et de rassurant ; elle était même une évolution assez logique, en ce sens qu’elle en finissait avec des contradictions dont M. le maréchal de Mac Mahon avait été la victime. Elle plaçait à la tête de la république un homme dont les opinions anciennes et l’intégrité étaient une garantie pour tout le monde ; elle mettait l’accord entre les pouvoirs. L’avènement de M. Jules Grévy signifiait, en un mot, que la république était sortie de la phase des contestations et des crises pour prendre le caractère d’un établissement régulier et définitif. Il n’avait pas d’autre signification, il n’impliquait pas que les institutions eussent changé de nature, que la politique qui avait fait le succès de la république naissante eût cessé d’être efficace et fût épuisée. Ce qu’il y avait de plus simple désormais, c’était de conduire ce régime nouveau avec mesure, avec prévoyance, de manière à lui laisser le temps de se fonder, de s’accréditer par ses œuvres, par une fermeté conciliante et équitable.

C’était possible si on. l’avait voulu. Malheureusement l’erreur ou la faiblesse de certains républicains est toujours de ne pouvoir s’accoutumer aux conditions les plus nécessaires de gouvernement, de se laisser emporter dès qu’ils se sentent à demi libres, de croire que la république n’existe que lorsqu’elle se manifeste par des agitations, par les guerres aux croyances, par des condescendances pour les séditions, par les évocations révolutionnaires, par les prétentions jalouses et exclusives. Ils se sont figuré qu’avec une présidence nouvelle ils pouvaient se donner libre carrière, et c’est ainsi que s’est formé, par la faiblesse des uns, par l’impatience des autres, tout un mouvement plein d’incohérence qui n’a pu qu’altérer une situation régulière, auquel des ministres eux-mêmes ont prêté un imprévoyant appui, au risque de compromettre le gouvernement tout entier. M. le ministre de l’instruction publique a cru satisfaire une partie du radicalisme en flattant les passions anticléricales, et il a imaginé son article 7 ! Il n’a pas Vu qu’il n’agissait plus eu politique maintenant impartialement les droits de l’état, qu’il faisait revivre une république de secte et de jacobinisme menaçant du même coup les garanties libérales et les croyances religieuses. L’article 7, qu’est-ce que l’article 7 ? Cela ne suffit pas. Tandis que M. Jules Ferry allait en province faire de la propagande pour ses lois, M. Louis Blanc entrait en campagne à son tour, organisant une agitation pour l’amnistie plénière, reprenant les prédications d’un socialisme suranné, élevant le drapeau de la république conventionnelle contre la république de la constitution. Une fois ce mouvement engagé, on ne s’est plus arrêté. Il y a eu comme une émulation d’excentricités, de déclamations violentes et d’illégalités, une épidémie de démagogisme bruyant. Les revendications pour l’amnistie plénière sont devenues une réhabilitation de la commune, accompagnée d’outrages contre l’armée, contre la magistrature, contre M. Thiers, contre tous ceux qui ont contribué à dompter l’effroyable insurrection de 1871. De malheureux graciés rentrant en France après huit ans d’expiation et en grande partie disposés à se faire oublier ont été tout à coup traités en héros de la vraie république et fêtés comme des soldats revenant de faire campagne pour leur pays. On a offert au public la mise en scène du retour triomphal des exilés, et dans quelques quartiers de Paris, de Lyon, il s’est trouvé aussitôt des électeurs pour envoyer des amnistiés dans les assemblées locales en attendant de les envoyer au parlement. M. le président du conseil municipal de Paris, au lieu de rester dans son rôle, a, bien entendu, saisi l’occasion de faire son discours politique pour signifier son opinion aux pouvoirs publics, et le conseil général de la Seine, à son tour, sortant de ses attributions, s’est empressé de jouer au petit parlement, de voter pour l’amnistie plénière. Sur d’autres points de la France, des maires, des fonctionnaires, ont paru plus ou moins s’associer à ce mouvement et ont fait cortège à M. Louis Blanc ou à M. Blanqui.

C’est une contagion d’anarchie à la surface de certaines régions, et, comme pour compléter le tableau, un congrès ouvrier, réuni à Marseille, est venu mêler sa voix au concert des revendications. Ces naïfs énergumènes, sous prétexte de s’occuper des intérêts des ouvriers, sont occupés depuis quelques jours à régénérer la société. Ils suppriment tout, le capital bourgeois, la rente, les impôts, l’armée, la magistrature, le culte ; ils promulguent l’évangile révolutionnaire, la propriété collective, la représentation des prolétaires, les lois humanitaires de l’avenir. Ils suppriment et ils promulguent, c’est-à-dire ils se livrent à tour de rôle aux divagations d’esprits troublés ou irrités. Tout cela est encore là république, ou du moins, au dire de certaines gens, fait partie de la république. C’est la politique républicaine, le progrès républicain !

Ce n’est point sans doute qu’on doive rien exagérer et se laisser émouvoir outre mesure. Assurément, ces agitations, en partie favorisées par le désœuvrement des vacances, par un certain relâchement d’autorité, par la dispersion momentanée du gouvernement, ces agitations des dernières semaines, des deux derniers mois, n’ont qu’un caractère partiel et factice. Elles ne répondent ni à un mouvement réel d’opinion, ni même aux sentimens d’une partie considérable de la majorité républicaine des chambres, dont quelques membres, tous de la gauche, M. Fréminet, M. Casimir Perier, M. Franck-Chauveau, M. Alphonse Picart, se sont récemment prononcés avec une décisive netteté contre toute extension de l’amnistie, pour le respect des lois. Elles sont l’œuvre artificiellement passionnée et bruyante de quelques tribuns, impatiens d’importance, des partis les plus extrêmes. Toutes ces éruptions de radicalisme, ces tentatives de réhabilitations révolutionnaires, si éphémères et si restreintes qu’elles soient, n’en ont pas moins leur gravité. Elles ont mis à nu ce désordre moral qui est le phénomène du moment ; elles ont dévoilé les passions qui fermentent dans certaines régions, les instincts de révolte mal assoupis, les goûts incurables d’illégalité propres aux démagogues qui se disent républicains, les velléités à peine contenues d’anarchie ; elles ont montré où l’on pouvait aller, et c’est là le seul avantage qu’elles aient eu : en inquiétant l’opinion, elles l’ont réveillée à demi, elles ont fait sentir le besoin de mettre un terme à ces déchaînemens.

L’opinion s’est émue, et le gouvernement, à son tour, après avoir laissé beaucoup faire, n’a pas tardé à comprendre qu’il devait à sa propre dignité, qu’il devait au pays, et on peut dire à la république elle-même dont il est le gardien, d’arrêter ce débordement d’excès, d’accentuer son attitude. Il a renouvelé ses instructions pour recommander aux magistrats de maintenir l’autorité des lois. Il n’a point hésité à prendre une certaine initiative de sévérité, à faire peser la main de la justice sur ceux qui ne craignaient pas de relever le drapeau de la commune, de remettre en honneur de lugubres souvenirs de guerre civile. Ni M. le président de la république, ni les principaux ministres n’ont laissé ignorer qu’en aucun cas, ils ne se prêteraient à une extension de l’amnistie, et M. le ministre des finances a saisi ces jours derniers l’occasion de se prononcer avec la netteté la plus catégorique. Sur ce point le cabinet est parfaitement décidé. Que, malgré tout, ces premières mesures ou ces premières manifestations qui ressemblent à un réveil d’autorité révèlent encore certaines hésitations, certaines perplexités, on peut bien le soupçonner rien qu’à voir le soin avec lequel M. le ministre de l’intérieur s’efforce de pallier la destitution de quelques L paires du cortège de M. Blanqui ou de M. Louis Blanc par la révocation de beaucoup d’autres maires royalistes. M. le ministre de l’intérieur n’est décidément pas la force du régime nouveau. Ce qu’il y a de certain, c’est que le gouvernement, dont les chefs principaux n’en sont plus à sentir la nécessité d’une action plus ferme, n’a qu’à vouloir : il est assuré de trouver dans le pays un énergique appui, de répondre à un vœu public en s’efforçant de dissiper par ses actes les équivoques et les confusions dont l’opinion s’est émue. Il peut avec de la résolution retrouver une force nouvelle, il sera suivi ; mais il est évident qu’au point où en sont les choses, les palliatifs ne suffisent plus, qu’il faut savoir nettement ce qu’on veut, qu’on ne pourrait se flatter par exemple de contenir les passions révolutionnaires sur la question de l’amnistie plénière en livrant à ces mêmes passions, par des articles 7, la liberté de l’enseignement et l’inviolabilité des croyances. Si on a espéré un moment jouer ce jeu de conquérir dans le sénat l’article 7 en combattant l’amnistie, on s’est très vraisemblablement trompé ; ce sont là des propositions que les dernières agitations ont faites inséparables, qui ont un rôle presque égal dans les troubles d’aujourd’hui, et sur tous ces points le moment est venu de prendre un parti, de se ressaisir en quelque sorte, de dégager sans hésitation notre politique de tout ce qui a pu la compromettre. Il ne s’agit nullement d’entrer dans une voie de réaction ; il s’agit de se replacer sur le terrain d’une constitution modérée, d’une république libérale et sérieuse, de montrer que cette république peut être la fidèle exécutrice de toutes les lois, la gardienne de la paix intérieure aussi bien que des intérêts extérieurs de la France. Il s’agit avant tout de s’éclairer de l’expérience, d’éviter des aventures où la république serait la première à périr. C’est pour aider au succès de cette politique que s’est récemment fondé un nouveau journal, le Parlement, qui n’a que quelques jours d’existence. Il ne sera ni le premier, ni le seul à soutenir cette cause ; il sera une force nouvelle dans la lutte. Par les appuis qu’il compte dans les chambres, par les idées de sérieux libéralisme qu’il représente, il est fait pour parler à l’opinion et il naît évidemment à l’heure favorable. Il sera un soldat de plus dans une armée qui, pour toute conquête, ne se propose que de défendre la paix et la liberté légale de la France contre tous les excès.

Déjà, avec la saison d’hiver, le moment arrive où la politique va se ranimer un peu partout en Europe, comme elle se ranime en France. Le nouveau Reichsrath s’est réuni, il y a quelques jours, à Vienne, et le ministère qui s’est formé sous la présidence du comte Taaffe s’est trouvé aussitôt en face d’une situation parlementaire assez compliquée, ayant tout à la fois une majorité de libéraux, de centralistes allemands dans la chambre des seigneurs, et une majorité de conservateurs, de fédéralistes, dans la seconde chambre. C’est une phase nouvelle qui commence pour la Cisleithanie, tandis que le baron Haymerlé a pris décidément la direction des affaires étrangères de l’empire à la place du comte Andrassy, et que le ministère hongrois, présidé par M. Tisza, reste au pouvoir. On verra bientôt ce que produiront ces évolutions, qui peuvent certes n’être point sans conséquences dans le développement constitutionnel de l’Autriche. Le nouveau landtag récemment élu en Prusse vient d’être aussi ouvert à Berlin par un discours impérial à peu près exclusivement consacré aux affaires intérieures, et les premières opérations de la chambre prussienne vont donner la mesure de la victoire des influences conservatrices, de la force respective des groupes parlementaires qui se retrouvent en présence. En Angleterre, tout semble s’acheminer vers des élections dont la date n’est pas fixée, mais que les partis considèrent désormais comme prochaines, au moins comme possibles d’ici à peu et pour lesquelles ils se préparent. Au-dessus ou en dehors de ces faits propres à chaque pays cependant, il reste toujours la vraie et grande question européenne qui intéresse tout le monde, cette question de l’alliance qui aurait été nouée entre l’Allemagne et l’Autriche, que M. de Bismarck, dans son dernier voyage à Vienne, aurait décidée ou enlevée. Sur ce point, dans tous les pays, les esprits sont en éveil, et comme ni M. de Bismarck, ni le comte Andrassy n’ont cru devoir jusqu’ici dire leur secret, les commentaires, les conjectures se succèdent, se croisent d’un bout à l’autre de l’Europe. C’est l’éternelle histoire : on ne sait rien et on suppose, tout ; on procède par des séries d’hypothèses et d’interrogations.

L’alliance, puisque alliance il y a, serait-elle d’un tel ordre qu’elle affecterait dès ce moment un caractère défensif et offensif, qu’elle confondrait les intérêts, les forces des deux empires ? Sous quelle forme aurait-elle été conclue ? Est-ce une entente générale convenue entre ministres, un simple protocole de chancellerie, programme élastique d’accords futurs et éventuels ? Y a-t-il plus que cela, un traité entre souverains, un acte auquel, ainsi qu’on l’a raconté, l’empereur Guillaume ne se serait résigné qu’avec peine, en se souvenant de ses vieux liens avec son impérial neveu de Russie, qu’il n’aurait consenti à sanctionner que pour ne pas désavouer son chancelier ? Contre qui enfin et en vue de quelle éventualité plus ou moins imminente cette alliance serait-elle formée ? Voilà bien des questions qui restent obscures et indécises même après les éclaircissemens et les récits de toute sorte qui courent le monde depuis quelques jours, même après les paroles d’un ministre de Berlin, M. de Puttkammer, qui, dans un banquet à Essen, aurait semblé avouer l’importance de ce qui vient de se passer à Vienne. Assurément M. de Bismarck est un diplomate de l’ordre positif qui ne fait rien pour rien ; c’est aussi un grand acteur qui ne dédaigne pas les coups de théâtre quand il croit en tirer profit. Il n’est point impossible que dans ce voyage de Vienne qui a déjà tant fait parler, il y ait, à côté de quelques résultats réels, la part de l’ostentation, d’une ostentation calculée. Qu’une entente plus ou moins explicite ait pu s’établir sur certains points de politique générale et que cet accord des deux empires du centre de l’Europe soit par lui-même un événement de quelque gravité fait pour donner à réfléchir, cela n’est point douteux. Au bout du compte, ces prétendues alliances qui ont l’air de tout régler, de décider des destinées diplomatiques de l’Europe, ont assez souvent l’inconvénient d’être des combinaisons très problématiques et de n’être que de décevantes fictions au moment décisif. Où est le fondement, où sont les élémens d’une alliance particulière et permanente entre l’Allemagne nouvelle et l’Autriche-Hongrie ? S’il s’agit de l’exécution du traité de Berlin, c’est l’affaire collective de toutes les puissances. S’il s’agit, comme on le dit dans toutes les circonstances semblables, comme on le disait même autrefois à Tilsitt, de maintenir la paix du monde par le poids de deux grands empires, mieux vaudrait commencer par donner l’exemple du respect de tous les droits au lieu d’imaginer de ces combinaisons qui ressemblent elles-mêmes à une menace, à un défi pour les uns ou les autres.

Ce qu’il y a de plus évident, malgré tout ce qu’on peut dire, c’est que les deux empires qui sont censés s’être unis ne peuvent avoir le même objectif parce qu’ils n’ont pas les mêmes intérêts, et que, si l’Autriche croyait trouver dans une telle alliance l’avantage d’être garantie dans sa nouvelle politique orientale, elle perdrait à ce jeu et sa liberté et son indépendance. Elle aurait préparé de ses propres mains la séparation plus ou moins prochaine de ses provinces allemandes, la désaffection croissante de la Hongrie atteinte dans sa position au sein de l’empire, et, à l’heure des crises contre lesquelles elle aurait cherché à se prémunir, elle se trouverait absolument livrée à la merci de l’Allemagne, asservie dans son action, n’ayant plus même le choix de ses alliés. La politique qu’on lui attribue ressemblerait à une abdication ; elle aurait aliéné son initiative entre les mains du chancelier de Berlin. Franchement, si ce qu’on dit était vrai, l’empereur François-Joseph aurait accepté là sans une évidente nécessité un étrange rôle. Aussi est-il fort douteux que le voyage de M. de Bismarck à Vienne ait la portée et les conséquences que les imaginations échauffées se plaisent à entrevoir, soit pour en triompher, soit pour s’en alarmer. Que reste-t-il donc de ce voyage et de tout le bruit dont il a été l’occasion ou le prétexte ? Il reste un fait grave sans doute, un supplément assez imprévu au traité de Berlin, un rapprochement ostensible de deux empires succédant à l’intimité des trois empereurs, une tentative hardie de M. de Bismarck pour créer une situation diplomatique dont il soit, dont il paraisse plus que jamais l’arbitre. C’est beaucoup assurément, c’est assez pour réveiller la vigilance des cabinets ; ce n’est pas assez pour laisser croire à de vastes et durables combinaisons, à des événemens plus ou moins prochains qui auraient été préparés dans les derniers conciliabules de Vienne. La France, quant à elle, n’a point en vérité pour l’instant à s’émouvoir plus qu’il ne faut de tous ces mouvemens auxquels elle reste nécessairement étrangère, et c’est vraiment une critique peu réfléchie de lui reprocher un isolement qui est la conséquence de ses désastres. Elle n’a point à prendre parti, elle n’a rien à faire dans ces agitations qui après tout ne sont qu’un nouveau signe de l’état difficile et précaire où glisse par degrés l’Europe depuis que l’esprit de conquête règne dans les rapports publics. Elle a vu passer l’alliance des trois empereurs, elle voit aujourd’hui ce qu’on appelle l’alliance des deux empereurs, — tout cela imaginé, noué, préparé et remanié par M. de Bismarck. Au milieu de tous ces mouvemens contraires, la France n’a qu’une conduite à suivre : elle ne peut que garder pour le moment la disponibilité de sa politique et de ses forces, et, quelles que soient les alliances qui se forment, le jour où s’ouvriraient des crises qu’elle n’aurait pas provoquées, que d’autres auraient déchaînées, la France aurait encore assez de puissance pour être recherchée, pour avoir son influence, son rôle et même ses alliés dans les indépendances et les intérêts menacés.

Cette alliance mystérieuse de Vienne qui depuis quelques semaines est livrée à toutes les polémiques, elle a cela de particulier que tout le monde, sans en connaître le secret, la commente, la juge naturellement dans la mesure de ses craintes ou de ses désirs, de ses intérêts et de ses espérances. Lord Salisbury en a parlé l’autre jour dans le brillant discours qu’il a prononcé à Manchester ; il en a parlé tout en faisant l’aveu qu’il n’en savait pas plus que les journaux, qu’il ne pouvait pas même se prononcer sur l’exactitude du fait, et sans rien savoir il n’a pas moins célébré l’alliance austro-allemande comme le plus heureux événement, comme la « bonne nouvelle, » comme le gage de la paix européenne. Il y a vu presque le fruit de ses propres efforts, le couronnement de la politique anglaise, la barrière infranchissable opposée désormais aux envahissemens de la Russie en Orient. Au fond, le discours de lord Salisbury n’est qu’une glorification ardente et spirituelle de la politique du ministère, et cette glorification retentissante n’est elle-même en définitive qu’un appel à l’opinion en vue, des élections prochaines. C’est là en effet le secret. Évidemment tout se prépare en Angleterre pour une dissolution du parlement, qui a été déjà l’objet des délibérations du cabinet, qui peut être un peu retardée selon les circonstances, qui peut être aussi brusquée d’une heure à l’autre, le jour où le gouvernement croira avantageux d’engager la bataille du scrutin. La date n’est plus qu’une question de tactique, la campagne par le fait est commencée par les ministres eux-mêmes, et à défaut de lord Beaconsfield, qui garde encore le silence en attendant de retrouver la parole au banquet du lord-maire ou ailleurs, c’est le chef du foreign office qui est entré en scène à Manchester. Lord Salisbury a fait habilement, il est vrai, ce que lord Beaconsfield lui-même a fait il y a deux mois dans la dernière réunion publique où il a paru : il a su tourner les difficultés et éviter les questions épineuses. Il n’a parlé ni de la guerre des Zoulous, ni de l’affaire de l’Afghanistan, qui est loin d’être terminée, ni de la situation agraire, qui prend un caractère de plus en plus aigu, ni des agitations de l’Irlande, qui recommencent à devenir menaçantes. Il s’est borné à parler des succès de la politique extérieure dans ces dernières années, de l’occupation de Chypre, qu’il a complaisamment assimilée à l’occupation de Gibraltar et de Malte, de la résistance victorieuse opposée à la marche de la Russie sur Constantinople et la mer Egée, et l’alliance austro-allemande est venue à propos ajouter un trait de plus à ce tableau.

C’est là sans doute le beau côté de la politique ministérielle, et lord Salisbury a pu facilement triompher en remuant la fibre du patriotisme anglais. Il n’est pas moins certain que cette brillante médaille a son revers, que ces succès extérieurs, où l’imagination a sa part, sont peut-être plus apparens que réels, et que les affaires intérieures restent la partie faible du gouvernement tory qui offre ainsi plus d’une prise à ses adversaires. Lord Salisbury n’a pas tardé à recevoir dans cette même ville de Manchester, une réponse des chefs du parti libéral, lord Hartington d’abord, puis M. John Bright, qui l’un et l’autre, à des points de vue différens, ont repris le procès contre la politique « impériale » de lord Beaconsfield. Le ministère a un avantage contre ses adversaires, c’est que le parti libéral, dans son dernier passage au pouvoir sous M. Gladstone, s’était montré réellement par trop insuffisant et avait laissé décliner l’influence de l’Angleterre. Les critiques d’aujourd’hui sont affaiblies par les actions d’autrefois, et les fautes du cabinet sont palliées par des actes qui ont flatté l’orgueil britannique. Le ministère se présente avec quelques résultats évidens, quoique peut-être exagérés ; l’opposition libérale, acerbe dans ses critiques, est bien embarrassée quand elle doit dire ce qu’elle aurait fait à la place du gouvernement. Entre les deux partis, que décidera l’opinion ? La question, tranchée plus d’une fois devant le parlement par la victoire du ministère, va être bientôt portée devant le pays tout entier, et rien n’indique jusqu’ici que l’Angleterre soit disposée à désavouer une politique qui, somme toute, l’a replacée assez haut dans les conseils de l’Europe.

Pour toutes les nations, la vie publique n’est qu’un perpétuel mélange d’événemens favorables et d’accidens douloureux ou de laborieuses épreuves. L’Espagne en fait aujourd’hui l’expérience. Le second mariage du jeune roi Alphonse XII est pour le moment la diversion heureuse au milieu de bien des préoccupations, les unes accidentelles et imprévues, causées par un fléau qui vient de désoler toute une province, les autres motivées par des questions de politique qui touchent à la situation tout entière, qui intéressent peut-être la paix intérieure et extérieure du pays. L’agréable roman qui a commencé il y a quelques semaines dans une station française, à Arcachon, par l’entrevue du souverain espagnol et d’une princesse autrichienne, ce roman va se dénouer décidément comme les contes de fées. On n’en est plus aux mystérieux préliminaires du mariage. Un ambassadeur extraordinaire, le duc de Bailen, a été envoyé à Vienne, et il a déjà officiellement demandé à l’empereur François-Joseph la main de l’archiduchesse Marie-Christine. Tout est arrêté et convenu. Dans un mois, la princesse qui va ceindre la couronne des reines catholiques partira pour l’Espagne, où elle ne paraît devoir rencontrer que des sympathies. Sa grâce et son esprit feront le reste. Cette union, accomplie sous les plus favorables auspices, a été l’objet de bien des interprétations, de bien des commentaires, qui n’ont que le tort d’être des conjectures dépassant selon toute vraisemblance la réalité. Assurément ce mariage, qui renoue les vieux liens de la péninsule et de L’Autriche a son importance dynastique et diplomatique : il est fait pour donner à la monarchie espagnole un lustre de plus, des relations nouvelles, l’appui des cours du continent ; il ne peut changer essentiellement le cours de la politique. Il réveille de vagues souvenirs de l’histoire, il ne refait pas artificiellement le passé, il ne renoue pas les traditions des Philippe et des Charles II dans l’Espagne transformée par les révolutions qui ont produit tout un ordre nouveau d’intérêts et d’institutions. L’archiduchesse Marie-Christine devient ni plus ni moins une reine constitutionnelle dans sa patrie d’adoption.

Elle n’a qu’une mauvaise chance, cette future souveraine espagnole choisie dans une des plus vieilles maisons de l’Europe et appelée à porter la couronne avec le jeune Alphonse XII. Elle va arriver au delà des Pyrénées au lendemain des malheurs qui viennent de frapper toute une population, peut-être aussi au milieu de difficultés politiques assez réelles. Il n’y a que quelques jours à peine, comme la France il y a quelques années, une partie de l’Espagne a été subitement envahie par des inondations qui ont pris aussitôt les proportions d’un fléau. Ces belles et fertiles régions méridionales de Murcie, d’Alicante, d’Alméria, de Malaga, ont été ravagées en quelques heures. Les désastres matériels sont immenses, le nombre des victimes est considérable ; le fléau laisse la mort et la misère dans ces contrées. C’est une sorte de malheur public qui émeut l’Espagne entière, qui a été aussi vivement ressenti en France, où il a excité un mouvement spontané de sympathie naturelle entre les deux peuples, une généreuse émulation de charité, dont le digne et spirituel représentant du roi Alphonse parmi nous, le marquis de Molins, a pu recueillir déjà les premiers témoignages. Ce deuil imprévu de toute une population a jeté comme un voile de tristesse sur le mariage royal.

D’un autre côté, à Madrid même, des questions d’une certaine gravité s’agitent à l’approche de la réunion des cortès. La plus sérieuse de ces questions est celle des réformes qui sont la condition ou la suite de la pacification de l’île de Cuba. Ces réformes, devenues nécessaires, n’ont pas seulement de l’importance pour Cuba, elles touchent aux relations commerciales qui ont existé jusqu’ici entre la métropole et la colonie, aux intérêts des provinces les plus industrielles de l’Espagne ; elles impliquent à la fois l’émancipation plus ou moins immédiate des noirs, qui a été promise, et des modifications dans la législation douanière. Elles intéressent la prospérité, la sécurité de la possession des Antilles et la production espagnole. Le chef du ministère, le général Martinez Campos, qui a été assez heureux pour mettre fin par un traité à l’interminable guerre civile de Cuba, a pris des engagemens libéraux qu’il veut tenir. Une commission chargée de préparer les réformes semble, de son côté, se prononcer pour des atermoiemens ou des demi-mesures ; elle cherche des combinaisons qui puissent satisfaire à la fois les noirs qui attendent la liberté, les propriétaires, les producteurs espagnols. Tous les intérêts sont en conflit, et le problème est d’autant plus pressant que, depuis quelques mois, une certaine agitation a recommencé à se manifester à Cuba. Les cortès, qui vont se réunir pour le mariage du roi, se trouveront, dès le lendemain du mariage, en présence de ces questions aussi délicates que compliquées, dont la discussion peut mettre en péril l’existence du ministère de Madrid.

Tout peut dépendre de l’appui que le chef du cabinet, le général Martinez Campos, obtiendra de M. Canovas del Castillo, qui vient d’être reçu avec des ovations dans la protectionniste Catalogne, mais qui est assez habile pour trouver une transaction, pour faire la part d’invincibles nécessités en tranquillisant autant que possible les intérêts qui résistent encore. M. Canovas del Castillo, après s’être effacé pendant quelques mois, semble redevenir ainsi un peu l’arbitre d’une situation où son esprit politique et sa dextérité ne sont pas de trop dans l’intérêt même de cette restauration constitutionnelle dont il a été le négociateur le plus actif et un des premiers serviteurs. Sera-t-il ramené au pouvoir par la force des circonstances, par le cours des débats parlementaires qui s’ouvriront, après le mariage royal, à l’occasion de cette épineuse affaire de Cuba ? Ce qui n’est point douteux, c’est que la question est désormais de plus en plus urgente, qu’elle doit nécessairement être résolue, et qu’une solution insuffisante ou équivoque ne pourrait que compromettre la paix si péniblement reconquise à Cuba, en suscitant peut-être des complications internationales du côté des États-Unis. C’est là le danger que la prévoyance des hommes d’état de l’Espagne s’étudiera sans nul doute à conjurer pour l’avenir.

Ch. de Mazade.




ESSAIS ET NOTICES.
Oraison funèbre du grand Condé, texte collationné sur l’édition originale par M. Emmanuel Bocher, illustre par M. Lechevallier-Chevignard, 1 vol. in-4o ; Paris, 1879 ; D. Morgand et G. Fatout.

Il n’est guère de plaisir plus délicat, ni surtout plus complet, qui satisfasse plus pleinement les yeux et l’esprit à la fois, que de relire, dans un beau texte, bien imprimé, quelqu’un de ces chefs-d’œuvre de l’éloquence ou de la poésie nationale, quelque comédie de Molière, par exemple, dans la belle édition qu’en a donnée l’imprimerie nationale, ou quelque oraison funèbre de Bossuet dans une édition illustrée comme celle que nous signalons au lecteur. Quelques personnes pourront trouver étrange qu’on illustre un texte de Bossuet. Elles n’auront qu’à jeter les yeux sur l’œuvre de M. Lechevallier-Chevignard pour s’apercevoir qu’il n’y faut qu’un artiste à hauteur de la tâche. Ce sont là vraiment des illustrations, c’est-à-dire une fidèle interprétation, le commentaire en quelque sorte imagé de l’éloquente parole de Bossuet. Nous ne savons, au point de vue de l’exécution matérielle, et peut-être même du dessin, si l’on ne pourrait élever quelques objections légères ; ce que nous pouvons dire du moins sans marchander l’éloge, c’est que cette Bataille de Rocroy, cet Escalier de Chantilly, cette Nef de Notre-Dame, sont vraiment conçus et rendus dans le goût sévère du XVIIe siècle. Il serait difficile de mieux traduire par le dessin, avec un sentiment plus vrai, plus simplement et d’une manière plus frappante, ce contour arrêté, cette dignité un peu froide, cette gravité soutenue de la prose elle-même de la grande époque. Qui voudra s’en convaincre n’aura qu’à faire là comparaison avec ce qu’on nous donne aujourd’hui pour illustrations de Molière, et qui n’en sont la plupart du temps que la caricature.

L’illustration n’est pas d’ailleurs l’unique mérite de cette réimpression. La critique et l’érudition y peuvent encore trouver leur compte. M. Bocher nous donne en effet la réimpression textuelle de l’édition originale, mot pour mot, lettre pour lettre, l’orthographe elle-même et la ponctuation de Bossuet. A ceux qui ne verraient qu’une coûteuse manie dans l’ardeur avec laquelle on poursuit de nos jours, à prix d’or, dans les ventes publiques de livres, les éditions originales de nos grands classiques, je prends la liberté de donner le conseil de lire attentivement le texte de l’oraison funèbre, tel que le voilà, dans l’édition de M. Bocher et de le comparer au texte consacré, par exemple, dans nos écoles. Ils verront s’il a changé sur la route.

Nous n’exprimerons qu’un regret, en fermant ce beau livre, c’est que nous n’ayons pas Bossuet imprimé tout entier de la sorte. Ce n’est pas d’ailleurs que nous provoquions personne à nous le donner : l’entreprise de la révision du texte serait au-dessus des forces d’un seul homme, et l’exécution matérielle, assurément, au-dessus des moyens d’un seul éditeur.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.