Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1844
30 novembre 1844
La situation du ministère, loin de s’éclaircir, se rembrunit de plus en plus. Il a reçu depuis quelques jours des nouvelles de Taïti, qu’il n’a pas osé publier. On lui annonce la restauration de la reine Pomaré ; on lui apprend que cet acte s’est accompli au milieu de démonstrations inquiétantes. Comme on devait s’y attendre, les Français ont été consternés, et les missionnaires anglais ont montré une joie insultante. Les dépêches qui contenaient les ordres de notre gouvernement ont été apportées par un bâtiment anglais. Cette circonstance aurait augmenté l’humiliation et le découragement de nos marins. Au départ des nouvelles, une grande fermentation régnait dans l’île ; on craignait des complications graves.
Ainsi commence à se faire sentir en France le contre-coup des concessions de notre gouvernement dans les affaires de Taïti. Nous ne sommes pas au bout. On nous parle aujourd’hui de la restauration de la reine Pomaré ; on nous parlera demain de l’effet qu’aura produit sur M. Dupetit-Thouars la nouvelle de son désaveu. Nous apprendrons plus tard les suites du blâme infligé à M. d’Aubigny et le paiement de l’indemnité que recevra M. Pritchard pour avoir fait verser le sang de nos soldats. Enfin, à dater d’aujourd’hui, nous pouvons craindre chaque jour une catastrophe. Attaqués par des insulaires féroces, décimés par les maladies et par une guerre sanglante, nos marins, que le bras de la France abandonne, pourront-ils soutenir longtemps une position si périlleuse ? Les autorités françaises de Taïti, placées sous la menace perpétuelle d’un désaveu, et réduites à n’avoir plus entre les mains que l’arme impuissante du protectorat, pourront-elles vaincre toutes les difficultés qui les entourent ? Dieu le veuille ! Nous désirons sincèrement que les embarras du ministère ne se compliquent pas. Dans une question si grave, ce ne sont pas des intérêts de parti qui sont en présence, ce sont des citoyens qu’un même sentiment réunit, et qui ne forment qu’un vœu, celui de voir la Providence épargner de nouvelles douleurs à leur patrie.
Les journaux de Londres ont commencé depuis peu leurs diatribes contre nos marins. Ils prennent bien leur temps. En effet, les représentans de la France se permettent d’étranges choses à Taïti. Nos matelots, pendant le saint jour du dimanche, ont eu l’irrévérence de danser avec des dames sauvages devant l’hôtel du gouvernement. On danse le dimanche à Taïti, dans l’île de Vénus, quelle énormité ! Nous ririons bien volontiers de l’indignation grotesque des missionnaires anglais, si nous ne savions par expérience jusqu’où peut aller le fanatisme méthodiste, et si ces colères bouffonnes ne s’exaltaient par momens jusqu’à devenir une humeur sombre, une rage sanguinaire, qui arme le bras des indigènes contre nos soldats. Ces jours derniers encore, le ministère a publié la nouvelle d’un engagement meurtrier avec les naturels révoltés. Leur exaspération est au comble, et ne montre que trop visiblement la main qui les conduit.
Pour tempérer l’effet de ces funestes évènemens, et diminuer, s’il est possible, le mécontentement des chambres, le ministère songe, dit-on, à élever en grade les officiers qu’il a désavoués. Une ordonnance prochaine nommerait M. Dupetit-Thouars vice-amiral, et M. d’Aubigny capitaine de corvette. Étrange résolution ! Nous plaignons le ministère d’être réduit à de pareils expédiens. Chercher à étouffer la voix de l’honneur après l’avoir blessé, frapper d’une main nos officiers, parce que leur énergie déplaît à l’Angleterre, et de l’autre leur présenter des récompenses, comme pour obtenir d’eux la grace de leur silence et de leur résignation, c’est là une triste politique. Ce n’est pas ainsi qu’un gouvernement parvient à se faire estimer. Comment d’ailleurs le ministère ne voit-il pas qu’il va démasquer par là toutes ses faiblesses ? Si M. Dupetit-Thouars et M. d’Aubigny ont mérité l’un et l’autre le désaveu qui les a frappés, pourquoi le ministère les récompenserait-il ? Si, le lendemain du désaveu, il les élève en grade, c’est donc qu’ils ne sont pas coupables à ses yeux ; c’est qu’il a eu la main forcée, c’est qu’il les a sacrifiés à des exigences injustes. Quel triomphe pour l’Angleterre ! quelle situation pour la France !
Si la discussion des affaires de Taïti promet d’être vive, les débats sur la question du Maroc présenteront aussi bien des difficultés au ministère. Ce point l’inquiète, surtout depuis l’arrivée du maréchal Bugeaud. En effet, depuis l’arrivée du maréchal, beaucoup de bruits circulent, qui viennent malheureusement donner une nouvelle force aux griefs de l’opposition contre la paix de Tanger. Si les choses que l’on se dit à l’oreille sont exactes, l’opposition, loin d’exagérer les fautes du cabinet, les aurait jugées au contraire avec indulgence. Serait-il vrai, par exemple, qu’au moment où les plénipotentiaires français négociaient à Tanger, des envoyés de l’empereur arrivaient au camp du maréchal Bugeaud, alors absent, et remplacé par le général de Lamoricière ? Serait-il vrai que ces envoyés étaient porteurs de propositions dont les clauses, garanties par un traité, eussent maintenu dignement l’honneur et l’intérêt de la France ? Serait-il vrai que l’empereur de Maroc offrait douze millions, payables mensuellement, pour les frais de la guerre, et qu’il proposait en outre d’interner Abd-el-Kader dans une ville de la côte, en le laissant sous la garde des Français ? Serait-il vrai que ces conditions, envoyées en toute hâte par le général Lamoricière au maréchal Bugeaud, seraient’arrivées lorsqu’il n’était plus temps, et lorsque la signature de nos plénipotentiaires venait d’engager la France ? Serait-il vrai qu’en apprenant cette précipitation fatale et ses déplorables résultats, le maréchal, dont on connaît les nobles susceptibilités et le langage énergique, n’aurait pu retenir l’expression d’un mécontentement amer ? Un barbare humilié par nos armes aurait compris mieux que nos ministres les réparations qu’il devait à la France ! Il aurait eu de nous une plus haute idée que nous-mêmes ! L’acceptation de ses offres eût placé notre diplomatie au niveau de notre flotte et de notre armée.
Quand on songe à la rapidité des coups dirigés par le prince de Joinville et le maréchal Bugeaud contre l’empire du Maroc, quand on se rappelle l’effet produit sur Abderrhaman par la prise de Mogador et la bataille d’Isly, ces bruits qui se répandent, et qui inquiètent si vivement le cabinet, n’ont rien qui puisse étonner. Le pays les apprendra avec douleur. L’opposition, quels que soient les avantages qui puissent en résulter pour elle, sera la première à en gémir Il est triste d’avoir à condamner un ministère pour des fautes irréparables, dont la dignité et l’intérêt du pays peuvent souffrir pendant long-temps. On ne peut se féliciter, en pareil cas, d’avoir raison.
La discussion des affaires d’Afrique pourra provoquer dans les chambres des éclaircissemens sur la situation des nouveaux comptoirs fondés sur la côte, établissemens vantés par les journaux du ministère, mais qui, subissant le sort de toutes les créations imaginées par la politique du 29 octobre, paraissent avoir une destinée bien fragile et bien précaire. S’il faut en croire des correspondances que la précision des détails recommande à l’attention des hommes politiques, ces établissemens ne présentent aucune condition de stabilité ; ils sont insalubres, les lieux sont mal choisis ; quant aux constructions, elles offrent un aspect dérisoire, elles s’écroulent avant d’être achevées. On cite un seul établissement qui, par sa position militaire, pouvait offrir quelque utilité : c’est le Gabon ; mais les Anglais, venus dans le voisinage, ont pris une position plus forte, qui nous domine en temps de guerre. Les chambres feront bien d’examiner avec soin cette question des nouveaux comptoirs d’Afrique ; elles devront exiger sur ce point des renseignemens précis. L’expérience a déjà montré combien de maux pouvaient sortir de ces entreprises hasardées, dont le moindre inconvénient est de grever le trésor pour satisfaire la gloriole d’un cabinet, en éblouissant la majorité.
Il paraît décidé aujourd’hui que la promotion de pairs annoncée pendant trois mois n’aura pas lieu ; la nomination isolée de M. le comte Jaubert semble indiquer à cet égard la détermination prise par le cabinet. Ainsi se révèlent les inquiétudes que donnent au ministère les dispositions nouvelles du parti conservateur. La crainte de perdre quelques voix dans la majorité par suite de quelques élections partielles empêche le cabinet de tenir sa promesse envers certains députés, et la crainte de s’aliéner ces candidats désappointés l’empêche de remplir les engagemens qu’il a contractés en dehors de la chambre. Au milieu de ces difficultés, il s’abstient. Il adopte le système de la politique négative. Ses amis appellent cela montrer de la résolution et de la vigueur. Si M. le comte Jaubert s’est trouvé excepté dans cette mesure générale de précaution, on ignore pour quel motif ; le ministère ne le sait pas lui-même. On l’embarrasserait fort si on le priait de donner là-dessus ses raisons, et surtout de raconter plusieurs incidens qui ont précédé l’ordonnance de nomination, incidens qui ne sont peut-être pas tous connus de lui. Il y a là une comédie de mœurs politiques ; chacun y joue son rôle. Empressons-nous de dire que le rôle qu’y joue M. le comte Jaubert est digne d’un ancien ministre, de l’homme indépendant et ferme dont le caractère est justement honoré par tous les partis.
Le ministère, par raison de conservation, se voit donc forcé de ne pas prodiguer le manteau de pair ; mais il n’en est pas de même des faveurs, dont il dispose avec une prodigalité inusitée jusqu’ici, pour amorcer les consciences peu scrupuleuses. Il va sans dire que, si la chambre des députés renferme des consciences de cette nature, elles seront toutes bien accueillies par le ministère. Jamais, on doit le reconnaître, l’indépendance de la chambre élective n’a été si ouvertement tentée par un cabinet. Jamais cette opinion, que tout est dû à un député ministériel, et que la députation est un marche-pied pour l’avancement administratif, n’a été plus franchement soutenue et pratiquée par le pouvoir. Les députés fonctionnaires en conviennent eux-mêmes. On a entendu ces jours derniers, dans une cour royale du Midi, un premier magistrat de ressort, récemment promu, déclarer publiquement qu’il devait sa nomination à son influence parlementaire, et qu’il avait été préféré à d’autres candidats, très méritans d’ailleurs, parce que ces candidats n’étaient point députés. D’un autre côté, dans un département voisin de Paris, une cour royale, par l’organe de son premier président, a déploré la mobilité des situations judiciaires, qu’un pouvoir faible et dominé par des exigences parlementaires change sans cesse au gré des ambitions et des convenances de la politique. Trois procureurs-généraux, dans l’espace d’un an, ont figuré à la tête du parquet de cette cour. Avec une pareille instabilité, qui rompt l’esprit de tradition, si nécessaire aux corps judiciaires, comment la magistrature pourrait-elle remplir sûrement la mission qui lui est confiée ? Vit-on jamais de plus fâcheux exemples de l’invasion des influences politiques dans l’administration du pays ?
Ces abus, néanmoins, ne nous empêchent pas de rendre justice à des mesures récentes dont nous reconnaissons la sagesse, à des intentions que nous trouvons excellentes, et à des projets utiles que l’on prépare en ce moment dans les bureaux de plusieurs ministères. L’ordonnance royale sur les maîtres d’études honore l’administration de M. Villemain : c’est une réforme sensée, importante, qui a déjà reçu l’approbation de tous les esprits éclairés. M. le ministre des travaux publics se donne beaucoup de mouvement. Une multitude de projets, dont quelques-uns offrent un intérêt grave, ont été longuement étudiés dans ses bureaux depuis plusieurs mois. Espérons qu’ils obtiendront à la tribune plus de succès que certains projets de l’an passé. Espérons aussi que M. le ministre des finances réussira dans son emprunt. Tous les partis s’accordent pour exprimer la confiance qu’inspirent les lumières et la parfaite loyauté de M. Laplagne. Si cet acte important de sa carrière administrative n’a pas tout le succès que nous désirons, bien certainement, nous serons plus disposés à accuser les circonstances que le bon vouloir et la pénétration du ministre. D’ailleurs, dans l’opposition que nous croyons devoir faire sur certains points à la politique du ministère, ce n’est pas notre habitude, on le sait, de nier le talent ou d’incriminer les intentions. Nous avons dit bien souvent aux ministres du 29 octobre qu’ils valaient mieux que leur politique ; nous espérons, pour eux, que l’avenir se chargera de le démontrer.
Si le ministère voit le parti conservateur s’ébranler, il est juste de dire cependant qu’il reçoit, depuis plusieurs jours, des renforts inattendus. Les radicaux et les légitimistes, accompagnés de M. de Lamartine, semblent disposés à remplir les vides de l’armée ministérielle. Le ministère accueille avec plaisir ces nouveaux auxiliaires. Peu lui importe la nuance des boules, pourvu qu’elles lui donnent la majorité.
Le manifeste de M. de Lamartine ne pouvait manquer d’obtenir un grand succès dans le monde ministériel. M. de Lamartine attaque, il est vrai, la royauté de juillet ; il emploie contre elle le langage des factions ; il accuse le système, mais il n’accuse pas le ministère. Il déclare que le système est hypocrite, vénal, corrupteur, menaçant pour la liberté, avilissant pour le pays ; tout cela est fort injurieux pour le système, mais pour le ministère, nullement. M. de Lamartine veut tout réformer, loi électorale, loi de la presse, loi des fortifications, loi de régence ; mais il ne juge pas nécessaire, quant à présent, de réformer la politique du cabinet : qu’importe dès-lors à celui-ci le goût de M. de Lamartine pour les réformes ? L’illustre poète voudrait briser aujourd’hui les barrières de 1815 ; il demande les frontières du Rhin et des conquêtes sur les bords de la Méditerranée. Voilà une politique bien aventureuse. Cependant parlez à M. de Lamartine des affaires de Taïti et du Maroc, il vous dira que ce sont là de bien petites choses ; on a fait beaucoup de bruit pour rien ; ce sont des tempêtes dans un verre d’eau. Quelle admirable défense du ministère ! Au fond, l’honorable député de Mâcon témoigne assez visiblement qu’il a peu d’estime pour les ministres du 29 octobre ; mais il abhorre le centre gauche, il est plein de fiel et de malice contre M. Thiers ; il ramasse contre l’historien de la révolution et de l’empire, contre l’homme d’état qui a rendu de si grands services au gouvernement de juillet, des calomnies usées, dont les journaux ministériels ne veulent plus ; il attaque même les conservateurs dissidens : quelle bonne fortune pour le cabinet ! Aussi, voyez comme les journaux ministériels se sont empressés de reproduire le manifeste de M. de Lamartine, quelques-uns même avec éloge ! Les violence contre M. Thiers ont fait oublier les coups dirigés contre la royauté et la constitution.
Si la prose de M. de Lamartine a obtenu les suffrages ministériels, elle a rencontré ailleurs des critiques sévères, mais justes. La France a beaucoup d’indulgence pour ses poètes. Elle pense qu’il faut pardonner beaucoup à ces ames d’élite, trop dédaigneuses de ce monde pour le bien connaître : esprits malades, souvent victimes de leur propre grandeur, car le ciel, en les touchant de la flamme divine, leur a donné l’orgueil, source de mécontentement, d’erreur et d’injustice. Aussi, les égaremens des poètes excitent communément chez nous plus de pitié que de colère. Cependant, lorsque les poètes font de la politique, il convient de ne pas leur laisser prendre de trop grandes licences ; lorsqu’ils veulent diriger les états, lorsqu’ils se font orateurs ou publicistes, il est bon de les rappeler de temps en temps à la raison, s’ils s’en écartent, et d’oublier leurs poésies pour ne s’occuper que de leurs manifestes ou de leurs discours.
Les amis de M. de Lamartine ont répété souvent qu’il est animé des meilleures intentions ; qu’il veut l’ordre, le règne des lois, le respect du pouvoir ; qu’il veut l’honneur et l’intérêt du pays ; qu’il veut la paix, que tous ses sentimens sont nobles et élevés ; qu’il est au-dessus des petites passions de la politique, qu’il ne ressent ni jalousie ni haine, qu’il est incapable de commettre volontairement une injustice. En effet, les mots de patriotisme, de loyauté, de désintéressement, sont souvent dans la bouche de M. de Lamartine : nous voulons croire qu’ils sont aussi dans son cœur ; mais alors, s’il en est ainsi, comment se fait-il que M. de Lamartine ait écrit son manifeste ?
Quoi ! M. de Lamartine veut l’ordre, et il provoque l’esprit révolutionnaire ; il veut le règne des lois, et il demande la réforme des lois fondamentales qui ont été votées depuis quatorze ans ; il veut que le pouvoir soit respecté, et il attaque le trône ; il veut le bien et l’honneur du pays, et son patriotisme ne s’émeut pas devant les désaveux de Taïti, devant l’indemnité payée par la France à M. Pritchard, devant l’humiliation et le découragement de notre marine, devant les éventualités funestes dont nous sommes encore menacés. Son patriotisme ne s’émeut pas devant la guerre du Maroc ; ni le plan de notre expédition communiqué à M. Peel, ni les engagemens pris avec le cabinet anglais touchant la conduite de la guerre, ni la paix conclue sans indemnité et sans garanties sérieuses, ni l’abandon de l’île de Mogador avant les ratifications du traité : rien de tout cela n’émeut M. de Lamartine. Que faut-il donc pour allumer la colère du noble poète ? Une seule chose : parler du centre gauche et de son illustre chef, M. Thiers ! On dit que M. de Lamartine veut la paix ; mais en aucun temps le centre gauche, ou l’opposition constitutionnelle, ou ce prétendu parti de la guerre, dont M. de Lamartine ressuscite le fantôme, n’ont agité un drapeau aussi menaçant pour la paix du monde que celui du manifeste de Mâcon ? Les frontières du Rhin et des conquêtes sur les bords de la Méditerranée, quels projets pacifiques ! Parlez-nous, à côté de cela, des gens d’esprit qui font résonner le talon de leurs bottes sur le parquet de la tribune, qui s’empanachent d’impérialisme, et qui chantent la Marseillaise pendant trois mois ! Mais ils font dix fois moins de bruit et de fumée que M. de Larmartine. Ajoutez que ces démonstrations belliqueuses reprochées au centre gauche en termes si pittoresques n’ont existé jusqu’ici que dans l’imagination de son poétique adversaire. Où donc M. de Lamartine a-t-il vu que M. Thiers et ses amis aient prêché la guerre contre l’Angleterre au sujet des évènemens de Taïti ? Est-ce dans les journaux ministériels ou dans les feuilles anglaises ? Est-ce là que M. de Lamartine va chercher la vérité sur les opinions et les démarches de M. Thiers ? Que la polémique de certains journaux de l’opposition, dictée d’ailleurs par un sentiment généreux, ait été plus ou moins vive pendant trois mois, en quoi cette polémique responsable de ses propres œuvres donne-t-elle le droit d’incriminer des hommes publics comme M. Thiers, M. de Rémusat, M. Billault, qui n’ont jamais dissimulé leurs opinions, et qui ont nettement soutenu à la tribune l’alliance anglaise et la paix ? Il est vrai que ces hommes n’entendent pas le système de la paix et de l’alliance à la façon de M. Guizot. D’accord sur le but, ils diffèrent sur les moyens. Ils sont persuadés que la paix et l’alliance, autrement conduites, seraient plus sûres, et les débats parlementaires ont déjà prouvé plus d’une fois que la majorité du parti conservateur partage sur ce point leurs convictions. Mais ces convictions si modérées, si pacifiques, si publiquement avouées, est-il permis à M. de Lamartine de les suspecter, de les dénaturer ? M. de Lamartine est député ; dans un mois, il aura devant lui, sur les bancs de la chambre, M. Thiers, M. de Rémusat, M. Billault ; il pourra les interpeller à la tribune et les combattre face à face : est-il généreux, est-il loyal de leur prêter en dehors de la tribune des sentimens qu’ils n’ont pas, des intentions qu’ils n’ont jamais exprimées, une politique qu’ils n’ont jamais soutenue, un caractère que leur bon sens et leur honneur désavouent, et tout cela, dans quel but ? Pour satisfaire de petites passions ou pour venir en aide à un ministère que M. de Lamartine proclamait, il y a deux ans, une calamité pour le pays ! Quand on est M. de Lamartine, quand on porte un nom que la gloire littéraire protège encore contre de justes représailles ; quand on a d’ailleurs la prétention d’exercer dans le monde politique le monopole des sentimens chevaleresques, est-ce là une conduite dont on puisse être fier ? est-ce là le patriotisme et la loyauté de M. de Lamartine ?
Nous aurions trop à faire si nous voulions relever ici toutes les singularités, pour ne pas dire plus, que présente le manifeste du député de Mâcon. Le manifeste est long, et nous devons nous hâter. Nous renonçons donc à signaler toutes les contradictions, toutes les chimères qu’a entassées dans ce chef-d’œuvre l’honorable député, jadis légitimiste, rattaché depuis au gouvernement de juillet, conservateur, puis radical, aujourd’hui socialiste, humanitaire, cherchant à fonder dans la chambre une petite église philanthropique ; adversaire déclaré du parti ministériel et protecteur du ministère ; ennemi violent du système des quatorze années et grand admirateur du voyage du roi. Que devons-nous penser de ce tardif hommage rendu par M. de Lamartine à la sagesse royale ? Est-ce le cri échappé à sa conscience ? Est-ce un remords ? ou bien est-ce la révélation d’un secret dégoût pour sa solitude depuis si long-temps respectée ? M. de Lamartine commence-t-il à s’ennuyer dans le désert, et voudrait-il qu’on lui rendît le service de l’en arracher !
Un mot encore, pour finir sur cet anathème lancé par M. de Lamartine contre le rapprochement des deux centres, rapprochement désiré par beaucoup d’esprits sages, comme le plus sûr moyen de prévenir des secousses dangereuses et de fortifier le parti conservateur. M. de Lamartine dénonce ce rapprochement comme une intrigue. Il lui refuse son concours. Cela ne nous surprend pas : l’opinion qu’on peut avoir des choses dépend souvent de la distance où l’on est placé pour les voir. Que M. de Lamartine n’aperçoive aucune différence entre le parti ministériel et le centre gauche, entre M. Guizot et les chefs des conservateurs dissidens, comment s’en étonner ? Quand on veut bouleverser la constitution, quelle différence peut-on faire entre ceux qui sont également décidés à la défendre ? Quand on attaque le gouvernement des quatorze années, pourquoi ferait-on des distinctions entre ceux qui se glorifient d’avoir soutenu ce gouvernement ? Quiconque ne veut pas abroger la loi électorale, les lois de septembre, la loi des fortifications, la loi de régence, n’a pas les sympathies de M. de Lamartine. Il n’est pas surprenant dès-lors que l’honorable député de Mâcon repousse M. Molé et M. Thiers. Essaierez-vous de rappeler à M. de Lamartine qu’il n’a pas toujours été si formel dans ses exclusions ; que, par exemple, en 1837, il avait trouvé une différence notable entre le 6 septembre et le 15 avril, entre M. Guizot et M. Molé ? Qu’importe cette contradiction de plus à M. de Lamartine ? Il y a long-temps que la date du 15 avril s’est effacée de ses souvenirs. Essaierez-vous de lui démontrer que l’intérêt de cette dynastie qu’il couvre d’injures et d’éloges à la fois est d’élargir en ce moment la base du pouvoir ; que le ministère affaibli par ses fautes ne peut plus contenir ni diriger sa majorité ; qu’il perd dans des transactions nécessaires à son existence les forces du gouvernement ; que le pays, ami de la paix, déplore une politique qui a rendu la paix ni digne, ni sûre ; que les factions cherchent déjà à exploiter le mécontentement des esprits ; qu’elles se donnent rendez-vous aux élections prochaines ; que, pour répondre à cette situation difficile, le parti conservateur a besoin de nouvelles forces ; qu’enfin, si l’occasion se présente de faire avec le centre gauche une alliance honorable il doit s’empresser de la saisir, car l’occasion, négligée aujourd’hui, pourrait échapper pour long-temps ? Direz-vous tout cela à M. de Lamartine ? que lui importe ? Des réformes, donnez-lui des réformes ; réveillez l’esprit révolutionnaire ; changez la constitution, et en même temps faites naître une guerre européenne : voilà ce qu’il faut à M. de Lamartine. Étonnez-vous donc qu’il repousse M. Molé et M. Thiers. Si ces deux hommes avaient le malheur de mériter son appui, ne faudrait-il pas les plaindre au lieu de les féliciter ?
Nous avons dit que M. de Lamartine n’était pas venu seul au secours du ministère ; les radicaux et les légitimistes sont accourus en même temps que lui. Ce n’est pas une fable que nous inventons ; cela se dit, s’imprime et se publie tous les jours. Lisez les feuilles républicaines et celles de la légitimité ; vous y verrez que des deux côtés on propose d’ajourner le renversement du ministère au lendemain des élections. Quant au motif de cet ajournement, on ne le cache pas, et il est facile à comprendre. Devant un ministère dont le discrédit rejaillira sur la majorité qui l’aura soutenu dans les chambres, les partis anarchiques comptent triompher facilement de cette majorité dans les colléges ; ils espèrent, le cabinet aidant, renverser le parti conservateur. Supposez au contraire un cabinet sorti des diverses nuances d’une opposition modérée, habile à calmer les esprits, à effacer les traces des fautes commises ; alors les chances des partis violens s’évanouissent. Tout cela est assez bien raisonné. C’est au parti conservateur de déjouer la conspiration tramée contre lui.
À vrai dire, pour ce qui regarde l’extrême gauche, nous avons peine à croire qu’elle pousse jusqu’au bout le machiavélisme dont elle fait parade en ce moment. Nous croyons bien qu’elle aurait peu de tendresse pour une combinaison ministérielle qui sortirait de l’union des deux centres. M. Molé n’est pas son fait, pas plus que M. Thiers, ou même M. Barrot. Cependant il y a des bornes que les partis sérieux se résignent difficilement à franchir ; ceux surtout qui sont jaloux de leur honneur, et dont le mobile, le plus apparent du moins, est le sentiment national poussé jusqu’à la susceptibilité la plus ombrageuse. Lorsqu’on votera sur la question de Taïti et sur la question du Maroc, nous avons peine à croire que l’extrême gauche vote pour M. Guizot. Si elle vote pour lui, cela prouvera bien évidemment l’étendue des services qu’elle en attend.
Voilà donc les conservateurs avertis. La grande question qui leur est soumise est celle des élections. Il s’agit de leur propre intérêt, qui est celui du pays. Les partis extrêmes veulent que le ministère fasse les élections ; cela veut dire qu’ils espèrent que le parti conservateur sera tué sous le ministère, et le ministère par-dessus lui. Alors le terrain leur appartiendra. Que les députés conservateurs avisent donc. S’ils pensent que M. Guizot suffit à la situation, et que le pays approuve sa politique, qu’ils maintiennent M. Guizot, car tout changement de cabinet doit être le résultat d’une nécessité impérieuse : un des premiers besoins du pays est la stabilité du pouvoir ; mais si les conservateurs pensent que la politique du 29 octobre a fait son temps, alors qu’ils instruisent la couronne ; c’est leur devoir envers le pays.
À ce propos, des partisans du cabinet expriment une opinion qui paraît produire quelque impression sur certains esprits. On dit que le ministère se sent affaibli, qu’il reconnaît lui-même les difficultés dont il est entouré, que sa main ne sera pas assez forte pour les élections : il consent donc à se retirer ; mais on ajoute : Laissez-le vivre encore un an. Donnez-lui la session ; l’année suivante, il fera place à d’autres ; chacun s’en trouvera bien. D’abord le ministre vivra un an de plus, c’est quelque chose ; puis, ses successeurs,
On parlait depuis long-temps de la découverte d’un manuscrit contenant les fables célèbres et perdues de Babrius ; une pareille annonce était faite pour piquer la curiosité non-seulement des érudits de profession, mais de toutes les personnes qui s’intéressent aux lettres grecques. Le manuscrit avait été trouvé et copié dans un couvent du mont Athos par un savant zélé, Grec d’origine, M. Mynas, que M. Villemain avait eu l’heureuse idée de charger d’une mission scientifique dans son propre pays. Ce ne fut point là l’unique résultat de l’utile excursion de M. Minoïde Mynas : ainsi la Dialectique inédite de Galien, qui vient d’être publiée par M. Mynas lui-même, servira aux historiens de la philosophie. Mais de toutes les richesses rapportées de ce voyage, les fables de Babrius étaient sans comparaison le monument le plus important. Aussi M. Villemain, avec un tact qui l’honore, s’empressa-t-il de recommander la publication de ce précieux manuscrit au plus illustre helléniste contemporain. M. Boissonade, on le devine, s’est acquitté de cette tâche en maître, c’est-à-dire avec la fine érudition et la plume délicate qu’on lui connaît. Le spirituel écrivain ne s’est pas borné au rôle toujours si difficile de premier éditeur ; il a accompagné son texte d’une version excellente où un certain manque de concision est plus que racheté par le charme d’une latinité exquise. Des commentaires ingénieux, une préface très piquante accompagnent et complètent cette belle publication. Maintenant les cent vingt trois fables de ce Romain grécisant du IIIe siècle sont acquises à l’histoire littéraire : l’élégance précise qu’on y remarque, et que déparent seulement quelques interpolations difficiles à déterminer, assure à Babrius une place notable entre les poètes anciens qui ont cultivé l’apologue. Le livre, si intéressant à tous égards, de M. Boissonade ne peut manquer de provoquer une foule de publications diverses sur le texte de Babrius : déjà en France a paru une traduction française très estimable d’un professeur distingué, M. Boyer. M. Dübner a fait aussi paraître à Paris un examen critique ; M. Egger et M. Fix en annoncent d’autres. On se doute bien que l’Allemagne va avoir son tour et que les brochures des universités germaniques nous arriveront en foule. Quand le premier feu sera passé, nous raconterons peut-être ce tournoi philologique qui marquera dans l’érudition française, et qui est fait pour aviver chez nous l’amour des sévères études. En attendant, il était bon au moins de constater la mise au jour de cette édition princeps de Babrius, qui fait le plus grand honneur au goût de M. Boissonade et aux presses savantes de MM. Didot, comme au zèle vraiment littéraire de M. le ministre de l’instruction publique.
— Si l’illustration a droit d’intervenir quelque part, c’est assurément dans les récits, aujourd’hui bien rares, où le voyageur lutte contre la difficulté de peindre et d’animer aux yeux du lecteur des mœurs nouvelles et des paysages inconnus. La Chine ouverte, par MM. Old Nick et A. Borget[1], appartient à cette classe d’ouvrages où l’illustration est de mise, où le crayon peut utilement seconder la plume. Le titre indique assez le but que se sont proposé l’écrivain et le dessinateur. Il s’agissait de retracer fidèlement les impressions d’un Européen qui se trouve initié aux mystères de la Chine. M. Old Nick avait à se transporter par l’imagination dans les lieux que M. Borget retrace de mémoire : tous deux ont bien rempli leur tâche. Les dessins de M. Borget se distinguent par une fidélité scrupuleuse, et les récits de M. Old Nick résument avec charme les plus récentes notions qu’on possède sur le Céleste Empire. On ne peut que faire bon accueil à des publications qui, sous prétexte d’amuser les yeux, atteignent un but moins frivole en donnant une forme attrayante à l’étude et à la description des pays lointains. Comme livre et comme keepsake, la Chine ouverte mérite un double succès.
- ↑ Un beau vol. in-8o ; chez H. Fournier, éditeur, rue Saint-Benoît, 7.